La Flamme qui ne doit pas s'éteindre/01

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La Flamme qui ne doit pas s'éteindre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 42 (p. 241-268).
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LA FLAMME
QUI NE DOIT PAS S’ÉTEINDRE

I
LA RACE DE FRANC

La société a des intérêts communs, et chaque homme ses intérêts particuliers. Faire aux uns et aux autres leur juste place est difficile, parce qu’ils n’inspirent pas une sollicitude égale à l’homme, leur arbitre. Pour s’attacher à son propre avantage, même minuscule et éphémère, il suffit d’être égoïste, et qui ne l’est pas ? Pour embrasser l’avantage public et permanent de la société, il faut sortir de soi, et combien en sont capables ? L’intérêt général ne touche que les plus désintéressés et les plus perspicaces, c’est-à-dire les plus rares des hommes ; l’intérêt individuel passionne la foule à qui manquent l’impartialité et la prévoyance.

Comme l’utilité générale ne peut être servie que par la collaboration des particuliers, et qu’ils ne la peuvent servir sinon par certains renoncemens à leur autonomie, l’homme, prévenu contre ces sacrifices, est tenté de croire ennemis l’intérêt public et l’intérêt individuel, et, se préférant, de refuser tout sacrifice à la cause sociale. Or, plus celle-ci est méconnue, plus s’appauvrissent les forces protectrices de l’ordre nécessaire à tous, et, quand la société reste sans défense, les intérêts généraux entraînent dans leur ruine les intérêts particuliers. Alors apparaît, trop tard, qu’au lieu d’être adverses ils étaient solidaires et qu’il eût fallu, pour protéger ceux-ci, protéger ceux-là.

Telles sont les évidences que mettent en lumière les destins successifs de la famille française. Elle a été l’orgueil, elle est aujourd’hui l’anxiété de la France. Constituée d’abord pour défendre la puissance de la race, puis transformée pour accroître la liberté de l’homme, elle est devenue la victime du conflit entre l’intérêt général et l’intérêt individuel.


I

L’histoire de notre race fut longtemps l’histoire d’une ascension. Depuis la ruine de l’ancienne Rome et durant tout le moyen âge, parmi les multitudes aux groupes divisés et à la grandeur en gestation, la France s’élève de siècle en siècle, sans rencontrer d’égaux. Déjà formée en un tout et massive, elle domine l’Europe qui seule alors compte dans le monde : l’Europe où l’Espagne, tournée vers les Maures, n’agit pas encore, où l’Italie et les Flandres entretiennent avec les profits de leur commerce les discordes de leurs cités, où l’anarchie allemande n’obéit pas à l’Autriche et ne prévoit pas même la Prusse, où la Russie contenue par la Pologne n’a pas pénétré. Les rivaux ne commencent pour nous qu’après la Renaissance : peu à peu les régions éparses et qui cherchaient leur centre se forment en États et gagnent leur taille par les poussées habituelles à l’âge de croissance, tandis que la France continue de grandir avec le progrès ralenti de sa maturité toujours jeune. Entre eux et elle, grâce à l’avance qu’elle avait prise, l’écart subsiste, qui insensiblement diminuera[1]. Au XVIe siècle, la race française est, par le nombre, presque la moitié de l’Europe. La France de Louis XIV est le tiers, celle de 1789 le quart ; mais aucun des autres peuples n’a autant de nationaux qu’elle. Après les guerres de la Révolution et de l’Empire, non seulement elle est réduite au cinquième du monde européen, mais les Russes et les Allemands ont conquis la primauté du nombre. Durant le XIXe siècle, le renversement de la hiérarchie se continue au profit d’autres races qui, non seulement en Europe, mais dans l’univers, continuent à grandir plus que nous, et, au XXe siècle, la Russie avec 130 millions d’habitans, les Etats-Unis avec 100, l’Allemagne avec 70, le Japon avec 52, l’Autriche avec 48, l’Angleterre avec 44 devancent la France qui, avec 39, est passée du premier rang au septième. Encore n’est-ce que le début d’un déclin que les années précipitent. Déjà onze fois, à intervalles de plus en plus proches, les décès en France ont été plus nombreux que les naissances. Rien ne croît plus que la stérilité des familles.

Sous François Ier, au moment où l’on commença de constater un affaiblissement de la vigueur ancestrale, on comptait en moyenne sept enfans par famille. Sous Louis XIV, il n’y en a plus que cinq ; en 1789, quatre ; en 1870, trois ; en 1914, deux. Deux enfans par famille, voilà pour une race le nombre de décadence. Il suffirait tout juste à maintenir stationnaire la population, et chaque couple serait remplacé par deux êtres qui prendraient sa place, pourvu que tous survécussent et se mariassent à leur tour. Mais chaque génération a ses jeunes rebelles à la vie et ses réfractaires au mariage. Le célibat, vocation faite surtout par la fantaisie du caractère et du cœur, état le plus rebelle au mesurage et aux moyennes, a pourtant été saisi par la statistique comme un phénomène constant : il recrute du neuvième au sixième de chaque génération. Si le neuvième ou le sixième des adultes s’abstient de perpétuer la race, tout le vide ouvert par la mort ne sera pas comblé par les deux enfans qui, à chaque foyer, prennent la place de leur père et de leur mère. L’amoindrissement de la race est donc inévitable et progressif.

Certains, qui mettent leur courage à ne s’inquiéter jamais de rien, s’accommodent de cet amoindrissement comme s’il marquait non une maladie, mais simplement une date dans notre existence. Un âge viendrait pour les races où elles n’ont plus besoin de grandir pour se conserver, et elles auraient la preuve qu’elles sont parvenues à la plénitude de la force quand l’accroissement du nombre se ralentit. C’est, il est vrai, une règle de nature que les populations sorties de l’adolescence progressent d’une marche plus lente. Mais tant qu’elles sont dans leur maturité vigoureuse, elles ne restent jamais sur place, et la marque de leur santé est précisément que le croit total de la race compense encore, et au-delà, le déclin de la fécondité dans chaque foyer. Dans toutes, si paresseusement qu’elles retardent sur leur ancienne ardeur d’enfanter, la population augmente. Leur force vive est le nombre annuel des naissances, déduction faite des décès, et voici les chiffres. La Russie s’accroît par an d’à peu près 4 500 000 et perd 2 700 000 ; l’Allemagne gagne 2 000 000 et perd 1 100 000 ; l’Autriche gagne 1 700 000 et perd 1 100 000 ; l’Angleterre gagne 900 000 et perd 450 000 ; l’Italie gagne 1 000 000, et perd 650 000 ; la France gagne 750 000 mais perd presque autant, parfois un peu plus. L’excès des naissances sur les décès ajoute chaque année plus d’un million d’hommes à la Russie, plus de 900 000 à l’Allemagne, plus de 500 000 à l’Autriche, plus de 400 000 a l’Angleterre, 350 000 à l’Italie. Nos excédens étaient de 30 000, de 20 000 avant qu’ils disparussent. Si nous ne sommes pas tombés plus bas, c’est que chez nous l’on meurt peu. Longtemps les médecins, comme s’ils désespéraient des naissances, ont concentré leurs efforts sur la durée de la vie, et dans la masse des Français la proportion des vieillards augmente. Pour les autres peuples, se conserver, c’est poursuivre d’une allure plus lente la route par laquelle on s’élève. Nous seuls, après une halte devenue pour nous le sommet, avons rebroussé chemin pour redescendre. Chaque mouvement d’eux et de nous augmente la différence de nos altitudes et de nos destinées : ils continuent à monter vers la vie, nous enfonçons dans les avenues de la mort.

