La Fin du second Empire/01

La bibliothèque libre.
La Fin du second Empire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 70-96).
02  ►
LA FIN DU SECOND EMPIRE

I.
LE DERNIER MINISTÈRE


I

Le 15 juillet 1870, la guerre, voulue par la Prusse, avait été déclarée par la France. 250000 hommes, rapidement portés de nos garnisons à la frontière, étaient demeurés quinze jours sans la franchir, immobiles, et, pour la garder, étendus en sept corps,[1] de la Suisse à la Belgique. Cette ligne mince, avait été, du 4 au 6 août, heurtée par l’offensive allemande à Wissembourg, à Forbach, à Frœschwiller, et, comme une épée qui se brise, s’était rompue en deux tronçons. 170 000 hommes se repliaient sous Metz, le reste n’arrêtait qu’à Châlons le désordre de sa retraite. Deux jours avaient suffi à l’invasion de la Lorraine et à la perte de l’Alsace.

Nul peuple n’était moins prêt que le nôtre à subir ces revers ni même à les comprendre. Les droits et les vanités de la gloire militaire avaient accoutumé la France à se croire au-dessus des hasards et à tenir la victoire pour la fin naturelle de ses luttes. Elle devait se dire trahie par ses chefs dès qu’elle le serait par la fortune. Ces défaites laissaient intact l’honneur de nos soldats. A Frœschwiller un contre trois, à Forbach un contre quatre, à Wissembourg un contre sept, ils avaient repoussé durant tout le jour les efforts de troupes sans cesse renforcées et n’avaient cédé que le soir, quand l’épuisement leur enlevait la force de vaincre une fois de plus. Un tel héroïsme ne portait-il pas témoignage contre ceux qui n’avaient su rien en obtenir, sinon des dévouemens stériles et mortels ? La supériorité numérique des Allemands était-elle une excuse pour ceux qui avaient mission de la prévoir et de nous rendre égaux à nos ennemis ? D’ailleurs le premier flot de l’invasion n’avait pas jeté plus de 350 000 Allemands sur notre sol, nous avions donc à combattre trois contre quatre : pourquoi les Allemands avaient-ils pu changer partout cette proportion à leur profit et surprendre, avec leurs forces toujours réunies, nos corps isolés et qui jamais ne s’étaient soutenus ? La conclusion était que dans nos malheurs, outre des victimes, il y avait des coupables. Les victimes étaient les soldats et la France : les coupables étaient ou les généraux pour n’avoir employé ni le temps ni les troupes, ou le gouvernement pour n’avoir pas fourni aux généraux les moyens de vaincre. Et l’opinion, incapable de faire dans cette surprise des événemens la part des responsabilités, portait partout le soupçon sous prétexte d’éclairer sa justice, et s’élevait contre tous ceux dont les noms étaient mêlés à nos échecs.

Le premier accusé était l’empereur. Depuis l’ouverture de la campagne, il exerçait le commandement. Il l’avait pris par embarras de le donner. Quand nul homme de guerre n’impose sa primauté par l’éclat de services hors pair, la première difficulté de la guerre est en effet de choisir un chef parmi des généraux d’ordinaire jaloux les uns des autres et mal disposés à obéir à celui dont ils s’estiment les égaux. L’empereur avait cru les indisposer moins en gardant la première place qu’en la décernant, obtenir des concours plus disciplinés, s’assurer enfin sa part de gloire. Par une conséquence imprévue mais inévitable, l’impopularité de tous les insuccès montait jusqu’à lui. On le déclarait inexcusable de s’être, malgré une inaptitude militaire que la campagne d’Italie avait mise hors de doute, obstiné dans l’ambition de conduire les armées, comme s’il suffisait d’avoir écrit la vie de César pour y découvrir le secret de la victoire ! comme si le droit de jouer sur les champs de bataille la vie des hommes et celle des peuples lui appartenait par droit de préséance ! On lui reprochait d’avoir, mauvais juge d’autrui comme de lui-même, choisi ses principaux auxiliaires parmi ses familiers, distribué les places comme si une armée en marche était une cour en voyage, et compté surtout aux généraux leurs campagnes des Tuileries. Elles avaient, disait-on, valu un corps d’armée à l’aide de camp de l’empereur, de Failly, qui n’avait pas marché au canon de Frœschwiller ; un corps d’armée au gouverneur du prince impérial. Frossard, qui avait été battu à Forbach ; les fonctions de ministre et de major général à Lebœuf, appelé au double honneur de former l’armée et de la conduire, et qui, trop sûr du succès pour le préparer, avait épuisé toutes ses énergies à obtenir la guerre et se montrait vide d’idées depuis qu’il la fallait faire.

Le cabinet n’était pas plus ménagé. A ce moment on ne lui reprochait pas encore d’avoir voulu la lutte, mais de s’être laissé surprendre par elle. Les assurances données sur nos forces et nos alliances retentissaient encore aux oreilles de la France isolée et battue : les ministres des affaires étrangères et de la guerre entraînaient dans leur discrédit le chef du cabinet, M. Emile Ollivier. Contre ce dernier d’autres griefs que le patriotisme humilié cherchaient une occasion. Les républicains et les royalistes qui ne lui pardonnaient pas d’avoir, en établissant l’empire libéral, coupé les ailes à la révolution ; les bonapartistes qui confondaient l’autorité avec la dictature et regrettaient le régime de 1852 ; ceux enfin qui pour sauver la dynastie voulaient détourner sur une autre victime la colère publique se trouvèrent unis contre lui. Populaire, la veille de la guerre, comme l’ont été peu d’hommes d’Etat, il devint le centre des haines ; attaqué par les partis les plus opposés, il sembla n’avoir pu les réunir que par l’évidence d’une impardonnable faute ; et le peuple en réclamant sa chute voulut s’absoudre d’avoir cru en lui.

Ainsi, les chefs de l’armée et du gouvernement se trouvèrent destitués par l’opinion.

Or la confiance dans l’autorité est le premier besoin des peuples. Tant qu’une nation, même battue par la tempête, demeure à l’ancre de ses pouvoirs, elle se sent rattachée à la terre ferme par ces chaînes protectrices ; ses chefs lui donnent leur clairvoyance, elle leur donne sa force et le cœur ne lui tourne pas. Mais si ses maux lui font ce mal suprême de détruire sa foi en ceux qui la conduisent, elle se sent hors de l’ordre, de la discipline, sans laquelle il n’y a ni unité dans les efforts, ni succès dans les desseins, ni grandeur dans l’histoire. Sa confiance ne peut demeurer vacante et abandonner les chefs anciens sans courir à de nouveaux : tant il est vrai que pour les hommes la plus grande détresse est de n’avoir pas à qui obéir !

Voilà pourquoi, à la nouvelle de nos désastres, le souci dominant, passionné, universel de la France fut de découvrir des chefs pour le salut commun. Comme le salut était la victoire, on cherchait, on voulait des hommes d’épée. Et à la chaleur de cette fièvre, on vit, à la place des réputations fauchées par la défaite, mûrir subitement de nouvelles renommées.

Quand l’opinion se détache du pouvoir établi, elle va par une pente naturelle à ceux que ce pouvoir a méconnus et écartés. La défaveur où il les a laissés devient leur titre. Ce fut celui de Bazaine, de Montauban, et de Trochu.

Bazaine avait eu cette première fortune de se faire un prestige dans la plus impopulaire de nos aventures, l’expédition du Mexique. Il avait eu cette seconde fortune de ne pas obtenir au début de la guerre contre la Prusse la place à laquelle ce prestige semblait l’appeler. Au lieu d’une armée qu’il espérait, un seul corps, le 3e, lui était confié. Le 2 août, il est vrai, on avait mis sous sa direction le 2e et le 4e pour le combat de Saarbruck, puis trois jours après, le 2e et le 5e à titre définitif. Mais en lui confiant ces troupes, l’empereur ni le major général ne renonçaient à leur donner des ordres, et ces mesures, qui accroissaient l’anarchie de l’autorité, semblaient prises pour amuser sans la satisfaire l’ambition du maréchal. Retiré dans le commandement du 3e corps, comme un autre Achille sous sa tente, il s’était abstenu d’exercer la direction qu’on ne lui abandonnait pas entière, avait laissé Frossard cueillir seul les faciles lauriers de Saarbruck, laissé écraser à Forbach le 2e corps qu’il eût pu et dû secourir. Mais, comme il ne s’était pas compromis sur un champ de bataille, sa réputation sortait intacte des revers et grandissait par eux. Sans se plaindre, il sut paraître paralysé par les ingérences incompétentes de l’empereur, et répandre la créance que, maître, il eût tiré un autre parti de nos ressources. Tous ne pensaient pas cela à l’armée, mais à Paris M. Thiers le disait, et tout ce qui n’était pas soldat jugeait les choses de l’armée sur la parole de M. Thiers. On sut donc gré au maréchal de son inertie comme d’une victoire, et l’on demanda pour lui la libre disposition de l’armée réunie autour de Metz.

