La Flèche noire/5/3

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Traduction par E. La Chesnais.
Société du Mercure de France (p. 326-332).


CHAPITRE III

LA BATAILLE DE SHOREBY (fin)


Dick, encore une fois laissé à lui-même, se mit à regarder autour de lui. La grêle de flèches s’était un peu ralentie. De tous côtés l’ennemi reculait ; et la plus grande partie de la place était maintenant vide, la neige piétinée était devenue une boue orangée, éclaboussée de sang, toute parsemée d’hommes et de chevaux morts, et hérissée dru de flèches ennemies.

De son côté, la perte avait été cruelle. Dans l’entrée de la petite rue et sur les ruines de la barricade s’amoncelaient morts et mourants ; et, des cent hommes avec lesquels il avait commencé la bataille, il n’y en avait pas soixante-dix pouvant encore porter les armes.

Le temps s’écoulait. On pouvait penser que les renforts arriveraient d’un moment à l’autre ; et ceux de Lancastre, déjà ébranlés par le mauvais résultat de leur assaut désespéré, n’étaient pas en état de supporter l’attaque de troupes fraîches.

Il y avait un cadran sur le mur d’une des maisons de côté ; le froid soleil d’hiver y marquait dix heures du matin.

Dick se retourna vers l’homme qui était près de lui, un petit archer insignifiant qui liait une blessure à son bras.

— Ç’a été un beau combat, dit-il, et, par ma foi, ils ne nous chargeront plus.

— Sir, dit le petit archer, vous avez très bien combattu pour York, et encore mieux pour vous-même. Jamais, en si peu de temps, un homme n’a tant avancé en grâce auprès du duc. Qu’il ait confié un tel poste à quelqu’un qu’il ne connaissait pas est merveilleux. Mais, gare à votre tête, Sir Richard ! Si vous vous laissez vaincre… Si vous reculez seulement d’une semelle… la hache ou la corde seront le châtiment ; et je suis ici, si vous faisiez quelque chose de douteux, je vous le dis honnêtement, pour vous poignarder par derrière.

Dick ébahi regardait le petit homme.

— Vous ! cria-t-il. Et par derrière !

— C’est ainsi, répliqua le petit homme. Et, parce que je n’aime pas la chose, je vous le dis. Il vous faut maintenir le poste, Sir Richard, à vos risques. Oh ! notre bossu est une bonne lame et un brave guerrier ; mais qu’il soit de sang-froid ou dans l’action, il veut toujours que tout se passe exactement selon ses ordres. Si quelqu’un y manque ou le gêne, il faut mourir.

— Vraiment, s’écria Richard, est-ce ainsi ? Et les hommes suivent un tel chef ?

— Oh, ils le suivent avec joie, répliqua l’autre, car s’il est exact à punir, sa main est très ouverte pour récompenser. Et s’il n’épargne pas le sang et la peine des autres, il ne se ménage pas non plus, toujours en tête dans les combats, et le dernier au sommeil. Il ira loin, le bossu, Dick de Gloucester !

Le jeune chevalier, s’il avait jusqu’ici été brave et vigilant, était maintenant d’autant plus prêt à exercer sa surveillance et son courage. Sa faveur soudaine, il commençait à s’en apercevoir, avait apporté des dangers à sa suite. Et il s’éloigna de l’archer, et une fois de plus examina anxieusement la place. Elle était vide, comme avant.

— Je n’aime pas cette tranquillité, dit-il. Sûrement ils nous préparent quelque surprise.

Et, comme en réponse à sa remarque, les archers se portèrent de nouveau vers la barricade, et les flèches tombèrent dru. Mais il y avait quelque hésitation dans l’attaque. Ils ne s’avançaient pas franchement et semblaient plutôt attendre un nouveau signal.

Dick regarda avec inquiétude autour de lui, guettant quelque danger caché. Et, en effet, environ à mi-hauteur de la petite rue, tout à coup une porte fut ouverte du dedans, et la maison ne cessa, pendant quelques instants de laisser passer, à la fois par la porte et la fenêtre, un torrent d’archers de Lancastre. Ceux-ci, à mesure qu’ils sautaient, se mettaient vite en rang, courbaient leurs arcs, et lançaient une pluie de flèches sur les derrières de Dick.