La mort elle-même a ses résignés. Ils ne s’étonnent pas qu’après un si long et si grand passé la France soit au bout de son avenir ; ils ne se sentent pas coupables que sa vieillesse n’enfante plus. Ils se soumettent à leur sort comme à la nécessité invincible. Mais prétendre que, pour les peuples comme pour les hommes, la vieillesse soit le commencement fatal de la fin est un sophisme encore. Oui, les jours de chaque homme sont comptés, de quelque manière qu’il les emploie, et, s’il les abrège quelquefois par sa faute, ses vertus ne prolongent pas les délais de son passage sur la terre. Mais autres sont les lois qui mesurent le temps aux nations. La mort n’est pas naturelle aux sociétés comme elle l’est aux hommes qui les composent. Aucun terme n’est fixé d’avance à la vie des races, et rien n’est plus inégal que leur durée. Les unes achèvent en peu de temps leur destin, les autres se perpétuent sans vieillir. Les malveillances de la nature ne sont mortelles qu’aux individus : nulle convulsion du sol, nulle peste, nul fléau ne s’étendent assez pour anéantir les peuples. Ceux qui périssent reçoivent le coup mortel d’une main humaine, soit qu’ils disparaissent dans des guerres d’extermination comme la barbarie les connut et comme la civilisation les a parfois renouvelées, soit qu’eux-mêmes détruisent en eux, par des vices devenus à la longue des poisons, l’aptitude à vivre. Les sociétés ne sont pas faites pour mourir : on les assassine ou elles se tuent, et dans leur fin il y a toujours un crime. Cette loi de responsabilité apparaît dans le sort des races qui, avant le contact de la civilisation, vécurent paisibles en Amérique et heureuses dans la Polynésie. Les unes ont été anéanties par une férocité plus forte que leur courage, les autres ont reçu d’une inimitié moins hâtive, mais non moins atroce, les vices que leur sauvagerie n’a pas su repousser : c’est d’eux qu’elles meurent.

Rien ne ressemble moins à ces lamentables restes que la France. Mais les décadences aussi ont leur jeunesse qui se duperait à faire la dédaigneuse en face des dégradations plus avancées. Les mêmes vices qui ont épuisé les races agonisantes menacent et déjà contaminent les races les plus fières d’elles-mêmes. Médecins, moralistes, hommes de science et hommes d’État dénoncent par un témoignage unanime comme les fléaux les plus redoutables pour l’avenir du genre humain, une trinité empoisonneuse. La pratique des voluptés sexuelles multiplie les contagions que la vieille morale appelait très justement les maladies honteuses : rien de plus commun que les contracter, rien de plus lent que les guérir, rien de plus incertain que leur cure. Elles sont des causes durables de stérilité, et quand elles transmettent la vie, elles la corrompent ; c’est d’elles que meurent tant d’enfans en bas âge, par elles qu’il y a tant, d’aveugles, de paralysés, d’incomplets, et que se propagent les plus incurables, les plus répugnantes et les pires dégradations de l’espèce. L’ivrognerie, très ancienne compagne de l’homme, et jusqu’à nos jours compagne plus humiliante que funeste, s’est changée en un vice tout nouveau depuis que l’alcool, extrait de tout plus que du vin, est devenu le liquide préféré des buveurs. Or si le vin, même à dose forte, est tonique, l’alcool, même à faible dose, est vénéneux, il entraîne la diminution de la volonté et de l’intelligence, et parmi les tares transmissibles, la démence, la fureur épileptique et la paralysie générale. Enfin la débauche et l’ivresse fraternisent, s’excitent l’une l’autre, accumulent leurs dommages sur l’être perverti par elles et livrent son corps déchu au mal qu’on pourrait appeler le mal des démocraties : car dans les sociétés où presque tous doivent gagner leur vie, et l’user pour la gagner, l’anémie livre les organes du pauvre à la pire envahisseuse, à la destructrice universelle : la tuberculose. Quant aux excès du labeur s’ajoutent ceux du boire et de la volupté, il faut désespérer de la santé générale. Les chefs de la science médicale proclament que « l’implacable continuité du mal fait la tuberculose autrement meurtrière que les fléaux historiques : la peste, le choléra, les inondations, les tremblemens de terre[2]. »

Si cette contamination n’épargne aucun des peuples modernes, sa triple malignité a atteint particulièrement la France. Les excès alcooliques étaient comme préparés à notre pays par l’abondance et la qualité de ses vignobles et la coutume de s’abreuver à grands coups aux vins nationaux, et, hier encore, il se buvait plus d’absinthe dans la France seule que dans le monde entier. L’avarie menaçait une race au tempérament sensuel, et aujourd’hui les professeurs de médecine ne dissimulent pas les ravages du mal[3]. Enfin la France a été le pays où la tuberculose allait multipliant le plus les victimes.

Mais si ces trois fléaux préparent une génération qui, affaiblie par leurs malfaisances héréditaires, n’aura plus la force d’enfanter, ils sont lents à produire cette déchéance suprême. Aucun d’eux n’entraîne comme suite immédiate la stérilité. Leur plus redoutable mal est au contraire de transmettre leurs tares. Les nations les plus contaminées par l’avarie comptent parmi les plus prolifiques ; l’ivresse, la tuberculose, au lieu d’amortir les instincts sexuels, les rendent plus vifs. La comparaison entre les autres races et la nôtre prouve que la France n’est pas le pays où l’avarie sévit le plus ; la comparaison avec nous-mêmes établit que, si nous étions au début du XXe siècle la nation la plus malade des deux autres poisons, les mesures d’hygiène très timidement entreprises depuis une vingtaine d’années ont enrayé les progrès de la tuberculose[4] ; la prohibition de l’absinthe a, depuis la guerre, coupé court à l’ivresse la plus dangereuse. En résumé, si les trois iléaux que l’on s’accorde à considérer comme les plus menaçans pour le genre humain étaient des destructeurs immédiats de population, notre race serait plus forte qu’eux, puisqu’elle maintient encore à peu près le chiffre de sa natalité ? et s’ils conduisent à la stérilité quand une longue transmission les a rendus incurables, notre race encore n’est pas leur victime définitive, car il a suffi qu’elle commençât, et combien peu, la lutte contre eux pour ralentir leur progrès ; elle est donc capable de les vaincre. Chez nous leur contagion menace plus la qualité que la quantité des naissances.

Or, c’est la quantité qui diminue.

Diminue-t-elle par épuisement de la force génératrice dans notre race ? La race française n’existe pas seulement en France. Au Canada vivent les descendans des 62 000 Français qui y restèrent quand en 1763 notre domaine nous fut enlevé. Or au Canada les familles d’origine française continuent à avoir en moyenne de dix à douze enfans ; et dans les familles d’origine anglaise sept à huit. En Afrique, des colons français, en Alsace-Lorraine les habitans d’origine française ont des foyers féconds. En France même, les ménages sont fort inégalement prolifiques : il y a des régions où la rareté des enfans est devenue contagieuse ; il y a des régions dans lesquelles les anciennes mœurs maintiennent la vieille abondance. Et si l’on met en parallèle les diverses races, on constate que les foyers exceptionnels de vingt à vingt-cinq enfans sont surtout des foyers français.

La majorité de la race éprouve-t-elle en France pour le mariage cette satiété jadis mortelle à la Grèce et à Rome ? Là, quand la licence des mœurs eut détruit la société conjugale, celle-ci, réduite à une rencontre éphémère où chacun des époux se réservait la séparation des patrimoines, des intérêts, des compagnies, des amours, et se reprenait par le divorce, inspira autant de dégoût qu’autrefois de ferveur, et, dans l’État où tout déclinait, l’institution la plus impopulaire devint le mariage. Il parut plus simple d’éviter une condition où l’on n’entrait que pour en sortir, et le célibat l’emporta. Les célibataires, s’ils ne représentent plus seulement ce qu’il faut d’indépendance aux aptitudes et aux inaptitudes d’exception, sont les plus dangereux adversaires de la vie, même si leur renoncement n’est pas une abstinence. Le mariage seul crée l’honneur, le rang, la stabilité de la famille : à son foyer seul les enfans trouvent les soins dont leur corps et leur âme ont besoin. Partout le concubinat est plus avare d’enfans et ses enfans meurent davantage[5]. Les célibataires de la décadence grecque et romaine étaient assez dissolus pour repeupler leur patrie, si la volupté suffisait : ils ont laissé la terre vide. Mais ils n’ont pas cette malfaisance dans le monde moderne, et, réduits tout au plus au sixième de la population, ils sont assez nombreux pour diminuer sa moralité, pas assez pour compromettre son existence. Le nombre des mariages dépasse dans notre pays 300 000 par an. Si l’on tient compte de la population dans les divers pays, nous tenons un rang moyen parmi les peuples, et le nombre des mariages, loin de baisser, aurait plutôt tendance à monter.

