La Floride

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LA FLORIDE.

I. - VOYAGES ANCIENS ET MODERNES.
II. - MÉMOIRE INÉDIT SUR LA FLORIDE DU MILIEU.

I.

Soixante-cinq ans à peine nous séparent du jour où le président du premier congrès américain, John Ancock, après avoir levé les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de la justice de sa cause, signa d’une main ferme la déclaration d’indépendance des colonies anglaises. Ses collègues suivirent cet exemple ; trois millions d’hommes se séparaient à jamais de la mère-patrie et prenaient rang parmi les peuples. Disséminés sur le sol de treize provinces dont chacune, en s’unissant aux autres, conservait son individualité, ils voulurent consacrer le souvenir de cette origine. Treize étoiles brillèrent sur l’azur du drapeau arboré par la nation nouvelle. Mais la constellation qui se levait en Amérique ne devait pas s’arrêter à ce nombre ; aujourd’hui il est plus que doublé, et la population, croissant avec une rapidité sans exemple, a atteint le chiffre de dix-huit millions.

Maîtres de la vaste contrée qui s’étend de la Floride au Canada, et que bornent d’un côté la mer Atlantique, de l’autre une triple chaîne de montagnes, les fils émancipés de l’Angleterre ne se contentèrent pas long-temps de ce riche patrimoine. À l’ouest de ces possessions existait un pays immense, connu seulement de quelques chasseurs. Des fleuves larges comme des lacs y serpentaient à travers des forêts sans fin, des prairies sans bornes. Le Caraïbe, libre comme au temps de ses pères, poursuivait dans ces plaines encore inexplorées les troupeaux de daims et de buffles. Mais les pionniers arrivent, la carabine sur l’épaule, la pioche et la hache à la main. Ils franchissent les montagnes, passent les fleuves, et devant eux les forêts tombent, les prairies se couvrent de culture. En vain les guerriers rouges font trêve à leurs vieilles querelles et se liguent contre l’ennemi commun qui s’empare de leur terrain de chasse : le souffle tout-puissant de la civilisation les disperse et refoule leurs tristes débris aux deux extrémités du nouvel empire, au midi dans les déserts de l’Arkansas, au nord dans les savanes glacées de l’Ouisconsins. Point de paix, point de trêve à cette invasion : à peine un flot de pionniers s’est-il fait sa part de terre qu’un flot nouveau arrive, le pousse en avant ou passe par-dessus. Et comme si l’Union américaine ne pouvait suffire à cette prise de possession, voilà que des milliers de colons partent de la lisière des Vosges, des vallées de la forêt Noire, des rivages de l’Irlande, et viennent se mêler aux émigrans de la Nouvelle-Angleterre. Tous ils vont en avant comme poussés par une main invisible, surmontant un à un les obstacles, laissant derrière eux de nouveaux états, et ajoutant chaque année une étoile de plus à la bannière des États-Unis.

Tandis que les pionniers sont à l’œuvre et domptent la nature et les tribus indiennes, les hommes placés à la tête de la jeune république travaillent avec le même bonheur à son agrandissement. Les armes et la politique les servent tour à tour contre les nations européennes. Au nord, la Grande-Bretagne est forcée de céder sur la question des limites. Au midi, la Floride et la Louisiane, ces deux riches fleurons des couronnes d’Espagne et de France, ne font que passer par les mains de l’Angleterre pour aller se fondre dans l’Union. Bientôt viendra le tour du Texas, cet état libre d’hier ; bientôt le golfe creusé comme une immense rade entre les deux Amériques ne sera plus qu’un lac anglo-américain. À ce peuple d’industriels et de commerçans, séparé de ses comptoirs de la mer Pacifique par trois cents lieues de déserts, il faut l’empire du Mexique, et les robustes milices des États-Unis n’auront pas de peine à soumettre les descendans dégénérés des vainqueurs de Montésume. Encore quelques années, et les deux Océans salueront à la fois le drapeau de l’Union flottant sur les Andes de Panama comme pour appeler les navires des deux mondes.

Les États-Unis n’ont donc, pour ainsi dire, d’autres limites au midi que celles de l’Amérique septentrionale. Au nord, les possessions anglaises élèvent une barrière qu’ils n’ont pas encore essayé de franchir. En sera-t-il toujours de même ? Quand la population anglo-américaine sera près de remplir l’immense territoire qui la sépare de l’Océan Pacifique, quand elle commencera à se sentir pressée entre le golfe du Mexique et le Canada, la domination de l’Angleterre devra forcément disparaître de ce continent. Pour cette nouvelle conquête, les États-Unis n’auront même pas besoin de tirer l’épée. L’exemple qu’ils ont donné est de ceux qui ne s’oublient pas : le Canada grandit chaque jour, et le moment approche où, secouant de lui-même le joug de la métropole, il ira faire cause commune avec eux. La rivalité des races anglaise et française retardera sans doute cette révolution, mais elle est trop dans la force des choses pour être ajournée à jamais ; l’émancipation du Canada n’est qu’une question de temps. Ainsi l’Amérique du Nord tout entière s’appellera un jour États-Unis. La moitié d’un continent, le huitième environ de la surface habitable du globe, ne formera qu’une seule nation.

Mais en reculant leurs limites du pôle à l’équateur, de l’Atlantique à la mer Pacifique, les États-Unis doivent se morceler. Pas plus dans l’ordre politique que dans le monde physique les géans ne sont des êtres normaux ; ils ne se perpétuent pas. L’empire romain, ce colosse des temps passés, égalait à peine en étendue le tiers de l’Amérique septentrionale. Chez lui, une organisation puissante, un centre d’action d’où partait en tout sens une impulsion commune et où tout revenait, semblaient garantir une existence éternelle ; l’empire romain s’est pourtant partagé. Aucune de ces conditions de durée ne se trouve dans l’Union américaine, agglomération fortuite d’états qui n’ont guère de commun que la langue, mais dont les mœurs, les lois, les intérêts, diffèrent autant que ceux des peuples les plus éloignés. Réunis par le même besoin d’indépendance, par la nécessité de s’entr’aider pour atteindre ce but, s’ils ont pu croire un moment à une fusion complète, cette illusion doit s’être déjà dissipée, même aux yeux les moins clairvoyans. La doctrine du gouvernement individuel, self-government, est une base bien fragile pour asseoir un grand empire : aussi voyez ce qui se passe. Le congrès vote une loi de douanes qui blesse les intérêts d’un état du sud ; celui-ci nomme aussitôt une convention, déclare la loi non avenue, arme sa milice, et force le général Jackson, ce président aux habitudes si despotiques, à céder sans même combattre. Au nord, l’état de l’Ohio se trouve trop à l’étroit dans les limites fixées par le gouvernement central ; c’est aux armes qu’il en appelle. Il déclare la guerre à son voisin, l’état du Michigan, et le congrès, revenant sur sa décision première, se voit contraint de sacrifier celui-ci. Des citoyens de New-York voyagent en Virginie ; un comité de vigilance, sans autre autorité que celle qu’il s’est attribuée, croit reconnaître en eux des apôtres de la liberté des noirs ; il leur applique la loi de Lynch, les pend, les brûle à petit feu, leur fait subir des tourmens dignes du poteau des Caraïbes, ou tout au moins les roule dans du goudron, puis les couvre de plumes et les expose aux insultes d’une populace ameutée. Un des plus riches négocians de New-York signale dans une brochure les abus et les dangers de l’esclavage ; les planteurs de la Louisiane répondent en mettant sa tête à prix. Devant ces actes de rébellion, devant ces attentats qu’encouragent des populations entières, les autorités locales, le gouvernement central, gardent également le silence. — Nous ne voulons pas, disent-ils, compromettre l’Union. — Comme si après de tels actes l’Union existait encore !

On peut bien, pour sauver quelque temps les apparences, fermer les yeux et laisser faire. En attendant, d’autres germes de dissolution se développent à l’ouest. Les états fondés par les émigrans n’ont pas cette tradition d’une origine commune, la seule qui rattache entre eux les états du sud et du nord. Ici, d’ailleurs, la population, composée en partie de Suisses, d’Allemands, d’Irlandais, présente déjà ses caractères propres. Plus elle s’étendra dans l’intérieur des terres, plus elle s’individualisera. Du croisement de ces divers peuples, du mélange de leurs langues naîtra une race distincte parlant un dialecte particulier. Dès-lors les derniers liens qui unissent encore ces jeunes états à leurs frères aînés se trouveront usés et tomberont d’eux-mêmes. Les intérêts matériels, cette loi suprême des Anglo-Américains, aideront à la séparation. Dans l’ouest, une terre prodigue n’attend que des cultivateurs et des industriels pour livrer toute sorte de richesses. Le Mississipi et ses affluens ouvrent mille voies de communication entre leurs riches vallées et le golfe du Mexique. Les Américains de l’ouest iront-ils franchir les Alleganis pour gagner les ports de la Pensylvanie ou de la Nouvelle-Angleterre ? Non, ils resteront chez eux, et à côté des états du littoral ils fonderont une puissance continentale. Plus tard, leurs descendans franchiront, peupleront les déserts, encore inexplorés, qui s’étendent jusqu’à la mer Pacifique. Peut-être de nouveaux centres s’organiseront-ils sur leurs pas. À coup sûr, lorsque les populations futures toucheront à la mer après avoir franchi les Montagnes Rocheuses, les rives occidentales de l’Amérique verront s’élever un empire qui ne conservera plus qu’un souvenir bien vague de ses ancêtres de la côte orientale.

En Europe, la barbarie et la guerre ont été le point de départ de l’organisation sociale. Dans l’Amérique septentrionale, les peuples se forment sous les auspices de la civilisation et de la fraternité. Partie des deux limites extrêmes, l’humanité dans les deux mondes semble néanmoins tendre vers un terme moyen semblable. Les notes et les protocoles diplomatiques commencent à remplacer chez nous les grandes batailles où nos pères prodiguaient leur sang. L’influence, tous les jours plus réelle, que prennent nos congrès européens rappelle sous bien des rapports l’autorité si contestée du gouvernement central de l’Union. Les expéditions à frais communs entreprises pour assurer l’indépendance de la Grèce, pour enlever la Syrie au pacha d’Égypte, semblent préparer de futures associations pour l’accomplissement de grandes œuvres d’utilité générale. Sans doute, nous sommes encore loin de la paix universelle ; sans doute, cette harmonie naissante n’a pas des racines aussi profondes que quelques hommes d’état feignent de le croire. Le moindre incident peut la troubler et rallumer le feu mal éteint de la guerre. Le traité du 15 juillet n’a pas soulevé chez nous plus de ressentimens que la loi des douanes dans la Caroline et les autres états du sud ; déjà le congrès américain s’est vu forcé d’appuyer ses décisions par la force des baïonnettes. À mesure que les provinces se multiplieront, leurs intérêts, devenus plus distincts, les isoleront davantage, et le jour n’est pas loin peut-être où ces états frères ne seront plus que des peuples alliés. Alors il n’y aura plus de différences entre leurs relations réciproques et celles qui régissent les Européens.

Trois grandes nations, diverses de mœurs, de caractère et d’institutions, existent déjà sous ce vieux nom de république, qui couvre et prétend relier en un seul faisceau l’ensemble des États-Unis. Deux appartiennent aux provinces peuplées directement par la métropole avant la déclaration de l’indépendance. Elles occupent le littoral en-deçà des Alleganis. M. Michel Chevalier a très bien caractérisé ces deux branches, qui, sorties d’un même tronc, n’ont plus aujourd’hui d’autre point de contact que le souvenir de leur origine. Au nord habite le Yankee, au midi le Virginien. Le premier, laborieux, entreprenant, poussant jusqu’à la fièvre l’activité qu’il cache sous un extérieur froid et taciturne, ne recule devant aucune fatigue, devant aucun obstacle, pourvu qu’il aperçoive au-delà quelque intérêt de commerce ou d’industrie, n’hésite jamais à faire dans ce double but les tentatives les plus folles en apparence, semble puiser des forces nouvelles jusque dans l’insuccès, et par sa persévérance qui dégénère en entêtement, par sa confiance qu’on pourrait taxer de témérité, réalise ces prodiges que l’Europe vient étudier avec étonnement. Le second, vif, spirituel, mais paresseux par caractère et par préjugé, abandonne à ses esclaves le travail qu’il méprise. Celui-là, religieux et moral dans sa vie privée, appartient d’ordinaire à quelques branches du presbytérianisme ; celui-ci, plus que relâché dans ses mœurs, professe la religion épiscopale. L’Yankee descend des sectaires qui, persécutés par la mère-patrie, vinrent chercher la liberté de conscience dans les forêts du Nouveau-Monde et ne durent leur existence qu’à un travail opiniâtre et incessant : il a reçu de ses ancêtres des principes démocratiques qu’il conserve dans toute leur pureté. Le Virginien est l’héritier de ces favoris de la couronne qui reçurent à titre d’apanage de vastes concessions, et les exploitèrent, grace à leur fortune, sans sortir de l’oisiveté : aussi, tout en lui rappelle les habitudes, les instincts de l’aristocratie. Il montre encore avec plaisir ses anciennes armoiries et remplace par la qualification de colonel ou de général les titres nobiliaires prohibés par la république. Les habitans du nord doublent le produit de leurs terres par le commerce et l’industrie ; dans le sud, ce sont eux encore qui tiennent entre leurs mains ces deux sources de richesses. Le Virginien leur livre la matière première qu’il recueille dans ses plantations, mais ce sont les négocians yankee qui la travaillent et la répandent dans le monde entier.

