La Fin du monde/Épilogue

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Ernest Flammarion (p. 365-385).
Épilogue

ÉPILOGUE

APRÈS LA FIN DU MONDE
TERRESTRE

Dissertation philosophique finale.

— Φ —

Alors l’ange jura, par Celui qui vit dans les siècles des siècles, qu’il n’y aurait plus de temps désormais.
Apocalypse, X, 6.

La Terre était morte. Les autres planètes étaient mortes l’une après l’autre. Le Soleil était éteint. Mais les étoiles brillaient toujours : il y avait toujours des soleils et des mondes.

Dans l’éternité sans mesure, le temps, essentiellement relatif, est déterminé par le mouvement de chacun des mondes, et même en chaque monde il est apprécié diversement, selon les sensations personnelles des êtres. Chaque globe mesure sa propre durée. Les années de la Terre ne sont pas celles de Neptune. L’année de Neptune égale cent soixante-quatre des nôtres, et n’est pas plus longue dans l’absolu. Il n’y a pas de commune mesure entre le temps et l’éternité. Dans l’espace vide, il n’y a pas de temps : on n’est là en aucune année, en aucun siècle ; mais il y a cependant la possibilité d’une mesure qu’y déterminerait l’arrivée d’un globe tournant.

Sans mouvement périodique, on ne peut avoir aucune notion d’un temps quelconque.

La Terre n’existait plus. Ni la Terre, ni sa voisine céleste la petite île de Mars, ni le beau globe de Vénus, ni le monde colossal de Jupiter, ni l’univers étrange de Saturne qui avait perdu son auréole, ni les planètes lentes d’Uranus et de Neptune, ni même le sublime Soleil dont les feux avaient pendant tant de siècles fécondé les célestes patries gravitant dans sa lumière. Le Soleil était un boulet noir, les planètes étaient d’autres boulets noirs, et ce système invisible continuait de courir dans l’immensité étoilée, au sein du froid de l’espace obscur. Au point de vue de la vie, tous ces mondes étaient morts, n’existaient plus. Ils survivaient à leur antique histoire comme les ruines des villes mortes de l’Assyrie que l’archéologue découvre dans le désert sauvage, et roulaient obscurs dans l’invisible et dans l’inconnu. Tout cela était ultra-glacé, à 273 degrés au-dessous de zéro.

Nul génie, nul devin n’aurait pu reconstruire le temps évanoui, ressusciter les anciens jours où la Terre flottait ivre de lumière, avec ses belles plaines verdoyantes s’éveillant au soleil du matin, ses rivières ondulant comme de longs serpents le long des prés verts, ses bois animés du chant des oiseaux, ses forêts profondes aux ombres mystérieuses, ses mers se soulevant sous l’attraction des marées ou mugissant dans les tempêtes, ses montagnes dont les versants débordaient de sources et de cascades, ses sillons d’or, ses jardins émaillés de fleurs, ses nids d’oiseaux, ses berceaux d’enfants, ses populations humaines laborieuses dont l’activité l’avait transformée et qui avaient vécu si joyeusement au soleil de la vie, perpétuées par les ravissements d’un amour sans fin. Alors tout ce bonheur semblait éternel. Que sont devenus ces matins et ces soirs ? ces fleurs et ces amantes ? ces rayons et ces parfums ? ces harmonies et ces joies ? ces beautés et ces rêves ? Tout a disparu.

La Terre morte. Toutes les planètes mortes. Le Soleil éteint. Tout le système solaire annulé. Le temps lui-même suspendu !

Le temps s’écoule dans l’éternité. Mais l’éternité demeure — et le temps ressuscite.

Avant l’existence de la Terre, pendant toute une éternité, il y a eu des soleils et des mondes, des humanités vivant et agissant comme la nôtre aujourd’hui. Elles vivaient ainsi dans le ciel il y a des millions et des millions d’années, et alors notre Terre n’existait pas. L’univers antérieur n’était pas moins brillant que le nôtre. Après nous, ce sera comme avant nous : notre époque n’a pas d’importance.