Les mariages sont-ils trop tardifs en France ? Trop précoces, les unions épuisent dans les époux trop jeunes la sève féconde ; trop ajournées, elles ne donnent à la formation de la famille que des ardeurs refroidies. La femme de dix-huit à vingt ans, l’homme de vingt et un à vingt-quatre parviennent à la plénitude de l’aptitude conjugale, qui va diminuant ensuite. Il semble qu’en France le mariage soit tardif, surtout pour les hommes. Mais cette apparence tient à ce que les gens les plus observés sont les gens en vue : ceux qui reculent le moment du mariage sont ceux des carrières les plus publiques, les libérales. Pour eux, l’ignorance de l’avenir se prolonge et rend difficile leur établissement. Mais plus nombreux sont les obscurs à qui les chances restreintes de leur métier laissent moins d’incertitudes. Grâce à eux, l’âge moyen des mariages ne dépasse pas en France un peu plus de vingt-sept ans pour les hommes et de vingt-trois ans pour les femmes. Ce n’est pas assez pour que le couple français apporte à son œuvre familiale les prémices de la plus productive saison, mais c’est assez pour qu’il ait encore le temps de fructifier.

Si notre race n’est inférieure à aucune pour les dons de nature, si sa vigueur n’a pas disparu dans un épuisement héréditaire, si ses mariages sont demeurés fréquens, leur stérilité ne tient pas à ce que les époux ne peuvent pas avoir des enfans. Elle tient donc à ce qu’ils ne veulent pas en avoir. Il y a longtemps qu’Auguste Comte a dit : « La maladie de la société est regardée comme physique, tandis qu’elle est morale. » C’est le refus des époux qui fait obstacle au vœu de la nature. C’est l’avarice de l’homme qui rend vaine la libéralité de la race.


II

Quand cette avarice a-t-elle commencé ? Pourquoi s’est-elle accrue ?

Dès l’origine, la famille française atteignit l’apogée de sa vigueur. Jusqu’à la fin du moyen âge, sans intermittence ni effort, notre vie coula comme de source ; et c’est la plus haute des sources, en effet, qui entretenait cette abondance. Notre ancienne société ne se fiait guère aux incertitudes et aux inconstances de la raison humaine, elle avait besoin de rattacher tout ce qui est essentiel à la volonté d’un pouvoir surhumain. Une foi alors universelle considère comme de prescription et de sagesse divines que le mariage soit une communauté indissoluble entre un seul homme et une seule femme, qu’il ait pour but principal la perpétuité de l’espèce, et que les époux doivent à l’abondance de leur famille toute leur énergie créatrice, sans s’inquiéter des charges : car l’enfantement s’impose à eux comme le devoir immédiat, les suites de ce devoir appartiennent à l’avenir, qui appartient à la Providence, et elle a promis son aide à ceux qui lui obéissent. Pour justifier ses commandemens, la Providence révélait à ses créatures leur destinée. L’homme n’est pas un solitaire fait pour se suffire, mais un compagnon fait pour vivre parmi des êtres ses semblables, et avec lesquels il forme une société. Cette société est aussi un être vivant et qui dure par la succession de ses hôtes passagers. La société et l’homme ont besoin l’un de l’autre, ont l’un et l’autre des droits, ces droits se mesurent à l’importance de l’un et de l’autre, et cette proportion fait de l’homme le serviteur de la société.

Ce qu’il lui doit d’abord, c’est de la perpétuer. Il a été associé à l’œuvre de la création par le don qu’il possède d’enfanter à l’homme et à la femme, qui ont reçu en commun cette puissance, de s’unir pour l’exercer. Durer n’est pas le seul besoin de la société : les souffrances qui, sous toutes les formes, en frappant les vivans, la blessent elle-même, doivent être guéries par la bonté et par la science ; à la vie sociale il faut aussi la consolation de la beauté, certains sont aptes à répandre ce soulagement par les générosités de l’art et du génie ; la société surtout a besoin de connaître les lois de sa vie et de son avenir, certains sont dignes de lui apporter le présent souverain, la vérité. L’obligation d’être utile est commune à tous, les moyens d’être utile sont divers, particuliers à chacun. Ceux qui donnent leurs soins aux épreuves des autres, leur zèle à l’accroissement des nobles joies et leur existence à la révélation des principes sauveurs exercent une générosité plus grande que celle où les époux enferment leur sollicitude domestique. Si donc, pour mieux accomplir leur œuvre plus universelle, les serviteurs de tous ont besoin de ne pas se clore en un seul foyer, l’un de leurs devoirs les dispense de l’autre. Ainsi le célibat a son rôle comme le genre d’existence qui rend complète l’offrande à de grandes causes. Mais pour la masse des êtres qui n’ont pas ces dispenses d’exception, le précepte divin est de se consacrer à l’œuvre sociale qui exige le plus d’ouvriers, c’est-à-dire de continuer l’espèce humaine. Et tous les actes par lesquels l’homme se sacrifie en ce monde, multiplient les mérites dont la récompense est une vie future, heureuse et sans fin.

La crainte filiale du Père commun fut la plus ancienne, la plus impérieuse, la plus constante des forces qui rendirent infatigablement pères nos ancêtres. La race de France fut le chef-d’œuvre de la morale chrétienne. Toute cette morale établissait comme la loi de la vie présente la subordination des intérêts particuliers aux intérêts généraux. Complice de cette doctrine, l’histoire a montré notre race d’autant plus surabondante et irrésistible qu’elle ne travaillait pas pour elle seule, et d’autant plus amoindrie et inefficace qu’en elle chacun s’est plus restreint au culte du moi. Si bien que dans les changemens de notre destin séculaire se poursuit l’unité d’une leçon.

Quand la France naissante domine les autres peuples par le nombre et la volonté, elle cherche dans les ruines du monde antique les fondemens d’un monde nouveau. Quand elle assemble par la conquête les diverses nations qui divisaient la Gaule, ce n’est pas seulement pour prendre du territoire, des esclaves et l’hégémonie, elle travaille à l’ordre, l’ordre des âmes par l’union de la foi. Faute de cette sollicitude éducatrice, qui eût fait les vaincus semblables les uns aux autres et tous au vainqueur, la civilisation romaine avait perpétué la barbarie ; par cette sollicitude éducatrice, la barbarie franque était déjà la civilisation. Cette civilisation a seulement commencé son œuvre lorsque les Gaules forment un seul Etat. Par cet effort les Mérovingiens ont forgé la force que les Carolingiens emploient à étendre en Europe, sur les peuples divers d’origine, la communauté d’une vie publique et privée. Cette communauté est le Saint-Empire, union de la puissance spirituelle qui appartient au Pape et de la puissance temporelle qui appartient à Charlemagne. C’est cette communauté politique et morale que l’empereur franc protège contre la ténacité des Saxons, contre les audaces des Normands qui gardent au paganisme l’asile de leurs forêts ou de leurs îles, et contre l’invasion des Musulmans qui, de l’Arabie à l’Afrique, à l’Italie, à l’Espagne, s’avancent pour imposer à la société chrétienne la déchéance de leurs doctrines et de leurs mœurs. La lutte contre l’ennemi public, l’Islam, est la vaste pensée des Capétiens. Ce sont eux qui ont le moins à craindre de lui dans leur royaume, mais il leur est insupportable que le Tombeau du Christ appartienne aux sectateurs de Mahomet ; que le sol, les foyers, la liberté, la croyance des races chrétiennes soient perdus et détruits ; ils se sentent les défenseurs obligés de la vie morale que la force menace. C’est par eux que sont commencées, soutenues, poursuivies les Croisades, œuvre où l’on retrouve comme partout où agissent les hommes, les traces des passions humaines, mais œuvre unique par la générosité et par la tendresse fraternelle qui voua deux cents ans l’Europe chrétienne, comme à son intérêt suprême, au maintien de la civilisation commune.