À côté de ces deux variétés de la race anglaise, derrière les Alleganis et au nord des monts Cherokees s’élève et grandit chaque jour une population qui tend à prendre de plus en plus d’importance aux États-Unis. Les hommes de l’ouest sont les Anglo-Américains pur sang, car seuls ils ont rompu avec toutes les traditions européennes dont les habitans du littoral conservent encore quelques traces. Chez ces derniers, la centralisation gouvernementale trouve de nombreux et énergiques adversaires, soutiens zélés des droits des états, mais au moins ils ont conservé avec l’amour de leur province le respect des lois qu’ils ont eux-mêmes établies. Dans l’ouest, la doctrine du self-government s’applique non-seulement à la chose publique, mais encore aux individus. On reconnaît ici les dignes fils de ces aventuriers qui ne trouvaient que des entraves dans les lois protectrices de la société et cherchaient au milieu des bois une indépendance farouche. Sans cesse en lutte avec les élémens, avec les bêtes féroces, avec les sauvages, habitués à ne compter que sur eux-mêmes et ne trouvant de secours que dans la force physique, les habitans des nouveaux états ont perdu peu à peu le respect des institutions et jusqu’au sentiment religieux, si prononcé chez leurs pères. Dans les bois, deux chasseurs qui se rencontrent s’abordent le doigt sur la détente de leurs carabines. Au milieu des villes, c’est encore à cette arme qu’ils en appellent pour vider le moindre différend. Pendant une session de la législature, un général de la milice du Tennessee entre en discussion avec un journaliste de Nashville : le lendemain il le rencontre, et, sans plus de provocations, lui tire un coup de fusil à bout portant. La justice évoqua l’affaire ; mais le général était riche : il déposa quelques sacs de dollars comme caution et continua à siéger dans l’assemblée législative. Plus tard il en fut quitte pour une légère amende. Ce fait caractérise parfaitement le peuple dont nous parlons. L’Anglo-Américain de l’ouest ne respecte au monde que deux choses : les dollars et la carabine.

De cette population de l’ouest dépend surtout l’avenir des États-Unis. C’est elle qui, grace à l’esprit entreprenant, à l’inflexible ténacité qu’elle tient des Yankee, à l’énergie indomptable qu’elle puise dans son genre de vie, avance chaque jour en suivant le cours du soleil, abattant les forêts, franchissant les montagnes, domptant les fleuves les plus rapides, et transformant en riches provinces, en nouveaux états, les vastes solitudes de l’Amérique septentrionale. Pour fruit de ses labeurs, elle conquiert un monde. Un jour, des monts Alleganis à l’Océan-Pacifique, la terre appartiendra tout entière aux descendans de ces infatigables pionniers. On dirait qu’ils ont conscience de la grandeur de leurs destinées. L’Anglo-Américain de l’ouest méprise tout ce qui n’est pas né sur le sol des États-Unis ; il commence à dédaigner ses concitoyens des bords de l’Atlantique. Bientôt, s’il n’obtient pas dans le congrès la prépondérance qu’il croit lui être due, il revendiquera jusque dans les formes cette indépendance absolue dont il jouit déjà de fait.

Tous les peuples ont eu leur temps de barbarie et de moyen-âge, périodes de grandes guerres et de combats particuliers où les élémens divers de la société se heurtent pêle-mêle comme cherchant à se coordonner, à préparer l’édifice futur. Les États-Unis subissent la loi commune. Enfantés pour ainsi dire de toutes pièces par les nations les plus civilisées, ils conservent encore, il est vrai, dans quelques villes du littoral, des traces de cette origine. En revanche, la barbarie règne seule aux frontières occidentales, parmi ces populations nomades qui marchent à l’avant-garde. En négligeant ces deux extrêmes, nous pourrons dire que l’Union tout entière est en plein moyen-âge. Ici sans doute cette phase de l’existence des peuples diffère, sous bien des rapports, de ce que nous voyons dans les siècles passés. L’humanité ne se répète jamais, et les circonstances exceptionnelles qui ont donné naissance aux États-Unis doivent imprimer à leur développement un caractère tout spécial. Au XIIe siècle, dans notre Europe déjà si peuplée, on se battait hommes contre hommes pour s’enlever quelques vassaux, quelques tours féodales. Jetés sur un sol qu’ils ne sauraient occuper en entier, les Américains de nos jours n’ont aucune raison pour guerroyer entre eux ; ils se liguent pour vaincre un ennemi commun, — la nature. Contre ce rude adversaire, ils emploient la surabondance de force physique que nos pères usaient à porter et à parer leurs grands coups de lance.

Là est le secret de cette activité fiévreuse qui semble dévorer l’Anglo-Américain, qui le pousse en enfant perdu dans les entreprises les plus insensées. Dans cette lutte, il n’a que faire de cottes de mailles de Milan, d’épées de Tolède, de béliers, de tours mobiles, de ces mille engins inventés par nos chevaliers pour attaquer et pour défendre leurs inaccessibles donjons. Le fer et le feu lui ouvrent les forêts et les prairies ; à ces armes de tous les temps il ajoute celles que lui fournit la science moderne, la carabine contre les sauvages et les bêtes féroces, la mécanique et la vapeur contre l’immensité des distances. Les moyens diffèrent comme l’ennemi qu’il faut combattre ; mais, en Amérique comme en Europe, au XIXe comme au XIIe siècle, même acharnement à la guerre, même mépris pour la vie des individus, même orgueil dans le triomphe, même dédain pour quiconque se tient en dehors de la lutte. Dans les deux époques, la force brutale est la plus nécessaire ; aussi elle domine et écrase l’intelligence. Si l’esprit des Américains travaille bien plus que celui de nos anciens preux, c’est uniquement pour concourir à l’accomplissement de l’œuvre actuelle. L’Yankee est industriel, parce que l’industrie seule peut terrasser l’ennemi qui le défie sans cesse ; il est commerçant, parce que le commerce est nécessaire à l’industrie. Dans cette double sphère d’activité, il enfantera des merveilles, mais ne lui demandez rien au-delà.

Cependant arrive pour les peuples le jour de la renaissance. Fatiguée de ses divisions sanglantes, l’Europe voulut compléter et raffermir ses institutions au sein de la paix ; elle abandonna le fracas des batailles pour l’étude paisible des sciences et des beaux-arts. Les principes d’hiérarchie et d’autorité consacrés par le catholicisme et par la féodalité elle-même étaient autant de germes d’organisation qui se développèrent rapidement. La Grèce et Rome avaient conservé quelques restes des traditions de l’intelligence ; l’Europe les recueillit avidement. L’Espagne mauresque, détruite par le fer des descendans de Pélage, lui légua les trésors de la science ancienne accrus par ses propres travaux. Puisant à toutes ces sources à la fois, l’Europe s’élança dans sa nouvelle carrière et y marcha à pas de géant. Lorsque l’Amérique du Nord en sera venue au même point, lorsque de l’un à l’autre Océan, du pôle à l’isthme de Panama, l’homme régnera sur la nature vaincue, trouvera-t-il sous sa main les mêmes élémens de régénération politique et intellectuelle ? L’individualisme enfante d’intrépides pionniers ; il est peu propre à servir de base à un ordre social quelconque. La lutte contre la matière entraîne à ne compter pour quelque chose que les intérêts matériels, assez rarement d’accord avec la culture des arts et de la science pure. Ces traits de caractère, déjà si fortement empreints chez les Anglo-Américains, se prononceront chaque jour davantage. Mais aux deux extrémités du continent qui nous occupe, des idées d’un ordre bien différent ont des représentans qui monteront à leur tour sur la scène quand l’heure sonnera, et joueront à coup sûr un grand rôle dans cette œuvre de l’avenir. Au midi, les petits-fils assoupis de Cortez et de ses compagnons s’éveilleront au contact de la civilisation anglo-américairie, et mêleront à ses théories exagérées de liberté le principe de l’autorité, à son caractère égoïste et positif leur esprit chevaleresque et poétique. Au nord, les idées d’hiérarchie sociale et toutes celles qui sont du ressort de l’intelligence trouveront de fervens apôtres dans la population française du Canada.

Les auteurs qui ont écrit sur les États-Unis ont trop négligé de rechercher les traces que notre domination a laissées dans le nord de l’Union. Le nom de la France est encore respecté sur les rives glacées des lacs de la frontière. La tradition y conserve le souvenir de ces guerres héroïques où une poignée de braves oubliés par la mère-patrie défiaient à la fois la puissance anglaise, le courage féroce des Indiens, les obstacles que leur opposait une nature sauvage. On y répète de ces noms improvisés sur le champ de bataille et qui figureraient dignement à côté de ceux des Pyramides, du Mont-Thabor, de Masagran. Notre langue se parle dans ce coin du monde séparé de nous par quinze cents lieues de mer ; elle est familière à la plupart des tribus sauvages, et M. de Castelnau[1] l’a trouvée seule en usage dans l’île sacrée de Michilimakimac, à l’extrémité du lac Huron. Ces vestiges de notre passage sont certainement peu de chose ; ils n’en méritent pas moins d’être signalés. Seuls ils servent de point de contact entre les Anglais des États-Unis et les Français du Canada. Or, si le monde de la matière appartient aux premiers, nul ne peut nous disputer l’empire de ces idées qui pénètrent jusqu’au fond des masses et enfantent des révolutions. Peut-être est-ce sur ces rives sauvages que commencera la fusion des deux peuples et que se formera une nation nouvelle, forte de corps et d’esprit, digne en un mot de régner sur la moitié d’un continent.

Deux publicistes français, MM. Michel Chevalier et de Tocqueville, ont visité l’Amérique septentrionale. Tous deux, dans le présent, ont cherché à prévoir l’avenir de ces contrées ; ni l’un ni l’autre ne se sont en rien préoccupés du Canada. M. de Castelnau, dans ses Souvenirs de l’Amérique du Nord, lui consacre un chapitre intéressant, mais trop court. Pourtant, à défaut d’autre intérêt, la curiosité seule eût dû engager ces voyageurs à étudier cette colonie, qu’on retrouve au XIXe siècle telle que l’avait établie le XVIIe. Dans cette Amérique où se sont succédé les principaux peuples d’Europe et où chaque nouveau conquérant effaçait en quelques années le type de la nation qu’il remplaçait, n’est-ce pas un véritable phénomène que cette race canadienne, toujours française, résistant à la fois au flot anglais qui l’envahit par le nord, au débordement des Yankee qui la presse du côté du sud, et conservant comme un dépôt sacré le langage, les mœurs, les institutions qu’elle reçut de la mère-patrie ? Pour le Canadien, la séparation d’avec la France est un fait qu’il subit sans l’accepter : aussi voit-il avec dédain, presque avec haine, tout ce qui n’est pas d’origine française, et se défend-il de savoir l’anglais comme d’une mauvaise action, et cela, au plus haut comme au plus bas degré de l’échelle sociale. Jamais Anglais, quel que soit son rang, ne pénètre dans les réunions de cette brillante aristocratie qui conserve les traditions de Louis XIV. Entrez dans un magasin, demandez un objet quelconque en vous servant d’une autre langue que le français : « Je ne vous comprends pas, monsieur ; » telle sera la réponse que vous obtiendrez presque toujours. Au contraire, faites-vous reconnaître pour Français de France, soudain toutes les portes s’ouvrent, et le marchand vous offre lui-même des réductions de prix que vous n’auriez pas osé proposer.

Cette religion du souvenir, si pure dans son origine, a bien ses inconvéniens. Pour mieux défendre sa nationalité, le Canadien repousse un changement quelconque ; il est par conséquent stationnaire par principes et fort peu ami du progrès. Gai, brave, insouciant, toujours prêt à tirer l’épée, il a conservé intact le caractère de ses ancêtres, il est resté en tout le Français de Louis XIV. Il y aurait là de précieuses études pour ceux de nos romanciers qui cherchent à ressusciter le grand siècle dans leurs écrits. Au Canada, ils retrouveraient la haute noblesse dont les gentilshommes de la régence n’étaient que des descendans abâtardis. Les seigneurs avec leurs vassaux, le clergé et sa dîme, les couvens et leurs scènes de violence ou de désespoir, tout ce que nos anciennes institutions avaient de pittoresque et d’abusif passent vivant sous leurs yeux. Ce sont, il faut en convenir, de singuliers anachronismes ; mais pourrions-nous élever une voix sévère contre ces hommes qui, livrés à l’étranger par leur patrie, n’en parlent pourtant qu’avec amour, ne la nomment jamais que la belle France ?

