La Flèche noire/1/7

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Traduction par E. La Chesnais.
Société du Mercure de France (p. 101-114).


CHAPITRE VII

LA FACE MASQUÉE


Ils se réveillèrent à l’aube : les oiseaux ne chantaient pas encore à pleine gorge, mais gazouillaient ça et là dans le bois ; le soleil n’était pas encore levé, le ciel était seulement, à l’est, barré de couleurs solennelles. À demi morts de faim et surmenés comme ils étaient, ils restaient couchés sans bouger, plongés dans une lassitude délicieuse. Et, comme ils étaient ainsi, le son d’une clochette frappa soudain leurs oreilles.

— Une cloche ! dit Dick s’asseyant, sommes-nous donc si près de Holywood !

Un instant après la cloche résonna de nouveau, mais cette fois un peu plus près et ensuite, toujours se rapprochant, elle continua à sonner irrégulièrement et au large dans le silence du matin.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? dit Dick, maintenant tout à fait éveillé.

— C’est quelqu’un qui marche, répliqua Matcham et la cloche résonne toujours quand il marche.

— Je vois bien cela, dit Dick, mais pourquoi ? que fait-il dans les bois de Tunstall ? Jack, ajouta-t-il, moquez-vous de moi si vous voulez, mais je n’aime pas ce son creux.

— Non, dit Matcham, avec un frisson, cela donne une note lugubre. Si le jour n’était pas venu…

À ce moment la cloche hâtant le pas se mit à sonner à coups pressés, puis le marteau frappa un son fort et discordant, enfin elle se tut pour un moment.

— On dirait que le porteur a couru pendant le temps d’un pater et a ensuite sauté la rivière, dit Dick.

— Et à présent il recommence à marcher tranquillement, ajouta Matcham.

— Non, répliqua Dick, non Jack, pas si tranquillement. C’est un homme qui marche très vite. C’est un homme qui craint pour sa vie ou qui a quelque affaire pressée. N’entendez-vous pas comme le battement se rapproche vite ?

— Il est tout près maintenant, dit Matcham.

Ils étaient alors sur le bord du creux, et comme ce creux lui-même se trouvait sur une petite éminence, ils commandaient la vue sur la plus grande partie de la clairière jusqu’au bois épais qui la terminait.

Le jour qui était très clair et gris leur montra le ruban blanc d’un sentier serpentant parmi les ajoncs. Il passait à quelque cent mètres du creux et traversait la clairière de l’est à l’ouest. À sa direction Dick jugea qu’il conduisait plus ou moins directement à Moat-House.

Sur ce sentier, sortant de la lisière du bois, une forme blanche apparut. Elle s’arrêta un instant et sembla regarder autour d’elle, puis, à pas lents, courbée presque en deux, elle s’avança sur la bruyère ; à chaque pas la cloche sonnait. Pas de tête, un capuchon blanc qui n’était même pas percé de trous pour les yeux voilait la face ; et à mesure que cette forme avançait, elle semblait tâtonner et chercher son chemin en frappant le sol avec un bâton. Une peur saisit les garçons, froide comme la mort.

— Un lépreux ! dit Dick d’une voix rauque.

— Son attouchement est la mort, dit Matcham, sauvons-nous.

— Non pas, répliqua Dick. Ne voyez-vous pas qu’il est aveugle ? Il se guide avec un bâton. Restons tranquilles, le vent souffle vers le sentier, il passera et ne nous fera pas de mal. Hélas ! pauvre malheureux, nous devrions plutôt le plaindre !

— Je le plaindrai quand il sera loin, répliqua Matcham.

Le lépreux aveugle était maintenant à mi-chemin vers eux, et, à ce moment, le soleil se leva et brilla en plein sur sa face voilée. Il avait été grand avant que la dégoûtante maladie l’eût courbé et même il marchait encore d’un pas vigoureux. Le lugubre battement de sa cloche, le tâtonnement de son bâton, l’étoffe couvrant sa face et la certitude qu’il était non seulement voué à la mort et à la souffrance, mais séparé pour toujours de l’approche de ses semblables, remplissait l’âme des jeunes gens d’épouvante, et à chaque pas qui le rapprochait d’eux leur courage et leur force semblaient les abandonner.

Lorsqu’il arriva à peu près en face du creux, il s’arrêta et tourna sa figure droit vers eux.

— Marie me protège ! il nous voit, dit Matcham d’une voix éteinte.

— Chut ! murmura Dick, il ne peut qu’écouter. Il est aveugle, idiot !