Contre cet ordre chrétien la première révolte fut celle de l’ambition germanique, dès que le Saint-Empire appartint aux princes allemands. Leur longue querelle contre les Souverains Pontifes fut pour émanciper la force de toute dépendance envers le droit, et ils restaurèrent ainsi l’ordre païen où chaque peuple n’avait pour juge de ses cupidités que lui seul. Dès que la féodalité, bâtie sur le morcellement de la terre, ne s’élevait plus au-dessus d’elle-même, pour trouver dans une tâche morale la paix et l’unité, elle devait choir et se dissoudre dans les disputes du sol, et déchaîner la bête pillarde, lubrique et homicide, que la guerre réveille si vite dans le combattant. La discorde ne ravage pas seulement les territoires, elle commence à envahir et changer les intelligences, quand l’antiquité, ressuscitant de son tombeau avec des monumens d’une sagesse et d’une beauté antérieures au christianisme, révéla aux philosophes, aux légistes, aux politiques, aux poètes, aux artistes, aux historiens, comme une puissance indépendante de l’autorité divine, la raison humaine. Dès lors, cette raison devenait la rivale immanente du pouvoir religieux, dût-elle, en fait, se dissimuler quelque temps, par un respect d’habitude, la logique du conflit. Les doctrines de l’Eglise blessaient, outre les princes, beaucoup d’hommes, les hommes de la pensée et les hommes de la chair. Aux uns elle imposait l’humiliation du mystère, c’est-à-dire d’un pouvoir qui subordonnait la raison sans se justifier devant elle ; aux autres elle imposait la contrainte de la pénitence, c’est-à-dire d’une discipline qui contredisait le constant attrait de notre nature vers le plaisir. La Renaissance fut dans toute l’Europe un affaiblissement du catholicisme.

Il gardait pour patrons les chefs mêmes de la France, tant que durèrent les Capétiens, héréditairement respectueux des ordres donnés par l’Eglise à la conscience, tout occupés d’étendre cet ordre à l’État et, par leur État, à la « république chrétienne, » propagateurs infatigables d’une vie commune, habiles à accomplir de grandes besognes avec de petites gens, amis de la simplicité dans les habitudes, préservés des corruptions par les vertus du travail, passionnés à faire motte à motte leur royaume comme un paysan son domaine, attentifs à la fécondité de leur peuple comme le laboureur à la moisson de sa terre, et constamment prodigues de cette force française à des causes plus vastes que la France. Mais ils s’éteignirent et laissèrent le trône à la race hautaine, sceptique, voluptueuse, brillante et corruptrice des Valois. Eux jettent la France à d’autres destinées. Leur culte d’eux-mêmes rétrécit leur vision du monde : ils n’ont plus l’âme universelle de leurs prédécesseurs, mais seulement nationale. Leur sollicitude ne s’étend pas au-delà du territoire qu’ils possèdent ou ambitionnent, et leur France ne sert plus qu’elle-même. Avec eux, notre histoire commence à préférer l’intérêt particulier à l’intérêt général, car ils tiennent pour adversaires nés les Etats, croient que le mal de l’un est le bien de l’autre et veulent se dresser sur l’abaissement de tous. L’idée d’entretenir entre les races la communion de l’esprit est devenue étrangère à ces princes qui s’allient contre les catholiques aux protestans et au Turc, cela sans autre dessein que de grandir leur royaume, et eux par leur royaume. Si brillante qu’ait été à certaines heures cette politique, elle était par la portée, la conscience et les profits, inférieure à la vocation première de la France, au dessein de rendre sacrées les unes aux autres les races formées par une même civilisation et de défendre par leurs forces unies contre l’anarchie des races et des croyances inférieures cette « société des nations » que l’on ose à peine espérer au lointain avenir, comme le dernier progrès de la raison humaine, et qui fut, pendant des siècles, la fille de la conscience française.

Or c’est au moment où la mission de la France se rétrécit et s’abaisse que l’abondance de la race commence à faiblir. Le travail cesse d’être à l’ancienne taille de l’ouvrier. L’unité partout se morcelle. C’est encore l’Allemagne qui donna l’exemple des ruptures. Ailleurs il y avait eu la discordance des particuliers, là il y eut la défection d’une race : ce pays des princes avides se trouva celui des théologiens contentieux et des prêtres sensuels, et par leur coalition la Renaissance engendra la Réforme. L’unité de foi disparue, l’ancienne religion se trouvait réduite, mutilée, même dans les pays où persistait le catholicisme. La France, malgré l’audace des huguenots et les oscillations du gouvernement, demeura catholique par la stabilité de son génie traditionnel ; mais la Réforme s’était trouvée assez répandue pour rendre, par la contagion de l’exemple, les catholiques moins soumis à la doctrine qu’ils prétendaient maintenir. Un goût nouveau de contention et de marchandage, se substituant à l’ancienne docilité, réduisait la part de Dieu dans la vie de l’homme : chacun, s’enhardissant à l’inobservance des préceptes qui lui étaient plus incommodes, se faisait le maître de sa loi par une Réforme moins collective, moins publique, moins violente, mais destructrice de l’ancien ordre dans le secret de chaque cœur. Le chancelier de l’Hôpital marquait ce changement lorsqu’il disait à ses contemporains : « Je me figure qu’il vous faudra un autre Décalogue, parce que celui du Dieu vivant est trop rude pour vous, et contraire à vos mœurs, à vos appétits, à vos sens naturels[6]. »

Cependant cette lumière où s’évanouissait le devoir, si déformatrice fût-elle de la société, n’en caressa d’abord que les sommets. La culture de la pensée et celle du plaisir n’étaient familières qu’à deux élites, celle des lettrés et celle des seigneurs et, même quand elles se mêlèrent en une seule, attirées à la cour par l’aimant du pouvoir royal, les deux indépendances ne réunissaient qu’un petit groupe de « libertins. » Mais ni cette oligarchie quand elle cherche un bonheur nouveau, ni les princes, quand ils favorisent cette émancipation de l’esprit et de la chair, ne songent à changer la croyance qui tient en paix les multitudes et le monde en stabilité.

Conformes à la doctrine religieuse, les lois humaines ont fait de la famille la plus forte institution de l’Etat. Elle est l’asile indestructible qui attend les siens, les assemble et leur survit. Tantôt par le droit d’aînesse, tantôt par la liberté testamentaire qui permet au père de choisir par une institution d’héritiers « le soutien de la maison, » cette maison a, dans l’intérêt des possesseurs passagers qui se succèdent sur le bien permanent, un gardien unique. Il ne détient pas l’hoirie pour en jouir seul, mais pour empêcher que, chacun emportant sa motte et sa pierre, disparaissent et le logis où nul de ceux qui y naquirent ne sera jamais un étranger, et le domaine dont ils vivent tous s’ils s’emploient à le tenir en état. La famille groupe, en petites sociétés et pour la vie, les cultivateurs qu’on appelle d’un nom aujourd’hui devenu un terme de mépris et alors donné comme une louange : « manans, » ceux qui restent. La famille ressaisit, même hors du foyer paternel, les ouvriers qui, artistes de l’outil et non manœuvres de la machine, satisfont, à l’aide des petits métiers et par petits ateliers, aux besoins de clientèles voisines. Elle se reconstitue pour ceux qui habitent en « compagnons » sous le toit et partagent la table du « maître. » Elle a sa part dans le salaire calculé non seulement sur la valeur mercantile de la tâche fournie par l’ouvrier, mais sur sa condition sociale, sur ses charges de mari et de père. Elle est respectée par l’organisation du travail qui tient la femme hors des métiers et, la laissant au foyer, lui permet d’être épouse et mère. À tous ceux qui, par nécessité ou choix, cherchent, hors de leur groupe originaire, leur avenir, le chef de la famille doit aide : faible ou puissante, l’influence de la parenté leur appartient et leur épargne, dans leurs épreuves, au moins la détresse de la solitude et de l’abandon. Les cadets de bonne lignée vont haut et loin sans grand’peine ; à son tour, leur importance accroît le tronc qui les porte et duquel, branches parfois gourmandes, ils ne se détachent pas. Chacun de ces arbres innombrables garde et étend ainsi sa ramure sur le sol séculaire, et jamais il n’y eut sous le ciel de plus magnifique forêt. Voilà ce que la France avait fait de la famille et ce que la famille avait fait de la France.