Le clergé seul fait exception à cette règle générale. Les intérêts de ce monde, bien plus que ceux du ciel, l’ont détaché de ses compatriotes et entièrement rallié à la politique anglaise. Il ne l’a que trop bien prouvé lors de la dernière tentative faite par les Canadiens pour conquérir leur liberté. En se soulevant contre l’Angleterre, ils devaient naturellement compter sur l’appui des réfugiés irlandais, qui forment plus du tiers de la population non française. Il n’en a rien été. À la voix des prêtres catholiques, les enfans d’Erin ont pris les armes, non point contre les Anglais hérétiques, dont la politique impitoyable les avait chassés de leur terre natale, mais contre leurs coreligionnaires, contre ces Canadiens qui les appelaient dans leurs rangs en leur offrant une nouvelle patrie. Aussi, après des prodiges de bravoure, il a fallu céder à la force et courber de nouveau la tête sous le joug qu’on avait cru briser. Une seule chance restait aux Canadiens. Seuls, ils ne peuvent rien contre l’empire britannique : l’appui des États-Unis leur assurerait la victoire. Un moment ils ont pu croire que les graves sujets de mésintelligence qui régnaient entre les deux gouvernemens amèneraient une guerre et faciliteraient leur émancipation. Le traité récemment conclu a dû leur enlever cette dernière espérance. Mais la fortune a ses reviremens soudains : nos frères du Canada doivent se tenir prêts. Et si jamais la lutte recommence, puisse le sort des armes leur être favorable ! Puissent-ils, à côté des états qui représentent l’Angleterre au-delà des mers, constituer une France américaine !

II.

Dans la civilisation future de l’Amérique septentrionale, les États-Unis apporteront l’élément industriel et commercial : l’élément intellectuel viendra surtout du Canada. Ce dernier trouvera promptement des auxiliaires au sud de l’Union. La race virginienne, par son oisiveté même, se trouve placée dans les circonstances les plus favorables à la culture de l’esprit. Elle aussi s’étend et gagne du terrain. Lorsque ses fils s’éloignent dans la direction du nord-ouest, et pénètrent dans le Tennessee, dans le Kentucky, ils se mêlent aux descendans des Yankee, et, contraints de mener le même genre de vie, ils perdent leurs traits les plus caractéristiques. En revanche, le type virginien se prononce de plus en plus à mesure que la population s’étend vers le sud. C’est là sa véritable patrie. Si nos prévisions sont justes, si les Français du nord et les Anglo-Américains du sud doivent un jour se donner la main pour une œuvre commune, il y a un intérêt bien grand à suivre dans leur développement les états directement peuplés par ces derniers.

À ce titre, la Floride surtout mérite toute notre attention. Naguère entièrement occupée par les tribus sauvages, cette province n’est réellement ouverte aux Européens que depuis un petit nombre d’années. Jetée à l’extrémité de l’Union, entièrement entourée par la mer ou par les populations virginiennes de la Georgie et de l’Alabama, elle ne se peuple, pour ainsi dire, que du trop plein de ces deux états. Privée de ces grands fleuves qui pénètrent jusqu’au cœur des continens, et, par la facilité des communications, amènent le mélange des populations riveraines, elle ne peut que donner naissance à une race pure, destinée sans doute à jouer en Amérique le rôle qu’ont rempli en Europe les peuples méridionaux. La Floride offre des rapports frappans avec l’Italie : il n’y manque, pour compléter la ressemblance, que des montagnes et un volcan. Toutes deux forment une presqu’île à l’extrémité du continent dont elles font partie, et l’île de Cuba semble placée là tout exprès pour représenter la Sicile. Toutes deux sont baignées par un grand golfe et une grande mer dont la brise tempère les ardeurs du soleil : l’une et l’autre ont des marais pestilentiels et des côtes salubres, des lacs nombreux et rians, des fleuves qui prennent naissance sur leur territoire et arrosent des plaines également fertiles. La destinée de ces deux péninsules serait-elle la même, et la Floride réveillera-t-elle un jour en Amérique le goût des beaux arts, si complètement étouffé aujourd’hui par les préoccupations industrielles et commerciales ?

La Floride est une des parties de l’Amérique les plus anciennement connues. Sa découverte a suivi de bien près celle du Nouveau-Monde et précédé celle du Mexique. Cependant les désastres qui suivirent les premières tentatives d’exploration, les difficultés sans nombre qui se multiplièrent sous les pas des malheureux colons dispersés sur ses côtes, rebutèrent long-temps les Européens. Quelques trafiquans, quelques hardis aventuriers osèrent seuls se hasarder au milieu de ses marais et de ses forêts vierges pour acheter aux Indiens ces pelleteries si recherchées par le luxe de nos grandes villes. En 1773, un naturaliste anglais, William Bartram, la visita le premier avec soin. Véritable pionnier de la science, il ne craignit pas de s’aventurer au milieu des contrées les moins explorées et de remonter seul, dans un canot, plusieurs de ses grandes rivières. Le récit de ses voyages est encore aujourd’hui l’ouvrage le plus complet que nous ayons sur la Floride. Depuis cette époque, les relations de commerce avec les Indiens devinrent plus fréquentes, quelques voyageurs marchèrent sur les traces des marchands et publièrent le résultat de leurs observations. Lorsque cette province passa sous le pouvoir des États-Unis, les armes de l’Union pénétrèrent bien avant dans l’intérieur du pays. Enfin, M. de Castelnau vient de passer une année entière dans une de ses divisions dont le nom même était à peine connu en Europe. Son Mémoire sur la Floride du milieu, présenté à l’Académie des sciences, a été l’objet d’un rapport favorable de la part de M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire.

Comme bien d’autres contrées de l’Amérique, la Floride a appartenu tour à tour à chacun des peuples qui, depuis quatre siècles, se disputent les lambeaux du Nouveau-Monde. Dès l’an 1497, un Anglais, Sébastien Cabot, chargé par Henri VII de trouver un passage pour pénétrer jusqu’aux Indes, aperçut au nord de Cuba une côte qu’il se contenta de signaler. En 1512, Jean Ponce de Léon, gouverneur de Porto-Rico, cherchant à découvrir une certaine île de Bimini, où existait, disait-on, la fontaine de Jouvence, fut jeté par la tempête sur cette terre, en prit possession au nom du roi d’Espagne, et lui donna le nom de Floride. Dès cette époque, les Espagnols tentèrent, à diverses reprises, de conquérir ces contrées nouvelles où ils espéraient retrouver les richesses du Mexique et du Pérou ; mais ils furent toujours repoussés par les indigènes. En 1538, Fernand de Soto, un des compagnons de Pizare, débarqua dans la baie du Saint-Esprit à la tête de forces considérables, s’ouvrit un passage à travers les populations indiennes, et vint mourir de la fièvre sur les bords du Mississipi. Ce qui restait de son armée eut grand’peine à regagner l’île de Cuba.

Aucune de ces expéditions n’avait laissé de traces en Floride. En 1562, François Ribault, envoyé par Charles IX, découvre la côte orientale et fonde près de l’embouchure de la rivière de Saint-Jean un établissement français, le premier qu’on ait essayé d’élever dans cette partie du continent américain ; mais bientôt, oubliés par la métropole, les colons sont contraints d’évacuer le pays. Long-temps encore cependant la France et l’Espagne se disputent cette possession, lorsqu’au bout d’un siècle, la France renonce à s’occuper de la Floride et se rejette uniquement sur la Louisiane et le Canada. L’Angleterre prend sa place, et, par le traité de Paris en 1763, elle obtient la cession de la Floride, qui, vingt ans après, revient de nouveau aux Espagnols. En 1810, une partie de cette province est cédée aux États-Unis en même temps que la Louisiane. Enfin, le 22 février 1819, l’Espagne renonce à toutes ses prétentions sur ces contrées et les abandonne en totalité au gouvernement de l’Union.

Bornée au nord par la Georgie, au nord-ouest par l’état d’Alabama, la Floride est entourée sur tous les autres points par l’Océan Atlantique, qui, en formant le golfe du Mexique, se replie autour de la presqu’île dont le nom est devenu celui de la province entière. Sa forme est irrégulière et sa largeur très variable ; sa plus grande longueur est d’environ deux cent cinquante lieues, sa surface de neuf mille lieues carrées, un peu moins que le quart de celle de la France. Elle possède plus de quatre cents lieues de côtes, bordées surtout au sud et à l’est par de petites îles plates et découpées en baies et en petits havres. Ces rivages communiquent avec l’intérieur par un nombre infini de rivières, la plupart navigables. Tout, dans cette contrée, semble disposé, on le voit, pour faciliter le commerce, soit à l’intérieur, soit à l’étranger.

Les mers qui baignent la Floride présentent un phénomène digne de remarque ; elles n’ont pas le même niveau. Les eaux du golfe du Mexique sont bien plus élevées que celles de l’Océan Atlantique. La physique générale du globe explique très bien ce fait. Les vents alisés, qui sous les tropiques soufflent d’orient en occident, refoulent continuellement devant eux les vagues de la mer, et de cette impulsion incessante résulte le grand courant, appelé courant équatorial, qui vient se briser contre les côtes de l’Amérique méridionale. Là, il rencontre, à cinq degrés au sud de l’équateur, le cap Saint-Roch, qui divise sa masse et dirige une partie de ses eaux vers le midi, le long des côtes de l’Amérique. L’autre portion, de beaucoup la plus considérable, se porte vers le nord, parcourt la mer des Antilles, et pénètre dans le golfe du Mexique par le détroit qui sépare le Yucatan de l’île de Cuba. Là, ce courant se dirige d’abord vers le nord et vient battre les rivages de la Louisiane et de l’Alabama, puis il se divise en deux branches l’une se replie vers l’ouest, rase les côtes de la Louisiane et du Mexique, pénètre jusqu’au fond du golfe, et vient rejoindre le courant d’entrée à la pointe du Yucatan ; l’autre se porte à l’est, redescend le long de la Floride et s’échappe dans la mer Atlantique par le canal de Bahama. Ce détroit joue ici en quelque sorte le rôle d’une écluse, et la vitesse du courant qui le traverse est quelquefois de deux lieues à l’heure. Cette branche du courant équatorial prend alors le nom de Gulf-Stream ; elle remonte jusqu’au banc de Terre-Neuve, se replie vers l’est, traverse toute l’Atlantique, et n’est arrêtée que par les côtes de l’ancien continent. Un de ses bras longe les rivages d’Espagne et de France, pénètre dans la Manche, contourne les îles britanniques et se fait sentir jusqu’aux Orcades. Les eaux du Gulf-Stream, échauffées par le soleil des tropiques, présentent une température bien supérieure à celle de nos mers ; aussi exercent-elles une influence remarquable sur les provinces qu’elles baignent. C’est à elles que l’Irlande doit la douceur de son climat ; ce sont elles qui permettent aux myrtes de venir en pleine terre au milieu des rochers qui bordent notre Bretagne.

Ainsi, cette mer méditerranée que nous appelons golfe du Mexique peut être considérée comme un vaste bassin recevant sans cesse les eaux que les vents alisés lui amènent du midi par le détroit du Yucatan, pour les verser par le canal de Bahama. La presqu’île de la Floride semble disposée comme une immense digue destinée à rompre le premier choc du courant, à empêcher qu’il entre dans l’Atlantique avec une force irrésistible. Ces faits nous expliquent la différence de niveau que nous signalions tout à l’heure. Ils rendent également compte d’un autre phénomène très singulier observé dans la rivière de Saint-Jean, magnifique fleuve qui prend sa source vers l’extrémité méridionale de la presqu’île, la traverse en entier du sud au nord, et vient se jeter dans l’Océan Atlantique près des frontières de la Georgie. Les eaux de cette rivière, parfaitement douces à son embouchure, sont salées à une cinquantaine de lieues au-dessus, et le deviennent d’autant plus, qu’on remonte davantage. De plus, la force de son courant n’est pas constante dans les parties supérieures de son cours. Ce double résultat tient à l’élévation de niveau du golfe du Mexique, dont les eaux pénètrent par l’intermédiaire de marais et d’étangs jusqu’au centre de la presqu’île. C’est au milieu de ces flaques d’eau salée que se forme peu à peu la rivière de Saint-Jean. Ce fleuve prend littéralement sa source dans la mer. Il en résulte que ses eaux s’élèvent ou s’abaissent avec les marées, et qu’elles demeurent saumâtres jusqu’à ce que, des affluens nombreux et considérables venant à s’y mêler, elles perdent cette empreinte de leur origine.