Mais ni ces forces ni un seul chef ne suffisaient. Contre l’invasion il fallait lever, organiser, conduire de nouvelles armées. Le vœu public désignait Montauban et Trochu.

Le général Montauban s’était imposé à l’attention par la guerre de Chine. Jeté avec douze mille hommes dans l’immensité d’un empire inconnu, chargé d’imposer à la plus vaste agglomération d’hommes qui dans le monde obéisse aux mêmes lois, il avait su se diriger, vivre, s’ouvrir, à travers des multitudes qui par leur seule masse auraient pu l’écraser, un chemin à la capitale, traiter avec l’ennemi, enfin s’entendre pour la guerre et la paix avec nos alliés, les Anglais, tâche parfois plus malaisée que vaincre les Chinois. Des gens du métier tenaient cette expédition pour un chef-d’œuvre, et nul ne niait que, du moins, l’homme capable d’entreprendre et d’achever un tel coup de main ne fût un soldat. Il avait eu la persévérance dans l’audace, l’avait inspirée à ses troupes, attentif à s’assurer par la prudence de ses mesures contre la témérité de son dessein, indifférent seulement au pillage qui avait égalé, récompensé, et quelque peu déshonoré le succès. Ce désordre avait fait tort au vainqueur lui-même. Une dotation demandée en sa faveur par le gouvernement, mais proposée sans insistance, avait été refusée par la Chambre, et le nom de Palikao eût été la seule récompense du général, si l’empereur n’y eût ajouté 500 000 francs pris sur sa cassette. Le bâton de maréchal, que le nouveau comte espérait, avait été donné à Lebœuf. Et quand celui-ci, devenu ministre de la guerre, eut à désigner en 1870 les chefs de nos troupes, il oublia dans le gouvernement de Lyon son compétiteur. A deux lettres, où Montauban rappelait que ses services le désignaient pour un emploi plus actif, le ministre, puis l’empereur, avaient répondu par une fin de non-recevoir. Quand on vit à l’œuvre ceux qu’on lui avait préférés, l’inaction de ce soldat qui avait obtenu à nos armes le dernier sourire de la fortune fit scandale. La disgrâce s’expliquait d’autant moins que ce soldat n’était pas un de ces hommes à la fois utiles et incommodes par lesquels il est dur d’être servi et même sauvé, moins encore un de ces censeurs qui épouvantent les cours par l’importunité de leur vertu. Ce n’était pas Caton qu’il rappelait par sa raideur, mais plutôt, — par l’allure de la vie, le scepticisme du caractère, l’aptitude à s’entremettre avec qui voulait l’employer, — Dumouriez. Et comme on ne reconnaissait pas à Napoléon III le droit d’avoir les scrupules d’un Louis XVI, on s’indignait qu’il n’eût pas opposé à l’invasion prussienne, en marche de nouveau vers l’Argonne, l’homme le plus capable peut-être de renouveler Valmy.

En Montauban comme en Bazaine la France ne voyait et ne cherchait que l’épée. En Trochu elle pensa par surcroît trouver l’homme. Celui-là avait choisi la carrière des armes, il ne s’y était pas enfermé : il n’était pas seulement un manieur de troupes mais d’idées, agent de la force par métier, mais par vocation serviteur de la justice, soucieux qu’elle régnât dans la vie des peuples et qu’elle gouvernât la sienne, ami scrupuleux de la vérité, incapable de la taire, et mettant son point d’honneur militaire à la déserter d’autant moins qu’il y avait plus de périls pour elle et pour lui. Au 2 décembre, quand presque tous les officiers acclamaient dans l’avènement d’un Napoléon le retour de notre prépondérance militaire, Trochu avait pensé qu’où l’armée a été employée à violer la loi, elle ne garde plus entier le respect de la patrie et d’elle-même ; qu’où elle devient la fondatrice d’un régime, elle reçoit le prix de ce service en faveurs et se corrompt par elles. Il avait refusé son vote au coup d’Etat, sans se cacher d’un acte qui perdait sa carrière, si la guerre n’eût réparé le tort qu’il s’était fait pendant la paix. En Italie surtout, durant la débandade victorieuse que fut la campagne de 1859, il s’était montré manœuvrier méthodique et imperturbable ; le contraste avait appelé sur lui l’attention de l’armée et de l’empereur. Il n’eût tenu qu’au général de devenir un favori, mais il continuait à aimer mieux ses idées que sa fortune. Quand avaient commencé les complaisances impériales envers la Prusse, il avait compris que nous préparions la grandeur d’un ennemi, et était devenu importun à proportion qu’il était clairvoyant. Au moment où cette grandeur, à peine née et déjà insolente, payait en menaces nos services, il avait pensé qu’une dernière faute, la plus grave, nous restait à commettre, c’était de tenter le sort des batailles contre l’Allemagne avant d’avoir réformé nos institutions militaires, et pour prévenir le péril, il écrivait son livre, aussitôt fameux, sur « l’armée française en 1867 ». Ce cri d’alarme scandalisa plus qu’il n’instruisit : les uns ne croyaient pas à la décadence de nos forces ; les autres mettaient leur patriotisme à la cacher ; les uns et les autres protestèrent, comme si contester la légende de notre supériorité, c’était ruiner notre véritable force, et que ce fût trahison à un soldat de voir des vices dans l’armée de son pays. Les officiers qui osèrent approuver furent tenus pour des esprits faux, le général pour un chef de mécontens. Voilà pourquoi, seul de son grade et de son ancienneté, Trochu se trouvait sans emploi au début de la guerre. Mais si les motifs de sa disgrâce étaient clairs, il n’en était pas un qui ne fût à l’honneur de son intelligence et de son caractère. Méconnu, écarté par ceux qui n’avaient su juger ni les situations, ni les hommes, il se trouvait consacré par cette injustice, son inaction semblait un malheur public. Son autorité avait soudain grandi comme celle de M. Thiers, parce que, comme lui, il avait annoncé nos désastres ; elle s’élevait plus haut, parce que son épée semblait de trempe à les réparer.


II

Cet appel à des défenseurs nouveaux n’était pas fait seulement par les politiciens de profession ou les adversaires de l’empire, mais par les serviteurs dévoués du régime, par le pays tout entier. Le ministère, en même temps qu’il annonçait nos échecs, avait convoqué les Chambres pour le 9 août. Dès la veille, nombre de députés se rencontrèrent au Palais-Bourbon : ils y cherchaient des nouvelles et y apportaient les impressions de leurs départemens. Celles-ci se trouvèrent si unanimes et les conjonctures semblaient si urgentes qu’une centaine de députés, appartenant au centre gauche, au centre droit et à la droite, tinrent séance dans un bureau, et s’accordèrent sans débat sur trois mesures : le renvoi du cabinet Ollivier, la nomination de Trochu au ministère de la guerre, et de Montauban au gouvernement de Paris. Six délégués reçurent aussitôt mission de porter ces vœux à l’impératrice et le soir même furent reçus par elle. Au renversement du ministère, elle objecta que ce serait du temps perdu pour la défense, qu’en tout cas il appartenait au Parlement de prendre l’initiative par un vote. Elle reconnut que le portefeuille de la guerre devait passer en d’autres mains, ajouta qu’il avait été offert au général Trochu, mais que celui-ci avait revendiqué le droit de dévoiler, dans son premier discours de ministre, nos fautes politiques et militaires, qu’en un pareil moment une critique de l’armée par le chef de l’armée serait un danger de plus, et, malgré l’instance de plusieurs délégués, elle se refusa à rouvrir la négociation avec le général. D’ailleurs elle se déclarait prête à satisfaire, par une simple interversion des personnes, les désirs qui lui étaient exprimés : Montauban déjà mandé recevrait le ministère de la guerre, et Trochu le gouvernement de Paris.

Dès le lendemain, une partie de ces projets était réalisée. A la séance du 9 août, le ministère Ollivier n’eut pour lui que neuf voix. Les députés, qui avaient voté la guerre sans s’être assurés si nous étions en état de la faire, fléchissaient sous le poids de leur responsabilité : ils l’allégèrent en renversant le ministère sous l’accusation de les avoir trompés. M. Ollivier comprit que sa perte était utile à trop de gens, et tomba sans disputer sa vie.