Mais on se lasse de tout ce qui dure, et ce sont les plus beaux arbres qui attirent le bûcheron. Le tranchant de la controverse, après être venu à bout de l’unité religieuse, avait continué à s’aiguiser sur les formules confessionnelles, les contradictions des croyans avaient servi de preuves à l’incrédulité, et le doute, après avoir affronté Dieu, ne fut plus timide à délier les gouvernemens. Au XVIIe siècle, une cure de vertu dans l’Eglise et le couronnement du pouvoir absolu dans l’État restaurèrent l’autorité. Mais l’effort du clergé fut insuffisant, excessif celui du prince, et le XVIIIe siècle connut le dégoût d’obéir. Contre toutes les institutions si longtemps intangibles, les griefs s’accumulent, et tousse résument en un reproche universel, que la société tienne pour ses intérêts généraux les intérêts collectifs de corps particuliers, royauté, clergé, noblesse, bourgeoisie, métiers, et qu’à ces collectivités soit partout sacrifié l’individu.

Tout n’était pas faux dans cette critique. Le roi, jadis le premier serviteur de la France, s’en était fait le maître impérieux, la vigilance jalouse de l’orthodoxie tenait en laisse courte la pensée, la hiérarchie des castes poussait à l’extrême la diversité des conditions, le régime des métiers réduisait l’indépendance du travail, les liens de la famille emprisonnaient ses membres. Contre ces abus s’éleva une colère plus grande qu’eux. La raison fit comparaître en suspectes les autorités sociales qui régnaient sur l’obéissance de l’homme. Elle mit sa revanche à le dégager des agrégats avec lesquels il faisait corps, des blocs où il était pris. Il leur avait été subordonné comme la partie au tout. Fausse appréciation, rétorquent les réformateurs, elles ne sont pas de même nature. L’individu a une vie antérieure à toutes les institutions sociales, elles ne sont que les servantes révocables de l’individu. Chacun ne doit tenir pour légitime que ce qui lui est bienfaisant, chacun est donc le juge de l’ordre social. Dès lors, la vocation de l’homme change. Pour l’homme perpétuellement subordonné, elle a été le sacrifice ; pour l’homme, enfin maître de son sort, elle va devenir le bonheur.

Pour qu’il connût le bonheur dans la famille, la famille devait changer d’institutions. Tenir, quel que fût leur âge, les enfans sous le pouvoir du père, prendre à tous leur part d’hoirie pour perpétuer le bien commun, réserver à l’artisan marié et père un surcroit de gain, étaient autant de torts faits à l’individu. La liberté veut, s’il est en âge de se conduire, qu’il ne soit exproprié de son moi par personne, fût-ce un père ; l’égalité, que tous les enfans se partagent les biens héréditaires ; la justice, que l’artisan soit payé d’après son travail. Enfin l’esprit nouveau transforme l’institution créatrice de la famille même, le mariage. Que son but essentiel soit la perpétuité de l’espèce et cela par un décret de Dieu même, fait les époux esclaves à la fois de leur Créateur et de leurs enfans. C’est l’espoir d’être heureux l’un par l’autre qui attire l’un vers l’autre les époux. Certes, ils le peuvent être par la famille, mais aussi par le travail, l’ambition, la richesse, le plaisir. Ils sont les juges de leur bonheur, et seuls ils savent si le transmettre le diminue.

Ces clartés ne sont plus les rayons d’aurore qui avaient caressé l’intellect de l’humanisme et la volupté de la Renaissance. L’heure est venue où le jour descend le long des pentes vers les plaines et prend possession de l’espace. Les deux oligarchies de la pensée et du plaisir se sont étendues jusqu’à se joindre et à former, des lettrés, des nobles et des financiers, une nouvelle classe, la plus cultivée, la plus raffinée, la plus défiante de toute foi, et la plus crédule au bonheur. Les philosophes mettent en pratique l’aveu de Montaigne et préfèrent aux enfans les livres « qui font plus d’honneur. » Les gens de cour et de luxe suppriment du mariage la vie commune, le foyer, les occasions et le goût de survivre en une abondante descendance, et, témoignage de l’inconséquence où se plaît alors l’esprit, c’est quand avoir des enfans n’est plus à la mode, que Jean-Jacques enseigne aux mères la mode de nourrir leurs enfans. Néanmoins si, en France, la société la plus brillante ne fournit plus sa part d’autrefois au renouvellement de la race, c’est un déficit encore insensible dans la fécondité de la nation. Ceux qui parlent ou écrivent, les seuls qui comptent, sont dans la nation une minorité infime. La bourgeoisie presque entière, et toute la masse des ouvriers et des paysans, c’est-à-dire la France presque entière, reste ce qu’elle était, et dans la préservation de ses croyances et de ses mœurs perpétue la vie.

La Révolution française apporta à la minorité le pouvoir de changer ses préférences en commandemens. Au nom de l’individu, le droit de propriété fut aussitôt modifié, la liberté testamentaire cessa d’appartenir aux chefs de famille, à leur mort un droit supérieur à leur volonté produisit la division égale et automatique de chaque patrimoine entre tous les enfans, à chaque génération chaque patrimoine fut désagrégé en débris d’autant plus minimes et avec des frais d’autant plus lourds qu’il y avait plus de copartageans : c’était décourager à la fois les domaines durables et les familles nombreuses. Devant l’individu tombèrent les barrières des métiers, chacun eut licence d’employer ses bras avec le profit qu’il pourrait, sans aide ni contrôle de personne : c’était favoriser le célibat au lieu du mariage. Que l’individu, pourtant, gardât sa foi chrétienne, elle demeurerait sa meilleure défense contre les institutions, nouvelles conseillères de stérilité. Mais Dieu était l’ennemi de la Révolution, le pire des rois : tandis que les autres opprimaient chacun une race, lui opprimait la raison universelle, et il devait être détrôné comme les autres, plus que les autres, et contre lui surtout la violence fut continue, multiforme et atroce.


III

Dans la Révolution le bien et le mal étaient si inextricablement mêlés, les expériences les plus redoutables s’autorisaient d’apparences si généreuses, les crimes même s’évanouissaient dans un tel éblouissement d’épopée, une telle flatterie de gloire attentait au bon sens des contemporains, que l’incertitude des résultats fut comme abolie par le miracle des promesses, que le bloc des nouveautés demeura debout, même à la chute de l’empereur. Même la vieille famille des rois qui revenait comme la revanche du passé se contenta de porter sur le trône le respect de ces changemens. Pourtant la clairvoyance ne manquait pas plus que l’inimitié à quelques observateurs. Au Congrès de Vienne, lord Castlereagh se consolait ainsi de n’avoir pas infligé une plus complète mutilation à nos frontières : « Après tout, les Français sont suffisamment affaiblis par leurs lois de succession. »

Nous restions affaiblis surtout par une inaptitude nouvelle à nous voir tels que nous étions. L’intellect du XVIIIe siècle avait faussé la probité rigoureuse de notre raison. Ceux qui s’étaient eux-mêmes appelés philosophes, comme s’ils eussent été les premiers à réfléchir dans un pays si fécond en grands penseurs, étaient les plus démunis d’esprit philosophique, de celui qui discerne les réalités profondes. Ils possédaient seulement l’esprit rhétoricien, sensible aux superficies des apparences. Et ils nous avaient appris à ne plus nous rendre compte des choses et à accepter l’empire absolu des mots. Le déclin de la morale religieuse semble une émancipation de l’intelligence humaine et Charles X lui-même lutte contre le cléricalisme. Le goût croissant du luxe et des jouissances parait le moteur de l’activité universelle, et le ministre le plus austère de Louis-Philippe donne à la bourgeoisie pour programme : « Enrichissez-vous. » Les risques de confier le gouvernement à la multitude si peu maîtresse d’elle-même ne pèsent rien devant le dogme de l’égalité, et la seconde République, par un acte de foi qu’elle ne discute pas, établit sous sa forme la plus grossière le suffrage universel. Sous le second Empire, on ne se demande pas combien d’hommes perpétuent ce peuple qui n’a pas seulement à gouverner, mais à défendre la nation : ce n’est pas par le nombre, c’est par un privilège de nature qu’il est le premier, l’incomparable, l’invincible et, pour effacer de l’histoire l’humiliation de 1815, la France se jette, les yeux fermés, sur l’épée tendue par l’Allemagne de 1870. La Prusse de 1815 comptait à peine dix millions d’habitans lorsque la France en comptait près de trente, l’Allemagne de 1870 avait quadruplé presque la masse où elle puisait ses soldats, nous n’avions pas même accru d’un quart la nôtre, et les deux peuples commençaient la lutte égaux en nombre. A l’énorme gain de population l’Allemagne joignait la supériorité de la méthode, de la volonté, de la haine par lesquelles elle nous avait surpris, dominés et vaincus.

