La Flotte aérienne française
Au mois de septembre de l’année dernière, j’ai entretenu les lecteurs de la Revue des Deux Mondes de la crise de l’aéronautique française ; j’en rappelle brièvement les phases.
A la suite des exploits des aviateurs en 1909, notamment de la traversée de la Manche par Blériot au mois de juillet et du succès extraordinaire du premier meeting d’aviation à la Grande Semaine de Champagne au mois d’août de la même année, les manœuvres du Bourbonnais, auxquelles avait figuré avec honneur le dirigeable République, nous confirmaient dans cette opinion que, décidément, la France était en train de conquérir l’empire de l’air. Coup sur coup, des événemens inattendus vinrent jeter le trouble dans nos esprits. Ce fut, d’abord, la mort en aéroplane du capitaine Ferber, l’un des pionniers de l’aviation ; puis, la catastrophe du dirigeable République, perdu corps et biens, à la fin des manœuvres, pendant son voyage de retour à son port d’attache. Enfin, quelques semaines plus tard, nos voisins d’outre-Rhin mobilisaient une escadre aérienne, composée de plusieurs dirigeables, qui exécutait de véritables manœuvres militaires à longue durée. Les initiés savaient qu’il nous eût été impossible, par suite de circonstances diverses, de faire un effort semblable et de le réussir. Il y avait donc une nation capable de réaliser, dans l’atmosphère, des exploits supérieurs aux nôtres ; cette nation était l’Allemagne, et c’était ouvertement avec des intentions militaires qu’elle songeait à utiliser ses aéronefs.
Certes, il y avait de quoi frapper l’opinion publique en France, et elle fut émue à bon droit. Toutefois, pendant des semaines et des mois, son émotion parut stérile ; on écrivit, on parla, on s’agita beaucoup, mais aucun résultat tangible n’apparaissait. Le ministère de la Guerre, chargé des destinées de notre flotte aérienne, semblait hésitant ; l’organisation de notre service d’aéronautique militaire était compliquée et incohérente ; il fallait, avant tout, le modifier, si l’on voulait aboutir à quelque chose. On se souvient de la vigoureuse intervention du docteur Reymond, à la tribune du Sénat, au mois de mars 1910 ; appuyé par son éminent collègue, le général Langlois, soutenu par l’unanimité de l’assemblée, il mit le ministre de la Guerre en demeure de compléter notre flotte aérienne en dirigeables, de favoriser les progrès de l’aviation naissante et l’utilisation militaire des aéroplanes, enfin, d’organiser d’une façon solide notre service aéronautique, en réunissant dans une même main toutes les attributions alors enchevêtrées d’une manière inextricable.
Lorsque, au mois de septembre 1910, j’écrivais l’article auquel je fais allusion au début de celui-ci, ces invitations impératives n’avaient pas encore abouti à un résultat formel, mais on pressentait cet aboutissement. On savait que des commandes de dirigeables avaient été faites de divers côtés ; d’autre part, les exploits de nos officiers aviateurs, pendant le Circuit de l’Est et les manœuvres de Picardie avaient été une véritable révélation ; enfin, tout le monde disait que le service aéronautique militaire allait prochainement être unifié et fortement organisé. Je pouvais donc terminer mon article par des paroles d’espoir, et annoncer que, si nous venions de traverser une crise, nous étions sur le point d’en sortir à notre honneur. Ces heureuses prévisions se sont-elles réalisées ? C’est ce que je voudrais examiner aujourd’hui.
Au point de vue administratif, le desideratum exprimé vigoureusement par le sénateur Reymond, — qui ne faisait d’ailleurs, en mars 1910, que formuler les aspirations unanimes de tous ceux qui avaient à cœur. le développement de notre aéronautique militaire, — est devenu une réalité.
Dans les derniers mois de l’année 1910, on créa, au ministère de la Guerre, l’Inspection générale permanente de l’Aéronautique militaire. A sa tête, fut placé le général de division Roques, qui, depuis plusieurs années, en qualité de directeur du Génie au ministère, avait eu à traiter les questions se rattachant à la navigation aérienne.