Le lépreux, regarda ou écouta, peu importe, pendant quelques secondes. Puis il se remit en marche, mais bientôt s’arrêta de nouveau, se retourna et sembla regarder les jeunes gens. Dick lui-même devint blanc comme un mort et ferma les yeux comme si un simple coup d’œil eût pu lui communiquer l’infection. Mais bientôt la clochette sonna et, cette fois sans plus d’hésitation, le lépreux traversa le bout de la petite bruyère et disparut sous le couvert du bois.

— Il nous a vus, dit Matcham, j’en jurerais.

— Bah ! répliqua Dick, retrouvant un peu de courage. Il n’a pu que nous entendre. Il avait peur, le pauvre ! Si vous étiez aveugle et marchiez dans une nuit perpétuelle, vous trembleriez, rien qu’à entendre craquer une branche ou chanter un oiseau.

— Dick, mon bon Dick, il nous a vus, répéta Matcham. Quand un homme écoute, il ne fait pas comme celui-ci ; il fait autrement, Dick. C’était voir, ce n’était pas entendre. Il a de mauvaises intentions. Écoutez si sa clochette n’est pas arrêtée.

C’était vrai. La clochette ne sonnait plus.

— Oh ! dit Dick, je n’aime pas cela, non, cela ne me plaît pas. Qu’est-ce que cela veut dire ? Allons-nous-en, par la messe !

— Il est allé vers l’est, ajouta Matcham. Mon bon Dick, allons droit vers l’ouest. Je ne pourrai plus respirer tant que je n’aurai pas tourné le dos à ce lépreux.

— Jack, vous êtes trop peureux, répliqua Dick. Nous irons droit sur Holywood ou, du moins, tout aussi droit que je puis vous guider, et c’est vers le nord.

Ils furent sur pied de suite, passèrent le ruisseau sur quelques pierres et commencèrent à gravir l’autre côté qui était plus escarpé, se dirigeant vers l’orée du bois. Le terrain devenait très inégal, plein de trous et de monticules ; les arbres poussaient, ici dispersés et là par bouquets ; il était de plus en plus difficile de suivre une direction et les jeunes gens allaient un peu au hasard. De plus, ils étaient épuisés par les fatigues de la veille et le manque de nourriture, ils avançaient lourdement et traînaient les jambes sur le sable.

Bientôt, en arrivant sur le haut d’un monticule, ils aperçurent à quelques centaines de mètres devant eux le lépreux, qui traversait leur ligne dans un creux. Sa cloche était silencieuse, son bâton ne frappait plus le sol et il allait devant lui du pas vif et assuré d’un homme qui voit. Un moment après il avait disparu dans un petit fourré.

À sa vue les jeunes gens s’étaient jetés derrière une touffe de genêts, ils restaient là, frappés d’horreur.

— Certainement il nous poursuit, dit Dick… C’est sûr. Il tenait le battant de sa cloche, avez-vous vu ? pour qu’il ne sonne pas. À présent, que les saints nous protègent ! et nous conduisent, car je n’ai pas de force pour combattre la lèpre.

— Que fait-il ? s’écria Matcham, que veut-il ? A-t-on jamais vu un lépreux qui, par pure méchanceté, poursuit des malheureux ? N’a-t-il pas sa cloche justement pour que les gens puissent l’éviter ? Dick, il y a autre chose là-dessous.

— Non, cela m’est égal, grogna Dick, je n’ai plus de force, mes jambes fléchissent. Que les saints m’assistent.

— Allez-vous rester là à ne rien faire ? cria Matcham.

— Retournons dans la clairière. Ce sera plus sûr ; il ne pourra nous approcher par surprise.

— Pas moi, dit Dick, mon temps est venu ; et il peut passer près de nous.

— Bandez votre arc, au moins ! cria l’autre. Quoi ! êtes-vous un homme ?

Dick se signa.

— Voulez-vous que je tire sur un lépreux ? dit-il. La main me manquerait. À présent, laissez faire ! Avec des hommes sains je combattrai, mais non avec des revenants et des lépreux. Qu’est celui-ci, je ne sais. Qu’il soit ce qu’il voudra, et le ciel nous protège !

— Et bien, dit Matcham, si c’est cela le courage de l’homme, quelle pauvre chose que l’homme ! Mais puisque vous ne voulez rien faire, cachons-nous.

Un unique tintement de cloche, brusque, se fit entendre.

— Il a lâché le battant, murmura Matcham. Grands saints ! comme il est près !

Mais Dick ne répondit pas un mot, ses dents claquaient presque.

Bientôt ils aperçurent un morceau de la robe blanche entre les broussailles, puis la tête du lépreux avança derrière un tronc d’arbre et sembla sonder minutieusement les environs avant de se retirer.