Si la France n’acceptait pas comme définitive sa défaite, elle n’avait qu’une chance de revanche : revenir aux disciplines dont elle s’était déshabituée et dont s’était fortifiée l’Allemagne. La France le comprit soudain lorsque, faisant sortir de la défaite l’Assemblée nationale, elle appela au secours le passé. Les hommes du 4 Septembre qui représentaient Paris, l’infaillibilité révolutionnaire de la capitale, l’idolâtrie de l’humanité, l’affaiblissement du pouvoir familial, la restriction volontaire des naissances dans le mariage et le sans-gêne du célibat, disparurent devant les mandataires de la tradition, du catholicisme, des mœurs conservées par la province, des foyers encore féconds. Et, au lendemain de la paix si sombre pour nous et si éclatante pour nos ennemis, on se plaisait à saluer un symbole des changemens qui peut-être se préparent à la fortune présente. Quand, à Berlin, Guillaume, Bismarck et Moltke, trinité triomphale, font par leur accueil peser sur l’ambassadeur de France le poids de la victoire allemande, cette victoire en leur personne même subit une première déchéance : l’avenir lui manque. Guillaume a deux enfans, Bismarck deux, Moltke pas un, et notre ambassadeur, le vicomte de Gontaut-Biron, est père de dix-neuf enfans. Mais l’Assemblée nationale ne sut pas fixer la sagesse vers laquelle s’étaient retournés nos malheurs. Ses dissensions politiques discréditèrent ses doctrines sociales. Son impopularité réhabilita peu à peu le parti qu’elle avait remplacé et, après un interrègne de cinq ans, la politique révolutionnaire, qui déjà était depuis plus d’un siècle devenue notre tradition, revenait au pouvoir, irritée de sa courte disgrâce, impatiente de prendre sa revanche et plus soucieuse de transformer la société que de défendre la patrie.

Au lendemain de cette guerre, perdue surtout par la décadence de la famille, la première campagne du parti, et menée avec le plus d’ardeur, fut contre l’indissolubilité du mariage. La loi qui, dès 1881, autorisait le divorce entre les époux, proclamait le divorce entre les mœurs nouvelles et la vieille foi. Le catholicisme n’avait jamais transigé sur le caractère perpétuel de l’union conjugale. A sa rigueur, on oppose la tolérance professée par tous les autres cultes, et surtout on substitue au concept d’une institution sociale établie pour la perpétuité de la race le concept d’une société particulière conclue pour la convenance des contractans. Le mariage a pour but le bonheur des époux : leur bonheur commence quand ils se sentent attirés l’un vers l’autre, continue tant qu’ils vivent l’un pour l’autre, cesse dès qu’ils ont assez l’un de l’autre. Leur amour peut durer autant qu’eux, mais leur audace serait trop présomptueuse de se promettre à l’avance une union perpétuelle. Si l’homme et la femme après l’avoir commencée ne la renouvellent pas chaque jour par un acte volontaire et fervent, elle devient la plus lourde des servitudes. On sait les inconstances du cœur : comment engager à vie l’amour que nulle volonté ne saurait maintenir par-delà la seconde où il s’est éteint, ni éteindre s’il s’allume ailleurs ? Dès que le mariage pèse, s’en décharger devient le droit. Logique tentatrice, et pas seulement pour ceux auxquels le mariage semble assez long, s’il a la durée de leurs fantaisies. Elle devait troubler ces hommes et ces femmes naturellement honnêtes, capables de constance, mais atteints dans leur vie conjugale par des griefs, des mépris, des hontes inguérissables et renouvelés chaque jour. Ces malheureux à perpétuité recevaient de la loi la petite clef, la commode clef, qu’il leur suffisait de tourner pour être hors de la géhenne et libres de refaire aussitôt leur vie. Le nombre des divorces augmente chaque année[7].

Or, ce fait en entraîne un autre, dont les réformateurs ne s’étaient pas avisés. Leur logique eût volontiers prévu que le divorce, rompant des unions odieuses, donc infécondes, et leur substituant des unions mieux assorties, donc moins stériles, multiplierait les naissances. La vérité est, au contraire, qu’admettre la dissolution du mariage est encourager la stérilité. Dans les mariages indissolubles, les enfans deviennent la meilleure consolation des mécomptes qui attristent la vie conjugale : par eux, la prison dont on ne peut sortir a ses fleurs, en eux s’aiment encore le père et la mère qui ont cessé de s’aimer. Mais dès que les époux, ne désirassent-ils pas dissoudre leur société, la savent temporaire, cette fragilité les incite à vivre leur présent de manière à ménager leur avenir. Or, pour eux, si jamais ils deviennent des étrangers, la plus maladroite des mésaventures sera l’embarras d’enfans communs. Les bouts de la chaîne en vain brisée traîneront à jamais derrière les anciens conjoints au détriment des intérêts, de l’indépendance, de la nouveauté qu’ils voudraient mettre dans leur vie. Ce passé est redoutable surtout à la femme. Elle devient plus désirable à l’homme quand il croit être le seul à qui elle donne ce qu’il veut obtenir, et s’il a eu des prédécesseurs, il faut qu’elle l’aide à les oublier. Comment oublierait-il, si des enfans étrangers à lui ramènent son amour a la raison en lui rappelant sans cesse les anciens liens, l’ancien nom, l’âge de la femme et tout ce qu’elle lui apporte d’un autre ? Ces réflexions agissent si bien que les époux favorables au divorce n’ont pas d’enfans ou en ont peu.

La raison nouvelle, qui s’était éprise de la réforme, ne se laissa pas désenchanter par le résultat. Elle aima mieux le sanctionner, devenant sceptique sur les avantages des nombreuses naissances. Dès la fin du XVIIIe siècle, hors de France, la peur de l’enfant avait fait la renommée de l’homme qui révéla « le principe de population. » Selon Thomas-Robert Malthus, la population, qui tend à doubler en vingt ou vingt-cinq ans, croît suivant une progression géométrique, tandis que les subsistances s’accroissent seulement selon une proportion arithmétique. De là la nécessité de restreindre le nombre des naissances, pour que les êtres créés trouvent à se nourrir. Malthus, chrétien et pasteur, continuait à croire que l’homme a reçu la fonction divine de transmettre l’existence : il ne tenait pour légitime la restriction des naissances que dans la mesure où elles causeraient la famine. Et cette restriction était pour lui une forme religieuse encore du devoir. La Providence, enseignait-il, a attaché une jouissance à la génération, mais comme choses indivisibles, et l’homme n’a pas le droit de corrompre la nature en les séparant. Donc, il ne doit pas s’abstenir de l’acte créateur sans s’abstenir du plaisir sexuel. Et Malthus interdit nommément aux époux « le libertinage, les fraudes contraires au vœu de la nature, la violation du lit conjugal et le secours des artifices. » Il demande la continence qu’il appelle une « contrainte morale. » Et en même temps qu’il déclare homicide la surpopulation, il offre à l’homme, pour unique moyen de sauver le genre humain, une vertu.

La raison nouvelle se déclara malthusienne, en faussant la doctrine qu’elle prétendait rajeunir. Elle n’avait plus en faveur des naissances restreintes les argumens qui décidèrent Malthus. Les études contemporaines prouvent qu’il avait commis une double inexactitude ! les subsistances augmentent plus vite et la population moins vite qu’il ne supposait[8]. La mise en valeur du globe exigerait deux ou trois fois plus d’êtres que le globe n’en porte, l’univers trouverait plus d’avantages à la multiplication qu’à l’amoindrissement des naissances. Si rapidement qu’elles peuplent l’univers, elles seront sans doute plus lentes que les découvertes de la science, et la chimie tient en réserve pour la subsistance des vivans des énergies non captées et inépuisables[9].