En examinant l’histoire passée de la Terre, nous pourrions remonter d’abord à l’époque primitive où notre planète brillait dans l’espace, véritable soleil ; nous la verrions ensuite à l’époque où, semblable à Jupiter et à Saturne, elle a été enveloppée d’une atmosphère dense et chargée de vapeurs chaudes, et nous pourrions la suivre en ses transformations jusqu’à la période humaine. Nous venons de voir aussi que, lorsque sa chaleur fut entièrement dissipée, lorsque ses eaux furent absorbées, lorsque la vapeur d’eau de son atmosphère eut disparu et que cette atmosphère fut plus ou moins absorbée elle-même par la planète, notre globe dut offrir l’image de ces grands déserts lunaires révélés par le télescope, avec les différences individuelles de la nature terrestre régie par ses propres éléments, avec ses dernières configurations géographiques, ses derniers rivages et ses derniers cours d’eau desséchés. Cadavre planétaire ! Terre morte et glacée, elle emporte toutefois dans son sein une énergie non perdue, celle de son mouvement de translation autour du Soleil, laquelle énergie, transformée en chaleur par l’arrêt de ce mouvement, suffirait pour fondre le globe entier, en réduire une partie en vapeur et recommencer pour notre planète une nouvelle histoire, mais de bien courte durée ; car, si ce mouvement de translation venait à cesser, la Terre tomberait dans le Soleil et perdrait son existence propre. Arrêtée tout d’un coup, elle tomberait en ligne droite vers le Soleil, avec une vitesse croissante qui la précipiterait sur lui en soixante-cinq jours ; arrêtée graduellement, elle tomberait en spirale et viendrait après un temps plus long s’évanouir dans l’astre central.

L’histoire entière de la vie terrestre est là devant nos yeux, elle a son commencement et sa fin : sa durée, quel que soit le nombre des siècles qui la composent, est précédée par une éternité, suivie par une éternité, de telle sorte qu’elle ne représente, en définitive, qu’un instant perdu dans l’infini, une vague imperceptible sur l’immense océan des âges.

Longtemps après que la Terre eut cessé d’être le séjour de la vie, les mondes gigantesques de Jupiter et de Saturne, arrivés plus lentement de la phase solaire à la phase planétaire, régnèrent à leur tour au sein du système solaire, dans le rayonnement d’une vitalité incomparablement supérieure à toute l’histoire organique de notre globe. Mais pour eux aussi les jours de la vieillesse arrivèrent, et eux aussi descendirent dans la nuit du tombeau.

— χ —

Navigateurs lancés pour n’atteindre aucun port !
Sully Prudhomme, le Zénith.

Si la Terre avait conservé assez longtemps ses éléments de vitalité, comme Jupiter, par exemple, elle ne serait morte que par l’extinction du Soleil mère. Mais la durée de la vie des mondes est en proportion de leur grandeur et de leurs éléments de vitalité.

La chaleur solaire est due à deux sources principales : la condensation de la nébuleuse primitive et la chute des météores. La première cause a produit, d’après les calculs les mieux établis de la thermodynamique, une chaleur surpassant de dix-huit millions de fois celle que le Soleil rayonne par an, en supposant que la nébuleuse primitive ait été froide, ce qui n’est pas probable. En continuant de se condenser, le Soleil peut rayonner sans rien perdre pendant des siècles et des siècles.

La chaleur émise à chaque seconde est égale à celle qui résulterait, de la combustion de onze quatrillions six cent mille milliards de tonnes de charbon de terre brûlant ensemble ! La Terre n’arrête au passage que la demi-milliardième partie de ce rayonnement, et ce demi-milliardième suffit pour entretenir l’immense feu de la vie terrestre tout entière. Sur soixante-sept millions de rayons de lumière et de chaleur que le Soleil envoie dans l’espace, un seul est reçu et utilisé par les planètes.

Eh bien, pour conserver cette source de chaleur, il suffirait que le globe solaire continuât de se condenser de telle sorte que son diamètre ne diminuât que de 77 mètres par an, soit de 1 kilomètre en treize ans. Cette contraction est si lente qu’elle serait tout à fait imperceptible à l’observation. Il faudrait neuf mille cinq cents ans pour réduire le diamètre d’une seule seconde d’arc.

Si même le Soleil était encore actuellement gazeux, sa chaleur, loin de diminuer ou même de rester stationnaire, s’accroîtrait encore par la contraction seule ; car, si un corps gazeux se condense, d’une part, en se refroidissant, d’autre part, la chaleur engendrée par la contraction est plus que suffisante pour empêcher la température de s’abaisser, et la chaleur augmente jusqu’à ce que la condensation commence sous forme liquide. Le Soleil semble arrivé à ce point.