En même temps, les assaillants de la place redoublèrent leur jet et se mirent vigoureusement à envelopper la barricade.

Dick rappela tous ses hommes partis dans les maisons, et fit face des deux côtés. Excitant leur courage de la voix et du geste, il répondit du mieux qu’il put à la double grêle de flèches qui tombait sur lui.

Cependant, dans la rue, les maisons s’ouvraient les unes après les autres, et ceux de Lancastre continuaient à sortir des portes et à sauter des fenêtres, criant victoire, si bien que le nombre des ennemis sur les derrières de Dick fut presque égal au nombre en front. Il devenait clair qu’il ne pouvait plus tenir la position ; le pis était que, même s’il eût pu la tenir, c’eût été maintenant sans profit ; et l’armée d’York tout entière était dans une situation désespérée, menacée d’un désastre total.

Les hommes derrière lui formaient l’organe essentiel de la défense générale ; et ce fut contre eux que Dick se tourna, chargeant à la tête de ses hommes. L’attaque fut si vigoureuse que les archers de Lancastre reculèrent et faiblirent, et enfin, rompant leurs rangs, rentrèrent en désordre dans les maisons d’où ils étaient sortis si vains le moment d’avant.

Cependant, les hommes de la place avaient traversé en foule la barricade sans défense et commençaient chaudement l’attaque de l’autre côté ; et Dick dut encore faire front et les repousser. Une fois de plus le courage de ses hommes l’emporta ; et ils nettoyèrent la rue merveilleusement, mais tandis qu’ils y réussissaient, les autres sortaient de nouveau des maisons, et, pour la troisième fois les prenaient par derrière.

Ceux d’York commençaient à être clairsemés ; plusieurs fois Dick s’était trouvé seul au milieu des ennemis, défendant sa vie avec l’épée ; plusieurs fois il avait senti une blessure. Et pourtant, la bataille était balancée dans la rue sans résultat décisif.

Tout à coup Dick entendit un grand bruit de trompettes venant des faubourgs de la ville. Le cri de guerre d’York monta au ciel, comme porté par de nombreuses voix triomphantes. Et, en même temps, les hommes sur son front se mirent à reculer rapidement, abandonnant la rue, et rentrant sur la place. Quelqu’un parla de fuir. On soufflait les trompettes au hasard, pour le ralliement, pour la charge. Évidemment, quelque grand coup avait été frappé, et ceux de Lancastre se trouvaient, au moins pour le moment, en complet désordre, et il y avait même un commencement de panique.

Et alors, comme un coup de théâtre, vint le dernier acte de la bataille de Shoreby. Les hommes sur le front de Richard, tournèrent le dos, comme des chiens qu’un coup de sifflet eût rappelés, et fuirent comme le vent. En même temps arriva sur la place une tempête de cavaliers, fuyards et poursuivants, ceux de Lancastre se retournaient pour frapper de l’épée, ceux d’York les culbutaient à la pointe de la lance.

Dick regardait le bossu, visible dans la mêlée. Il donnait déjà un avant-goût de son furieux courage, et de cette habileté à se tailler un chemin à travers les rangs de la bataille, qui, des années plus tard sur le champ de Bosworth, lorsqu’il était tout couvert de crimes, faillit presque changer le sort de la journée et l’avenir du trône d’Angleterre. Esquivant les coups, en donnant, descendant, il entraînait et manœuvrait son vigoureux cheval, se défendait si subtilement, et distribuait si libéralement la mort à ses adversaires, qu’il était maintenant loin en avant de ses premiers chevaliers, fauchant sa route avec le tronçon d’une épée sanglante vers l’endroit où Lord Risingham ralliait les plus braves. Un instant encore et ils allaient se rencontrer, le grand, splendide et fameux guerrier contre le garçon difforme et maladif.

Mais Shelton ne doutait pas du résultat ; et, lorsque bientôt les rangs s’ouvrirent un instant, la figure du comte avait disparu ; tandis que, au plus fort du danger, le bossu Dick lançait son gros cheval et jouait de l’épée.

Ainsi, par le courage de Shelton à tenir l’entrée de la rue contre la première attaque, et par l’heureuse arrivée des sept cents hommes de renfort, le jeune homme qui devait plus tard être voué à l’exécration de la postérité sous le nom de Richard III, avait gagné sa première grande bataille.