Avec lui succombait son œuvre, l’empire libéral. Le ministère du 2 janvier, qui disparaissait ainsi, avait, huit mois auparavant, introduit dans les institutions impériales la nouveauté d’un cabinet parlementaire. Sans doute cette réforme avait été incomplète. Pour établir le gouvernement du pays par le pays, il eût fallu dissoudre le Corps législatif, qui avait été formé par la candidature officielle et choisi pour obéir à l’empereur : des élections libres, en donnant à la France une représentation indépendante, pouvaient seules donner au nouveau régime sa vérité et sa garantie. Après les avoir réclamées sans les obtenir, et réduit à l’option redoutable ou de renoncer aux réformes consenties s’il ne s’en contentait pas, ou de hasarder l’expérience d’institutions inachevées, M. Ollivier avait craint de rebuter par trop de rigueur la bonne volonté du souverain ; il avait obéi au vœu presque unanime des libéraux les plus qualifiés, qui le pressaient de saisir l’occasion ; comme eux, il avait cru que la plus sûre chance de finir une entreprise est de la commencer. Pour l’achever, il se fiait à son influence sur l’empereur, influence réelle, bien qu’il vînt d’en toucher les limites, à la logique des conséquences, certaines pourvu qu’elle ait le temps de les produire, et il avait accepté de transformer l’empire autoritaire en gouvernement libre, sans autre caution, contre les retours offensifs de l’absolutisme, que la fidélité d’une Chambre qui l’acceptait lui-même par obéissance à l’empereur. C’était commencer par le couronnement un édifice auquel manquait la base. Mais du moins avait-il, par la composition de son ministère, rétabli les formes et, autant que possible, préparé les mœurs de la liberté politique. Tous les portefeuilles, sauf ceux de la guerre et de la marine, avaient été donnés à des députés : MM. Buffet, Daru, Chevandier de Valdrôme, de Talhouët, Maurice Richard, Louvet et Segris. Tous ces députés étaient connus pour avoir réclamé une participation efficace du pays à ses affaires, tous avaient été élus sans l’appui ou malgré les efforts de l’administration. Si aucun d’eux, sauf M. Buffet, n’était désigné par un talent hors de pair, nul ne leur était supérieur dans la majorité, et d’ailleurs la parole de M. Ollivier suffisait à l’éclat d’un ministère. Désintéressés et fermes, ils avaient signé avec le souverain un pacte, promis à l’empire leur concours en échange de la liberté, ils étaient les plus capables de contenir par l’autorité de leur caractère toute entreprise contre les droits de la nation, les plus incapables de garder le pouvoir pour exécuter des mesures désapprouvées par eux[2], et, s’il n’y avait pas apparence que, dans un conflit entre eux et l’empereur, la Chambre soutînt leur résistance et ses droits, du moins tant qu’ils exerceraient le gouvernement, y avait-il certitude qu’aucune atteinte ne serait portée à la pratique loyale du régime nouveau.

Tout autre était le cabinet qui, sous la présidence de Montauban, fut formé le 10 août. Son chef et tous ses membres, sauf trois, étaient étrangers à la Chambre. L’intérieur, qu’on pourrait appeler le ministère de la politique, était confié à M. Chevreau : élevé de préfecture en préfecture jusqu’à celle de la Seine, il n’avait jamais interrogé et servi que la volonté de l’Empereur, et il savait trop comment se font les élections pour porter un grand respect aux droits du Parlement. Les sceaux étaient remis à M. Grandperret, qui, procureur général près la cour de Paris, avait atteint le sommet d’une carrière où l’indépendance n’était pas la vertu la plus utile et occupait un poste réservé de tout temps aux amis éprouvés de la dynastie. Aux finances, M. Magne apportait, avec l’expérience de ses précédons ministères, la tradition d’une époque où les ministres ne se croyaient pas de devoirs au Palais-Bourbon et pas de droits aux Tuileries. Le président du Conseil enfin, reconnaissait dans le Parlement la même majorité qui lui avait, quelques années avant, refusé une dotation.

La Chambre n’obtenait que les trois portefeuilles, alors secondaires, du commerce, des travaux publics, et de l’instruction publique. Et plus encore que la modestie de cette part, le choix des personnes était significatif. Au commerce était appelé M. Duvernois. Il avait débuté par le journalisme avec le nécessaire, c’est-à-dire du talent, le superflu, c’est-à-dire des idées, mais sans le nécessaire dans la bourse, sans superflu dans la conscience, et prêt à employer son talent à sacrifier ses idées pour satisfaire son ambition. Sa jeunesse et sa pauvreté l’avaient fait républicain, mais son esprit net et son imagination impatiente ne se résignaient pas à la bruyante stérilité des républiques parlementaires. Il aspirait à une démocratie féconde en réformes hardies et populaires, et, pour les accomplir, à un pouvoir net dans ses vues, libre dans son action, et sûr de sa durée. Ses doctrines et ses ambitions s’étaient unies pour l’attirer à l’empereur, fort, novateur et généreux pour qui venait à lui. Le journaliste avait, en 1869, pris prétexte des concessions parlementaires, dont il ne se souciait pas, pour se rallier, et avait effacé la violence de ses anciennes attaques par l’impétuosité de son retour. Elle lui avait aussitôt valu une élection législative dans un département où son nom était inconnu, mais celui de Napoléon tout-puissant : seule la faveur du maître qui l’avait mis à cette place pouvait y maintenir le moins indépendant des députés, et jusque sur son banc il n’appartenait pas à la Chambre, mais à l’empereur. Le baron Jérôme David, qui prenait les travaux publics, était lié à la famille impériale par le lien plus noble, mais plus étroit encore, d’une fidélité domestique. Ce lien, plus fort que la politique, était toute la politique du nouveau ministre. Il se faisait de l’empire et du droit impérial une religion si jalouse que toute part d’autorité prise par la nation lui semblait volée à la dynastie : assez intrépide dans sa foi pour être pour l’empire contre l’empereur même, il avait hautement combattu les tentatives libérales et, avec son parler bref, son ton décidé et son élégance militaire, il semblait le chevalier de la dictature. C’est à lui que le portefeuille de l’intérieur avait été d’abord réservé, et il avait fallu que lui-même, jugeant mieux du dangereux éclat de son nom en une pareille place, refusât de jeter ce défi non seulement à la gauche, mais aux centres. Pour ménager ces groupes modérés de la Chambre on avait offert l’instruction publique à M. Brame ; mais il était désormais le seul qui les représentât dans le cabinet. De plus, doué d’intelligence, de courage et d’honneur, il avait ces mérites dans le degré et dans la forme qui assurent la considération, mais non l’autorité. Il n’était pas de ceux dont l’influence déborde la fonction : seul, et sans le secret de conduire les autres, il devait être annulé. La même place qu’il tenait dans le ministère semblait réservée aux idées parlementaires dans la nouvelle politique, et si c’était donner satisfaction aux aspirations libérales surtout c’était la mesurer.

Dans ce cabinet, le nombre et l’importance étaient donc aux serviteurs les plus souples et aux champions les plus intraitables de la prépotence impériale, à des hommes qui avaient formé leurs idées, fait leur carrière sous le gouvernement absolu. Origine, habitudes, intérêts, dévouement, tout leur interdisait d’être, entre le Parlement et la couronne, les gardiens équitables d’un double droit, les arbitres impartiaux des conflits. Un tel ministère n’était pas fait pour protéger jamais contre les retours du pouvoir dynastique les franchises nationales, mais pour porter à la Chambre et imposer, s’il le fallait, au Parlement la volonté impériale. Cette volonté semblait s’être complu à reprendre par le ministère du 19 août ce qu’elle avait concédé par le ministère du 2 janvier.

Aussi n’avaient-ils pas été faits de la même main. Lorsque Napoléon III, partant pour l’armée, avait confié à l’impératrice la régence, il s’était bien réservé le droit de pourvoir seul, comme par le passé, aux changemens de cabinet. Mais le jour où la Chambre renversa M. Ollivier, l’empereur à Metz ne pouvait conduire les négociations multiples, discrètes, et promptes qu’exigent ces sortes de crises. Les événemens, plus forts que les décrets, permettaient l’initiative à l’impératrice. Quand celle-ci proposa à l’empereur de confier à Montauban la formation du cabinet nouveau, le choix semblait sage et populaire. Mais Montauban, étranger à la politique, était lui-même hors d’état de trouver sur l’heure les ministres qu’il devait s’associer. Son incompétence, comme l’éloignement du souverain, sollicitait l’aide et accrut le rôle de l’impératrice ; elle inspira les démarches, désigna les hommes, et le ministère fut son œuvre. Dans cette œuvre, l’ostentation du retour au principe d’autorité et la part faite aux dévouemens personnels trahissaient une imagination et un cœur de femme. Rapide comme un acte de passion, l’issue de la crise vint surprendre Napoléon III le jour qu’il en apprit le commencement. Lui-même, incapable de substituer, de cette distance et sur l’heure, à cette combinaison une combinaison différente, se trouvait impuissant à défaire ce gouvernement qu’il n’eût pas fait, et dut signer l’acte qui substituait à la politique de l’empereur la politique de la régence. Ainsi, au moment où la dynastie avait le moins de titres à imposer ses vues personnelles, elle revenait à ses origines par un retour vers le pouvoir absolu. Le pays dont, à la veille de la guerre, l’unique souci paraissait la liberté, ne sembla pas même s’aviser du changement, comme si la pensée publique était remplie de la guerre seule, et le ministère fut accepté sans répugnance, parce qu’on le voyait tout entier en son chef, un homme de guerre renommé.

Le nouveau ministère justifia son avènement par l’énergie et l’activité de ses premières mesures. Le 12, Lebœuf était invité à résigner ses fonctions de major général. Le 13, l’armée réunie sous Metz, et qu’on appelait encore l’armée du Rhin, cessait d’être commandée par l’empereur et passait sous les ordres de Bazaine. Si Trochu n’était pas au poste que lui avait assigné le vœu public et ne devenait pas davantage le gouverneur de Paris, il était placé à la tête du 12e corps, le premier que Montauban forma pour renforcer nos années[3]. Car il ne suffisait pas de nouveaux chefs, il fallait de nouveaux soldats.

