La Flèche noire/1/2

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Traduction par E. La Chesnais.
Société du Mercure de France (p. 43-52).


CHAPITRE II

DANS LES MARAIS


Il était près de six heures, par ce matin de mai, lorsque Dick, à cheval, prit, à travers les marais, le chemin du retour. Le ciel était tout bleu ; un vent fort et continu soufflait joyeusement ; les ailes des moulins tournaient ; et les saules dans les marais ondulaient et brillaient comme un champ de blé. Il avait été toute la nuit en selle, mais il avait le cœur solide et le corps vigoureux, et il chevauchait gaiement.

Le sentier descendait de plus en plus dans le marais, en sorte que la vue de tous les points de repère environnants s’y perdait, excepté le moulin de Kettley sur le monticule derrière le cavalier, et la pointe extrême de la forêt de Tunstall, loin devant lui. Des deux côtés étaient de grands champs d’ajoncs en fleurs et de saules, des mares plissées par le vent, et de dangereuses fondrières, d’un vert d’émeraude, bien faites pour attirer et trahir le voyageur. Le sentier traversait le marécage presque en ligne droite. Il était très ancien ; il remontait à l’époque romaine ; par le cours des temps, une bonne partie avait été défoncée, et çà et là, pendant des centaines de mètres, il était submergé sous les eaux du marais.

À un mille environ de Kettley, Dick arriva à une de ces interruptions de la chaussée, où les ajoncs et les saules avaient poussé au hasard, formant comme de petites îles, et cachaient le chemin. En outre, le défoncement était plus long que les autres ; c’était un endroit où tout étranger devait aisément se perdre ; et Dick se mit à penser, avec une sorte d’angoisse, au garçon qu’il avait si imparfaitement renseigné. Quant à lui, jetant un regard en arrière vers les ailes du moulin qui tournaient, noir sur le bleu du ciel, — un regard en avant sur les hauteurs de la forêt de Tunstall, il eut une direction suffisante et continua tout droit, malgré l’eau qui venait aux genoux de son cheval, aussi sûrement que sur une grande route.

À mi-chemin de cette passe, et déjà en vue du sentier qui émergeait sec de l’autre côté, il entendit sur sa droite un violent clapotis, et vit un cheval gris enfoncé dans la boue jusqu’au ventre, et qui faisait encore des efforts spasmodiques. Subitement, comme s’il eût deviné l’approche du secours, la pauvre bête se mit à hennir bruyamment. Affolé par la terreur, il roulait des yeux injectés de sang ; et, tandis qu’il se démenait dans la fondrière, des nuées de moustiques s’élevaient dans l’air et bourdonnaient autour de lui.

— Hélas ! pensa Dick, le pauvre aurait-il péri ? Voilà son cheval, c’est sûr — un bon cheval gris ! Non, camarade, puisque tu appelles vers moi si lamentablement, je ferai tout ce qu’il est possible de faire pour t’aider. Tu ne resteras pas là à t’enfoncer peu à peu !

Et il prépara son arc, et mit une flèche dans la tête de l’animal.

Dick repartit après cet acte de brutale pitié, l’esprit un peu plus calme, et regardant avec soin autour de lui si aucune trace n’apparaîtrait de son moins heureux prédécesseur sur ce chemin.

— Je voudrais avoir osé lui en dire davantage, pensa-t-il, car je crains qu’il ne se soit perdu dans le bourbier.

Et, juste comme il pensait cela, une voix cria son nom, et, regardant par-dessus son épaule, il aperçut sur le côté de la chaussée, la figure du garçon, au milieu d’un bouquet d’ajoncs.

— Vous voilà ? dit-il, arrêtant son cheval. Vous êtes tellement caché par les roseaux que je vous aurais dépassé sans vous voir. J’ai vu votre cheval embourbé, et l’ai délivré de l’agonie ; ce que, par ma foi ! vous auriez dû faire vous-même, si vous aviez eu un peu de pitié. Mais sortez de votre cachette. Il n’y a personne ici pour vous inquiéter.

— Hé ! mon garçon, je n’ai pas d’armes et ne saurais m’en servir, si j’en avais, répliqua l’autre en s’avançant sur le sentier.

— Pourquoi m’appelez-vous garçon ? demanda Richard. Vous n’êtes pas, je pense, l’aîné de nous deux.

