La Flûte alexandrine

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La Flûte alexandrine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 423-432).
POÉSIE

LA FLÛTE ALEXANDRINE


LA FLÛTE


Si ta bouche s’adapte à la flûte embaumée,
Tu vivras dans l’extase et dans la renommée.
Si tes doigts, sur la tige illustre et dont les trous
Ont conservé l’odeur tenace du miel roux,
Dansent harmonieux et s’entremêlent prestes ;
Si, dans l’ombre ignorée où tu te plais et restes,
Un vierge accord suffit à ton rêve, ô Chanteur,
Ton souffle autour de toi frémira créateur
De cadences, tandis que ton art divinise
Les pâtres ceints de myrte, enivrés de conyze,
Et qu’épars aux vallons calmes, aux frais vergers,
Suspendus à l’essor de tes rythmes légers,
Les gardeurs de brebis et les charmeurs d’abeilles
Écoutent s’envoler les notes non pareilles,
Et naître à ton haleine et vibrer sous tes doigts
Le murmure inspiré qu’ébloui tu leur dois.


ENCHANTEMENT


Écoute les accords, Nature captivante,
Qu’en sa naïveté ce jeune pâtre invente,
Plus frais que la rumeur fluide des roseaux,
Et qui, t’enveloppant d’harmonieux réseaux,
Près de la source en pleurs que le cresson émaille,
Ruissellent de soupirs émus par chaque maille.
Goûte le charme obscur des rustiques accens
Qui s’épanchent d’un cœur en rêves innocens
Et dont la brise a fait son amoureuse haleine.
Vois : du bélier farouche à la femelle pleine,
Le troupeau subjugué lui-même est attentif ;
Et la colombe au col soyeux qui, sur cet if,
Gémissait, dilatant sa gorge aux rythmes tendres
Dont ondulait la plainte en suaves méandres,
Afin de savourer le chant délicieux,
A fermé son bec rose et clos ses divins yeux.


JEUX ÉPHÉMÈRES


De ces jours d’innocence et d’aube, où nous brillons,
Evoques-tu parfois, frère, les taurillons
Qui, par l’enclos herbeux dont nous foulions les sentes,
S’épuisaient avec nous en courses bondissantes ?
Retrouves-tu les poils frisés s’ébouriffant
Sur leur front fauve ? Au fond de tes rêves d’enfant
Aperçois-tu les yeux naïfs, très doux encore,
Puis la corne naissante et tendre que décore
Un feuillage attaché par nos doigts familiers ?
Ayant les troncs moussus des arbres pour piliers,
Le verger, souviens-t’en, formait un temple agreste ;
Et je songe parfois, frère, au peu qui nous reste
De ce vierge passé, de ce temps lumineux
Où plus purs les soleils magnifiaient en eux,
Pour ravir à l’oubli tant de limpides heures,
L’idéal ingénu qu’en souriant tu pleures.


DOMPTEUR RUSTIQUE


Bondissant aux naseaux de l’étalon farouche
Dont un mors vil jamais n’a déformé la bouche,
L’homme, d’un seul élan, se trouve suspendu
A la narine en feu du cheval éperdu.
Un instant, le coursier surpris, malgré l’étreinte
Des doigts crispés que hait sa fière ardeur contrainte,
Malgré l’étau qui, tel un joug, va le plier,
Franchit l’espace avec son fardeau singulier.
Un instant, plus léger qu’au désert l’antilope,
D’un vol souple effleurant les herbes il galope,
Et luisant de sueur du poitrail jusqu’aux flancs,
Use une agile fougue en efforts essoufflans.
Mais soudain sa vigueur s’épuise et cède ; il foule
Moins rapide les prés où le sabot se moule,
Puis, vaincu par le poids à son mufle scellé,
Haletant il s’arrête en son délire ailé.
Comme agrandi par tout l’effroi qui le dilate,
Son œil semble injecté d’une flamme écarlate.
Tressaillant d’un frisson nerveux, encor cabré
Par momens, l’animal, que l’écume a marbré,
Au proche enclos, d’un pas docile et d’un air grave,
Suit maîtrisé celui dont l’adresse l’entrave.


LE DOUBLE BAISER


Insaisissable enfant, dont la flûte soupire,
Mêlant aux frais parfums qu’exhalent l’ægipyre
Et la menthe le charme évocateur des sons,
Veux-tu ? d’un baiser tiède ensemble caressons
La laine de l’agneau dont l’appétit avide
Épuise la mamelle abondante qu’il vide.
Peut-être la toison moelleuse tressaillant
Au contact laissera moins calme et plus vaillant
L’amour timide encor dont un frisson se glisse
En ton cœur qu’il émeut d’un suave délice ;
Le virginal désir, le rêve à peine éclos
Qui, dans l’intimité de ce paisible enclos,
Suspend l’aveu qui tremble à tes lèvres vermeilles
Comme au tilleul en fleur un jeune essaim d’abeilles.