Nous avions commencé la guerre avec une force réelle, l’armée active, et une force apparente, la garde mobile.

La première comprenait les Français de 21 à 27 ans qui, désignés par le sort, avaient été incorporés et instruits dans les corps de troupes, au total sept contingens et 500 000 hommes[4]. 250 000 avaient été envoyés à l’ennemi. Il restait en France, en Algérie et à Givita-Vecchia treize régimens d’infanterie, quatre d’infanterie de marine, quatorze de cavalerie, et vingt-quatre batteries, soit 60 000 hommes prêts à faire campagne. Le reste, dispersé dans les places fortes et les dépôts, n’était pas disponible ou pas encadré. La garde mobile comprenait les Français de vingt à vingt-cinq ans que le sort, les dispenses légales ou le remplacement avaient exemptés du service dans l’armée active. Elle comptait 400 000 hommes et pas un soldat. Par peur de mécontenter les électeurs, on ne l’avait pas exercée, elle se composait de recrues sans instruction et sans esprit militaire. A peine le quart était-il sur le papier groupé en bataillons et pourvu d’officiers. Parmi ces officiers même, quelques-uns, ayant appartenu à l’armée, connaissaient leur métier ; la plupart, nommés sans service ni examens, avaient sollicité leur grade par vanité, l’avaient obtenu par faveur, et étaient incapables d’enseigner à leur troupe ce qu’ils ignoraient eux-mêmes.

Le premier soin du ministère fut d’accroître ces forces. Le jour même de son avènement, il présenta et fit voter la loi du 10 août : elle appelait sous les drapeaux tous les hommes âgés de moins de trente-cinq ans, qui n’appartenaient ni à l’armée active ni à la garde mobile. Cette mesure donnait à l’armée plus de 500 000 hommes : le plus grand nombre, qui n’avait jamais servi, ne pouvait être d’un secours immédiat, mais les anciens soldats qui avaient passé sept ans sous les drapeaux se trouvaient aussi rappelés. Et si c’était un procédé révolutionnaire de leur faire payer une seconde fois la dette qu’ils avaient déjà et longuement acquittée, il rendait à la France, encore dans la plénitude de leur vigueur, ses soldats d’Italie, d’Afrique, et même de Crimée.

Les élémens capables d’une action immédiate servirent aussitôt à constituer une armée. Il n’y avait pas à délibérer où on la réunirait. Dès le commencement de la guerre, le camp de Châlons avait été destiné à recevoir nos réserves. Les installations permanentes permettaient d’y concentrer une armée ; des approvisionnemens considérables s’y trouvaient rassemblés ; enfin une quarantaine de mille hommes y étaient déjà établis. Ils étaient de valeur fort inégale : les 18 000 mobiles de la Seine, qu’on avait expédiés au camp pour débarrasser Paris de cette troupe révolutionnaire, donnaient l’exemple de l’indiscipline ; les troupes de ligne et l’infanterie de marine étaient bonnes. C’est sur Châlons que Mac-Mahon et de Failly ramenaient leurs corps pour se refaire. C’est donc là que Montauban dirigea les renforts dont il pouvait disposer. Il fit embarquer et transporter par les voies ferrées, de Belfort à Paris et de Paris à Châlons, le 7e corps. Grâce à cette activité, Mac-Mahon put réparer les pertes subies par son corps d’armée, de Failly et Douay compléter leurs effectifs, et le 12e corps se former. L’ensemble, le 20 août, dépassait 120 000 hommes. En même temps s’organisait à Paris, sous les ordres de Vinoy, un 13e corps qui, moins de quinze jours après, allait compter 40 000 hommes. Un 14e avait déjà son chef, le général Renault, et un commencement d’existence. En même temps se poursuivait partout l’organisation de la garde mobile, les 100 000 mobiles qui avaient déjà leurs cadres étaient amenés à Paris pour y former la garnison de la place et recevoir, avant un siège possible, un commencement d’éducation militaire. Enfin, en prévision de ce siège, l’armement de la place et la construction de nouveaux ouvrages, que la sécurité du dernier cabinet n’avait pas préparés, étaient entrepris, et le ministre du commerce, grâce à des achats de blés, de farines, de viandes conservées et de troupeaux sur pied, assurait pour deux mois d’investissement l’alimentation de la capitale.


III

Ces mesures ne paraissaient pas suffisantes à un parti fort par le nombre, habile dans la propagande, déjà maître des grandes villes, et grandi de nos malheurs mêmes. Les républicains ne pouvaient être rassurés ni satisfaits, sinon par un bouleversement des institutions militaires et des institutions politiques.

L’empire avait toujours pensé que l’instrument le plus parfait de la force nationale est une armée de soldats voués entièrement à leur métier, dressés par un long apprentissage, et préservés de la mollesse ambiante par le célibat, la vie de caserne, un esprit et un honneur particuliers. Il ne croyait pas que des hommes asservis aux sollicitudes de la famille, engagés dans les intérêts d’une profession civile, faits aux habitudes d’une vie sédentaire et alourdis par l’âge pussent devenir des soldats. Jamais il n’avait pris au sérieux les milices. Il considérait la garde nationale comme une institution de parade, destinée à satisfaire le goût de l’uniforme que la bourgeoisie cumulait avec l’antipathie pour les devoirs militaires. Il lui reconnaissait seulement une importance aux jours d’émeutes : non qu’il fallût compter sur elle pour les vaincre ; mais quand elle se rangeait du côté de l’armée, elle donnait à croire aux soldats qu’ils étaient d’accord avec l’opinion publique et les libérait de l’incertitude qui, dans les troubles civils, fait le plus souvent l’impuissance des troupes. Par suite, elle n’existait guère que dans les grandes villes, se composait d’hommes que le gouvernement croyait sûrs, et était soumise à des chefs choisis par lui. A Paris, elle comptait 60 000 hommes, dont le service ordinaire se bornait à fournir durant la journée deux postes : l’un à l’Hôtel de Ville, l’autre à l’état-major, place Vendôme.

C’était au contraire pour le parti démocratique un dogme que la force d’une nation n’est pas dans les armées de métier, et que, pour avoir un soldat, il suffit d’armer le citoyen. Ce parti n’avait cessé d’opposer le système des milices à celui des troupes permanentes, l’enthousiasme patriotique à l’obéissance passive, de soutenir que les hommes les plus mêlés à la vie sociale par les liens de famille et d’intérêts sont les plus engagés à défendre la sûreté de la patrie, les plus aptes, par conséquent, à discerner parmi leurs pairs les hommes capables de commander.

Les républicains ne répudiaient pas seulement les institutions militaires de l’empire, mais encore, mais surtout l’empire. Vaincus par lui au 2 décembre, ils l’avaient de ce jour même et à jamais condamné. Ni ses actes, ni ses succès, ni sa durée, n’avaient prise sur cette sentence qui jugeait sur l’origine. Ils savaient d’avance que, sorti de lui, tout serait également illégitime et funeste : ils attendaient que les événemens leur donnassent raison aux yeux de tous, et durant les années où grandissait l’empire, laissaient grandir leur haine : elle ne devait mourir qu’avec lui. Aux jours de victoires et de prestige, ces principes, dont la rigueur consistait à ne tenir nul compte des faits, passaient pour l’aveuglement de la haine. Les revers de 1870 donnaient prise à la fois aux contempteurs de l’armée et de l’empire : bien que les républicains, comme presque tous les Français, eussent été surpris par ces défaites, l’inflexibilité de leur attitude leur prêta l’apparence d’avoir seuls prévu l’événement, et leur crédit, se mesurant à nos malheurs, devint un danger pour le régime.

Mais ce parti, qui trouvait sa puissance dans les fautes de son ennemi, avait en lui-même un ennemi secret et invincible : ses discordes. Toute son unité était dans le mot de république. Le mot avait attiré les hommes les plus divers, il couvrait les doctrines les plus contraires, et sans compter l’infinie multitude des groupes, des écoles et des sectes, il tenait rassemblées sous le même drapeau trois armées adverses : les bourgeois libéraux, les révolutionnaires jacobins, et les ouvriers socialistes. Les bourgeois, à qui leur fortune ou leur profession épargnait le souci du pain quotidien, rêvaient par surcroit une forme plus parfaite de la souveraineté politique, des garanties capables de protéger la nation et chaque citoyen contre les abus du pouvoir. Les jacobins n’avaient contre la dictature qu’un grief : ils la subissaient au lieu de l’exercer ; ses jouissances, son orgueil et ses excès attiraient également leur âme cupide et fanatique. Les ouvriers attendaient une distribution de la propriété qui mît dans les mains des pauvres la fortune des riches. Chacun de ces trois partis demandait à la République ce dont il se sentait privé, et chacun d’eux ne le pouvait obtenir qu’au détriment des autres.