On lui donna la haute main sur tout le personnel et le matériel aéronautique. Pour les établissemens et les troupes stationnés dans le gouvernement militaire de Paris, il exerce une autorité complète : les établissemens de province dépendent, pour les mesures d’ordre et de police, des généraux commandant des corps d’armée, mais c’est au général Roques qu’appartient le soin de les pourvoir en matériel, c’est lui qui donne les ordres au personnel et est chargé de l’apprécier et de le noter.
L’Inspection générale permanente d’Aéronautique militaire constitua, dès son début, un rouage important. Indépendamment d’un état-major assez nombreux, le général Roques a, sous ses ordres, trois collaborateurs principaux. A Versailles, le colonel Hirschauer, commandant les troupes d’aéronautique militaire, est le chef des compagnies d’aérostiers réparties actuellement en deux bataillons, l’un à Reims, l’autre à Versailles ; il a aussi sous ses ordres les officiers pilotes aviateurs, ainsi que l’équipage des dirigeables. A Meudon, le lieutenant-colonel Routticaux, directeur du matériel aéronautique militaire, est chargé de l’achat, de la construction, des réparations et de l’entretien du matériel plus lourd et du matériel plus léger que l’air. Indépendamment des aéroplanes et des dirigeables, qui forment naturellement la plus grosse part de ce matériel, il a encore à s’occuper des ballons sphériques, libres ou captifs, et des cerfs-volans. Enfin, à Vincennes, le lieutenant-colonel Estienne est à la tête d’un établissement d’aviation militaire, où l’on s’occupe surtout des services que les aéroplanes peuvent rendre à l’artillerie.
Sur différens points du territoire existent des établissemens de diverses natures. Pour les dirigeables, on a édifié de grands hangars, pouvant les loger tout gonflés, pourvus d’appareils à produire l’hydrogène ou de récipiens pour l’emmagasiner, munis d’approvisionnemens, de rechanges et d’outillage de toute nature ; le tout servi par un personnel compétent. Pour les aéroplanes, on a installé ce qu’on appelle des centres d’aviation militaire, qui sont à la fois des lieux de remisage et d’entretien des appareils et des écoles pour la formation des pilotes. Je ne parle que pour mémoire des dépôts de ballons libres et des parcs de ballons captifs.
Voici donc, en gros traits, quelle est l’organisation du nouveau service.
Tous ceux, — et je me fais gloire d’avoir été du nombre, — qui ont poussé à l’unification de notre aéronautique militaire, fondaient un grand espoir sur l’adoption de cette mesure. L’événement a-t-il justifié leurs prévisions ? On pourrait en douter, car depuis quelque temps on entend parler à mots couverts de la nécessité de modifier plus ou moins profondément l’état de choses actuel, et de donner l’autonomie à certains des tronçons qu’on a eu tant de peine à rassembler en 1910. Il faut vraiment que nous ayons en France la manie du changement pour songer à bouleverser, après un an d’existence, une organisation que tout le monde appelait naguère de tous ses vœux.
Que reproche-t-on, aujourd’hui, à l’Inspection permanente d’Aéronautique militaire ? Il est difficile de le savoir exactement, car les critiques les plus contradictoires ont été formulées contre elle. Tantôt, en effet, on l’accuse de gaspiller, pour la construction de dirigeables inutiles, l’argent qu’on pourrait employer beaucoup mieux à faire des aéroplanes ; tantôt, on l’accuse de trop négliger les dirigeables, et de laisser l’Allemagne ou l’Italie prendre le pas sur nous.
En ce qui concerne les aéroplanes, on lui reproche de ne pas avoir de modèle uniforme, de ne pas avoir pris parti pour les monoplaces ou les biplaces ; d’autres, au contraire, déplorent sa préférence systématique pour ce dernier type, préférence bien démontrée, d’après eux, par ce concours militaire de Reims, où l’on ne s’occupa que de ce qu’on pourrait appeler les poids lourds d’aviation. On l’accuse également de ne pas avoir suffisamment développé l’importance de notre aviation, tant au point de vue du nombre des appareils que de celui des pilotes.
Je ne parlerai pas des critiques secondaires, concernant les ballons captifs et les cerfs-volans.