Dans l’est de la Floride, la rivière de Saint-Jean sera pour les Américains une de ces grandes routes toutes tracées par où ils pénètrent, grace à la vapeur, jusqu’au centre des régions les plus sauvages. À l’ouest, l’Apalachicola leur offre les mêmes avantages. De plus, elle met la Floride en communication avec la Georgie. Deux rivières navigables bien au-delà de leur point de jonction, la Chattaoutchi et la Flint, lui donnent naissance, et forment par leur réunion un des plus puissans cours d’eau de ces contrées. Aussi, le génie du commerce et de l’industrie a-t-il pris un rapide essor dans la Floride centrale depuis que les armes du général Jackson ont permis aux blancs de s’y hasarder sans trop de dangers. Plus de trente bateaux à vapeur battent aujourd’hui de leurs larges roues ces flots qui naguère n’étaient sillonnés que par le canot d’écorce et la pagaie de l’Indien. Mais, si la civilisation domine sur le cours du fleuve, la nature seule règne encore en souveraine sur ses rives inexplorées. Partout s’étendent de vastes forêts d’yeuses et de magnolias, qui, dans ces plaines humides, acquièrent des dimensions colossales. Les cannes et les hautes herbes couvrent le sol submergé. Du milieu d’elles, mille plantes grimpantes s’élancent vers le tronc des grands arbres, les enlacent de leurs replis et s’élèvent de branche en branche, tandis que de celles-ci pendent jusqu’à terre ces mousses gigantesques appelées tillantsias, qui atteignent jusqu’à quarante et cinquante pieds de long. Des quadrupèdes aux physionomies étranges, des oiseaux au brillant plumage animent ces solitudes, et s’enfuient effrayés par le bruit des pistons, par le sombre panache qui flotte au-dessus du steamer. Souvent aussi les peuplades indiennes du voisinage, attirées par l’étrangeté du spectacle, se pressent sur quelque promontoire désert. Mornes et silencieux, les guerriers caraïbes contemplent sans pouvoir cacher leur admiration la machine mugissante qui vient envahir leur antique domaine, et ces blancs dont le génie semble enfanter des monstres pour les traquer jusque dans leurs plus profondes retraites.

La ville la plus importante de la Floride est Pensacola, située à l’ouest, au fond de la baie du même nom. Son arsenal et son port militaire seront un jour de magnifiques établissemens, et aideront puissamment à assurer la domination des États-Unis dans le golfe du Mexique. Sur la côte orientale de la province, on trouve Saint-Augustin, fondée par les Espagnols en 1570. Cette antique métropole est aujourd’hui bien déchue, et son port mal abrité est presque entièrement abandonné. La capitale actuelle est Tallahassee. Fondée en 1824, dans une belle plaine à huit lieues au nord de la baie des Apalaches, cette ville ne s’est pas développée avec la rapidité miraculeuse qu’il est si fréquent d’observer dans les nouveaux établissemens des États-Unis. Elle ne compte guère que quinze cents habitans. Pourtant sa position est des plus heureuses. Les terres qui l’entourent sont d’une fertilité rare et arrosées par de nombreuses sources. De plus, elle est à la fois le siége du gouvernement central de la province et le chef-lieu d’un comté. Mais ces avantages disparaissent en grande partie devant l’insalubrité du climat. Dangereuse en tout temps pour les étrangers, l’atmosphère de cette ville devient pestilentielle pendant les mois d’août, septembre, octobre et novembre. Alors nul n’est certain d’échapper aux fièvres bilieuses qui tous les ans dévastent la contrée. Aussi, pendant cette saison meurtrière, chacun cherche à fuir le fléau. Les boutiques se ferment, les habitations sont désertes : le marchand court faire ses emplettes dans les villes du nord, et le planteur va jouir de ses richesses sur les bords du Niagara ou aux eaux de Sarratoga.

Le sol de la Floride semble composé en entier de dépôts marins ; partout on trouve des débris de coquilles mêlés au sable, au terreau, qui en forment la base. Il est probable en effet que la plus grande partie de cette province n’est qu’un vaste atterrissement. Lorsque les forces cachées au centre de notre globe soulevèrent les Andes et l’Amérique au-dessus des mers primitives, le courant équatorial, subitement arrêté dans sa marche d’orient en occident, vint se heurter contre cette barrière. Nous avons vu plus haut pourquoi il dut se porter vers le nord. Trouvant moins de résistance vers le milieu du nouveau continent, il y creusa peu à peu le golfe du Mexique, ou du moins arracha de ses côtes les matériaux les moins résistans. Repoussé par le massif de l’Amérique septentrionale, il chercha une issue vers l’Atlantique, et, rencontrant la chaîne de roches calcaires qui borde la Floride à l’est, il fut contraint de se replier jusqu’au canal de Bahama. Tous ces obstacles, en retardant sa marche, lui permirent de déposer les masses énormes de détritus de tout genre qu’il enlevait au continent. Peu à peu, des bancs de sable et de vase s’élevèrent au pied de la digue opposée par la nature à l’impétuosité de ses vagues. À mesure que la mer élargissait sa route, son niveau s’abaissait, et bientôt du milieu des ondes sortit la Floride, pays plat, à peine ondulé, semé de vastes flaques d’eau et se perdant en pente insensible sous la mer qui lui donna naissance. Les marais salés qui s’étendent du bord occidental de la presqu’île jusqu’à la rivière de Saint-Jean attestent encore de nos jours la réalité de ce mode de formation. Dans la Floride centrale, dans la Floride de l’ouest, ces dépôts couvrirent la roche calcaire, qui resta visible seulement sur un petit nombre de points, et surtout dans les îlots qui avoisinent Saint-Augustin.

La roche calcaire elle-même forme une couche d’épaisseur variable, et repose sur un lit d’argile et de gravier. Elle est facilement attaquée et traversée par les eaux pluviales. Celles-ci, arrêtées par un obstacle qu’elles ne peuvent vaincre, s’écoulent entre la roche et l’argile, se réunissent et forment une multitude infinie de canaux souterrains qui, profitant de la première issue, apparaissent tout à coup au grand jour. La rivière de Wakula, qui se jette dans la baie des Apalaches, présente un des plus curieux exemples de ce phénomène. Sa source, décrite pour la première fois par M. de Castelnau, consiste en un bassin ovalaire de trois cents pieds de large, de quatre-vingts pieds de profondeur, d’où sort un véritable fleuve beaucoup plus considérable que la Seine. Ses eaux sont d’une limpidité parfaite. Le voyageur placé dans son canot distingue les moindres rochers qui tapissent le fond de l’abîme ; son œil suit tous les mouvemens des myriades de poissons qui, se jouant au-dessous de lui, tantôt s’approchent de la surface, tantôt s’enfoncent et disparaissent sous la sombre voûte des cavernes latérales.

Quelquefois un éboulement subit vient tout à coup barrer le passage à ces fleuves souterrains. Alors les eaux accumulées cherchent à s’ouvrir un passage : un bruit pareil à celui d’un tonnerre lointain se fait entendre ; le sol est agité comme par un tremblement de terre ; il cède enfin, et avec un horrible fracas s’élance dans les airs une gerbe d’eau, de roches, de graviers, qui retombe et s’étend au loin dans les campagnes, entraînant tout sur son passage, creusant, dans l’espace de quelques heures, le lit d’une nouvelle rivière. Ces éruptions soudaines ne sont pas très rares en Floride, et quelques-uns des lacs les plus considérables de cette province n’ont pas d’autre origine. Le lac Jackson, entre autres, occupe aujourd’hui une plaine jadis cultivée et couverte de forêts. On y voit encore des arbres debout, et, pendant l’étiage, on distingue sur son fond les traits ou sentiers que les Indiens avaient autrefois pratiqués dans les bois. Souvent le conduit momentanément obstrué se dégage peu à peu ; le lac se dessèche, la source tarit, et l’on peut, comme Bartram l’a fait bien des fois, descendre dans ces espèces de cratères. On trouve alors la roche calcaire ouverte jusqu’à la couche d’argile par un large orifice où viennent aboutir en tout sens des canaux cylindriques aussi réguliers, aussi polis que si la sonde d’un ingénieur les eût forés dans le roc. À côté des phénomènes que nous venons de décrire, on aperçoit des ponts naturels, des rivières qui s’enfoncent sous terre tantôt pour se perdre à jamais, tantôt pour reparaître à des distances souvent considérables. On voit qu’il est peu de contrées où la nature ait semé avec plus de largesse ces spectacles que l’œil le plus indifférent ne peut contempler sans admiration.

Les hommes ont aussi laissé en Floride des traces curieuses de leur séjour. Sur plusieurs points, on rencontre de grandes chaussées en terre, des collines artificielles généralement de forme carrée, et qui ont jusqu’à sept cents pieds de long sur deux cents pieds de haut. Les unes servaient jadis d’emplacement pour la maison des chefs, de citadelle pour les villages des anciens Caraïbes ; c’étaient autant de petits Capitoles. D’autres remplaçaient chez ces nations les orgueilleuses pyramides des Pharaons, les sombres nécropoles de l’Égypte. Une épaisse végétation les recouvre, et des générations d’arbres séculaires se sont sans doute succédé sur ces monumens funèbres. Les peuples qui les élevèrent n’existent plus depuis long-temps. Les Indiens, dont on connaît le respect religieux pour les restes de leurs ancêtres, voient avec indifférence l’archéologue européen fouiller ces antiques tombes et en retirer des ossemens humains, des haches, des pointes de flèches en pierre dure. — Ce ne sont point les os de nos pères, — disent-ils. Et en effet la forme des crânes annonce une race toute différente des Caraïbes qui habitent aujourd’hui ces contrées, et semble plutôt offrir quelques ressemblances avec celle des têtes appartenant à la race péruvienne.

Le botaniste et l’agriculteur trouvent en Floride trois espèces de terrains caractérisés par leurs productions végétales. Les sapinières, dont le sol, presque toujours sablonneux, est le plus souvent stérile, fournissent seulement des pins excellens comme bois de construction. Puis viennent les savanes et les marécages. Les premières forment d’immenses prairies dont l’herbe élevée de quatre à cinq pieds ondule comme une mer sous le souffle du vent, tandis que quelques bouquets d’arbres élèvent leurs têtes verdoyantes au-dessus de ces graminées, et, comme autant de petites îles, reposent l’œil fatigué par la monotonie du paysage. Les marécages occupent à eux seuls plus de la moitié de la province. De leur vase croupissante sortent de longues cannes, des joncs, des roseaux gigantesques ; leurs flaques d’eau se cachent sous les feuilles vertes et les larges fleurs des nymphœa et des nénuphars. À la surface des lacs qui occupent les bas-fonds, le vent pousse d’une rive à l’autre des îles flottantes de pistià stratiotes, plante aquatique assez semblable à notre laitue des jardins, mais dont les racines libres au milieu de l’eau savent trouver dans ce liquide une nourriture suffisante et n’ont pas besoin de s’enfoncer dans la vase. Plusieurs espèces d’arbres de haute futaie ombragent ces terrains sans cesse submergés. Ce sont des frênes, des ormeaux, des lauriers, des chênes aux glands doux et savoureux comme nos châtaignes. Au-dessous d’eux tous, le cyprès distique élève son tronc droit et lisse, semblable à une colonne de cent pieds de haut, de huit et dix pieds de diamètre, que couronne un large dais de feuilles délicates, tandis que de nombreuses protubérances, sortant de ses racines, forment autour de la base comme une enceinte de bornes à la tête d’un rouge vif.

Mais, pour voir la nature déployer toutes ses richesses végétales, il faut pénétrer dans un de ces hammocs, espèces d’oasis jetées au centre des forêts de pins ou des marécages, occupant quelquefois une grande étendue et bordant presque toujours le cours des rivières. Ici le limon déposé jadis par les eaux de la mer est devenu une terre dont rien n’égale l’inépuisable fécondité. Partout les cèdres, les gommiers, les ilex, les sassafras, les catalpas, entrelacent leurs branches à celles du magnolia, dont les pétales, d’un blanc de lait, répandent au loin leurs émanations suaves. Partout les corolles de l’azalea, semblables à autant de papillons, rivalisent avec les bouquets écarlates du sumac. Au milieu de ces arbres aux branches robustes, les palmiers balancent leurs sveltes colonnes et leurs larges feuilles fendues en éventail. Les cactus, les yukas, disputent le sol aux orangers couverts de fruits et de fleurs. Des lianes, des vignes sauvages, dont le tronc a quelquefois un pied de diamètre, relient ensemble ces enfans de la forêt, courent de l’un à l’autre en guirlandes verdoyantes, et, soutenant d’épaisses charmilles de clématites, de convolvulus, forment des pilastres isolés, des colonnades sans fin, des cabinets, de longues voûtes, de hautes salles de verdure où ne pénètrent jamais les rayons du soleil. Sous ces lambris naturels, des plantes plus modestes se déploient comme un tapis aux mille teintes. La perfide dionée étale ses feuilles hérissées de poils en épines, et qui, se repliant brusquement au moindre contact, percent de cent coups de poignard l’insecte assez imprudent pour s’y reposer. À côté d’elle, la sarracénie dresse sa noble fleur d’un jaune d’or et ses feuilles roulées en cornet où se dépose près d’un litre de rosée, boisson toujours fraîche que la nature semble préparer d’avance pour étancher la soif du voyageur.

Sur ces arbres, sur ces pelouses voltigent et s’ébattent des myriades d’oiseaux au brillant plumage. Le dindon sauvage aux riches reflets cuivrés peuple les forêts. Des vols de troupiales, de tourterelles, de perruches aux couleurs tranchantes, fourmillent sur tous les buissons. Plusieurs espèces d’oiseaux-mouches, voltigeant d’une fleur à l’autre, semblent vouloir lutter d’éclat avec elles et avec les grands papillons qui leur en disputent les sucs parfumés. Le long des rivières, sur les lacs, sur les étangs, aux nombreuses tribus des canards se mêlent le pélican au large goître et le cormoran des Florides : des aigrettes plus blanches que la neige, des échassiers aux teintes sombres, piétinent sur les rivages ; au milieu d’eux, le flammant aux longues jambes, au cou plus long encore, promène son plumage rosé. Pendant que l’oiseau-moqueur répète tour à tour les chants, les cris de ces races emplumées, deux espèces de vautours et l’aigle à tête blanche planent lentement sur leurs têtes, les premiers cherchant à découvrir quelque cadavre pour satisfaire leur sale appétit, le second guettant de l’œil le héron immobile sur une pierre à fleur d’eau. Aussitôt que le patient échassier est parvenu à saisir un poisson, notre brigand fond sur lui du haut des airs, le frappe de son bec redoutable, le force à lâcher sa proie, et s’en saisit avec adresse avant qu’elle soit retombée dans l’eau.