— Bon maître Shelton, dit l’autre, je vous en prie, pardonnez-moi. Je n’ai pas la moindre intention de vous offenser. Je ferais tout, plutôt, pour obtenir votre bienveillance et votre grâce, car je suis plus mal en point que jamais, ayant perdu mon chemin, mon manteau et mon pauvre cheval. Avoir une cravache et des éperons, et pas de cheval à monter ! Et, surtout, ajouta-t-il, avec un regard lamentable sur ses vêtements — surtout être si misérablement sali !

— Bah, s’exclama Dick. Prenez-vous garde à un plongeon ? Le sang d’une blessure ou la poussière du voyage, — voilà les ornements d’un homme.

— Eh bien, alors, je l’aime mieux sans ornement, fit le garçon. Je vous prie, bon maître Richard, je vous en prie, aidez-moi de votre bon conseil. Si je n’arrive pas sain et sauf à Holywood, je suis perdu.

— Non, dit Richard, descendant de cheval, je vous donnerai mieux qu’un conseil. Prenez mon cheval, et je vais courir un moment ; quand je serai fatigué, nous changerons, de manière que, à pied et à cheval, nous irons le plus vite possible.

Ce qui fut fait, et ils allèrent aussi vivement que le permettait le terrain inégal, Dick tenant la main sur le genou de l’autre.

— Comment vous appelez-vous ? demanda Dick.

— Appelez-moi John Matcham, répondit le garçon.

— Et qu’allez-vous faire à Holywood ? continua Dick.

— Je cherche asile contre un homme qui veut m’opprimer, fut la réponse. Le bon abbé de Holywood est un soutien puissant pour le faible.

— Et comment vous trouviez-vous avec Sir Daniel ? poursuivit Dick.

— Hé, dit l’autre, par la violence ! Il m’a enlevé de force de ma propre demeure ; il m’a couvert de ces haillons ; il a galopé avec moi, à m’en rendre malade ; il m’a nargué jusqu’à me faire pleurer ; et, lorsque plusieurs de mes amis se mirent à le poursuivre, dans l’espoir de me reprendre, il me mit en croupe derrière lui pour les empêcher de tirer ! Je fus même égratigné au pied droit et je boite un peu. Oh, il y aura un jour de règlement pour tout cela : il lui en cuira !

— Voulez-vous prendre la lune avec les dents ? dit Richard. C’est un vaillant chevalier, et sa main est de fer. S’il avait deviné que je me suis mêlé de votre fuite, je passerais un mauvais quart d’heure.

— Hé, mon pauvre garçon, répliqua l’autre, vous êtes son pupille, je sais bien. À propos, je le suis aussi, du moins il le dit ; à moins qu’il ait acheté le droit de me marier,… je ne sais pas au juste ; mais c’est quelque pratique pour m’opprimer.

— Garçon encore ! dit Dick.

— Quoi ? Dois-je donc vous appeler fille, bon Richard ? demanda Matcham.

— Pas de filles pour moi, répliqua Dick. Je les renie en bloc !

— Vous parlez en garçon, dit l’autre. Vous pensez plus à elles que vous ne le prétendez.

— Non, pas moi, dit Richard, résolument. Je ne m’en occupe pas. La peste soit d’elles, vous dis-je. Parlez-moi de chasser, de combattre et de festoyer, et de vivre avec de hardis compagnons. Je n’ai jamais entendu parler de fille qui fût bonne à quelque chose, sauf une ; et celle-là, la pauvre, fut brûlée comme sorcière et pour avoir porté des habits d’homme, malgré son sexe.

Maître Matcham se signa avec ferveur, et sembla prier.

— Que faites-vous ? demanda Dick.

— Je prie pour son âme, répondit l’autre, d’une voix un peu troublée.

— Pour l’âme d’une sorcière ? s’écria Dick. Mais priez pour elle, si vous voulez ; c’était bien la meilleure fille d’Europe, cette Jeanne d’Arc. Le vieil archer Appleyard a prié devant elle, a-t-il dit, comme si elle avait été Mahomet. C’était une brave fille.

— Soit, mais, bon maître Richard, conclut Matcham, si vous aimez si peu les filles, vous n’êtes pas vraiment un homme naturel ; car Dieu a fait les deux avec intention, et a répandu dans le monde le sincère amour, pour être l’espoir de l’homme et le soutien de la femme.