Pour atteindre des buts si différens, les moyens ne pouvaient être les mêmes. Les ouvriers ne se dissimulaient pas que, pour accomplir les changemens souhaités par eux, il fallait renverser d’un seul coup toutes les lois et toutes les autorités maintenues par le consentement général. Les jacobins se rendaient cette justice, qu’ils étaient dans la France une minorité infime et détestée. Puisque la nation n’était ni socialiste ni jacobine, jacobins et socialistes n’avaient rien à attendre du vœu public : ils étaient d’accord pour souhaiter une révolution violente, accomplie à Paris, où les jacobins comptaient jouer par leur habileté les socialistes, et les socialistes dominer par leur nombre les jacobins. Les bourgeois, au contraire, résolus à ne livrer aux hasards ni la fortune publique ni la fortune privée, adversaires de l’empire seul, soucieux d’un changement limité comme étaient leurs griefs, et certains que la puissance des idées démagogiques avait pour frontières les faubourgs de quelques grandes villes, voulaient préparer, accomplir et consacrer la République par la puissance de l’opinion générale.

Tant que l’empire était solide, comme les entreprises de force contre lui n’offraient aucune chance, et comme l’évidence de la défaite enlevait même le courage de les tenter, la conquête des esprits par les armes légales avait occupé toute l’activité du parti républicain. Comme les seules victoires qui lui fussent permises étaient des victoires électorales, toutes ses dissidences s’effaçaient devant l’intérêt de rendre son opposition efficace, et d’accroître, par la discipline des suffrages, le nombre des députés républicains. Comme enfin les doctrines des jacobins éloignaient d’eux les suffrages ; et comme l’ignorance et la jalousie empêchaient les ouvriers, même dans les grandes villes où ils avaient le nombre, de trouver parmi eux des candidats, les députés appartenaient presque tous par leur origine, leur éducation, leurs intérêts, leurs goûts à la bourgeoisie. Ni leur langage, ni leurs desseins ne représentaient les passions et l’impatience d’une partie de ceux qui les avaient nommés. C’est pourquoi, aux élections de 1869, les jacobins et les ouvriers coalisés avaient, pour cause de modérantisme, opposé à ces anciens députés des compétiteurs qui, dans les grandes villes, durent leur succès au titre d’ « irréconciliables ». Mais les chefs de ces nouveaux venus, Gambetta et Ferry, étrangers aux études sociales, uniquement passionnés pour les combinaisons politiques, voués par leur profession d’avocats et leurs facultés maîtresses au culte de la parole, n’avaient que rajeuni par la violence de leur rhétorique la conception parlementaire, et bourgeoise du régime républicain. Les violens véritables ne se sentaient pas représentés quand le plébiscite de 1870 leur fournit l’occasion de prendre leur part dans le gouvernement du parti. Sous prétexte que, dans la campagne à conduire, la presse et les comités de propagande étaient les deux forces décisives, les chefs révolutionnaires qui disposaient de quelques journaux, qui avaient fait de ces journaux le centre de groupes démagogiques, et par ces groupes avaient action sur les sections de l’Internationale et la masse des ouvriers, prétendirent délibérer, à titre égal, avec les députés républicains. Certains de ces députés, que leur répugnance pour la démagogie rendait jaloux de leur prérogative et auxquels un collège d’électeurs modérés permettait du caractère, ne consentirent pas et, avec M. Ernest Picard, formèrent la « gauche fermée ». Ils n’étaient pas les plus nombreux. La plupart, cédant à la crainte de perdre leur siège s’ils s’aliénaient les révolutionnaires qui disposaient des ouvriers, à la discipline de haine qui leur rendait amis tous les ennemis de l’empire, aux servitudes maçonniques enfin qui les liaient et souvent les subordonnaient aux pires démagogues, acceptèrent la délibération commune. L’ayant acceptée pour le plébiscite, ils ne purent plus y mettre fin. La « gauche ouverte » demeura ouverte, ses séances de la rue de la Sourdière devinrent une institution, le rendez-vous où les représentans de l’émeute se réunissaient aux représentais du peuple, où la légalité et la révolution se mêlaient, se concertaient, se surveillaient et tentaient de se dominer l’une l’autre, mais où les modérés, s’ils se compromettaient dans ces contacts, gardaient encore la direction : car jusqu’à la guerre, nul, même parmi les plus exaltés, n’osait tenter la politique de l’émeute. Nos revers changèrent tout. En frappant l’empire, ils ouvraient tout à coup aux républicains la perspective prochaine du pouvoir, et l’espoir de cette conquête mit aussitôt à jour la contradiction de leurs vues. Les chefs des jacobins et les meneurs des ouvriers jugeaient l’instant venu de jeter bas, par la main de Paris, la dynastie, le Corps législatif ; de faire ainsi place nette à la République ; de transformer grâce à la République la guerre même ; de lancer sur l’envahisseur, au lieu des armées impuissantes, la nation devenue invincible par la vertu du souffle révolutionnaire ; et après avoir conquis la paix extérieure, de balayer, par la puissance du même souffle, dans la France régénérée, les iniquités sociales. Les députés même les plus engagés avec le parti de l’action avaient peur de toutes ces espérances. Outre que les chances d’un coup de main -étaient incertaines, et, si elles tournaient mal, autorisaient le gouvernement à anéantir par la rigueur des représailles les progrès lentement gagnés par la sagesse des républicains, le succès même de l’aventure ne leur paraissait guère moins redoutable, s’il livrait la France aux fanatismes et aux cupidités dont ils recevaient la confidence ou dont ils surprenaient le regard. Enfin ils songeaient à eux-mêmes, et n’ignoraient pas que les héros de tribune semblent au peuple des femmes bavardes, quand s’élèvent les héros des barricades. Il leur faudrait disputer le pouvoir à ces parvenus de l’émeute, le conflit serait périlleux et, les parlementaires dussent-ils l’emporter, la lutte imprimerait à l’origine de leur pouvoir cette flétrissure de réaction, aussi mortelle aux politiciens d’alors que celle de cléricalisme aux politiciens d’aujourd’hui.

Eux voulaient obtenir la déchéance de l’empire par un vote du Corps législatif. Sans doute, fait par le gouvernement plus que par les électeurs, il était lié par ses origines mêmes à la dynastie. Mais depuis 1789 les assemblées françaises ne sont plus fidèles qu’au bonheur, et plus d’une fois le pouvoir impérial avait été condamné par ses créatures. La vengeance serait plus complète et la chute plus définitive si l’empire tombait par la sentence de ceux qu’il avait choisis lui-même comme amis de César. Plus ce Parlement se sentirait suspect et entraîné dans le désastre du maître, plus il serait tenté de le renier et de pourvoir à son propre salut par la fondation d’un gouvernement populaire. Ils voyaient la majorité déconcertée se tourner d’instinct vers M. Thiers et subir chaque jour davantage son influence. Il serait l’homme de la transition, recevrait du Corps législatif le pouvoir, auquel il associerait les députés républicains. Le Corps législatif durerait jusqu’à la paix, afin d’en régler les conditions et d’en porter la responsabilité. Ensuite la France, consultée par les hommes qui, innocens de ses malheurs, auraient recueilli le gouvernement pour la guérir, accepterait d’eux la République, et, grâce au vote des conservateurs eux-mêmes, les républicains parlementaires échapperaient au fléau de la tyrannie jacobine et des expériences socialistes. L’intérêt et le vœu des députés républicains étaient donc de faire la révolution par la légalité. En contact permanent, par leur mandat, avec le Parlement et, par leurs pourparlers, avec la démagogie, ils crurent trouver dans cette fausse situation leur force, et se flattèrent de dominer à la fois la révolution et la Chambre en faisant à chacune peur de l’autre. Dans les conciliabules avec le parti d’action, les députés les plus révolutionnaires de parole, sans nier le droit de l’émeute, sauraient en montrer les périls et engourdir les énergies, tandis que dans les couloirs du Corps législatif, les plus modérés de réputation sauraient dire à leurs collègues de la majorité les colères de la démagogie, exagérer ses forces, les conjurer de prendre les devans et, puisque l’empire était perdu, de sauver la France en la séparant de lui.

Dès le 9 août, M. .Iules Favre, au nom des députés républicains, fit à la Chambre une double motion, où son parti indiquait son plan militaire et son plan politique. Il demanda l’armement des gardes nationales et la nomination d’un comité qui, choisi par la Chambre, exercerait le pouvoir et dirigerait la défense du pays.

L’ensemble des lois militaires qui avaient été faites laissait hors de service encore nombre de Français en état de combattre : les hommes mariés ou veufs avec enfans échappaient à l’armée active et à la garde mobile, personne n’y était appelé après 35 ans d’âge. En enrôlant, comme le proposa la gauche, les hommes de 20 à 40 ans dans la garde nationale, on ajoutait aux précédentes levées : 1° les hommes mariés ou veufs de 20 à 35 ans, 2° tous les Français de 35 à 40 ans. Le parti démocratique glissait habilement son système au milieu de nos institutions militaires, L’heure eût été mal choisie pour prétendre que l’armée de métier suffisait à la France et pour déclarer superflu aucun secours. Nul gouvernement, à l’heure où l’ennemi s’avançait dans le pays, n’aurait à la tribune pu refuser les armes de ses arsenaux aux citoyens qu’on disait prêts à combattre. Le ministère du 10 août accepta donc que la proposition de la gauche fût votée, et si grands étaient le trouble ou la pression des circonstances, qu’il ne s’opposa pas même à l’élection des officiers. Il demanda, il obtint seulement qu’à Paris on se contentât de porter de 50 à 60 le nombre des bataillons et de 60 000 à 90 000 le nombre des gardes nationaux.