La condensation du globe solaire, dont la densité n’est encore que le quart de celle du globe terrestre, peut donc à elle seule entretenir pendant bien des siècles (au moins dix millions d’années) la chaleur et la lumière de l’astre radieux. Mais nous venons de parler d’une seconde source d’entretien de cette température : la chute des météores. Il en tombe constamment sur la Terre : cent quarante-six milliards d’étoiles filantes par an. Il en tombe incomparablement plus sur le Soleil, à cause de son attraction prépondérante. S’il en recevait par an environ la centième partie de la masse de la Terre, cette chute suffirait pour entretenir son rayonnement, non point par la combustion de ces météores, — car, si le Soleil se consumait lui-même, il n’aurait pas duré plus de six mille ans, — mais par la transformation en chaleur du mouvement subitement arrêté, et égal à 650 000 mètres dans la dernière seconde de chute, tant l’attraction solaire est intense.

La Terre tombant sur le Soleil entretiendrait pendant 95 ans la dépense actuelle d’énergie du Soleil ;

Vénus pendant 84 ans ;

Mercure pendant 7 ans ;

Mars pendant 13 ans ;

Jupiter pendant 32 254 ans ;

Saturne pendant 9 652 ans ;

Uranus pendant 1 610 ans ;

Et Neptune pendant 1 890 ans.

C’est-à-dire que la chute de toutes les planètes dans le Soleil produirait assez de chaleur pour entretenir sa production pendant près de quarante-six mille ans.

Il est donc certain que la chute des météores ajoute une longue durée à l’entretien de la chaleur solaire. Un trente-trois-millionième de la masse solaire ajouté chaque année suffirait pour compenser la perte, et la moitié seulement si l’on admettait que la condensation ait une part égale à celle de la chute des météores dans l’entretien de la chaleur solaire ; il faudrait des siècles pour que les astronomes s’en aperçussent par l’accélération des révolutions planétaires.

Nous pouvons donc admettre, au minimum, vingt millions d’années à l’avenir solaire par ces deux causes seules. Il ne serait point exagéré d’aller jusqu’à trente. Et cette durée peut encore être augmentée par la réserve des causes inconnues, sans même songer à la rencontre d’un essaim météorique.

Le Soleil resta donc le dernier vivant de son système, le dernier animé du feu vital.

Mais lui aussi s’éteignit. Après avoir si longtemps versé sur ses filles célestes les rayons vivificateurs de sa lumière, il vit ses taches augmenter en nombre et en étendue, sa brillante photosphère se ternir, et sa surface jadis étincelante s’assombrir et se figer. Un énorme boulet rouge remplaça dans l’espace l’éblouissant foyer des mondes disparus.

Longtemps l’astre énorme conserva à sa surface une température élevée et une sorte d’atmosphère phosphorescente ; son sol vierge donna naissance à des flores merveilleuses, à des faunes inconnues, à des êtres absolument différents en organisation de tous ceux qui s’étaient succédé sur les mondes de son système, éclairés par la lumière stellaire et par des effluves électriques formant une sorte d’atmosphère autour de l’antique foyer.

Pour lui aussi, la dernière fin arriva, et l’heure sonna à l’horloge éternelle des destinées, où le système solaire tout entier fut rayé du livre de vie. Et successivement toutes les étoiles, dont chacune est un soleil, tous les systèmes solaires, tous les mondes eurent le même sort…

Et pourtant l’univers continua d’exister comme aujourd’hui.

— ψ —

Tout sera, tout semble être, et tout n’est que néant.
Bouddha.

La science mathématique nous dit : « Le système solaire ne paraît plus posséder actuellement que la quatre cent cinquante-quatrième partie de l’énergie transformable qu’il avait lorsqu’il était à l’état de nébuleuse. Bien que ce résidu constitue encore un approvisionnement dont l’énormité confond notre imagination, il sera un jour dépensé aussi. Plus tard, la transformation sera accomplie pour l’univers entier, et il finira par s’établir un équilibre général de température comme de pression.

« L’énergie ne sera plus alors susceptible de transformation. Ce sera non pas l’immobilité absolue, puisque la même somme d’énergie existera toujours sous forme de mouvements atomiques, mais l’absence de tout mouvement sensible, de toute différence et de toute tendance, c’est-à-dire la mort définitive. »

Voilà, ce que dit notre science mathématique actuelle.