La classe des mammifères, celle des reptiles, ont aussi de nombreux représentans dans la Floride. Des troupeaux de daims parcourent ses plaines désertes. Parfois on les voit fuir avec la rapidité de l’éclair devant une bande de loups affamés ou devant quelque jaguar au pelage tacheté. Celui-ci remplace le tigre dans les savanes de ces contrées ; mais, bien moins à redouter que son frère d’Asie, il semble ignorer sa force prodigieuse et ose rarement braver les regards de l’homme. Plusieurs grandes espèces d’écureuils s’élancent de branche en branche poursuivis par les chats sauvages : leur agilité fait ressortir encore plus la gêne et la lourdeur des mouvemens de l’ours noir, qui partage avec eux ces retraites aériennes. Au-dessous s’agitent dans l’herbe le hideux serpent à sonnette, le serpent noir, qui fait la chasse au précédent sans craindre ses redoutables crochets, le serpent de verre, dont le corps se brise au moindre choc. Sur le bord des lacs, des rivières, la grenouille mugissante fait entendre sa voix de taureau, et l’alligator lui répond par ses rugissemens. Ce reptile, qui représente en Amérique le crocodile de l’ancien monde, serait pour l’homme un ennemi d’autant plus redoutable, qu’une cuirasse impénétrable le met à l’abri de ses armes ; mais, timide et farouche plutôt que féroce, il n’attaque presque jamais, et souvent les Indiens traversent à la nage des fleuves où fourmillent ces gigantesques sauriens.

Le climat de la Floride est très chaud dans l’intérieur des terres, mais sur les côtes il est des plus tempérés. Dans l’île de Key-West, placée vers le point le plus méridional, le thermomètre s’élève rarement au-dessus de trente degrés centigrades, température que dépassent souvent nos étés de la Provence. On compte les années où le mercure descend au-dessous de zéro. Malheureusement, ce climat si doux n’en est pas moins meurtrier. Les villes de Pensacola et de Saint-Augustin sont célèbres, il est vrai, par la pureté de l’air qu’on y respire, et tous les ans bon nombre de phthisiques viennent y passer l’hiver ; mais partout ailleurs la saison chaude ramène annuellement des épidémies redoutables même pour les enfans du pays, et la fièvre jaune étend quelquefois ses ravages jusqu’au nord de la province. Si nous comparons avec M. de Castelnau la mortalité du nord et du sud des États-Unis en prenant pour limite la latitude de Washington, nous trouverons qu’il meurt dans le nord environ trois personnes sur cent par an, dans le midi cinq sur cent, dans la Floride en particulier six sur cent.

La culture du sol de la Floride ressemble à celle des autres états méridionaux de l’Union, et les produits en sont les mêmes. On n’y récolte guère d’autre céréale que le maïs. De vastes plantations de tabac, de cannes à sucre, mais surtout de cotonniers, sont exploitées par des esclaves. En laissant ainsi aux nègres tout le travail, les planteurs, il faut bien le dire, paraissent obéir à une impérieuse nécessité. Dans ces contrées, les rayons d’un soleil presque tropical tombant d’aplomb sur d’immenses marais, sur des terres où pourrissent sans cesse des débris d’arbres jetés à bas pour le défrichement, en dégagent ces miasmes infects que la race blanche ne peut braver impunément. La race nègre, au contraire, semble se plaire dans ce milieu qui pour nous est mortel. Chétive et abâtardie dans les états du nord où pourtant elle est libre, elle acquiert ici, au sein de l’esclavage, tout son développement physique. Mais livré à lui-même, ce n’est pas au travail que le nègre emploierait la force et l’énergie qu’il semble puiser dans une atmosphère brûlante. Entre ses mains, la culture la plus florissante serait bien vite arrêtée et anéantie ; l’émancipation de la race noire serait pour la Floride naissante, pour tous les autres états du sud, le signal d’une ruine complète et immédiate.

Telle est l’opinion bien arrêtée des planteurs sur l’application locale d’une question qui, prise dans sa généralité, préoccupe de nos jours les plus hautes intelligences, qui peut-être ne sera résolue que par la voie sanglante des armes. Avouons que les faits semblent parler en leur faveur. La détresse des colonies anglaises, obligées d’importer des cargaisons d’Indiens ou de prétendus engagés volontaires pour remplacer leurs anciens esclaves, est un rude avertissement pour les États-Unis. L’exemple de Saint-Domingue est peu propre à donner raison à ceux qui regardent la liberté comme devant être pour les nègres un stimulant au travail. Voyez cette île, qui colonie française fournissait du sucre au monde entier, aujourd’hui contrainte d’aller au dehors chercher cette même denrée ; qu’est-elle devenue entre les mains des compagnons de Toussaint-Louverture ? Ne citons qu’un seul fait. Pour obtenir des produits quelconques de ce sol si merveilleusement fécond, le gouvernement de cette république s’est vu contraint d’attacher les cultivateurs au sol, d’en faire des serfs. Bien plus, il a autorisé tous les officiers de l’armée, c’est-à-dire les propriétaires, à corriger leurs ouvriers avec une canne de grosseur moyenne. Les nègres émancipés se replacent d’eux-mêmes sous la loi du bâton.

Il est fort beau sans doute de se livrer à des spéculations philantropiques, il est surtout aisé de tracer l’effroyable tableau de l’esclavage et de la dégradation qui en est la suite, d’écrire des pages pleines d’une sensibilité touchante sur la confraternité de tous les hommes. Reconnaissons pourtant avec bonne foi que la plupart des livres publiés sur ces matières portent un caractère évident d’exagération, pour ne pas dire plus. Tous les voyageurs qui sont allés juger par leurs propres yeux, sans avoir pris d’avance des engagemens par la publication prématurée de leurs opinions, sont d’accord sur ce point. À l’appui de ce qui précède, nous croyons devoir citer textuellement un passage emprunté à M. de Castelnau.

« Lorsque, arrivant d’Europe avec mes idées de liberté universelle, je vis pour la première fois des esclaves, je ne pus les regarder sans une vive pitié et sans me sentir profondément attristé de leur sort. Bientôt je les vis joyeux et paraissant heureux ; et étonné, j’inscrivis sur mon journal : L’esclave peut rire ! Un jour, à Richemont, j’appris qu’une vente d’esclaves allait avoir lieu. Je fus quelque temps indécis : un sentiment de curiosité me poussait vers le lieu de la scène, tandis que mes principes arrêtaient mes pas. Il me semblait que m’y rendre était en quelque sorte sanctionner par ma présence un sacrifice humain. Cependant, voyageur venu dans ce pays pour étudier ses institutions, je devais tout connaître, et je me rendis lentement au lieu indiqué. — Je vais donc voir un marché d’esclaves, me disais-je ; de malheureux captifs nus, ou plutôt recouverts par le sang ruisselant des plaies causées par le fouet, vont se présenter à mes regards ; il faut préparer mon esprit à un spectacle d’horreur, et déjà le cri de la mère à qui on enlève son enfant ne vient-il pas frapper mon oreille ? La femme arrachée à son époux va se tordre dans les angoisses du désespoir, et tous, malgré leurs pleurs, seront vendus, vendus pour toujours, et leurs enfans vendus aussi ! — Le marché était le magasin du commissaire-priseur ; au milieu de la foule, quelques nègres bien mis causent et rient. — Les barbares ! me disais-je ; rire quand leurs semblables doivent éprouver des tortures si cruelles ! — Mais j’attends en vain, les esclaves ne viennent pas, ou plutôt j’apprends que ce sont ceux-là même dont je viens de blâmer l’insensibilité ! Un homme seul pleurait ; lui au moins comprend sa position, et avec intérêt je lui demande la cause de ses pleurs. — Maître, me dit-il, je n’ai été vendu que six cents dollars, et Jacques, qui est moins fort que moi, en a rapporté sept cents : je suis déshonoré. — Ma sensibilité se trouva singulièrement calmée, et depuis je vis vendre des milliers de nègres, mais sans avoir pu recouvrer une seconde fois mes idées philantropiques.

« Si, comme principe politique, ajoute M. de Castelnau, l’esclavage me semble blâmable, c’est bien plus par l’immoralité qu’il introduit nécessairement parmi les blancs, que par sympathie pour la race noire… Bien que l’on puisse citer des exemples exceptionnels, cette race est une variété dégénérée de l’espèce humaine, dont l’immoralité est la nature, et chez qui les fonctions animales remplacent toutes les nobles conceptions de l’esprit. »

Nous serons moins sévère que M. de Castelnau. Sans doute la race nègre ou éthiopique est inférieure aux races blanche et rouge : à peine s’élève-t-elle au-dessus des malheureux Alfourous de la Polynésie, ces derniers représentans de notre espèce. C’est là un fait incontestable ; soutenir le contraire, et s’appuyer pour combattre l’esclavage sur une égalité qui n’existe pas, c’est faire beau jeu par cette exagération même aux partisans de l’opinion que l’on attaque. Mais l’immoralité grossière, le dévergondage révoltant qu’on observe dans les colonies chez les individus de cette race, sont peut-être plus imputables à la conduite de leurs maîtres qu’à leur nature propre. Le nègre est une monstruosité intellectuelle, en prenant ici ce mot dans son acception scientifique. Pour la produire, la nature a employé les mêmes moyens que lorsqu’elle enfante ces monstruosités physiques dont nos cabinets renferment de nombreux exemples. Dans ces jeux de la nature, comme les nommaient les anciens, il n’y a pas eu interversion des lois de formation, ni mise en action de forces nouvelles. Non, il a suffi pour atteindre ce résultat, que certaines parties de l’être s’arrêtassent à un certain point de leur évolution, tandis que les autres parcouraient tous les degrés de leur développement normal. De là ces fœtus sans tête ou sans membres, ces enfans qui réalisent la fable du cyclope… Eh bien ! le nègre est un blanc dont le corps acquiert la forme définie de l’espèce, mais dont l’intelligence tout entière s’arrête en chemin. Voyez ce qui se passe aux États-Unis dans ces écoles où les enfans des trois races reçoivent le même enseignement. Jusqu’à l’âge de dix ou douze ans, le jeune nègre se montre l’égal du blanc et du Caraïbe ; mais, à mesure qu’il avance en âge et que son corps devient celui d’un homme, son esprit reste enfant. Il y a dans son intelligence, comme disent les physiologistes en parlant des organes, arrêt de développement.

Ainsi, homme fait au physique, le nègre n’est au moral qu’un enfant. De là cet amour du plaisir, cette horreur du travail, cette imprévoyance de l’avenir, cette tendance à employer la force brutale, ce respect involontaire qu’elle imprime. De là aussi cette cruauté irréfléchie qui le porte à tourmenter les êtres faibles, qui lui fait trouver un divertissement jusque dans les souffrances de ses camarades, et s’allie parfois avec une bonté toute naïve. Tous ces traits de caractère s’observent chez les enfans de la race blanche : chez eux, ils se modifient et s’effacent par les progrès de l’âge, par l’influence de l’éducation ; ils persistent chez le nègre pendant toute sa vie. Joignez à cela maintenant l’influence des besoins impérieux qu’amène l’âge de puberté, celle des passions brûlantes qu’ils font naître, mettez au service de ces instincts naturels la force et les organes d’un adulte, et rien ne vous surprendra plus dans cette nature du nègre, assemblage assez confus de bonnes et de mauvaises qualités, que les partisans des deux opinions contraires nous semblent avoir exagérées outre mesure chacun dans son sens.

Peut-on espérer de voir jamais le nègre sortir de cet état d’infériorité ? Un temps viendra-t-il où l’enfant devenu homme pourra marcher tête levée et traiter d’égal à égal avec le blanc ? Cette régénération nous semble fort douteuse partout ; elle est impossible aux États-Unis, dans les colonies. Les caractères de race sont quelque chose de stable et qui se perpétue, qui tend plutôt à déchoir qu’à se perfectionner. Voyez ce qui se passe chez ces animaux domestiques que nous modifions pour ainsi dire au gré de nos désirs ? Pour en améliorer le type sauvage, pour amener leur corps et leur intelligence au plus haut point de perfection qu’ils puissent atteindre, nous sommes obligés d’apporter un soin minutieux dans le choix des individus destinés à propager l’espèce, de condamner les autres au célibat. De plus nous renouvelons à chaque instant leur sang appauvri par des croisemens appropriés. L’oubli de ces précautions amène en peu de temps une dégradation inévitable. Eh bien ! malgré son intelligence supérieure, malgré cette ame dont il est fier à si juste titre, l’homme est soumis aux mêmes lois. L’abâtardissement de la grandesse espagnole suffirait pour le prouver, alors même qu’on manquerait d’autres exemples. Si donc nous voulions sérieusement améliorer une race humaine, il faudrait avoir recours aux deux moyens que nous venons de signaler. Or, le premier est évidemment impraticable ; le proposer serait vouloir passer pour absurde. Le second nous semble impossible, du moins dans les contrées dont nous parlons. Le libertinage peut bien amener quelques croisemens isolés entre le maître et l’esclave ; mais là où l’esclavage est détruit, comme l’a fort bien démontré M. de Tocqueville, une barrière insurmontable s’élève entre le nègre et le blanc. Nous ne croyons pas que la philantropie ait jamais décidé personne à la franchir. Wilberforce lui-même eût reculé sans doute devant l’obligation de prendre pour femme une négresse, et, à coup sûr, aucune des aimables patronesses de nos sociétés négrophiles ne consentirait à accepter un noir pour époux, ne voudrait donner le jour à de petits mulâtres. Dans toute l’Amérique du Nord, on ne peut espérer d’être plus heureux en s’adressant à la race rouge. Le guerrier, la femme caraïbe, éprouvent pour le nègre autant de dégoût que de mépris, et le zamboë ou métis de ces deux races y est presque inconnu.