Les députés républicains entendaient servir ainsi la France et eux-mêmes. Dans Paris, passé à l’opposition, les bataillons que l’empire tenait naguère pour les plus sûrs avaient cessé de l’être, et les nouveaux, avec leurs officiers élus, allaient former une force plus docile aux députés de Paris qu’au gouvernement. La gauche parlementaire ne se proposait pas d’employer cette force à la conquête violente du pouvoir ; mais elle espérait, à l’aide de cette opinion armée, peser sur le Corps législatif, obtenir de lui la déchéance. Elle la demandait déjà en proposant à la Chambre de confier l’autorité à quinze députés. C’était trop tôt, et la majorité refusa d’examiner la motion. « Vous y viendrez ! » s’écria M. Gambetta. — « Et quand vous y viendrez », ajouta M. Jules Favre, prophète une fois, « il sera trop tard ! »

Cet accord entre le Corps législatif et l’opposition parlementaire était pressenti et redouté par le parti des conspirateurs politiques et des ouvriers socialistes qui eux-mêmes, depuis les élections de 1869 et le plébiscite, s’étaient coalisés. Ce parti voulut prévenir le péril par un coup de main. C’est pourquoi, le 9 août, ses meneurs s’étaient donné rendez-vous autour du Corps législatif. Mêlés à la foule, ils se proposaient d’envahir le palais, se sentant à une de ces heures où il suffit d’une grille ouverte pour laisser passage à une révolution. Mais le palais était bien gardé. Le vieux maréchal Baraguey d’Hilliers, qui commandait à Paris, s’était rendu en uniforme à la Chambre ; ses troupes en place et ses ordres donnés, il se fit apporter une chaise dans la petite cour qui du quai donne accès aux salles d’attente et est le passage classique des invasions. A travers les grilles il suivait les mouvemens de la foule, il était vu d’elle, et dans ce corps en ruine et mutilé habitait une volonté si vivante, si calme et si assurée, que l’émeute n’osa pas jouer la partie. Un instant seulement, un petit groupe escalada le mur fort bas qui clôt le palais à l’angle du quai et de la rue de Bourgogne. Mais il suffit de quelques députés, et parmi eux M. Jules Ferry, pour décider, moitié de gré moitié de force, ces envahisseurs qui ne se voyaient pas suivis, à reprendre le chemin par où ils étaient venus. Quand le maréchal sut la tentative, de la seule main qui lui restait il tira sa montre et dit à haute voix : « Dans cinq minutes le quai sera évacué. » La foule l’entendit, le crut sur parole, et se dispersa d’elle-même.

Malgré cette victoire pacifique, les projets des révolutionnaires s’étaient assez trahis pour que les fauteurs de cette tentative fussent recherchés. La police, dans une de ses perquisitions, découvrit un approvisionnement de revolvers et de poignards. Ils étaient l’armement d’un groupe blanquiste qui se crut découvert et résolut de prévenir des poursuites par une émeute. Le dimanche 14 août, sur le boulevard de la Villette, près de la caserne des sapeurs-pompiers, à 4 heures du soir, un bateleur amusait la foule. Tout à coup, à un signal, une soixantaine d’hommes se détachent des spectateurs et assaillent le poste. Ils veulent lui prendre ses armes : le factionnaire reçoit un coup de poignard, les hommes de garde essuient une décharge de revolvers, quatre fusils sont enlevés. Mais des sergens de ville accourent en nombre et, après une courte lutte, la surprise ayant échoué, la bande s’enfuit et se disperse. Telle fut l’échauffourée que Blanqui dirigea en personne, et qui commença la renommée d’Eudes, condamné quelques jours après pour avoir tué de sa main un pompier. Les émeutiers avaient en vain fait retentir le cri de République et appelé aux armes la population du quartier ouvrier : loin qu’ils l’entraînassent, elle avait aidé à les traquer et à les prendre. Le sentiment général se révolta contre cette effusion de sang français par des mains françaises, comme si les mains ennemies ne suffisaient pas à le répandre, et contre cette surprise déloyale d’une faction qui tentait de conquérir à coups de poignard la France à l’heure où toutes les forces de la nation devaient être tournées contre l’envahisseur. L’indignation fut si spontanée et universelle que Gambetta, malgré ses ménagemens ordinaires pour les partis extrêmes, accusa à la tribune les émeutiers d’être les agens de la Prusse.

La grande majorité des Français ne demandait rien au-delà des changemens accomplis depuis le 9 août. L’empereur était amoindri, pas encore condamné. On ne croyait plus au chef d’armée, on croyait encore au chef de gouvernement. Son abdication militaire redonnait confiance en sa valeur politique, et l’on n’attendait, pour lui pardonner, que la revanche. Car les cœurs n’étaient pas prêts encore aux revers sans espérance.


IV

Nous avions une armée à Metz et une à Châlons : le plus urgent, de l’avis unanime, était de les réunir. Nos forces étaient les moins nombreuses : motif de plus pour ne pas accroître cette infériorité par notre dispersion. Moins rapides aussi dans les marches et moins habiles dans la stratégie, nos armées, si elles restaient isolées, couraient le risque de se laisser envelopper et battre l’une après l’autre par l’envahisseur. Jointes, elles formaient une masse de 300 000 hommes. Les Allemands n’en avaient pas alors 400 000 en France. Elles s’assuraient l’avantage sur l’adversaire si elles le rencontraient divisé ; concentrât-il comme nous toutes ses forces, nous combattrions trois contre quatre, et les précédentes rencontres nous donnaient le droit de penser que cette différence d’effectifs serait compensée par la valeur de nos soldats. Cette valeur devait d’ailleurs s’accroître par la fusion de nos armées. A Metz étaient nos meilleures troupes : la garde, l’élite des officiers, des cadres solides jusqu’au superflu. Les cadres étaient ce qui manquait le plus à l’armée de Châlons, mutilée par des batailles meurtrières, éprouvée, par des retraites où s’épuise la vigueur morale des troupes, reconstituée par des appels qui lui avaient rendu des hommes, mais pas d’officiers, composée en partie de recrues ignorantes, en partie de vieux soldats qui revenaient mécontens et parfois indisciplinés. La jonction des deux armées permettrait un mélange judicieux de leurs élémens. Et grâce à elle la puissance de notre nombre ne serait pas seulement employée, mais transformée.

Cette concentration pouvait s’opérer soit en portant l’armée de Châlons à Metz, soit en ramenant l’armée de Metz vers Châlons.

La concentration sous Metz offrait l’unique moyen de défendre la France à la frontière, l’unique chance de combattre isolément l’une ou l’autre des masses ennemies que séparait la chaîne des Vosges, l’unique espoir d’une offensive qui est le mouvement naturel du courage français. Ce parti eût été le meilleur si la jonction elle-même eût été certaine ou probable. Mais au lendemain de nos premières défaites, l’armée de Châlons n’existait pas : le corps de Mac-Mahon arriva au camp du 14 au 16, le corps de Failly le 19, le corps de Douay le 20 août. Elle ne pouvait donc commencer avant le 20 son mouvement. Cinq jours de marche séparent Châlons de Metz : elle ne pouvait donc arriver avant le 25. Or, dès le 15 août, comme on le verra plus loin, les armées allemandes étaient réunies autour de Metz, c’est-à-dire, bien avant que l’armée de Châlons s’ébranlât, campaient sur les positions qu’elle avait à atteindre. Y avait-il apparence que de tels adversaires, maîtres de leurs mouvemens, nous laisseraient libres du nôtre, et que, déjà placés entre les deux masses françaises, ils leur permettraient de se joindre ? N’était-il pas plus probable qu’ils emploieraient à attaquer l’armée de Metz le temps où l’armée de Châlons était encore hors de portée, puisque, laissant autour de Metz, pour nous contenir après nous avoir affaiblis, les troupes nécessaires, ils iraient avec le reste à la rencontre de notre seconde armée ? Notre marche vers Metz, au lieu d’assurer la jonction de nos forces, livrait donc nos armées isolées aux entreprises successives d’un adversaire qui pouvait écraser l’une et l’autre de toute sa masse. Or si une seule de nos armées était battue, c’en était fait de tout le plan ; si toutes deux succombaient, c’en était fait de toutes nos chances.