ÉGLOGUE MARINE


Peuple ta solitude immense de beaux rêves.
Que ton seuil, sur le cap qui domine des grèves
Où meurent en chantant mille flots peints d’azur,
Offre à celui qui souffre et pleure un abri sûr.
Que ton haleine au dur roseau, bien qu’inexperte,
Pour charmer les vaisseaux qui volent à leur perte,
Suspende une harmonie enfantine et, qu’avec
L’antique vision du promontoire grec
Où s’écoule humblement ta destinée heureuse
Et de l’anse que sous tes pieds la lame creuse,
Le passager du moins garde en ses yeux ravis
L’horizon de lumière et de grâce où tu vis.
Suis longtemps d’un regard de pitié le sillage
Ecumant de la nef rapide qui voyage
Et qu’à d’obscurs écueils, par les soirs orageux,
Brise la mer farouche en ses terribles jeux.
Et songe qu’il vaut mieux guider, la flûte aux lèvres,
Au milieu des rochers les vagabondes chèvres
Qui, cependant que d’airs simples tu les émeus,
Te donnent à l’envi leurs fromages crémeux,
Que de tenter, parmi les clameurs et les haines,
Une inutile gloire et des fortunes vaines…


L’OISELEUR


Toi qui, dans les halliers glissant comme un reptile,
Tends de souples réseaux d’une façon subtile
Et sais cacher un piège avec sagacité ;
Enfant qui, par la chasse et la course excité,
Guettes sournoisement la fine bestiole
Si loin des logis clos où l’écolier s’étiole,
Cesse le jeu cruel que tu crois innocent ;
Car peut-être avec la même adresse enlaçant
Les cœurs pris à ta grâce et captifs de ton charme,
Plus tremblans que l’oiseau prisonnier qui s’alarme
Soudain privé du vaste espace hasardeux
Et regrette son nid naguère étoile d’œufs,

Entre tes doigts, malgré leurs vaines épouvantes,
Tu sentiras un jour d’autres ailes vivantes
Palpiter, et frémir, esclave de ta main,
La farouche tiédeur de quelque amour humain.


LE TEMPS DES GLANES


Virgile, coupe-moi pour de rustiques jeux
Le roseau mûr qui pleure en ce marais fangeux ;
Creuse la molle tige où mes lèvres hardies
Souffleront la fraîcheur de vierges mélodies ;
Communique à mes vers l’harmonieux frisson
Par quoi tous les accords vibrent à l’unisson,
Et, puisque l’indigence implore une tutelle,
Rends agréable aux Dieux cette flûte mortelle…
Tandis que les aïeuls, taillant, sarclant, bêchant,
Prennent un soin pieux de la vigne et du champ ;
Cependant que, dès l’heure où s’éveille la caille,
Ils préparent, dévots, l’éclisse où le lait caille,
Les fuseaux pour la laine et l’aire pour le grain ;
Qu’ils cultivent, exempts de tout songe chagrin,
Dans le clos où chacun au labeur s’évertue,
L’amère chicorée et la douce laitue,
L’enfant s’en va glaner par la plaine sans fin.
Elle a douze ans, des traits purs, un sourire fin ;
De la candeur sur son passage semble éclore,
Et son regard est clair comme un lever d’aurore.
Pour aider les aïeuls, qui peinent plus contens,
Fidèle à l’humble tâche, elle marche longtemps ;
Le front auréolé de grâce lumineuse,
Longtemps erre au hasard la petite glaneuse
Qui, sur la glèbe où gît le précieux butin,
Sème les visions de son rêve enfantin.
Et quand, la chevelure éparse, au crépuscule,
Elle rapporte enfin la gerbe minuscule
Qu’elle dépose avec un fier geste vainqueur,
Je ne sais quoi m’étreint et m’exalte le cœur ;
Car nul chef triomphal, nul conducteur d’armées,
Nul héros entraînant des légions charmées,

Dont le nom glorieux brille comme un flambeau,
N’a conquis de trophée à mes yeux aussi beau
Que le faisceau d’épis dont la pauvre demeure
Se réjouit un jour et se décore une heure.