— Fi, dit Richard, vous êtes une poule mouillée de rabâcher ainsi sur les femmes. Si vous croyez que je ne suis pas un vrai homme, descendez sur le sentier, et soit à coups de poing, soit à l’épée, ou bien avec l’arc et les flèches, votre corps éprouvera si je suis un homme.

— Non, je ne suis pas batailleur, dit Matcham énergiquement. Je ne veux pas faire la moindre offense. Je veux plaisanter seulement. Et, si je parle de femmes, c’est que j’ai entendu dire que vous alliez vous marier.

— Moi, me marier ! s’exclama Dick. Bon, c’est la première nouvelle. Et qui épouserai-je ?

— Une Joanna Sedley, répliqua Matcham en rougissant. C’est une combinaison de Sir Daniel ; il a de l’argent à gagner des deux côtés ; et j’ai entendu la pauvre fille se lamenter de cette union à faire pitié. Il paraît qu’elle est de votre avis, ou bien que le fiancé lui déplaît.

— Bah ! le mariage est comme la mort, il vient pour tout le monde, dit Richard avec résignation. Et elle s’est lamentée ? Voyez un peu, voyez quelles têtes de linottes que toutes ces filles : se lamenter avant de m’avoir vu ! Est-ce que je me lamente ? Non pas. Si je me marie, je me marierai les yeux secs ! Mais, si vous la connaissez, je vous prie, de quelle couleur est-elle, blonde ou brune ? Et est-elle d’humeur méchante ou agréable ?

— Hé, qu’importe ? dit Matcham. Si vous vous mariez, vous n’avez qu’à vous marier. Qu’est-ce que cela fait, brune ou blonde ? Niaiseries que cela. Vous n’êtes pas une poule mouillée, maître Richard ; vous vous marierez les yeux secs, quand même.

— C’est bien dit, répliqua Shelton, peu m’importe.

— Cela promet un agréable mari à votre femme, dit Matcham.

— Elle aura le mari pour qui le ciel l’a faite, répondit Richard. Je pense qu’il y en a de pires, aussi bien que de meilleurs.

— Ah, la pauvre fille, dit l’autre.

— Et pourquoi pauvre ? demanda Dick.

— Épouser un homme en bois, répliqua son compagnon. Pauvre moi, si j’avais un mari en bois !

— On dirait vraiment que je suis un homme en bois, répliqua Dick, moi qui traîne à pied, pendant que vous êtes sur mon cheval ; mais c’est du bon bois, je crois.

— Bon Dick, pardonnez-moi, s’écria l’autre. Oui, vous êtes le meilleur cœur d’Angleterre ; c’était pour rire. Pardonnez-moi, gentil Dick.

— Non, pas de mots bêtes, répliqua Dick, un peu embarrassé par la chaleur de son compagnon. Il n’y a pas de mal. Je ne suis pas susceptible, Dieu merci.

Et à ce moment, le vent qui soufflait en plein dans leur dos leur apporta la discordante fanfare du trompette de Sir Daniel.

— Écoutez, dit Dick, on sonne le boute-selle.

— Ah, dit Matcham, ils se sont aperçus de ma fuite, et maintenant je n’ai plus de cheval, et il devint pâle comme un mort.

— Quelle mine ! répondit Richard. Vous avez une grande avance, et nous sommes près du bac. Et il me semble que c’est moi qui n’ai pas de cheval.

— Hélas, on va me prendre ! cria le fugitif. Dick, bon Dick, je vous supplie, aidez-moi encore un peu !

— Allons, bon, qu’est-ce qui te prend ? dit Richard. Il me semble que je vous aide très manifestement. Mais cela me fait de la peine de voir un compagnon si abattu ! Et écoutez, John Matcham — puisque vous vous appelez John Matcham — moi, Richard Shelton, advienne que pourra, je vous verrai sain et sauf à Holywood. Que les saints me le rendent si je vous fais faute. Allons, remettez-vous un peu, Sir Blancheface. Le chemin est meilleur ici ; donnez de l’éperon. Plus vite ! Plus vite ! Ne vous occupez pas de moi : je cours comme un cerf.

Ainsi, le cheval trottant dur et Dick courant aisément à côté, ils traversèrent la fin du marais, ils arrivèrent au bord de la rivière, près de la cabane du passeur.