Mais, à côté de ces reproches d’ordre technique, il y a une accusation plus grave que l’on formule, c’est que l’Inspection générale permanente d’Aéronautique militaire est complètement inféodée au Génie. Son chef sort, en effet, de cette arme, et il en est de même de la plupart des officiers et de tous les hommes de troupe qui y sont attachés. Quand on a créé ce nouveau service, on a proclamé hautement que l’aviation n’était le monopole d’aucune arme, qu’en matière aussi nouvelle il fallait faire appel à toutes les bonnes volontés ; malgré ces belles paroles, l’inspection permanente d’aéronautique n’est qu’une étiquette trompeuse, et c’est toujours le Génie qui a la haute main sur notre flotte aérienne. Or, en se rappelant comment cette arme a, dans ces dernières années, semblé prendre à plaisir d’entraver les progrès de notre aéronautique militaire, on peut tout craindre pour l’avenir, lorsqu’on la voit, encore aujourd’hui, maîtresse des destinées de notre flotte aérienne.
Faut-il donc déclarer, comme dans une opérette bien connue, que ce n’était pas la peine assurément de changer de gouvernement ? Faut-il proclamer, après un an d’expérience, la faillite de l’organisation actuelle de notre service d’aéronautique ? C’est peut-être ce que quelques-uns pensent ; je suis, pour mon compte, d’un avis tout à fait opposé, et vais essayer de faire partager ma conviction au lecteur.
Notre flotte aérienne doit-elle être constituée de dirigeables ou d’aéroplanes ? C’est une discussion déjà ancienne, et je l’ai poussée suffisamment à fond l’année dernière pour me dispenser de la reprendre complètement aujourd’hui ; je me bornerai à rappeler les points fondamentaux de la question, et à en faire l’application à l’état actuel de l’aéronautique.
L’aéronef militaire idéal, c’est-à-dire celui auquel on demandera d’exécuter de grandes reconnaissances stratégiques, ayant pour but de renseigner notre état-major sur les positions occupées par les armées ennemies, devra, pour remplir sa mission, posséder un rayon d’action d’au moins 600 kilomètres ; il devra, en outre, pouvoir passer la plus grande partie de son voyage aérien à une altitude supérieure à 1 500 mètres, pour avoir des chances sérieuses d’échapper aux projectiles ; il devra, enfin, posséder une vitesse propre, c’est-à-dire, par rapport à l’air ambiant supposé immobile, aussi considérable que possible.
Sous ce dernier rapport, les aéroplanes ont, dès leur naissance, possédé une supériorité incontestable sur les dirigeables ; depuis, leurs vitesses se sont augmentées, celles des dirigeables aussi, mais dans des proportions moins fortes. S’il n’y avait pas d’autres considérations à envisager, l’hésitation ne serait pas possible, c’est aux aéroplanes qu’il faudrait donner la préférence.
Il convient néanmoins de remarquer que, dans ces derniers temps, les vitesses des dirigeables, qui ne dépassaient guère 45 à 50 kilomètres, se sont accrues notablement, et on cite, en Allemagne et en Italie, des dirigeables ayant pu faire en air calme 70 et 75 kilomètres à l’heure. C’est évidemment un beau résultat ; mais les aéroplanes ont atteint depuis longtemps ces vitesses, et les dépassent fréquemment : témoin Weymann, le vainqueur du concours militaire de Reims, grâce à une vitesse effective de près de 117 kilomètres, ce qui suppose une vitesse propre supérieure certainement à 120.
Au point de vue de l’altitude, il y a deux ans, ni les dirigeables, ni les aéroplanes ne possédaient les qualités nécessaires, mais la supériorité appartenait aux dirigeables ; depuis, ils ont fait des progrès les uns et les autres, et tous deux peuvent dépasser l’altitude de 1 500 mètres, et s’y maintenir pendant une durée suffisante. Ce sont même aujourd’hui les aéroplanes qui, sous ce rapport, ont encore la supériorité.