Ce n’est donc point sur des rives étrangères que la race éthiopique peut espérer de se perfectionner ; peut-être un jour trouvera-t-elle dans sa propre patrie les élémens de cette régénération. Sur le sol de l’Afrique vivent des hommes de même couleur, il est vrai, mais de races bien différentes. Tous les noirs ne sont pas des nègres, et les Gallas, les Abyssins, malgré la teinte foncée de leur peau, ne le cèdent peut-être sous aucun rapport aux races les plus blanches ; chez eux, le développement du cœur et de l’esprit égale celui du corps, et peut-être n’attendent-ils que le contact de la civilisation européenne pour se placer à notre niveau. Les Caffres eux-mêmes, malgré leurs habitudes errantes, sont bien supérieurs aux nègres. Entre ces noirs et la race éthiopique, le préjugé de la couleur ne peut exister, et c’est en se mêlant aux peuples que nous venons de nommer que celle-ci pourra un jour se relever de l’état constant d’infériorité où la placent l’histoire aussi bien que l’anthropologie.

Si, dans l’état actuel des choses, le nègre est au blanc ce que l’enfant est à l’homme fait, quels rapports doivent donc s’établir entre les deux races lorsqu’elles viennent à se rencontrer ? La réponse nous semble facile. Les peuples les plus civilisés sont précisément ceux où la génération parvenue au milieu de sa course s’occupe davantage des générations qui la suivent. Agir autrement envers ces fils qui doivent nous succéder un jour serait se rendre coupable envers eux, envers nous, envers la société tout entière. Sans direction, l’enfant se perd presque toujours ; il n’ira pas de lui-même préparer son avenir par un travail présent qui le rebute ; abandonné à ses penchans, il n’est que trop enclin à tourner vers le mal jusqu’aux facultés les plus précieuses que lui départit la nature. L’homme fait lui doit l’instruction qui développe l’intelligence, l’éducation qui améliore le cœur. Pour que l’enfant se dirige sans s’égarer vers ce double but, ne faut-il pas qu’il subisse une certaine autorité ? Y a-t-il dans cet empire de l’âge et de la raison sur la jeunesse et l’inexpérience quelque chose qui répugne à la conscience, et le contraire ne serait-il pas plutôt immoral ? Eh bien ! chaque fois que le blanc et le noir habiteront la même contrée, feront partie de la même société, des relations analogues doivent exister entre eux. Par la justice comme par la force des choses, la domination appartient au premier : c’est plus qu’un droit, c’est un devoir.

Est-ce à dire que nous prenions ici la défense de la traite, de l’esclavage ? À Dieu ne plaise ! Nul plus que nous n’a en horreur cet abus de la force brutale, cet appel aux passions sordides qui arrache des malheureux à leur patrie, qui pousse la mère à vendre sa fille, le fils à livrer son père à des fers que rien ne peut rompre. La possession absolue de l’esclave, ce droit de vie et de mort que s’arroge le maître, est à nos yeux une monstrueuse immoralité. Ce que nous refusons au père vis-à-vis de son fils, comment l’accorderions-nous au blanc pour en user contre le nègre ? Les droits dont nous parlons sont d’une autre nature ; l’exercice de ces droits entraîne des devoirs sacrés. Partout où les deux races se trouvent en contact, nous croyons que l’espèce de patronage dont il s’agit ici serait profitable également au blanc et au noir. Au-delà se trouve la tyrannie pour l’un, l’abrutissement pour l’autre, l’immoralité pour tous les deux.

Donc il faut détruire l’esclavage, et cela dans un intérêt commun ; mais comment atteindre ce noble but sans compromettre à la fois la fortune, la vie des maîtres et l’avenir des affranchis ? Bien des moyens ont été proposés : la plupart sont irréalisables ; le plus mauvais de tous nous semble être l’émancipation en masse, qu’elle soit ou non précédée d’un noviciat. À son tour, M. de Castelnau propose une solution dont l’idée nous paraît ingénieuse. Il voudrait que le prix de chaque esclave fût fixé officiellement d’après le cours, puis que ce prix fût partagé en autant d’annuités, si on peut s’exprimer ainsi, qu’il y a de jours dans la semaine moins un. Ce jour réservé serait entièrement accordé à l’esclave pour exercer son industrie, et quand il aurait ramassé le montant d’une annuité, il pourrait forcer son maître à lui vendre un autre jour ; ainsi de suite jusqu’à ce qu’il eût racheté la semaine entière, et par conséquent conquis sa liberté. Cette manière de procéder réunirait évidemment de nombreux avantages ; elle ne coûterait rien à l’état, et pourtant les fortunes particulières n’auraient à faire aucun sacrifice. Elle accoutumerait peu à peu le maître à traiter avec celui qu’il regardait comme sa propriété, et l’esclave à user sagement de l’indépendance. Le besoin de travailleurs ne se faisant sentir que petit à petit, on éviterait à la culture une crise dangereuse, et dont il lui serait peut-être impossible de se relever. Enfin les rapports des deux races ne s’établissant sur le pied de l’égalité que d’une manière insensible, les préjugés seraient respectés et on leur donnerait le temps de s’affaiblir, au lieu de les révolter en les choquant de front. Malheureusement la paresse innée du nègre sera, nous le craignons bien, un obstacle insurmontable à l’application d’une mesure si séduisante. De plus il nous semble probable que les nègres à demi émancipés, et soustraits par cela même à l’influence morale que les blancs exercent sur eux, ne tarderaient pas à en appeler à la violence pour s’emparer de ce reste de liberté qu’ils auraient encore à gagner par le travail.

Nous sommes, au reste, bien convaincu que le gouvernement de l’Union ne songera jamais sérieusement à détruire l’esclavage. Plusieurs états du nord l’ont, il est vrai, prohibé dans l’étendue de leur juridiction ; mais ce n’a été qu’après s’être bien assurés que pour eux le travail des ouvriers libres était plus lucratif que celui des esclaves. Quant aux états du sud, ils s’opposeront toujours à toute mesure de ce genre. Leurs frères du nord et de l’ouest feront peut-être sonner bien haut les mots de religion et d’humanité ; mais nous doutons fort qu’ils veuillent jamais tenter une expérience dont le contre-coup funeste se ferait sentir jusque chez eux. Ils savent que les trois cent mille balles de coton qu’ils échangent annuellement contre leurs cuirs, leurs céréales et leurs produits manufacturiers, coûteraient bien autrement cher s’ils essayaient de les tirer d’ailleurs que de la Virginie ou de la Floride. Or, qu’il soit presbytérien ou épiscopal, le citoyen des États-Unis commence toujours par calculer, et, digne fils de l’Angleterre, il ne permit jamais à la religion du Christ ou de l’humanité de l’emporter sur la religion de l’utile. La question reste donc tout entière. Heureux les Américains si le temps n’amène pas une solution sanglante, et si leurs provinces du sud ne deviennent pas un second Saint-Domingue. Cette catastrophe est possible ; elle est cependant plus éloignée qu’on ne le pense généralement. Bien loin de gémir de leur esclavage, les nègres semblent en être fiers. Ce n’est qu’avec pitié qu’ils parlent d’un nègre libre. « Le malheureux, disent-ils, il n’a pas de maître ! » En présence d’une sujétion aussi complètement acceptée, on voit sans surprise les maîtres armer eux-mêmes leurs esclaves, et s’en faire une garde contre les sauvages. Il y a loin, on le voit, de cette confiante sécurité aux terreurs continuelles que M. de Tocqueville nous montre comme assiégeant sans cesse les planteurs du sud.

III.

À côté de la race noire, esclave ici comme partout ailleurs, vivent le blanc et le Caraïbe, tous deux libres et se disputant la possession du sol. Les premiers viennent presque tous d’Angleterre directement ou indirectement. L’Espagne semble avoir pressenti de bonne heure que la Floride devait lui échapper. Son gouvernement n’a jamais favorisé le développement de cette colonie, et, de nos jours, la race des premiers conquérans n’est plus représentée dans ce pays que par un petit nombre de familles fixées à Saint-Augustin. Quelques Français, chassés de leur patrie par les tourmentes politiques, ont trouvé un asile sur ces plages lointaines. Parmi eux, nous citerons un des fils de Murat, qui, né sur les marches du trône de Naples, a su accepter avec une véritable philosophie la position de simple planteur, et a changé le titre de prince contre celui de général de milice. À ces rares exceptions près, la population blanche de ces contrées est toute d’origine britannique. Mais l’Anglais de la Floride ne ressemble guère à ses ancêtres de la Grande-Bretagne. L’influence du climat s’exerçant sur plusieurs générations successives a profondément modifié le type primitif ; en se rapprochant de l’équateur, la race anglaise a emprunté aux natures méridionales leurs traits les plus caractéristiques.

Le grand planteur floridien est vif, intelligent, généreux et hospitalier ; malheureusement, élevé dans l’oisiveté la plus complète, il mêle à ces qualités des vices qui le dégradent, et le jeu, l’ivrognerie, se partagent ses loisirs. Habitué à exercer un pouvoir absolu sur tout ce qui l’entoure, la moindre opposition le met en fureur. Pour lui comme pour le Corse et l’Italien, l’injure la plus légère demande du sang. La vengeance semble être le premier de ses besoins, et dans ce pays où les lois sont sans force, où chacun porte constamment des armes, peu de jours se passent sans amener des scènes sanglantes. L’assassinat, fréquent en Floride, n’est presque jamais poursuivi. Parfois deux planteurs ennemis se rencontrent dans la rue, et engagent publiquement un combat au pistolet et au poignard. Leurs amis, leurs esclaves, prennent part à la lutte, et si l’un d’eux est tué, l’assassin en est quitte pour se retirer pendant quelque temps sur ses terres, où nul n’oserait l’inquiéter.

Ces habitudes de violence prennent dans la classe inférieure un caractère de véritable férocité. Les squatters, dont Cooper nous a si pittoresquement décrit les habitudes errantes, passent leur vie dans les bois. Là, livrés à eux-mêmes, bravant les lois qui ne sauraient les atteindre, sans frein religieux qui les arrête, ils ne reconnaissent d’autre puissance que la force, d’autres plaisirs que l’assouvissement des plus brutales passions. Grands, robustes et comme remplis d’une énergie surabondante, ces hommes à peine civilisés semblent sans cesse tourmentés par le besoin de se battre. À chaque instant, leur conversation est interrompue par des cris de guerre empruntés aux Indiens. Souvent un jeune homme se rend à cheval sur la place du marché, et après s’être frappé les flancs avec les bras en imitant le chant du coq, il s’écrie : « Je suis un cheval, mais je défie qui que soit de me monter. » Il est bien rare que ce défi ne soit pas entendu, et, sans autre raison, commence une lutte où le bâton ferré, le poignard, le pistolet et le rifle ou longue carabine jouent un rôle actif et meurtrier. Le squatter vit habituellement du produit de sa chasse ; tout au plus sème-t-il quelques poignées de maïs dans le premier champ venu, sans s’inquiéter en rien du propriétaire. Si celui-ci s’avise de réclamer, on lui répond par un coup de carabine. Élevés dans l’idée que les Indiens ont usurpé une terre qui leur appartient, les squatters sont toujours prêts à partir pour la chasse au sauvage, et pour eux comme pour les Caraïbes la chevelure enlevée à un ennemi vaincu est un trophée dont ils se parent avec orgueil.

Quand les Espagnols abordèrent dans ces contrées, ils y trouvèrent une population nombreuse dont les institutions et les mœurs annonçaient un degré assez avancé de civilisation. Partagés en nations distinctes, les indigènes vivaient sous l’autorité de chefs héréditaires. Ils reconnaissaient une caste guerrière dont les membres pouvaient seuls avoir plusieurs femmes. La polygamie était interdite au reste de la nation. L’adultère entraînait les peines les plus sévères, et, bien loin d’être réduites à l’état d’avilissement qu’on observe chez presque toutes les nations sauvages, les femmes pouvaient être revêtues des plus hautes fonctions. Lorsque Fernand de Soto arriva dans la province de Cofaciqui, il la trouva gouvernée par une jeune princesse dont Garcilasso de la Véga fait à diverses reprises le plus grand éloge. Dans les guerres qui éclataient entre eux, les Floridiens faisaient des prisonniers qu’ils échangeaient plus tard ou réduisaient en esclavage. Ils ignoraient la coutume barbare et si générale parmi les Caraïbes, de faire périr dans les tourmens tout ennemi pris les armes à la main.