L’observation établit, en effet, que d’une part la quantité de matière reste constante, que d’autre part la quantité de force ou d’énergie reste aussi constante, à travers toutes les transformations des corps et des positions, mais que l’univers tend à un état d’équilibre, à l’état de la chaleur uniformément répartie. La chaleur du Soleil et de tous les astres paraît due à la transformation des mouvements initiaux, aux chocs des molécules, et la chaleur actuelle provenant de cette transformation de mouvement rayonne constamment dans l’espace, ce qui durera jusqu’à ce que tous les astres soient refroidis à la température de l’espace même. Si nous considérons nos sciences actuelles, la mécanique, la physique et les mathématiques, comme valables, et si nous admettons la permanence des lois qui régissent aujourd’hui la nature et notre raisonnement humain, tel est le sort réservé à l’univers.

Loin d’être éternelle, la Terre où nous vivons a commencé. Dans l’éternité, cent millions d’années, un milliard d’années ou de siècles sont comme un jour : il y a l’éternité avant et l’éternité après, et la longueur apparente de la durée s’évanouit pour se réduire à un point. L’étude scientifique de la nature et la connaissance de ses lois nous ramènent donc à la question autrefois posée par les théologiens, qu’ils s’appellent Zoroastre, Platon, saint Augustin ou saint Thomas d’Aquin, ou que ce soit un naïf séminariste tonsuré de la veille : « Qu’est-ce que Dieu faisait avant la création du monde et que fera-t-il après sa fin ? » ou, sous une forme moins anthropomorphique, puisque Dieu est inconnaissable : « Quel était l’état de l’univers antérieurement à l’ordre actuel des choses et que sera-t-il après ? »

La question est la même, soit que l’on admette un Dieu personnel, raisonnant et agissant dans un certain but, soit que l’on n’admette l’existence d’aucun esprit dans la nature, mais seulement des atomes indestructibles et des forces représentant une quantité d’énergie invariable et non moins indestructible. Dans le premier cas, pourquoi Dieu, puissance éternelle et non créée, serait-il resté d’abord inactif, ou, étant resté inactif, satisfait de son immensité absolue que rien ne peut accroître, pourquoi aurait-il changé cet état et aurait-il créé la matière et les forces ? Le théologien peut répondre : « Parce que cela lui a fait plaisir. » Mais le philosophe n’est pas satisfait de cette variation dans l’idée divine. Dans la seconde conception du monde, puisque l’origine de l’ordre actuel des choses ne remonte qu’à une certaine date et qu’il n’y a pas d’effet sans cause, nous avons le droit de demander quel était l’état antérieur à la formation de l’univers actuel.

Il n’est pas contestable, certainement, que, quoique l’énergie soit indestructible, il y a une tendance universelle à sa dissipation, qui doit amener un état de repos universel et de mort, et le raisonnement mathématique est impeccable.

Cependant nous ne l’admettons pas.

Pourquoi ?

Parce que l’univers n’est pas une quantité finie.

— ω —

Devant l’éternité tout siècle est du même âge
Lamartine, Harmonies.

Il est impossible de concevoir une limite à l’étendue de la matière. Nous avons devant nous, à travers un espace sans fin, la source intarissable de la transformation de l’énergie potentielle en mouvement sensible, et de là en chaleur et en autres forces, et non pas un simple mécanisme fini marchant comme une horloge et s’arrêtant pour toujours.

L’avenir de l’univers, c’est son passé. Si l’univers devait un jour avoir une fin, il y a longtemps qu’elle serait arrivée, et nous ne serions pas ici pour étudier ce problème.

C’est parce que nos conceptions sont finies que nous voyons aux choses un commencement et une fin. Nous ne concevons pas qu’une série absolument sans fin de transformations puisse exister dans l’avenir ou dans le passé, ni que des séries également sans fin de combinaisons matérielles puissent se succéder de planètes en soleils, de soleils en systèmes de soleils, de ceux-ci en voies lactées, en univers stellaires, etc. etc. Le spectacle actuel du ciel est pourtant là pour nous montrer l’infini. Nous ne comprenons pas davantage l’infinité de l’espace ni l’infinité du temps, et pourtant nous comprenons encore moins une limite quelconque à l’espace ou au temps, car notre pensée saute au delà de cette limite et continue de voir. On marcherait toujours dans une direction quelconque de l’espace sans en trouver la fin, et toujours aussi on peut imaginer un ordre de succession dans les choses futures.