Mais il n’en est pas de même au point de vue du rayon d’action. C’est à titre tout à fait exceptionnel que les aéroplanes ont effectué, jusqu’à présent, des parcours voisins de 60 kilomètres, et encore ce sont des aéroplanes monoplaces, c’est-à-dire à un seul voyageur, qui, ainsi que nous le verrons plus loin, ne sauraient convenir aux reconnaissances stratégiques. En revanche, les dirigeables ont récemment accompli des voyages de longue durée : tout le monde se souvient du magnifique exploit de l’Adjudant-Réau qui resta 21 heures 20 minutes en l’air, en parcourant plus de 989 kilomètres, d’après l’itinéraire : Issy, Paris, Epernay, Châlons, Verdun, Toul, Epinal, Remiremont, Epinal, Vesoul, Langres, Troyes, Provins, Issy. A l’heure actuelle, on peut dire que, seuls, les dirigeables sont capables d’effectuer les grandes reconnaissances stratégiques ; il leur suffit pour cela d’avoir un volume assez grand, et tout le monde est d’accord aujourd’hui pour fixer ce volume au minimum à 8 000 mètres cubes. Ce seront les croiseurs de notre flotte aérienne.
Certes, les dirigeables sont des engins coûteux, encombrans, exigeant pour leur manœuvre un personnel important ; c’est une affaire entendue, mais du moment où ils sont encore actuellement les seuls à pouvoir rendre certains services, il faut bien se résigner, à faire, pour s’en procurer, les sacrifices nécessaires.
Ajoutons qu’ils ont des qualités propres. S’ils peuvent moins que les aéroplanes affronter des vents d’une vitesse déterminée, ils sont beaucoup moins sensibles qu’eux aux remous de l’atmosphère. Ces remous, les aéroplanes les redoutent par-dessus tout ; ils sont la cause de nombreux accidens, et, dans la pratique, ce n’est guère qu’aux heures du début et de la fin de chaque journée que les aviateurs exécutent leurs évolutions ; vers midi, ils jugent plus prudent de rester à terre ; la nuit, jusqu’ici, ils ne se sont pas risqués à voler, craignant à juste titre le danger des atterrissages sur un terrain qu’on ne voit pas. Les dirigeables, au contraire, marchent à toutes les heures de la journée, et une grande partie du voyage de l’Adjudant-Réau s’est effectué pendant la nuit. On a même fait, à ce propos, une remarque importante au point de vue de la guerre, à savoir que ce voyage nocturne est resté inaperçu, même lorsque, comme à Verdun, la garnison avait été prévenue du passage de l’aéronef.
Faut-il rappeler que le dirigeable offre à ses voyageurs une installation plus confortable, permettant de faire à son aise des observations, de prendre des croquis, de faire des photographies ? Ajouterons-nous qu’il permet l’emploi d’appareils de télégraphie sans fil à grande portée, grâce auxquels, pendant son voyage déjà cité, l’Adjudant-Réau a pu donner constamment de ses nouvelles à la Tour Eiffel ? Toutes ces considérations s’ajoutent pour démontrer la nécessité des gros dirigeables, seuls outils convenables aujourd’hui pour les reconnaissances à longs parcours.
Il n’y a donc rien à changer aux conclusions formulées à ce sujet l’année dernière et il y a deux ans. Mais il faut se rappeler que chaque jour diminue la supériorité du dirigeable sur l’aéroplane, et qu’il viendra certainement une époque où elle n’existera plus. Au concours militaire de Reims, tous les appareils classés ont pu faire un voyage aller et retour de 300 kilomètres, c’est donc la moitié du rayon d’action demandé aux croiseurs aériens ; rien ne dit que, l’année prochaine ou dans deux ans, ils n’arriveront pas à faire les 600 kilomètres exigés. Alors, on pourra se demander s’il faut encore construire et entretenir des dirigeables, qui n’auront ; peut-être plus à leur actif que les avantages d’ordre secondaire dont nous parlions tout à l’heure. Mais, en attendant, on ne peut que répéter l’aphorisme formulé il y a deux ans par M. Painlevé : « Abandonner les dirigeables serait une imprudence. »
D’ailleurs, si la France peut avoir la prétention légitime de marcher à la tête des nations au point de vue de la navigation aérienne, elle doit néanmoins regarder ce qui se passe à l’étranger. Or, les deux nations qui, après elle, sont incontestablement à la tête du mouvement, l’Italie et l’Allemagne, construisent des dirigeables et s’en servent journellement. Les Italiens viennent d’en envoyer en Tripolitaine, et nous avons incidemment signalé plus haut que c’était chez nos émules de ces deux nations que les dirigeables avaient obtenu les plus grandes vitesses.