À la restriction des naissances manquait donc le prétexte d’une nécessité. Mais il n’était plus besoin de prétexte. Le devoir de la paternité s’imposait aux époux certains que nul acte et nulle omission n’échappent au regard justicier de Dieu. Mais ce postulat de superstition avait été détruit par la science du doute, croyante seulement aux réalités. Une réalité restait au fond du creuset où s’étaient évanouies en vapeurs les hypothèses de Dieu, d’une loi surhumaine et d’une vie future : c’était l’homme avec son instinct d’être heureux par la vie présente. Sa seule loi de nature est son bonheur, et de ce bonheur chaque homme est le seul juge. Désire-t-il se perpétuer en des êtres semblables à lui, il a le droit de créer. Estime-t-il que son existence deviendrait trop pesante à s’alourdir d’autres destinées, ou que l’existence même ne vaut pas la peine d’être continuée, il a droit de ne pas transmettre la vie. Lui fût-il évident que cette abstention multipliée affaiblirait une race et enlèverait à la longue, avec le nombre, les autres primautés à un peuple, cela ne suffit pas à créer à l’être ignorant de son origine et de sa destinée un devoir envers un avenir où il ne sera plus, et il n’y a pas à s’étonner s’il songe à lui, plus qu’à des inconnus, même, et ne compromet pas le bonheur de sa vie présente, la seule certaine, pour l’hypothétique avantage d’êtres qui ne sont pas encore. Et parce que le plaisir et les convenances de chacun étaient l’unique loi de tous, il n’y avait pas à subordonner, comme Malthus, la restriction des naissances à la chasteté du lit nuptial. La continence avait perdu sa dignité de vertu publique pour déchoir à l’abaissement obscur d’une habitude oiseuse. Si l’homme est son unique maître pour se prescrire le bonheur, la continence, par cela seul qu’elle retranche à ce bonheur, est une révolte contre la loi de la vie, une entreprise de l’homme contre lui-même, un effet sans cause. Les guides de la société moderne connaissaient trop leurs disciples pour leur recommander ce moyen de restreindre les naissances : à ce prix, beaucoup aimeraient mieux être pères que n’être plus époux. Au lieu de réduire les gens à cette contradiction de servir et de combattre à la fois le bonheur, une philosophie plus complète le laissait se faire partout sa place et ne se refuser rien.

La philosophie nouvelle ne confessait pas avec cette brutalité sa doctrine d’égoïsme. Beaucoup de ces adeptes ne voyaient pas jusqu’au fond d’eux-mêmes ; les vieilles générosités de la race, qui désertaient les consciences, habitaient encore les imaginations et demeuraient sur les lèvres. Ils accréditèrent leurs réformes en les prétendant les meilleurs moyens de servir l’intérêt général. On donna comme la voix même de la science l’opinion de certains savans que la poussée hâtive marque l’âge ingrat des peuples. L’étouffement, l’écrasement, enseignait-on, n’est pas l’ordre ; à une race la qualité des siens est plus nécessaire que le nombre, et il faut réduire le nombre pour accroître la qualité. C’est par la culture de l’intelligence, la primauté du génie, raffinement du goût, le poli des mœurs que la hiérarchie se fait entre les hommes. La maîtrise de l’univers appartiendra à la société la plus créatrice de progrès par ses découvertes, la plus créatrice de richesse par une concentration de la puissance industrielle dans des mains expertes, la plus créatrice de joie par son art de vivre. S’excluent elles-mêmes celles qui s’exposent à la plus redoutable des invasions, la perpétuelle invasion des nouveau-nés. Pour chaque homme, ne pas étouffer dans une place trop étroite ; pour les enfans, échapper aux héritages morcelés qui ne laissaient rien d’intact dans les habitudes, le rang, presque la dignité ; pour les travailleurs, ne pas louer à vil prix la surabondance de leurs bras : lois sont les avantages d’une sage économie dans la multiplication des enfans.

Que ces argumens aient paru bons prouve une fois, de plus combien nous étions devenus dupes des mots. Il fallait l’être immodérément pour oublier que les peuples, même pour élever leur grandeur la plus immatérielle, ont besoin du nombre. Il nous manqua dès lors pour le soutien des anciennes ambitions qui démentaient encore par caprices notre indifférence envahissante. Nous fûmes fiers à cette époque de colonies plus vastes qu’elles n’avaient jamais été. Mais rien, sinon l’habileté de la prise, ne répondait à ce goût d’étendre notre place dans le monde. La race, qui doit se sentir à l’étroit au dedans pour refluer au dehors, vivait trop au large chez elle, et, comme si son amoindrissement eût appauvri jusque dans les intelligences l’émulation des activités, elles sommeillaient, notre richesse n’augmentait plus, notre langue reculait[10]. Ce n’est pas à un moindre prix que la France a acheté son infécondité.

Après avoir fait de la stérilité un droit, il ne restait plus qu’à faire d’elle un devoir. La logique réformatrice ne recula pas devant cette conséquence où disparaissait tout prétexte d’intérêt général, où triomphait seul l’égoïsme de l’intérêt individuel. La loi du bonheur immédiat devient une ironie contre les malheureux, les dépourvus, les misérables, ceux qui errent des pires angoisses aux pires privations, ceux qui frappent aux portes toujours closes, ceux qui demanderaient seulement un toit, du travail, du pain, les miettes de la table abondante pour d’autres. N’ont-ils pas le droit de juger la vie mauvaise, et, quand ils l’ont maudite, le devoir de ne pas la répandre ? On ne se fia pas à eux de se le dire les premiers dans le secret de leur misère. On les aida à désespérer. La résignation que la foi étend sur la douleur et qui rend la vie sacrée comme un prêt de Dieu offensait la philosophie, et la politique trouvait son compte à exaspérer leurs griefs. Les foules les plus révoltées contre leur sort sont les plus dociles à leurs meneurs, et plus excitable est celle des pauvres, de ceux qui le sont et de ceux qui croient l’être : car, pauvres, nous le sommes plus encore de ce qui manque à nos désirs que de ce qui manque à nos besoins.

Le service leur fut rendu de montrer leur condition pire qu’ils ne la voyaient, et la paternité criminelle envers eux-mêmes et envers leurs enfans. De pareilles doctrines tombèrent comme une semence dans les âmes labourées profondément par les épreuves et soulevées par la rancune. Cet avertissement de ne pas collaborer à l’œuvre cruelle, ce mot d’ordre : « Devenez stériles, » furent recueillis comme un présent du désespoir. C’était pour ces sacrifiés une piété envers l’avenir, de mettre fin à une duperie atroce, c’était la véritable marque d’amour envers les enfans qu’ils auraient eus de ne pas ouvrir aux plus chers des êtres la demeure des larmes. Sous le couvert de ce mysticisme s’organisa la plus brutale propagande au service, des plus pratiques réalités. Le savoir en était ancien déjà, mais secret encore. Cette connaissance publique, générale, familière à tous fut le don du XXe siècle à la famille française. Un plan concerté, une surabondance continue de brochures, annonces, discours, conférences, portèrent le funeste enseignement jusqu’au fond des campagnes. Il prémunit les époux contre toutes les faiblesses de volonté et les inexpériences d’habitude qui les exposaient à accroître la multitude déjà excessive des vivans. C’était la femme surtout dont il fallait vaincre le cœur naturellement maternel. On la révolta contre les épreuves de la grossesse et les douleurs de l’enfantement. On l’humilia par le mépris sur la maladresse des maternités. On lui enseigna qu’elle est la maîtresse de son corps, on lui apprit à n’être ni chaste ni féconde. Jamais un plus ignominieux effort ne s’accomplit avec plus d’impudeur et plus d’impunité. Il n’émut ni la magistrature, ni l’Etat qu’absorbait alors la tache de défendre l’école contre les contagions des croyances religieuses. Ce n’était pas assez que la femme devint experte à n’être plus mère. On lui persuada que, si par malheur elle avait conçu, l’être indésiré appartenait à elle seule pour disposer de lui comme elle voulait, et qu’elle pouvait s’en débarrasser. Des sages-femmes et des médecins facilitèrent cette besogne, à laquelle l’opinion montrait une indulgence croissante ; car, même au cas de scandales publics, les poursuites étaient rares et les acquittemens habituels. Cette complicité générale favorisa les mœurs nouvelles où l’horreur de la maternité allait jusqu’au crime. D’après des constatations trop concordantes, le nombre des avortemens égale dans les grandes villes, et parfois dépasse le nombre des naissances, et s’élève en France à 300 000 par an.