Absolument parlant, ce n’est ni l’espace ni le temps que nous devons dire, sans doute, mais l’infini et l’éternité, dans le sein desquels toute mesure, quelque longue qu’elle soit, n’est plus qu’un point. Nous ne concevons pas, nous ne comprenons pas l’infini, dans l’espace ou dans la durée, parce que nous en sommes incapables, mais cette incapacité ne prouve rien contre l’absolu. Tout en avouant que nous ne comprenons pas, nous sentons que l’infini nous environne et qu’un espace limité par un mur, par une barrière quelconque, est une idée absurde en soi, de même qu’à un moment quelconque de l’éternité nous ne pouvons pas ne pas admettre la possibilité de l’existence d’un système de mondes dont les mouvements mesureraient le temps sans le créer. Est-ce que nos horloges créent le temps ? Non. Elles ne font que le mesurer. Nos mesures de temps et d’espace s’évanouissent devant l’absolu. Mais l’absolu demeure.

Nous vivons dans l’infini sans nous en douter. La main qui tient cette plume est composée d’éléments éternels et indestructibles, et les atomes qui la constituent existaient déjà dans la nébuleuse solaire dont notre planète est sortie, et au delà des siècles ils existeront toujours. Vos poitrines respirent, vos cerveaux pensent, avec des matériaux et des forces qui agissaient déjà il y a des millions d’années, et qui agiront sans fin. Et le petit globule que nous habitons est au fond de l’infini, — non point au centre d’un univers borné, — au fond de l’infini, aussi bien que l’étoile la plus lointaine que le télescope puisse découvrir.

La meilleure définition de l’univers qui ait été donnée est encore celle que Pascal a répétée et à laquelle il n’y avait et il n’y a rien à ajouter : « Une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part »

C’est cet infini qui assure l’éternité de l’univers.

Étoiles après étoiles, systèmes après systèmes, myriades après myriades, milliards après milliards, univers après univers, se succèdent sans fin dans tous les sens. Nous n’habitons pas vers un centre qui n’existe point, et aussi bien que l’étoile la plus lointaine dont nous venons de parler, la Terre gît au fond de l’infini.

Sans fin dans l’espace. Volons par la pensée dans une direction quelconque du ciel, avec une vitesse quelconque, pendant des mois, des années, des siècles, toujours, toujours, jamais nous ne serons arrêtés par une limite, jamais nous n’approcherons d’une frontière : toujours nous resterons au vestibule de l’infini ouvert devant nous…

Sans fin dans le temps. Vivons par la pensée au delà des âges futurs, ajoutons les siècles aux siècles, les périodes séculaires aux périodes séculaires, jamais nous n’atteindrons la fin : toujours nous resterons au vestibule de l’éternité ouverte devant nous…

Dans notre petite sphère d’observation terrestre, nous constatons que, à travers tous les changements d’aspects de matière et de mouvement, la même quantité de matière et de mouvement demeure, sous d’autres formes. Matière et forces se transforment, mais la même quantité de masse et de puissance subsiste. Les êtres vivants nous donnent cet exemple perpétuel : ils naissent, grandissent en s’agrégeant des substances puisées dans le monde extérieur et, lorsqu’ils meurent, se désagrègent et rendent à la nature tous les éléments dont leur corps avait été formé. Une loi permanente reconstitue perpétuellement d’autres corps avec ces mêmes éléments. Tout astre est comparable à un être organisé, même au point de vue de sa chaleur intérieure. Un corps reste vivant tant que les diverses énergies de ses organes fonctionnent par suite des mouvements de la respiration et de la circulation. Lorsque l’équilibre et le repos arrivent, la mort en est la conséquence ; mais, après la mort, toutes les substances dont le corps a été formé vont reconstituer d’autres êtres. La dissolution est le prélude d’un renouvellement et de la formation d’êtres nouveaux. L’analogie nous porte à croire qu’il en est de même dans le système cosmique. Rien ne peut être détruit. Ce qui subsiste, invariable en quantité, mais toujours changeant de forme sous les apparences sensibles que l’univers nous présente, c’est une Puissance incommensurable que nous sommes obligés de reconnaître comme sans limite dans l’espace et sans commencement ni fin dans le temps.

