La Flagellation en Russie - Mémoires d’une danseuse russe/06-03

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Librairie des Bibliophiles parisiens (p. 110-115).

CHAPITRE III


Correction des serves. — Ma mère
fouettée devant mes yeux.



E n dehors des jouets qu’on leur avait donnés et qu’ils fouettaient quand bon leur semblait, on leur confiait de temps en temps la correction des serves de tout âge, pour qu’ils pussent se faire la main. Les deux méchants enfants s’acquittaient de la mission qu’on leur confiait avec un plaisir évident, le jeune barine surtout. Ses yeux de douze ans luisaient quand il frappait une femme, s’en donnant à cœur joie, fouettant à tour de bras la croupe confiée à ses soins, sous les yeux de ses bons parents, ravis de voir en leur cher fils d’aussi bonnes dispositions.

Un jour, ce fut la cuisinière, une femme de trente-cinq ans, bien conservée, qui n’avait pas été fouettée depuis quelques années, qu’on lui confia. Elle était coupable d’un grand crime : elle avait laissé tourner une sauce que le jeune barine aimait beaucoup. C’est donc à lui qu’on laissa le soin de la punir.

On nous avait toutes amenées là pour nous montrer comment le jeune maître fouettait les femmes. Le père, la mère et la jeune barine étaient là aussi, se délectant à voir le jeune garçon préparer lui-même sa victime. Avant de fouetter la délinquante, le jeune barine s’avança, se mit à pincer la peau de la malheureuse, tordant la chair dans ses doigts, aux applaudissements des parents qui riaient de voir les jolis dessins rouges que traçait leur fils bien-aimé sur ce tableau de chair vivante. La victime geignait pitoyablement.

Enfin, il s’arma d’une nagaïka, sorte de martinet fait de cordes tressées de nœuds et s’avança près de la croupe offerte à sa cruauté.

« Et surtout fouette-la bien fort, mon chéri. Ne la ménage pas, dit la mère. Il y a si longtemps qu’elle n’a pas été fouettée, la vilaine gâte-sauce, que son gros derrière ne doit pas se souvenir du goût des lanières, mais il a dû devenir si tendre pendant ce trop long repos qu’il les sentira mieux aujourd’hui. »

Elle n’avait pas besoin de recommander de frapper fort. Je le vois encore à l’œuvre, le cher fils, avec ses yeux qui flamboyaient comme ceux d’un tigre devant de la chair fraîche. Les cordes retombaient avec un bruit sourd, les nœuds s’enfonçaient, laissant des creux rouges aussitôt refermés.

Les maîtres semblaient s’amuser énormément de ce spectacle, ils encourageaient le jeune héritier par des propos cruels, au milieu des sanglots qu’arrachait la douleur à la fustigée.

Le jeune maître suivait à la lettre les recommandations de ses bons parents. Pendant une longue demi-heure, les courroies voltigèrent sur la croupe, sur les cuisses, partout où elles purent atteindre.

Quand le jeune bourreau jeta l’instrument de torture, tout ce qu’on voyait de chair nue, et il y en avait une belle étendue des genoux aux hanches, était de la couleur d’une langouste cuite ; des rubis sanglants perlaient de tous côtés. Le jeune barine était un peu essoufflé et suait à grosses gouttes.

Le lendemain ce fut sur ma pauvre mère que la jeune barine prit une leçon de fouet. Hélas ! j’en étais la cause involontaire. Ma jeune maîtresse, la veille, m’avait écorché le derrière pour une peccadille.

Je rencontrai ma mère sortant de la lingerie où elle était souvent occupée. Je me jetai à son cou, lui racontant comme on m’avait fait souffrir. Elle voulut se rendre compte de la façon dont on m’avait arrangée et comme il n’y avait personne dans le corridor elle inspecta mes pauvres fesses encore meurtries, me plaignant d’être exposée si jeune à de pareilles tortures.

Elle resta trop longtemps à faire cet examen ; ce fut la cause de son malheur. Une surveillante la surprit en train de s’apitoyer sur mon sort. Elle courut la dénoncer à la maîtresse qui ordonna un châtiment immédiat. La correction fut confiée à la jeune barine. On m’obligea à assister à la représentation avec toutes mes compagnes, pour me montrer comment on guérit les mères de leurs pleurnicheries et de leurs faiblesses maternelles.

D’abord je fermais les yeux. Je voulais ne pas voir si j’étais forcée d’entendre. Une gifle qui me cingla la joue gauche me fit ouvrir les yeux en m’arrachant un cri. C’était la boïarine qui, s’apercevant que je fermais les yeux pour ne pas voir fouetter ma mère, m’avait appliqué ce méchant soufflet qui me fit enfler la joue, en me recommandant de ne pas perdre un instant de vue le spectacle qu’on me mettait ainsi sous les yeux, si je ne voulais pas être fouettée à mon tour jusqu’au sang.

Je dus tenir mes regards fixés sur le théâtre du châtiment et contempler, spectacle horrible pour une fille, le corps de ma mère abîmé par une cruelle gamine. La joue me cuisait, les larmes qui coulaient de mes yeux obscurcissaient ma vue et je ne voyais qu’indistinctement ce qui se passait devant moi.

Mais si je ne voyais pas, j’entendais les coups assénés brutalement sur la peau meurtrie et les cris qu’arrachait la souffrance à la pauvre victime. Ces sanglots mêlés au bruit sinistre des verges, car elle se servait de verges, en contact avec la chair martyrisée, me déchiraient le cœur, car je n’aimais que ma mère au monde et elle me le rendait bien, la pauvre femme quand on ne nous voyait pas. On n’aimait pas ces sensibleries, l’amour filial, l’amour maternel ! Il est vrai qu’on nous prenait pour moins que des animaux domestiques.

Enfin le brouillard se dissipa. Je vis alors la chair ensanglantée de ma mère. Tout était cramoisi… Que serais-je devenue si on m’avait forcée de faire comme une grande fille qui dut fouetter sa mère elle-même ! Il est vrai qu’elle parut se livrer à cet exercice comme s’il s’était agi d’une étrangère !

Elle fouetta sa mère, cette grande fille de seize ans, avec le plus grand sang-froid, obéissant sans sourciller à l’ordre donné, comptant d’une voix assurée jusqu’à trente-neuf, appliquant les coups de cordes avec une sévérité sans pareille à en juger par les contorsions de la victime et les sanglots qui s’échappaient du gosier maternel. Je souffris peut-être plus de voir une fille aussi dénaturée torturer sa mère sans manifester la plus légère émotion, le plus léger trouble, qu’en voyant fouetter la mienne.

Pendant cinq ans je reçus le fouet pour l’agrément des maîtres et des visiteurs et je le vis donner, partageant cet agréable passe-temps avec mes compagnons de chaîne, car nous étions dans un véritable bagne. J’eus pendant ce laps de temps l’occasion souvent renouvelée d’assister à des scènes variées de la misérable vie domestique.