D’après ce que j’ai pu savoir, c’est en Italie que l’on trouve les meilleurs spécimens de dirigeables militaires, qui, en particulier, sont étudiés d’une façon remarquable au point de vue de la rapidité dégonflement et d’arrimage : en vingt-quatre heures, un dirigeable peut être gonflé et mis en service, il peut dans le même temps être dégonflé et emballé. Nous ne pourrions peut-être pas en faire autant à l’heure actuelle, et si nous avons quelques perfectionnemens à prendre chez nos voisins, nous ne devons pas hésiter à le faire. Les officiers éminens qui dirigent en Italie le service aéronautique reconnaissent d’ailleurs hautement tout ce qu’ils doivent à nos ingénieurs et au colonel Renard en particulier, dont ils se proclament les élèves ; ne craignons pas de leur emprunter, à notre tour, ce qu’ils peuvent avoir de bon.
Je ne pense donc pas qu’on puisse reprocher à l’Inspection permanente militaire d’Aéronautique d’avoir gaspillé les deniers de l’État en commandant des dirigeables. Je serais plutôt tenté de lui faire le reproche inverse. D’ailleurs, en admettant même qu’on a eu tort de continuer en 1911 de construire des dirigeables, la responsabilité n’en incomberait pas à l’Inspection permanente, qui n’a fait que se conformer en cela aux votes du Parlement.
Une des critiques les plus souvent formulées contre notre marine militaire a été la diversité des types de nos bâtimens de guerre. On a fait ressortir notamment l’inconvénient des escadres hétérogènes : pour rester groupés, il faut, en effet, que les bâtimens rapides limitent leur vitesse a, celle des plus lents de leurs compagnons ; d’autre part, l’amiral qui commande une de ces escadres a en main des outils de puissance inégale et est gêné dans son action par la nécessité de ne demander à chacun d’eux que ce qu’il peut faire. Il en est de même, dit-on, en aéronautique militaire, et il est déplorable de voir la diversité des modèles d’aéroplanes actuellement en service dans l’armée.
Ces critiques seraient certainement fondées s’il était possible, à l’heure actuelle, de proclamer la supériorité incontestable d’un type d’aéroplane sur un autre : mais ceux qui les formulent oublient que l’aviation est une chose bien nouvelle, et que les types d’appareils n’ont pas encore eu le temps d’être bien fixés. L’aviation se trouve aujourd’hui dans un état analogue à celui de l’automobilisme il y a une quinzaine d’années : il y avait alors des voitures mues par l’électricité, d’autres par la vapeur, d’autres par l’essence de pétrole ; parmi ces dernières, on voyait des moteurs à cylindre vertical, d’autres à cylindre horizontal, les uns étaient placés en avant, les autres en arrière, sous le siège des voyageurs ; la plus grande variété régnait dans les organes de transmission, les freins, les appareils de graissage et de carburation, etc. Peu à peu, les dispositions défectueuses ont été éliminées, celles dont l’expérience a démontré le bon fonctionnement ont été généralement adoptées, et aujourd’hui, à part la carrosserie qui varie à l’infini, tous les automobiles se ressemblent au point de vue mécanique ; tout au plus peut-on les grouper en trois ou quatre types différens, suivant qu’on cherche à obtenir surtout de la vitesse, ou de la capacité de transport, ou du confortable dans l’installation des voyageurs.