À leurs sens surexcités, le buisson paraissait tout vivant de frémissements et des craquements de branches mortes ; et ils entendaient mutuellement battre leurs cœurs.

Soudain, avec un cri, le lépreux se précipita dans la clairière et courut droit sur les jeunes gens. Ils se séparèrent en hurlant et se mirent à courir de côtés différents. Mais leur horrible ennemi s’attacha à Matcham, courut vivement sur lui et le fit presque aussitôt prisonnier. Le garçon poussa un cri que l’écho répéta au loin dans la forêt, il eut comme un spasme de résistance, puis tous ses membres se détendirent et il tomba inanimé dans les bras de son vainqueur.

Dick entendit le cri et se retourna. Il vit tomber Matcham, et à l’instant sa force et son courage lui revinrent. Avec un cri de pitié et de colère il détacha et banda son arbalète. Mais avant qu’il eût le temps de tirer, le lépreux leva la main :

— Ne tirez pas, Dick ! cria une voix familière. Ne tirez pas, mauvais plaisant ! ne reconnaissez-vous pas un ami ?

Et couchant Matcham sur le gazon, il défit le capuchon qui lui couvrait la figure et montra les traits de Sir Daniel Brackley.

— Sir Daniel ! s’écria Dick.

— Oui, par la messe, Sir Daniel ! répliqua le chevalier. Voulez-vous tirer sur votre tuteur, coquin ? Mais voici ce… Et il s’interrompit, et montrant Matcham, demanda… Comment l’appelez-vous, Dick ?

— Eh, dit Dick, je l’appelle maître Matcham. Ne le connaissez-vous pas ? Il disait que vous le connaissiez !

— Oui, répliqua Sir Daniel, je connais ce garçon ; et il ricana. Mais il s’est évanoui, et, par ma foi, il aurait pu se trouver mal à moins. Hé ! Dick ? Vous ai-je fait une mortelle peur !

— Oui, vraiment, Sir Daniel, dit Dick en soupirant rien qu’à ce souvenir. Ah ! Monsieur, sauf votre respect, j’aurais autant aimé rencontrer le diable en personne ; et, pour dire la vérité, j’en suis encore tout tremblant. Mais que faisiez-vous sous un tel déguisement ?

La colère assombrit soudain le front de Sir Daniel.

— Ce que je faisais ? dit-il. Vous faites bien de me le rappeler ! Quoi ? Je me cachais pour sauver ma pauvre vie dans mon propre bois de Tunstall, Dick. Nous avons été malheureux à la bataille, nous sommes juste arrivés pour être balayés dans la déroute. Où sont tous nos braves gens d’armes ? Par la messe, Dick, je n’en sais rien ! Nous avons été balayés, les coups tombaient drus sur nous ; je n’ai pas vu un homme portant mes couleurs depuis que j’en ai vu tomber trois. Quant à moi, je suis arrivé sain et sauf à Shoreby, et me méfiant de la Flèche-Noire, je me suis procuré cette robe et cette cloche, et suis venu doucement sur le chemin de Moat-House. Il n’y a pas de déguisement comparable à celui-ci ; le tintement de cette cloche ferait fuir le plus solide outlaw de la forêt ; ils deviendraient tous pâles rien qu’à l’entendre. Enfin j’arrivai près de vous et de Matcham. Je ne pouvais voir que très mal à travers ce capuchon et n’étais pas sûr que ce fût vous, étonné surtout, pour bien des raisons, de vous trouver ensemble. De plus, dans la clairière, où il me fallait aller lentement en me servant de mon bâton, je craignais de me découvrir. Mais voyez, ajouta-t-il, ce pauvre malheureux reprend un peu vie. Un peu de bon canarie le remettra.

Le chevalier sortit de dessous sa robe une forte bouteille et se mit à frotter les tempes et à mouiller les lèvres du patient qui revint peu à peu à lui et roula de l’un à l’autre des yeux ternes.

— Quelle joie, Jack ! dit Dick. Ce n’était pas un lépreux ; c’était Sir Daniel ! Voyez !

— Avalez-moi une bonne gorgée de ceci, dit le chevalier. Cela vous donnera de la virilité. Ensuite je vous ferai manger tous les deux et nous irons tous trois à Tunstall. Car, Dick, continua-t-il, tout en déposant sur l’herbe du pain et de la viande, je vous avouerai en bonne conscience, qu’il me tarde fort d’être à l’abri entre quatre murs. Jamais, depuis que j’ai monté un cheval, je ne me suis trouvé en si mauvaise posture : danger de mort, craintes pour mes terres et mes richesses, et, pour comble, tous ces gredins du bois qui me pourchassent. Mais je ne suis pas encore à bas. Quelques-uns de mes hommes retrouveront bien leur chemin, Hatch en a dix ; Selden en avait six. Bah ! nous serons bientôt encore forts ; et si je peux seulement acheter ma paix avec mon très fortuné et indigne Lord d’York, eh bien ! Dick, nous serons de nouveau un homme et monterons à cheval !