DEUX PAUVRES


Ils sont jeunes ; leur âme a des fraîcheurs d’aurore.
Mais, depuis l’heure rose où le pinson pérore,
Où fuse l’alouette avec un cri d’espoir,
Jusqu’à ce que l’azur soit redevenu noir,
Un labeur rude est seul leur ressource suprême.
Séparer du lait tiède une onctueuse crème
Quand la lourde mamelle a livré son trésor ;
Pétrir et cuire un pain grossier dont tente encor
La savoureuse odeur dès que s’ouvre leur huche ;
Recueillir les produits du verger, de la ruche,
Dans le petit enclos que protège un vieux mur ;
Moissonner, vendanger, filer le chanvre mûr,
Et, plus tard, sous le toit qu’une treille enjolive,
Moudre l’orge et presser le raisin ou l’olive
Qui pleurent l’huile grasse ou le vin radieux,
Telle est leur vie. Au temps des innombrables Dieux,
Un Chanteur, parmi ceux qu’un siècle est fier d’entendre,
Eût célébré sans doute, en quelque églogue tendre,
L’exemplaire union de ce double destin
Et, sous la pureté d’un ciel grec ou latin
Saturé d’harmonie et vibrant de lumière,
L’eût consacrée avec sa grâce coutumière.
Hélas ! ma flûte indigne à présent ne sait plus
Offrir, comme en ces jours, ô Muse, où tu te plus,
Le mélodique encens dont la molle fumée
Ondulait vers la nue en spirale embaumée.
Et, bien que mes regards désormais indulgens
Riches de vrai bonheur trouvent ces indigens ;
Bien qu’heureux de leur joie et penché sur leur vie,
J’exalte une vertu que par instans j’envie,
A peine le roseau pastoral ose-t-il
Effleurer tant d’amour d’un murmure subtil.


LA PIQURE


Parce qu’à la minute exacte où dérobant
Au rucher dont le cône émerge, près du banc,
Le miel blond que depuis si longtemps tu convoites,
Une abeille a jailli des cellules étroites
Et, trop prompte à punir tant de témérité,
Plongea dans ta chair tendre un venin irrité,
Enfant, tu troubles l’air de tes plaintes !… Ecoute.
Ta douleur éphémère est cuisante sans doute ;
Pourtant il est un cœur altier que ton dédain,
Comme l’aiguillon rude a fait saigner soudain ;
Il est un cœur blessé par ta grâce légère,
Dont nul ne sait le mal que l’amour exagère,
Car il pleure en silence et supporte la loi
Du destin sans gémir vainement comme toi.


PRESTIGE SACRÉ


Pour brouter les rejets tendres des arbrisseaux,
La chèvre vagabonde et souple, en quelques sauts,
Insensible au vertige et sans que son pied glisse,
D’une roche massive atteint la cime lisse.
Parvenue au sommet du rude escarpement,
Celle qui bondissait s’arrête brusquement,
Déjà hantée un peu par cet instinct sauvage
Qui la guide et la pousse à fuir tout esclavage.
Immobile sur l’âpre assise de granit,
Tandis que, rose encor, l’horizon se ternit,
Il semble à qui la voit dressant sa noble forme
Que, sculpturale, elle ait jailli du bloc énorme
Et que, pétrifié soudain, son corps nerveux
Réalise en sa pose un de tes plus chers vœux.
Enchante maintenant la bête fière et libre
Dont la vigueur avec l’audace s’équilibre,
Pâtre, qui sur tous les bergers gagnas le prix.
Que du tuyau grossier dans l’eau du fleuve pris
Un de ces airs naïfs que la bonté suggère
S’exhale harmonieux vers la chèvre légère,

De l’agreste instrument qu’aux roseaux tu coupas
Charme la brute, afin qu’elle ne bouge pas.
Prouve qu’un rythme ému, si la douceur l’inspire,
Asservit le caprice à son suave empire
Et tient l’agilité captive au joug des sons.
O pâtre, sur la terre où tous deux nous passons,
Prouve que la musique enveloppe les êtres
De rustiques bonheurs et de grâces champêtres.
Caresse d’accords purs par ta flûte gémis
L’innocent animal qui, farouche ou soumis,
Est malgré tout fidèle aux labeurs qu’il partage.
Et, puisque tu reçus l’éphémère héritage
De tes milliers d’aïeux obscurs, fais-en du moins,
N’eusses-tu que ton âme et l’homme pour témoins,
Cette communauté radieuse, pareille
A la ruche aux miels d’or que gouverne une abeille.