Ramener l’armée de Metz à Châlons était au contraire une opération sans hasards. Cette armée était prête à partir le 11 août, trois jours avant que les têtes de colonnes allemandes eussent atteint Metz. L’ennemi ne pouvait ni arrêter ni inquiéter ses premières marches, et, comme elles l’éloignaient de lui, il suffisait qu’elle ne s’arrêtât pas pour rester hors de danger. Le 15 elle pouvait atteindre Châlons, s’y grossir des troupes qui s’y trouvaient campées, des débris ramenés par Mac-Mahon, par Failly, et se diriger sur Paris, où elle aurait trouvé, le 19, le corps de Douay. L’arrivée de toutes ces troupes sur la position la plus importante à couvrir était certaine. L’avantage de cette position leur permettait un succès presque aussi assuré. La prise de Paris en effet était le but principal des envahisseurs, et, s’il succombait, la capitulation de la France. Or c’est un axiome de la science militaire que toute place assiégée, si elle n’est secourue, est une place prise. Nos trois cent mille soldats auraient formé cette armée de secours. Campés autour de Paris, dont ils auraient étendu les défenses, et couverts eux-mêmes par la protection des forts de l’enceinte, ils rendaient impossibles un siège et même un investissement. Les communications restant ouvertes entre la capitale et les provinces assuraient à la ville les vivres et les renforts. Si, pour empocher l’envoi de ces secours, l’ennemi tentait d’étendre ses ravages systématiques sur la France, son armée de blocus risquait d’être trop affaiblie, battue par la nôtre, et un échec si loin de la frontière devient presque toujours un désastre. Il était donc probable que, pour ne pas perpétuer un effort stérile et dangereux, l’Allemagne en viendrait à une paix de lassitude, où rien ne serait amoindri de notre territoire ni de notre honneur.

Mais, dans l’attente de ces résultats, il fallait tourner le dos à l’ennemi, lui livrer un territoire qu’il n’avait pas conquis, abandonner à ses ravages tout : maisons, sol, population, de la frontière à la capitale. Cet aveu d’impuissance n’affaiblirait-il pas dans le pays entier l’énergie ? Paris lui-même, Paris surtout, terme de cette marche, la comprendrait-il, et l’utilité effacerait-elle l’humiliation aux yeux de cette cité si difficile à deviner et à contenir ? Et si la révolte naissant de la honte, Paris répondait à cette retraite par une révolution, la révolution ne ruinerait-elle pas la défense ? Et si une lutte civile ensanglantait la capitale nous vaudrait-elle cette suprême épreuve que la Prusse, après nous avoir apporté la guerre, dût mettre la paix parmi nous ?

On n’avait donc à choisir qu’entre des périls. Le premier parti, plus énergique d’apparence, plus flatteur pour l’orgueil national, aboutissait, à défaut d’un succès plus que douteux, à des désastres irréparables. Le second imposait ses humiliations, ses amertumes et ses sacrifices dès le début, mais offrait ensuite de sûrs avantages à un peuple assez courageux pour se donner tout d’abord les apparences de la peur.

Or les deux généraux que la France venait de rendre au commandement et dont elle attendait une direction, Montauban et Trochu, se trouvèrent dès le premier jour inébranlablement acquis chacun à l’un de ces deux plans opposés. Tout homme voit les faits à travers sa nature et se raconte soi-même dans ses desseins. Montauban était aventureux. Son tempérament aimait l’offensive, sa réputation était le prix de son audace, son expérience lui avait prouvé jusqu’où des Français peuvent pousser victorieusement la témérité. Dans l’homme de guerre il y a du joueur : Montauban était un joueur gâté par la fortune et que les beaux risques attiraient comme la condition des grands gains. Il était naturel qu’un tel homme mît un point d’honneur à ne pas reculer, et comptât rencontrer en Lorraine un heureux coup du sort. Trochu, accoutumé à examiner toutes choses d’une intelligence scrupuleuse, à fonder des jugemens sur des études et des méditations, à découvrir les faiblesses de notre état militaire et la puissance de nos ennemis, acceptait au contraire sans hésitation la douleur de livrer une partie de la France à l’envahisseur et le danger de livrer la capitale à la révolution, pour obtenir que nos dernières forces livrassent leur suprême combat à Paris, seul champ de bataille où la victoire parût impossible aux Allemands[5].

Ce désaccord était un grand mal. Et mal plus grand encore ! le choix entre ces deux partis allait être décidé non entre soldats et par des raisons militaires, mais entre personnes étrangères à l’armée et par des intérêts politiques.

L’impératrice avait déjà exercé la régence durant la guerre d’Italie. Mais aux jours lointains de 1859 la victoire rendait facile de régner et la souveraine, alors uniquement femme, jeune et belle, avait reçu et porté son titre comme une parure de plus. Après les revers de 1870, elle eut la tentation plus noble, mais plus dangereuse d’un grand rôle à jouer. Personne n’avait vu d’aussi près l’usure de l’âme par le corps détruire lentement l’empereur. Elle n’avait plus d’illusions sur lui : elle en avait sur elle, fortifiées par sa conscience même et son cœur. Ses instances avaient tourné vers la guerre les incertitudes de l’empereur, elle se sentait pour une part responsable de nos insuccès et obligée à les réparer. Portée d’une condition privée au rang souverain par le choix de son époux, quel remords si elle l’avait aidé à se précipiter du pouvoir par ses conseils, et, au contraire, quelle occasion de s’acquitter envers lui si elle lui conservait à son tour le trône où il l’avait élevée ! Peut-être les droits de son fils lui-même étaient-ils compromis : qui mieux qu’elle les saurait protéger ; n’y a-t-il pas une divination dans la tendresse d’une mère ? Serait-elle la première souveraine qui sût traverser des conjonctures redoutables ; d’autres régences n’avaient-elles pas laissé dans nos annales des traces glorieuses ? pourquoi ne serait-il pas donné, à elle aussi la gloire de réhabiliter son sexe et de prouver qu’une femme peut être un homme d’Etat ?

Comme dans son sang d’Espagnole coulait, avec cette fièvre de grandeur romanesque, une générosité naturelle et capable de sacrifices, si l’impératrice avait soupçonné que l’importance prise par sa personne serait au détriment des causes chères à son cœur, sans nul doute, pour les sauver, elle eut renoncé à les servir. Il eût fallu à ce moment la convaincre que, s’il y a médiocrement à espérer quand un souverain lutte contre le destin avec les restes d’une vigueur vieillie, le péril est plus redoutable encore quand une femme fait dans une tempête l’apprentissage du gouvernail. Il se trouva au contraire qu’un groupe de personnages considérables et officiellement désignés à sa confiance, avait un intérêt impérieux à encourager ces ambitions.

Sous le nom de conseil privé, l’empereur, depuis 1858, avait groupé et gardait à portée de sa main ses principaux hommes d’Etat. L’institution, prête d’avance, avait été en 1870, comme en 1859, mise au service de la régente. Cette assistance paraissait d’ailleurs devoir être non moins superflue à l’impératrice qu’elle l’avait été à l’empereur. Celui-ci aux jours où il avait créé le conseil privé, portait tout son conseil dans sa tête : il avait eu pour principal dessein de délaisser dans une retraite titrée et rentée les personnages fatigués ou dont lui-même était las ; et il les tenait quittes à la fois de leurs services et de leurs avis. Dans ces invalides du pouvoir, Persigny, Baroche, Vaillant, Magne, représentaient les différens âges de l’empire autoritaire ; Rouher, le dernier et non le moindre, y avait été admis à son tour quand l’avènement de l’empire libéral ne laissa plus de place dans la politique à l’avocat infatigable du pouvoir absolu. Et si aux temps de la dictature la pensée solitaire du maître ne se mettait guère sous la tutelle de ses serviteurs, le régime constitutionnel leur avait enlevé le dernier espoir d’exercer quelque influence. Les conseillers nécessaires et permanens du souverain étaient désormais les ministres responsables de sa politique devant les Chambres. Que la guerre eût été heureuse, l’impératrice n’eût pas songé à prendre avis hors de son cabinet et le cabinet ne l’eût pas souffert. Mais nos défaites, en brisant le crédit du ministère Ollivier, excitèrent dans l’impératrice le besoin de trouver ailleurs un appui et enlevèrent à M. Ollivier la force de s’y opposer. En convoquant le conseil de régence elle rendit à ces ombres l’espoir de revivre, et ce n’étaient pas seulement leurs personnes, c’était un système de gouvernement qu’il s’agissait pour eux de ressusciter.