Rien ne parvint à troubler l’obstination de notre sécurité. « Oui, disait-on, notre race devient inapte aux œuvres brutales qui se réalisent à coups d’hommes ; elle n’a plus à compter sur les violences heureuses dont fut faite jusqu’ici la gloire des nations. Qu’importe, si l’affaire essentielle du monde est le bonheur des individus ! Si les races prolifiques se contentent d’occuper dans le reste de l’univers la place laissée vide par nous, l’influence et les gains volontairement abandonnés par les Français, cela ne nous prend rien. Si elles nous serrent un peu dans nos colonies trop larges, même réclament une part dans nos empires des moustiques, et restreignent sur les cartes les espaces où s’étend le nom de la France, quel Français sera atteint dans sa vie personnelle ? Si elles viennent, dans notre propre pays, louer la vigueur de leurs corps pour les emplois subalternes que les Français d’aujourd’hui trouvent trop durs ou trop mal payés, elles servent nos propres intérêts. Si ces envahisseurs substituent sur notre propre sol leurs initiatives rivales à la puissance ralentie de notre activité, pour nous commence un dommage, mais ces dépossessions prennent du temps. Le sort de chaque Français, entre le matin et le soir de sa vie, ne lui semblera guère changé, et, dès qu’il n’a pas le souci de cet insensible préjudice, pourquoi s’imposerait-il la fatigue de conserver ce à quoi il ne tient pas, prendrait-il de la peine pour modifier les événemens dont il s’accommode, et s’obstinerait-il à défendre avarement ce qui lui est étranger, quand, pour le défendre, il lui faudra compromettre la seule chose essentielle, le bienfait des habitudes douces et de la vie sans efforts ? Pour cette vie, le danger ne commencerait que le jour où la guerre mettrait le peuple le plus faible à la merci des cupidités insatiables. Mais elle n’est plus à craindre depuis que la grande force d’opinion a passé aux ouvriers. Leur socialisme abolit les divisions nationales dans l’unité fraternelle du genre humain. La grève générale a désormais raison de la guerre. Nous sommes donc certains de conserver dans notre patrie d’aujourd’hui les biens, les avantages, les joies auxquels tient chacun de nous. Et nous les garderons d’autant plus que nous ne provoquerons point par des défiances injustifiées et des arméniens militaires les sociétés au cœur pacifique. »

Ces pacifistes parlaient encore, que la guerre de 1914 éclata. On sait ce qu’elle a fait de ce bonheur individuel et de ces intérêts particuliers auxquels tout avait été sacrifié. Dans toutes les régions de la France où l’envahisseur s’est établi, ce n’est pas seulement la puissance de la nation qui a souffert, c’est chacun, dans chacun de ses biens, dans ses proches, dans sa personne. Même où l’ennemi n’a pas pénétré, tout Français a eu chaque jour, depuis plus de trois ans, à faire le sacrifice de ses aises, de ses goûts, de son argent, de son indépendance, lorsque ce ne fut pas de sa vie. Pourquoi le supplice de la France a-t-il été si long et dure-t-il ? Parce qu’il n’y a pas assez de Français. Si nous avions gardé à la France les familles fécondes, la guerre n’aurait jamais commencé ou elle serait déjà finie, et la France ne connaîtrait pas les innombrables dommages qui ont frappé les destinées de chacun. Et à supposer que la victoire de demain égale nos désirs, quelle garantie d’avenir nous apportera-t-elle, si nous ne remportons pas une autre victoire sur notre stérilité ? Si notre idolâtrie de nos commodités personnelles continue à restreindre les naissances, elle ne nous laissera pas même notre nombre d’avant la guerre, nos trente-neuf millions d’habitans. Il faudra les réduire d’au moins trois millions que cette terrible lutte aura tués ou irrémédiablement épuisés. Que nos ennemis continuent à progresser, comme nous à ne pas croître, en moins d’un quart de siècle, il y aura trois Allemands contre un Français. Ces évidences trouvent encore quelques aveugles, certains Français se refusent à l’effort. « Trop tard, murmurent-ils. Consacrerions-nous durant un quart de siècle toute notre énergie à accroître la race, notre fécondité n’engendrerait que notre ruine. Le chef de chaque foyer en deviendrait l’esclave, et son activité absorbée par son devoir de père suffirait à peine à nourrir les siens. Dépouillés de notre richesse par l’ennemi, dépouillés par nous-mêmes de nos aptitudes à nous refaire une existence nouvelle, nous deviendrions un peuple d’autant plus misérable qu’il serait plus prolifique, et c’est la joie de vivre qui aurait vécu. Notre avenir est un lendemain de tempête, et nous des naufragés ; le plus urgent est de sauver ce qui flotte encore. Instrumens de travail, débris de fortune, d’influence, de prestige, voilà ce qu’il faut recueillir. La besogne exige des hommes libres de leur volonté et de leurs mouvemens. Lorsque cette génération d’adultes vigoureux aura pourvu au plus pressé, en reconstituant notre patrimoine matériel, il sera temps de lui assurer des héritiers. Jusqu’alors, pourquoi multiplier, en élevant beaucoup de fils, les victimes des futures guerres ? » De tels argumens établissent que l’égoïsme peut s’élever jusqu’à la stupidité. A la plupart les faits ont trop prouvé que la population la moins menacée est la plus nombreuse et que les races les plus avares de naissances sont les meurtrières des enfans engendrés par elles, car elles leur refusent des défenseurs. Les faits mettent hors de doute que, dans la paix comme dans la guerre, les forts gouvernent à peu près comme il leur plaît le monde, et que le bonheur personnel des nains pacifiques reste à la merci perpétuelle des géans armés. Si nous restons trop peu nombreux pour compter sur nous-mêmes, nous n’aurons pour sécurité au dehors que l’inattention des ambitieux, la douceur des violens, les scrupules des forts. S’ils nous laissent cultiver en paix notre sol, nos goûts, nos facultés, ce sera durant le temps qu’il faut à la moisson pour mûrir ; ils se réserveront la récolte, et, pour que nous-mêmes soyons contraints de la conduire dans leurs greniers, il suffira d’un signe. C’est à la merci de ce signe qu’il nous faudra vivre.

Cette évidence a vaincu l’aveuglement. Une lumière enfin s’est faite dans l’intelligence française. Il y a quatre années la France, à tous ceux qui dénonçaient les mariages stériles, répondait comme dans un procès fameux : « La question ne sera pas posée. » Aujourd’hui, la question est posée ; aucune n’excite une sollicitude si profonde, si anxieuse, si universelle. Nous savons que tel sera l’avenir de la famille, tel sera l’avenir de la patrie.

Quelles chances nous restent de redevenir ce que nous avons été ?


ETIENNE LAMY.

  1. Siméon Luce, dans l’Histoire de Bertrand du Guesclin et de son époque, a écrit : « Il est maintenant hors de doute que la population de la France, avant la guerre de Cent Ans, égalait au moins, si elle ne dépassait un peu sur certains points, celle de la France actuelle. »
  2. « Ne fauche-t-elle pas sur le globe annuellement, plus de 2 000 000 de vies humaines ? » — (Le professeur Landouzy, en avril 1912, au Congrès international de Rome contre la tuberculose.)
  3. Quinze pour cent, suivant les uns, vingt pour cent, suivant les autres, soit un individu sur cinq à six. — Voir Emile Duclaux, L’Hygiène sociale, p. 235.
  4. « Sous l’influence de la chasse qui lui est faite, la tuberculose domine en Angleterre et en Allemagne, tandis qu’elle reste stationnaire chez nous. » Id., p. 165.
  5. Durant la période de 1900 à 1904, la France a perdu, sur 1 000 enfans, 74,7 illégitimes et 44, 7 légitimes, morts au moment de la naissance, et, dans l’année de la naissance, 240 enfans naturels et 129 légitimes (Statistique internationale 1907).
  6. Traité de la ré formation de la justice, t. II, p. 39.
  7. Le nombre des divorces a passé de 1 100 à 12 000 par an.
  8. Voir les réfutations du postulat malthusien par Paul Leroy-Beaulieu, La question de la population. Alcan, 1913, p. 91 à 171.
  9. Les formules les plus hardies de cette foi à la science ont été accumulées par Berthelot dans le discours du 5 avril 1894 au banquet de la Chambre syndicale des produits chimiques.
  10. V. le tableau de cette régression dans La France sans enfans, par Charles Gide, professeur à l’Université de Paris.