Voilà pourquoi il y aura toujours des soleils et des mondes, qui ne seront ni nos soleils ni nos mondes actuels, qui seront autres, mais qui toujours se succéderont durant l’interminable éternité.

Et cet univers visible ne doit représenter pour notre esprit que les apparences variables et changeantes de la Réalité absolue et éternelle constituée par l’univers invisible.

— α —

Il mit l’Éternité par delà tous les âges ;
Par delà tous les cieux il jeta l’infini.
V. Hugo, Jéhovah.

C’est en vertu de cette loi transcendante que, longtemps après la mort de la Terre, des planètes géantes et de l’astre central lui-même, tandis que notre vieux soleil noir voguait toujours dans l’immensité sans bornes, emportant avec lui les mondes défunts où les humanités terrestres et planétaires avaient autrefois lutté dans les futiles combats de la vie quotidienne, un autre soleil éteint, venant aussi des profondeurs de l’infini, le rencontra presque de face… et l’arrêta !

Alors, dans la nuit profonde de l’espace, ces deux boulets formidables créèrent tout d’un coup par ce choc prodigieux un feu céleste immense, une vaste nébuleuse gazeuse, qui oscilla d’abord comme une flamme folle, et s’envola ensuite vers des cieux inconnus. Sa température était de plusieurs millions de degrés. Tout ce qui avait été terre, eaux, air, minéraux, plantes, hommes ici-bas, tout ce qui avait été chair, regards, cœurs palpitants d’amour, beautés séductrices, cerveaux pensants, mains tenant le glaive, vainqueurs ou vaincus, bourreaux ou victimes, atomes et âmes inférieures non dégagées de la matière, tout était devenu feu. Et ainsi des mondes de Mars, Vénus, Jupiter, Saturne et leurs frères. C’était la résurrection de la nature visible, tandis que les âmes supérieures qui avaient acquis l’immortalité continuaient de vivre sans fin dans les hiérarchies de l’univers psychique invisible. La conscience de tous les êtres humains qui avaient vécu sur la Terre s’était élevée dans l’idéal ; les êtres avaient progressé par leurs transmigrations à travers les mondes, et tous revivaient en Dieu, dégagés des lourdeurs de la matière, planant dans la lumière éternelle, progressant toujours. L’univers apparent, le monde visible est le creuset dans lequel s’élabore incessamment l’univers psychique, le seul réel et définitif.

L’effroyable choc des deux soleils éteints créa une immense nébuleuse gazeuse, qui absorba tous les anciens mondes, transformés en vapeur, et qui, superbe, gigantesque, planant dans l’espace infini, se mit à tourner sur elle-même.

Et dans les zones de condensation de cette nébuleuse primordiale, de nouveaux globes commencèrent à naître, comme autrefois à l’aurore de la Terre.

Et ce fut là un recommencement du monde, une genèse que de futurs Moïse et de futurs Laplace racontèrent.

Et la création se continua, nouvelle, diverse, non terrestre, non martienne, non saturnienne, non solaire, autre, extra-terrestre, surhumaine, intarissable.

Et il y eut d’autres humanités, d’autres civilisations, d’autres vanités ; d’autres Babylones, d’autres Thèbes, d’autres Athènes, d’autres Romes, d’autres Paris ; d’autres palais, d’autres temples ; d’autres gloires, d’autres amours, d’autres lumières. Mais toutes ces choses n’eurent plus rien de la Terre, dont les effigies s’étaient effacées comme des ombres spectrales.

Et ces univers passèrent à leur tour.

Et d’autres leur succédèrent. À une certaine époque perdue dans l’éternité future, toutes les étoiles de la voie lactée tombèrent vers un centre commun de gravité et constituèrent un immense et formidable soleil, centre d’un système dont les mondes énormes furent peuplés d’êtres organisés en une température incandescente pour nous, et dont les sens vibrant sous d’autres radiations, en une autre chimie, en une autre physique, leur montrèrent l’univers sous des aspects absolument inconnaissables pour nos yeux terrestres… Autres créations, autres êtres, autres pensées.

Et toujours l’espace infini resta peuplé de mondes et d’étoiles, d’âmes et de soleils ; et toujours l’éternité dura.

Car il ne peut y avoir ni fin, ni commencement.