Ces peuples connaissaient quelques métaux et l’art de les travailler. L’extrémité des lances ou des flèches était souvent armée d’une pointe de cuivre. À la fois chasseurs et agriculteurs, ils avaient défriché de grandes étendues de terrain où ils cultivaient principalement le maïs. De véritables avenues d’arbres à fruits ornaient l’entrée de leurs villages et de leurs villes. Celles-ci étaient parfois considérables et protégées par un système régulier de fortifications. La ville de Mauvila, où la petite armée de Soto faillit être détruite, était entourée d’un mur épais formé de troncs d’arbres cimentés par un mélange de paille et d’argile. De cinquante en cinquante pas s’élevaient des tours crénelées, et deux portes seulement s’ouvraient dans la campagne. Ces premiers habitans de la Floride adoraient la lune et le soleil ; chaque année, dans une cérémonie publique, les jeunes femmes consacraient leur premier-né à ce dernier astre. Leurs temples étaient de vastes édifices. Celui de Tolomaco, dont Garcilasso nous a laissé la description, avait cent pas de long sur quarante de large et une hauteur proportionnée ; de fines nattes en joncs en formaient la toiture. Ces temples étaient à la fois des lieux de sépulture où se conservaient les corps embaumés des caciques, des trésors publics où l’on déposait les perles péchées dans le golfe du Mexique, et des arsenaux remplis d’armes d’une grande richesse.

Ces anciens peuples de la Floride appartenaient sans doute à la race péruvienne. Garcilasso, ce descendant de la race royale des Incas, les appelle ses compatriotes. Contemporain de Soto, ayant connu personnellement plusieurs des compagnons de ce capitaine, et ayant eu lui-même occasion de voir des Floridiens, il ne leur eût pas donné ce titre, s’ils n’avaient appartenu à la grande famille des tribus péruviennes. Mais plus qu’aucune autre partie du monde, l’Amérique a été le théâtre de ces grandes invasions qui remplacent une population entière par une autre. Les Floridiens de Soto n’existent plus depuis long-temps, et au moins deux races distinctes leur ont succédé sur le même sol. La première, dont l’histoire et l’origine sont peu connues, formait encore au commencement du dernier siècle plusieurs nations distinctes, dont les principales étaient les Savannees, les Ogeeces, les Wapoos, les Icossans, les Yamassees, les Patikas, etc. Vers la fin du XVIIe siècle, on vit pénétrer en Floride un peuple nouveau, les Creeks, qui bientôt régnèrent seuls sur ce territoire.

Les Creeks sont très probablement originaires de l’isthme de Panama. Leurs pères, disent-ils, habitaient une montagne d’où l’on voyait le soleil se lever et se coucher dans deux mers différentes. Chassés par les Espagnols, ils émigrèrent vers le nord-est, passèrent le Mississipi et firent long-temps partie de la confédération des Natchès. Après la destruction de cette tribu célèbre, les Creeks, craignant de tomber sous la domination des Français, émigrèrent de nouveau, et entrèrent en Floride. Remarquables par leur intrépidité, même au milieu des races sauvages, ils soumirent par la force des armes la plupart des peuplades qui occupaient cette contrée, et, bien loin de les détruire après les avoir vaincues, ils les admirent dans leur sein sur le pied de l’égalité. Cette politique à la fois humaine et habile accrut rapidement leurs forces et dut aider puissamment à la rapidité de leurs conquêtes. Seuls les Yamassees rejetèrent toute espèce de propositions et opposèrent une résistance désespérée ; battus dans plusieurs combats, ils furent refoulés jusque sur les bords de la rivière de Saint-Jean, et dans une bataille décisive ils périrent presque tous les armes à la main. Dans un de ses voyages solitaires, Bartram découvrit les tombeaux où furent ensevelis les derniers débris de cette tribu. Ils sont placés sur une colline que le fleuve entoure presque de toutes parts, et consistent en une trentaine de monticules peu élevés que des citroniers, des magnolias et des chênes verts couvrent d’une ombre épaisse et religieuse. Les vainqueurs s’étendirent chaque jour davantage, pénétrèrent en Georgie et formèrent le plan de réunir en une seule nation tous les Indiens de cette contrée. Ils furent arrêtés par les Cherokees et la belliqueuse tribu des Choctaws. Après bien des combats, les premiers se soumirent et entrèrent à titre d’alliés dans la confédération des Creeks : les Choctaws soutinrent la guerre et surent conserver leur indépendance et leur nationalité.

Les Creeks, maîtres de toute la Floride, se partagèrent en deux grandes divisions. Les Creeks inférieurs ou Siminoles occupèrent les parties les plus méridionales ; les Creeks supérieurs ou Muscogis eurent en partage le nord de la province et une partie de la Georgie. Leur population s’accrut rapidement. À l’époque où Bartram visita ce territoire, on y comptait un nombre considérable de villages et cinquante-cinq villes principales, chefs-lieux d’autant de tribus. Parmi ces petites capitales aujourd’hui détruites, il s’en trouvait où le nombre des habitans atteignait le chiffre de quinze cents à deux mille. Les édifices qui composaient ces grands établissemens n’étaient rien moins que de simples huttes. C’étaient de véritables maisons à deux étages, construites avec des troncs d’arbres faute de pierres, et bien supérieures aux log-house des colons anglais. Chacune d’elles avait son jardin où l’on récoltait quelques légumes ; mais les terrains à maïs étaient ordinairement à quelque distance de la ville. Là chaque famille avait son champ, et, bien que les travaux de culture se fissent en commun, chacun recueillait et emmagasinait le grain venu sur sa portion de terre. Les chefs prélevaient seulement une certaine quantité de la récolte pour un grenier public destiné à parer aux besoins imprévus. Ce grenier était attenant à la chambre du conseil, vaste rotonde où les guerriers seuls avaient le droit d’entrer, et d’où les femmes étaient bannies sous peine de mort.

À certaines époques, les députés de toutes les peuplades s’assemblaient pour délibérer sur les intérêts généraux de la confédération. Lorsque le sujet de la réunion était de nature pacifique, on choisissait pour lieu de rendez-vous la ville d’Apalachucla située au confluent de la Flint et de la Chattaoutchi. Cette capitale était consacrée à la paix, et il était défendu d’y verser le sang humain. À quatre lieues au nord, sur les rives de la Chattaoutchi, se trouvait Coweta, la ville de sang. C’était là que se décidaient les grandes expéditions militaires et qu’on exécutait les criminels ou les prisonniers condamnés à mort à titre de représailles. Chaque tribu reconnaissait un chef suprême, décoré du titre de mico : à lui appartenait le gouvernement civil, l’administration du grenier public, le droit de convoquer et de présider le conseil, de recevoir les étrangers et les ambassadeurs. Après lui marchait le grand chef des guerriers, dont le pouvoir entièrement indépendant s’étendait sur toutes les affaires militaires. Ni l’un ni l’autre n’agissait jamais sans consulter le conseil des vieillards.

Les Creeks adoraient le grand esprit, et, comme les autres peuples de l’Amérique du Nord, croyaient aux prairies bienheureuses. Leurs mœurs étaient douces et pures. S’ils laissaient aux femmes seules les soins du ménage et le travail des champs, du moins ils les traitaient avec bonté, et un guerrier aurait cru se déshonorer en les frappant. Ils enlevaient la chevelure de l’ennemi tombé sous leurs coups, mais jamais le prisonnier n’était lié au poteau des tortures. Il était seulement regardé comme esclave et partageait en cette qualité le travail des femmes. C’est ainsi que Bartram dit avoir vu un vieux chef de Muscogis servi par des Yamassees faits prisonniers pendant la lutte acharnée des deux peuples. Cette servitude tout individuelle ne se transmettait pas aux descendans : le fils de l’esclave était libre et membre de la tribu.

Telle était la nation des Creeks en 1778, avant d’avoir été décimée par les balles des squatters et démembrée par les actes du congrès américain. Les traits de cette esquisse rapide sont empruntés aux écrits d’un homme qui, pendant deux années entières, a vécu au milieu de ces peuples, recueillant et vérifiant par lui-même les témoignages des trafiquans établis dans ces contrées. On voit que cette race mexicaine, tout en empruntant quelque chose aux populations septentrionales, avait conservé ses caractères propres, et qu’elle possédait tous les élémens d’une civilisation plus avancée. Mais l’Anglo-Américain de nos jours semble s’être donné pour tâche de mener à fin l’œuvre de destruction commencée par les Cortez, les Pizare, les Almagro. À mesure que les États-Unis grandissent, la race caraïbe disparaît. À leur approche, les habitations vastes et commodes groupées en villages populeux font place aux huttes d’écorce perdues au milieu des bois ; le feu mystique s’éteint et n’appelle plus les guerriers dans la salle du conseil ; les nations, les peuplades se dispersent, et les individus isolés tombent sous le fusil des chasseurs, périssent de misère et de faim, ou traînent dans les villes une vie dégradée par des vices empruntés aux Européens. La puissante confédération des Creeks est aujourd’hui dissoute. Après une résistance héroïque, la plupart de ses tribus ont été déportées au-delà du Mississipi. Les Chattaoutchis eux-mêmes, qui de tout temps s’étaient montrés les fidèles alliés des Américains et avaient combattu à côté des planteurs contre leurs frères des forêts, ont été relégués en 1839 dans les déserts de l’Arkansas. Plus clairvoyantes, les tribus méridionales n’ont pas voulu croire aux promesses de ce gouvernement, qui se fait un jeu de violer ses plus sacrés engagemens ; elles sont restées indépendantes, et, sous le nom de Séminoles, luttent encore avec l’énergie du désespoir contre la fatalité qui les poursuit en Floride comme dans l’isthme de Panama, comme sur les rives du Mississipi.

Les Séminoles ont conservé les traits distinctifs de leur race ; ils ont le visage ovale, le nez saillant, les yeux bien fendus, les pommettes très proéminentes, la peau d’un rouge cuivré. Leurs femmes sont moins maltraitées par la nature que celles des autres tribus, et quelques filles de chefs peuvent même passer pour jolies ; mais cette fleur de beauté passe vite, et à vingt-cinq ans la jeune Séminole est entièrement flétrie. Les hommes sont en général grands et bien faits ; presque tous ont la main remarquablement petite et douce. En temps de paix, leur costume se compose d’une chemise de toile ou de peau, de longs bas de cuir et de mokassins, quelquefois ils s’enveloppent d’une couverture pittoresquement drapée ; mais aussitôt que le cri de guerre retentit dans les forêts, le guerrier dépose tous ces vêtemens et les remplace par des couleurs éclatantes qui dessinent sur son corps des emblèmes de mort. Pour combattre ses ennemis, il emploie encore les armes de ses ancêtres, les flèches et le tomahac. Il y joint la longue carabine et un couteau à scalper de fabrique anglaise, et parfois suspend à son bras gauche un bouclier en peau d’alligator parfaitement à l’épreuve des balles.