Représentans de l’empire autoritaire, ils n’avaient plus confiance dans l’empereur qui les avait sacrifiés à l’aventure libérale et qui la poursuivrait, sans nul doute, le jour où il reprendrait le pouvoir. Ils se sentaient de bien autres prises sur une femme qu’ils savaient amoureuse d’autorité et effrayée de la révolution. Un puissant intérêt les sollicitait donc de prolonger, en prolongeant la régence, l’état de choses qui servait leurs personnes et leurs idées. Dès leur première convocation, ils obtinrent, tant leur zèle se fit empressé et sut plaire, qu’ils seraient régulièrement assemblés. Dès lors ils se persuadèrent et persuadèrent l’impératrice que la victoire seule pouvait ouvrir à Napoléon III les portes de la capitale ; que, s’il tentait d’y revenir, il y risquerait sa couronne et sa vie ; que, pour sauver l’empire, il fallait faire le silence et l’oubli sur l’empereur : qu’elle seule, restée populaire, pouvait, jusqu’au retour d’une meilleure fortune, garder en dépôt les droits de son époux et de son fils. Confirmée dans ses désirs, l’impératrice eut espoir, foi, superstition en sa régence. Ainsi des hommes nommés par l’empereur usaient, pour mettre leur souverain hors le pouvoir, du pouvoir qu’il leur avait laissé. Leur influence avait raison des scrupules faits pour troubler l’impératrice : l’ambition de la femme disparaissait à ses propres yeux sous les devoirs de l’épouse et de la mère. Et celle que Napoléon III avait tant aimée croyait se dévouer à son tour en régnant à sa place.

Or des deux combinaisons militaires entre lesquelles il fallait choisir, l’une ramenait avec l’armée l’empereur à Paris ; s’il rentrait dans Paris, il y reprenait la direction du gouvernement, la régence prenait fin. L’autre combinaison, maintenant la guerre en Lorraine, retenait au milieu des troupes Napoléon III qui, prisonnier de l’honneur, ne voudrait pas revenir en tournant le dos au danger, elle perpétuait la régence. L’impératrice et son conseil se trouvèrent donc favorables au second parti : le meilleur plan de campagne était celui qui leur assurait l’autorité. Maintenir l’empereur à l’armée et l’armée loin de Paris devint l’idée maîtresse de leur politique.

M. Emile Ollivier avait demandé, au contraire, pour sauver la France d’abord et ensuite l’empire libéral, que l’armée revînt sous Paris et Napoléon aux Tuileries. Cette opinion lui fit à la cour plus de tort que la déclaration de guerre, et le 9 août, pour renverser l’adversaire de la régence, les députés dont disposait l’impératrice s’étaient unis à ceux dont disposait M. Rouher. La succession faillit échoir à M. Haussmann, mais il réclama de même le retour des troupes et du souverain, et ses chances s’évanouirent. La même raison, plus que tous les prétextes, détourna du général Trochu le choix de l’impératrice. Au contraire, quand on sut que Montauban ne voulait pas de retraite sous Paris, ce fut le meilleur de ses titres. C’est par une préférence toute militaire que le général avait adopté son plan, mais quand il vit que ce plan lui donnait, en attendant la victoire, le pouvoir, la faveur de l’impératrice, la complaisance d’un parti puissant, et le devait conduire à cette dignité de maréchal toujours convoitée, son plan lui parut meilleur encore et son parti fut pris sans retour.

Le cabinet du 10 août n’était capable de contredire ni au plan militaire ni au dessein politique. La hiérarchie des influences qui désormais allaient conduire les événemens se fixa dès le premier jour dans ces délibérations communes et régulières où la régente assemblait son conseil des ministres et son conseil privé. Les deux corps ne s’y sentirent pas égaux. Le conseil privé était formé de personnages longtemps les premiers de l’empire : en chacun d’eux était visible quelque portion d’homme d’Etat ; en tous vivait la tradition des grandes affaires, et leur prestige était accru et comme rajeuni par la présence de M. Rouher, qui avait eu le plus de puissance, y avait montré le plus de dons, les avait gardés tous, et dont la carrière semblait interrompue mais non finie. Le cabinet comptait d’anciens fonctionnaires formés aux vertus de l’obéissance et non de la volonté, des députés sans éclat, des hommes novices dans le gouvernement. Leur infériorité fit aussitôt leur dépendance. Sous apparence des délibérations communes entre les seconds et les premiers, ceux-ci donnèrent leur avis et ceux-là le suivirent, et rien ne parut changé à des ministres, qui, dans leurs anciennes fonctions ou à la Chambre, avaient tant de fois reçu les ordres, accepté l’influence, célébré le génie de M. Rouher. C’est à ce résultat et à ce nom que tout devait aboutir. Eloignement de l’empereur, durée de la régence, retour au régime autoritaire, prépondérance de l’homme qui s’était fait le plus habile serviteur du pouvoir absolu, chacun de ces résultats appelait l’autre, et ils apparurent en même temps.


ETIENNE LAMY.

  1. Le 1er corps commandé par Mac-Mahon ; le 2e Frossard ; le 3e Bazaine ; le 4e Ladmirault ; le 5e de Failly ; le 7e F. Douay ; et la garde impériale, Bourbaki. Le 6e corps, sous Canrobert, était en réserve à Châlons. Rappelé à Metz après les premières défaites, par suite d’ordres et de contre-ordres, il n’y parvint pas tout entier.
  2. C’est ainsi que MM. Buffet, Daru et de Talhouët se retirèrent quand fut décidé le plébiscite.
  3. Il y avait 7 corps opposés à l’ennemi. Les termes de 8e, 9e 10e et 11e corps désignaient des commandemens territoriaux et non des troupes. C’est pourquoi, dans l’ordre des corps combattans, le 12e suivit immédiatement le 7e.
  4. La loi de 1868 avait transformé le service de sept ans en un service de neuf ans, dont cinq dans l’armée active et quatre dans la réserve. Elle devait donner neuf contingens au lieu de sept. Mais en 1870 elle n’avait pas eu le temps de produire ses effets. Cinq classes, 1865 à 1869, étaient sous les drapeaux, et seuls les soldats de la classe 1864 et 1863, sortis de l’armée active en 1868 et 1860, formaient la réserve, soit au total sept contingens.
  5. Il considérait ce parti comme si nécessaire au salut de la France que, dès nos premières défaites, malgré la réserve que lui commandait sa disgrâce et le faible crédit qu’elle laissait à ses conseils, il voulut faire parvenir son avis à Napoléon III, alors chef des armées. Il écrivit à un ami, le général de Vaubert, aide de camp de l’Empereur, la lettre suivante, pour être mise sous les yeux du souverain :
    « Paris, le 10 août 1870.
    « Si haute que soit l’importance des événemens qui paraissent devoir se passer entre Metz et Nancy, celle des événemens complémentaires qui pourront se passer à Paris, au double point de vue politique et militaire, n’est pas moindre. Il y a là, vous le croirez sans peine, des périls spéciaux qui peuvent faire explosion d’un jour à l’autre par suite de la tension infinie de la situation, quand l’ennemi viendra déployer ses masses autour de la capitale. Il faut la défendre à tout prix avec le concours de l’esprit public qu’il s’agira d’entraîner dans le sens du patriotisme et des grands efforts.
    « Si cette défense est active et vigilante, si l’esprit public tient ferme, l’ennemi se repentira de s’être engagé si loin dans le cœur du pays.
    « Dans cette idée j’exprime l’opinion dont le développement suit : le siège de Paris peut être longuement disputé, à la condition, nécessaire pour tous les sièges, impérieusement nécessaire pour celui-là, que la lutte soit appuyée par une armée de secours. Son objet serait d’appeler à elle tous les groupes qui seraient ultérieurement organisés dans le pays, d’agir par des attaques répétées contre l’armée prussienne qui serait, par suite, incapable d’un investissement complet et de protéger les chemins de fer et les grandes voies du Sud par lesquels se ferait l’approvisionnement de la ville.
    « Cette armée de secours existe, dit-on, au ministère ; mais ce sont là de futurs contingens, tout aussi incertains que ce qu’on a espéré des régimens de marche, que ce qu’on a espéré des régimens de mobiles qui peuvent être, et seront d’un grand secours plus tard, mais non pas dans le moment présent et immédiat.
    « Je crois qu’il faut que l’Armée de secours de Paris soit l’Armée qui est réunie devant Metz, et voici comme je l’entends : le répit que vous donne l’ennemi veut dire qu’il évacue ses blessés, fait reprendre leur équilibre à ses têtes de colonnes, et qu’il opère sa concentration définitive. Elle comprendra trois armées dont l’une, au moins, aura la mission de vous tourner. L’effort lui coûtera cher, mais il sera soutenu par des forces considérables et incessamment renouvelées. Si vous tenez trop longtemps ferme devant Metz, il en sera de cette armée, qui est le dernier espoir de la France, comme il en a été du premier corps, qui a péri après de si magnifiques preuves. Je crois qu’il faut que cette armée de Metz étudie soigneusement et prépare la ligne d’une retraite échelonnée sur Paris, les têtes de colonnes livrant bataille sans s’engager à fond et arrivant à Paris avec des effectifs qui devront suffire pour remplir l’objet de premier ordre que j’ai indiqué ; nous ferons ici le reste. Adieu, bon courage et bon espoir.
    « Post-scriptum. — À l’heure qu’il est, vous avez encore trois routes pour effectuer cette retraite. Dans quatre jours vous n’en aurez plus que deux. Dans huit jours vous n’en aurez plus qu’une, celle de Verdun. Ce jour-là l’armée sera perdue. »
    Singulière puissance qui élevait l’étude et l’intelligence de la guerre jusqu’à la prophétie, et d’avance fixait non seulement l’étendue des désastres, mais leur marche, mais l’heure où ils devaient s’accomplir !