Disant cela, le chevalier se remplit une corne de canarie et d’un geste muet porta la santé de son pupille.

— Selden, bégaya Dick…, Selden… et il s’arrêta ; Sir Daniel déposa le vin sans le goûter.

— Comment, s’écria-t-il, d’une voix altérée. Selden ? Parlez ? Qu’y a-t-il ?

Dick balbutia l’histoire de l’embuscade et du massacre.

Le chevalier écouta en silence, mais en entendant, sa figure se convulsa de rage et de colère.

— Eh bien, dit-il, sur ma main droite, je jure de venger cela ! Si j’y manque, si je ne répands pas le sang de dix hommes pour un, que cette main se dessèche sur mon corps ! J’ai brisé ce Duckworth comme un fétu ; je l’ai fait mendiant à sa propre porte ; j’ai brûlé son toit sur sa tête, je l’ai chassé de ce pays ; et maintenant il revient me braver ? Non, Duckworth, cette fois la lutte sera dure !

Il se tut un instant, sa figure travaillait.

— Mangez, dit-il, soudain. Et vous, ici, ajouta-t-il en s’adressant à Matcham, faites-moi serment de me suivre tout droit à Moat-House ?

— Je vous donne ma parole d’honneur, répliqua Matcham.

— Et que ferai-je de votre honneur, dit le chevalier. Jurez sur le salut de votre mère.

Matcham prêta le serment exigé et Sir Daniel remit son capuchon. Cet effrayant déguisement fit encore impression sur ses deux compagnons. Mais le chevalier fut bientôt sur pied.

— Mangez vite, dit-il, et suivez-moi lestement dans ma maison.

À ces mots il s’enfonça dans les bois ; peu après la cloche commença à sonner, marquant ses pas ; les deux jeunes gens, assis à côté du repas auquel ils ne goûtaient pas, l’entendirent s’éteindre lentement, au loin, sur la colline.

— Et alors vous allez à Tunstall ? demanda Dick.

— Oui, vraiment, dit Matcham, puisqu’il le faut ! Je suis plus brave derrière le dos de Sir Daniel qu’en face de lui.

Ils mangèrent hâtivement et se mirent en marche en suivant le chemin par les hautes parties aérées de la forêt, où de grands hêtres étaient dispersés au milieu de prairies vertes, et où les oiseaux et les écureuils étaient joyeux dans les rameaux. Deux heures plus tard, ils descendirent de l’autre côté et déjà, à travers le haut des arbres, aperçurent le toit et les murs rouges du château de Tunstall.

— Ici, dit Matcham, s’arrêtant, vous allez prendre congé de votre ami Jack, que vous ne devez plus revoir. Allons, Dick, pardonnez-lui ce qu’il a fait de mal, comme lui, de son côté, vous pardonne de bon cœur et de bonne amitié.

— Et pourquoi cela ? demanda Dick. Si nous allons tous deux à Tunstall, je vous verrai encore, je pense, et très souvent.

— Vous ne verrez plus jamais le pauvre Jack Matcham, qui était si peureux et si encombrant, et qui, cependant, vous a tiré de la rivière, vous ne le verrez plus, Dick, sur mon honneur ! Il ouvrit ses bras et les deux jeunes gens s’embrassèrent. Et puis, Dick, continua Matcham, j’ai des pressentiments. Vous allez voir un nouveau Sir Daniel, car jusqu’à présent tout lui a merveilleusement réussi, la fortune était avec lui ; mais maintenant que le sort tourne contre lui et qu’il est en péril de sa vie, il me semble qu’il va se montrer mauvais seigneur pour nous deux. Il peut être brave en bataille, mais il a l’œil d’un menteur, il y a de la peur dans son œil, Dick, et la peur est aussi cruelle que le loup ! Nous descendons dans ce château, sainte Marie nous protège pour en sortir !

Et ils continuèrent à descendre en silence et arrivèrent enfin devant la forteresse forestière de Sir Daniel, basse et ombragée, flanquée de tours rondes et tachée de mousses et de lichen, entourée des eaux du fossé couvert de lys. Au moment où ils parurent les portes furent ouvertes, le pont abaissé, et Sir Daniel lui-même avec Hatch et le prêtre à ses côtés se tenaient prêts à les recevoir.