On trouve encore chez les Séminoles des traces de leurs anciennes institutions. Les vieillards et les chefs ont conservé leur empire. Ces derniers forment une espèce d’aristocratie héréditaire, et bien qu’un simple guerrier puisse, par son courage, s’élever à cette dignité, il n’a jamais autant d’influence que les chefs entourés du prestige de la naissance. Les lois sont en petit nombre, mais d’une application facile, et nul ne peut se soustraire à leurs arrêts. — Le meurtre, même involontaire, est puni de mort. Deux jeunes guerriers étant ensemble à la chasse, l’un d’eux eut le malheur de tuer son camarade par accident. Aussitôt il alla se livrer lui-même. Le conseil s’assembla, et prononça la peine du talion. Sans murmurer, le jeune homme vint s’agenouiller au milieu du cercle formé par ses juges, et le plus proche parent de son ami lui fracassa le crâne d’un coup de massue.— L’adultère est puni, comme chez les anciens Creeks, par la perte du nez et des oreilles. Le chef suprême des Chattaoutchis, le vieux Conchattemico, interrogé sur l’origine des blessures qui défiguraient son visage, réfléchit un instant, puis répondit : « Il y a long-temps, bien long-temps, quand j’étais jeune et fou, je fus surpris avec la femme d’un Indien ; je fus mutilé. C’est la loi : c’est bien. »

Dans leur guerre actuelle contre les Américains, les Séminoles se montrent aussi féroces que le furent de tout temps les Hurons, les Iroquois, et les autres peuplades du nord. Chassés de leurs habitations, traqués comme des bêtes fauves, ils ont eu recours à de terribles représailles, et, dans leurs expéditions, ils n’épargnent plus ni l’âge ni le sexe ; ils font périr leurs prisonniers dans les plus affreux tourmens. C’est à tort qu’on voudrait voir la preuve d’une férocité instinctive dans ces excès qu’explique, sans les justifier, un désespoir trop légitime. Tout blanc qui n’appartient pas à la nation persécutrice peut, comme autrefois, voyager en sûreté parmi ces derniers représentans des Creeks. En 1839, l’équipage d’un brick français, naufragé sur les côtes de la Floride, allait être massacré. Un jeune mousse fit le signe de la croix. Aussitôt les sauvages, convaincus que ces blancs n’étaient pas de race anglaise, les accueillirent et leur facilitèrent les moyens de gagner Saint-Augustin. Même dans la lutte désespérée qu’ils soutiennent contre les États-Unis, les Séminoles conservent une sorte d’esprit chevaleresque : ils rendent hommage à leur manière au courage de leurs ennemis. Lorsque le général Jackson eut vaincu les Mikasoukis, leur principal chef, Néomaltha, se rendit auprès de lui et le harangua en ces termes. « Tu es un guerrier ; ceux qui t’ont précédé étaient de vieilles femmes ; toi, tu es un grand chef. Fais-moi mourir dans les tourmens, car, si tu étais mon prisonnier, je voudrais voir jusqu’où va ton courage. » — Lorsqu’il apprit qu’on lui laissait la vie, il s’écria : — « Conduisez-moi loin, bien loin ; car, ne pouvant plus combattre les blancs que j’exècre, je veux au moins ne plus les voir. » — Ce souhait du guerrier vaincu fut exaucé ; on le transporta dans l’Arkansas, où il vit encore. Les États-Unis se montrent rarement aussi généreux envers les chefs séminoles qui se distinguent dans cette guerre. Presque tous ceux dont ils ont pu s’emparer sont morts dans les fers. Nous devons citer, entre autres, Oscéola, homme remarquable par son génie, qui avait conçu le projet de réunir sous une seule bannière toutes les tribus errantes au-delà du Mississipi, et de venir ensuite à la tête de cent mille guerriers balayer les établissemens fondés dans ces parages. Fait prisonnier par trahison, il fut enfermé dans un fort de l’Union, et mourut bientôt de chagrin.

La surface de la Floride, avons-nous dit plus haut, est de neuf mille lieues carrées ; la population blanche et noire qui occupe cette province s’élève à peine à cinquante-quatre mille individus ; c’est, on le voit, six habitans par lieue carrée. Eh bien ! l’espace manque aux planteurs et aux squatters. Tout moyen leur est bon pour anéantir les quatre ou cinq mille Séminoles qui survivent à une guerre d’extermination. Bien loin de s’opposer à leurs efforts, l’Union les aide de toutes ses forces : elle prodigue hommes et trésors pour conquérir des marécages où ses propres sujets ne sauraient subsister. Il résulte des documens officiels que, depuis dix ans que dure cette guerre, les États-Unis y ont dépensé 20 millions de dollars, ou 606 millions de francs ; on estime qu’ils ont pris ou tué deux mille cinq cents sauvages. Ainsi chaque tête d’Indien leur revient à plus de 40,000 francs.

Si un jour, écrasés par le nombre et reconnaissant leur impuissance, les Séminoles demandent la paix, l’Union, nous n’en doutons pas, se hâtera généreusement de l’accorder, mais à la condition pour eux de s’expatrier, de rejoindre dans l’Arkansas les débris de leur ancienne confédération. Là ils retrouveront aussi les Chérokees, les Choctaws, toutes ces populations du sud, jadis nations puissantes, aujourd’hui faibles tribus, que le congrès entasse dans le territoire indien. L’Arkansas et l’Ouisconsins sont les deux colonies de déportation où l’Union dépose pour quelques années les Indiens qui l’embarrassent. Le Ouisconsins, destiné aux peuplades du nord, est une région de sept mille lieues carrées, reléguée derrière les rives glaciales du lac Michigan. L’Arkansas, situé au-delà du Mississipi, est borné au midi par le Texas, et son étendue est de treize mille lieues carrées environ. Voilà ce que les Indiens sont contraints d’accepter comme équivalent de plus de deux cent mille lieues carrées de terrain qui leur appartenaient. Il est vrai que plusieurs tribus ont reçu en outre des sommes d’argent ; mais, pour montrer tout ce qu’il y a d’illusoire dans ces prétendues indemnités, il nous suffira de dire que les terres cultivées des Chérokees leur ont été payées moins de moitié du prix minimum fixé par le congrès pour la vente des terres publiques, et de tous les hommes rouges, les Chérokees ont été les mieux traités. D’ailleurs, l’Union ne renonce nullement aux terres qu’elle a l’air de donner en échange ; les Indiens ne les reçoivent qu’à titre d’occupans et non de propriétaires. Quand ces malheureuses peuplades auront défriché l’Arkansas, quand la civilisation recommencera à s’introduire chez elles, le congrès réclamera le sol qu’il leur avait prêté, et leur proposera comme dédommagement de les transporter un peu plus loin, par exemple derrière les Montagnes Rocheuses.

Qu’on ne taxe pas d’exagération ces prédictions désolantes. Malheureusement le passé nous permet de prévoir l’avenir. Les Muscogis, les Chérokees, les Choctaws, avaient reconnu les avantages de la civilisation européenne bien long-temps avant de se trouver étreints par les établissemens. Ils avaient modifié leur gouvernement, adopté l’institution du jury, créé des écoles, fondé un journal qui s’imprimait à la fois en anglais et en indien. La bêche commençait à remplacer le tomahac dans la main des guerriers ; ils s’adonnaient à la culture, et en 1835 les Choctaws envoyèrent au marché cinq cents balles ou plus de cinquante mille kilogrammes de coton. Des traités solennels reconnaissaient l’existence de ces peuples comme nations indépendantes, et leur garantissaient leur territoire. Mais la population anglo-américaine est arrivée jusqu’à elles, précédée par ces aventuriers qui lui fraient la route ; les établissemens des Indiens ont été détruits, leurs plantations ravagées, leurs arbres coupés, leur vie menacée. Au lieu d’en appeler à la guerre, ils se sont adressés aux états. Ceux-ci ont répondu par des décrets qui abolissaient leurs lois les plus fondamentales, détruisaient leur hiérarchie, les anéantissaient comme corps de nation, sans offrir au moins en revanche quelques garanties pour la fortune, pour la vie des individus. Alors ils ont eu recours au gouvernement central, et, dans une lettre admirable de noblesse et de simplicité, ils ont présenté au congrès leurs trop justes plaintes. Pour toute réparation, on leur a offert de les transporter dans l’Arkansas.

Le fait que nous rappelons ici n’est point un acte isolé. Il se lie à tout un système adopté par l’Union et suivi avec persévérance. Une loi a décidé qu’on ne tolérerait l’existence d’aucune nation indienne en-deçà du Mississipi. Un M. Bell a présenté au congrès un rapport où il cherche à démontrer que les indigènes n’ont aucun droit à la possession de ces terres qu’ils tiennent de leurs aïeux, et que les Anglo-Américains peuvent les en dépouiller en toute justice. Les conclusions de ce rapport ont été adoptées. En présence de cette négation audacieuse des plus imprescriptibles lois de la nature, on cherche sur quel principe s’appuient le gouvernement, la civilisation, qui proclament de telles doctrines. Et lorsqu’on songe qu’elles sont l’expression d’un sentiment à peu près unanime chez un peuple dont les mille sectes rivalisent de rigorisme ; lorsqu’on voit en même temps l’incendie de Caboul, le massacre des prisonniers afghans commis au chant des psaumes par les enfans de la religieuse Angleterre ; lorsqu’on se rappelle que l’Amérique méridionale a été dépeuplée par la catholique Espagne, et que la destruction des Péruviens commença au signal donné par un prêtre, on se demande avec douleur ce qu’est devenue dans les mains des hommes cette religion que son fondateur résumait en ces termes : Aimez Dieu, aimez le prochain.

Les hommes les plus éminens dont se glorifie l’Union américaine ont, il est vrai, protesté hautement contre ces abus de la force brutale. Irving a flétri dans ses écrits la conduite des pionniers. J. Q. Adams n’a pas craint d’accuser en plein congrès l’odieuse injustice des états de Georgie et d’Alabama, ainsi que la connivence coupable du gouvernement central. Cet ancien président des États-Unis s’est toujours montré le digne successeur des Washington, des Jefferson. Comme eux, il était bien convaincu que, pour égaler l’Européen, le Caraïbe n’a besoin que d’exercer son intelligence ; aussi cherchait-il à répandre parmi eux l’instruction en tout genre. Plus récemment, MM. Gallatin et Crawford, partageant pleinement cette manière de penser, ont essayé, à diverses reprises, d’attirer l’intérêt du congrès sur les peuples indigènes. Le dernier, dans un rapport remarquable, demandait que le gouvernement s’efforçât d’attirer dans le sein de l’Union, par tous les moyens possibles, la population indienne, « plus exempte de vices, disait-il, que celle que nous envoie l’Europe. » Enfin M. Everett demandait à la chambre des représentans de pourvoir à l’éducation des Indiens dans les arts agricoles et mécaniques, de les garantir du contact des marchands qui les volent et les corrompent, de les constituer en confédération sous la tutelle des États-Unis ; mais ces quelques hommes d’élite ont vainement tenté de ramener leurs concitoyens aux sentimens de justice et d’humanité dignes d’une nation qui se dit civilisée. Les bills de M. Everett ont été repoussés : le rapport de M. Bell était passé à une immense majorité.

À une époque où le mot de philantropie se trouve dans toutes les bouches, où cette vertu est presque devenue une profession, nous voudrions pouvoir ajouter que les écrits des Crawford, des Everett, ont eu quelque retentissement en Europe. Nous serions surtout heureux de pouvoir placer les noms de quelques Français à la suite de ceux de Washington, de Jefferson, de Gollatin. Il n’en est rien malheureusement. M. de Castelnau excuse la conduite des États-Unis par la férocité des sauvages. Il oublie que la vengeance seule a poussé les Séminoles aux cruautés qu’il leur reproche ; il oublie qu’on a vu ces barbares, au milieu même de l’ivresse du triomphe et de la vengeance, baisser leur tomahac à l’aspect d’un simple habit de quaker, et rendre ainsi hommage à ce que la tradition leur raconte des vertus de William Penn. M. de Tocqueville, ce peintre si énergique des horreurs de l’esclavage, ne trouve contre les destructeurs des Indiens que quelques lignes d’une froide ironie ; il adopte pleinement une opinion chaque jour invoquée dans le congrès pour justifier les plus atroces persécutions. À ses yeux, les Caraïbes sont incivilisables, et il les proclame incapables de toute modification, de tout progrès, lui qui a rapporté en Europe un numéro du journal imprimé par les Chérokees à New-Echota ! Quant à M. Michel Chevalier, il dresse tranquillement le tableau statistique de la population indienne, en conclut avec le plus grand calme que la race caraïbe disparaîtra sous peu de l’Amérique septentrionale, et se console en observant qu’il en existera toujours des échantillons dans l’Amérique du Sud !

Ainsi, parce qu’on transporte d’Afrique dans les colonies quelques milliers de nègres qui ne font guère que changer d’esclavage, qui souvent échappent par la servitude à une mort cruelle, des voix éloquentes s’élèvent avec raison, nous sommes les premiers à le proclamer, contre ce trafic infâme ; des sociétés se forment, des gouvernemens s’émeuvent, et l’Europe se coalise pour soutenir la cause de l’humanité. Mais en même temps on extermine une race tout entière : une nation puissante travaille sans relâche et d’un commun accord à cette œuvre d’anéantissement, et personne ne crie à la barbarie, pas un de ces hommes qui tressaillent au seul mot de nègre, ne sent le moins du monde s’émouvoir ses entrailles ! Pourquoi cette différence ? Les hommes rouges ne sont-ils pas nos frères aussi bien que les noirs ? La race caraïbe, incontestablement supérieure à la race éthiopique, est-elle moins digne d’intérêt ? Nul n’oserait répondre affirmativement. Malheureusement son existence ou sa destruction importe peu à la politique de ce pays où l’on ne peut frapper un cheval sous peine d’amende, où il est permis en revanche d’assommer un homme aux applaudissemens des parieurs. Aussitôt que l’Angleterre a cru pouvoir se passer d’esclaves, elle a voulu supprimer l’esclavage dans les colonies rivales : elle a proposé et obtenu dans ce but l’emploi de moyens qui lui assurent l’empire des mers. Un jour sa sollicitude s’étendra jusqu’à l’Indien. Ce sera quand sa digne fille, l’Union américaine, prête à planter son drapeau sur les côtes occidentales du Nouveau-Monde, menacera les marchands de l’Inde d’une concurrence redoutable. Oh ! alors, on peut le prédire d’avance, la moderne Carthage sentira tout ce qu’il y a d’odieux dans la conduite des États-Unis envers les Peaux-Rouges. Ses écrivains prêcheront la croisade, ses lords organiseront des comités, ses ministres multiplieront les notes diplomatiques et armeront leurs vaisseaux. Mais il ne sera plus temps, et le dernier des Caraïbes sera tombé sous la balle de quelque rifle en maudissant cette race blanche qui semble prédestinée à dévorer toutes ses sœurs.


A. de Quatrefages.
  1. Vues et Souvenirs de l’Amérique du Nord ; Paris, 1842.