AVE C/ESAR…


Le Peuple obscur des blés, Poète, te salue.
Un souffle, l’inclinant devant ta face élue,
Lui communique, avec ce geste concerté,
Un long frémissement d’ivresse et de fierté.
Ecoute. La rumeur de l’innombrable foule,
Comme un hymne sacré qui monte et se déroule,
T’enveloppe de ses murmures triomphaux ;
Car les épis tranchés au vol rampant des faulx,
Dans le cirque de monts où se perd leur cantique,
Mourront debout, pareils au belluaire antique.


POUR HORACE


Ma flûte balbutie, Horace, je le sais,
A peine suffisante aux timides essais.
Mais, si l’hymne en est fade, auquel je m’évertue ;
Si, moqueur, l’écho raille alors qu’elle s’est tue,
Transfigure aux reflets de ton limpide esprit
Le chanteur qu’on bafoue et les chants dont on rit.
Poète, dont la verve est franche autant que gaie,
Ecoute l’inhabile instrument qui bégaie ;

Conserve-moi, du haut de l’azur que tu fends,
L’indulgence qu’ont les aïeuls pour les enfans,
Et ne refuse pas ton alerte visite
A mes lèvres dont trop souvent le souffle hésite…
La grappe s’arrondit, juteuse, au bon soleil.
C’est l’Automne aux mois d’or qui, roux, fauve ou vermeil,
Des aurores de pourpre aux couchans d’écarlate,
Sur les forêts ruisselle et par les champs éclate.
Les arbres, qu’un pinceau mélancolique a teints,
Ondulent en remous somptueux et lointains,
Et l’on croirait que leurs frondaisons d’épopées
Dans quelque crépuscule ardent furent trempées.
Car la Nature avant de mourir, embaumant
La terre des splendeurs de son renoncement,
Mêle en riches décors la flamme à l’émeraude,
Pour que la vie encore épanouie et chaude,
Avec l’agreste odeur qui flotte et grise l’air
Garde aux hommes le goût mielleux de l’été clair.
Les fruits au derme d’ambre, aux chairs molles de sève,
Les fruits sucrés, dont la maturité s’achève,
Inclinent les rameaux de leur poids fatigués.
Les troupeaux mugissans qui boivent près des gués,
Aux pacages où par degrés l’ombre s’allonge
Beuglent le soir vers les étables, comme en songe ;
Et leur appel plus triste émeut ces pèlerins
En quête de ciels neufs et d’horizons sereins,
Dont l’invisible vol sanglote et se lamente
Et, nuage éploré, tient tête à la tourmente.
C’est l’Automne aux mois d’or, symbolique saison.
Les candides agneaux ont donné leur toison,
Et l’on rencontre au fond d’une combe rouillée
Quelque vieille filant sa fruste quenouillée,
Tandis que paît la bande éparse qui la suit,
Et l’on sent que bientôt s’amortira tout bruit,
El qu’après ce déclin vibrant d’apothéoses
Une lente agonie envahira les choses.
Horace, est-il où la pensée empreint ses pas
Un rayon merveilleux qui ne s’éteigne pas ?
Existe-t-il, Horace, une magnificence
Si purement divine et d’une telle essence

Que rien ne la flétrisse ou corrompe ? O rêveur,
Qui reçus du Destin la plus noble faveur,
A qui fut accordé le don le plus illustre,
Crois-en la piété que t’a vouée un rustre
Et l’hommage naïf qu’en sa simplicité
Rend l’infime disciple au maître respecté.
Tes vers de charme ailé, de grâce diaphane
Demeureront du moins, si toute œuvre se fane,
Glorieux et de siècle en siècle rajeunis ;
Et, quand viendra le temps des chansons et des nids,
Toujours quelque amoureux fervent, d’idéal ivre,
Réfléchira son âme au cristal de ton livre.


LES PAROLES SUPRÊMES


Sache, ô toi qu’affligea ma fin prématurée,
Que le temps est poussière et cendre la durée,
Et qu’un trépas précoce est un bienfait des Dieux.
Inscris en vers d’or pur, dans l’orbe glorieux
D’une médaille illustre et de tes doigts surgie,
Mon destin effacé sous ma pâle effigie ;
Afin que, même après la vie au goût divin,
Où tant d’illusions m’ont effleurée en vain,
Malgré l’oubli que l’ombre impalpable agglomère,
Demeure éternisé mon passage éphémère.
Et sois tendre, ô vivant d’un jour parmi des jours
Sans nombre, à Celle qui, vers de vierges amours,
Vouée au cyprès noir dont l’aiguille rigide
Semble garder la Mort sous sa funèbre égide,
Désormais roule au Fleuve infernal dont les flots
Couvrent de leur clameur les terrestres sanglots.


LEONCE DEPONT.