Il en sera certainement de même des aéroplanes dans quelque temps, mais aujourd’hui nous n’en sommes pas encore là. Si l’on demandait, à ceux qui reprochent à notre service d’aéronautique militaire de ne pas avoir un type uniforme d’appareils d’aviation, quel est le type qu’à leur avis on aurait dû adopter, ils seraient bien embarrassés pour répondre. Si on avait posé cette question, à la fin de 1908, non pas au suffrage universel, mais à celui des personnes compétentes, la grande majorité aurait répondu que c’était l’aéroplane Wright qui réalisait le type idéal. Six mois après, à la fin de juillet 1901), on aurait proclamé la supériorité du monoplan Blériot, qui venait de traverser la Manche. Un mois plus tard, au cours de la Grande Semaine de Champagne, on aurait successivement prôné le monoplan Antoinette, puis le biplan Farman. Les meetings d’aviation de 1910 semblaient, d’une manière générale, établir la supériorité des monoplans, et au Circuit de l’Est, au mois d’août de la même année, les triomphateurs furent deux monoplans Blériot : néanmoins, les biplans Farman et Sommer, entre les mains de nos officiers aviateurs, firent très bonne figure à la même époque, aux manœuvres de Picardie. En 1911, pendant les grandes épreuves Paris-Madrid et Paris-Rome, ainsi que pendant le Circuit Européen, les monoplans obtinrent les premières places ; mais fallait-il choisir des Blériot, des Morane, des Deperdussin ? On eût été embarrassé de le dire. D’ailleurs, un certain nombre de biplans figurèrent avec honneur dans les mêmes épreuves.
Lorsqu’il s’agit, comme dans ces concours, de récompenser une qualité unique, — la vitesse, — il est facile d’établir un classement ; mais, au point de vue militaire, il n’en est pas de même, et tel appareil moins rapide qu’un autre pourra être préférable au point de vue de la stabilité, de la facilité d’observation, etc. Que pouvaient faire en pareille occurrence les officiers chargés de constituer notre flotte d’aéroplanes ? S’adresser à tous les constructeurs d’appareils ayant suffisamment prouvé leurs qualités, et compter sur l’expérience qu’on acquerrait dans l’armée pour se prononcer sur la supériorité de tel ou tel modèle. C’est ce qu’on fit ; on acheta des Henri Farman, des Maurice Farman, des Sommer, des Bréguet, des Blériot, des Deperdussin, des Morane, des Nieuport, etc., et on les mit en service entre les mains des pilotes militaires. Je ne sais pas encore quelles conclusions on a tirées de cette expérience, qui sans doute n’est pas terminée et ne pourra l’être avant un an ou deux ; quoi qu’il en soit, les appareils militaires existans peuvent tous, entre les mains des habiles officiers aviateurs que nous possédons, rendre d’excellent services. De l’un à l’autre, c’est une question de nuance, et si l’on interroge les principaux intéressés, c’est-à-dire les pilotes militaires, la plupart d’entre eux prônent l’appareil dont ils ont l’habitude, ce qui prouve qu’aucun d’eux n’est foncièrement mauvais.
On a fait grand reproche à l’inspection permanente d’Aéronautique d’avoir acheté quelques appareils qui sont actuellement inutilisables ; il serait plus exact de dire qu’ils sont inutilisés, parce que leur acquisition remontant déjà à une époque lointaine (en aviation, cette expression veut dire de un à deux ans), on les a laissés de côté pour se servir d’aéroplanes plus modernes, et par conséquent plus perfectionnés. D’ailleurs, ainsi qu’on peut le voir dans le rapport de M. Clémentel sur le budget de la Guerre, il y a eu, en tout, quatre aéroplanes rentrant dans cette catégorie ; ils ont été commandés à la fin de 1910, et livrés au commencement de 1911 ; après les premiers essais, ils ont été reconnus d’un emploi dangereux, et on a décidé de ne s’en servir qu’après les avoir transformés. Je me demande quels reproches on aurait adressés à l’administration de la Guerre si elle avait laissé ces appareils en service, tels quels, au risque de causer la mort de quelques aviateurs de plus ? Pour rassurer, d’ailleurs, les censeurs très soucieux des deniers de l’Etat, nous leur diions que ces aéroplanes défectueux représentent 2 pour 100 du nombre total des appareils, et 3 pour 100 de la dépense globale nécessitée par leur achat. Ce qui m’étonne, pour mon compte, c’est que notre service d’aéronautique militaire n’ait pas commis de plus nombreuses erreurs de ce genre.
On doit, à l’heure actuelle, considérer la diversité des aéroplanes en service dans l’armée comme un mal inévitable pendant quelque temps encore ; mais on a cherché à en atténuer les inconvéniens par deux mesures excellentes, l’une d’ordre technique, l’autre d’ordre administratif.
La première consiste à imposer, autant que possible, aux constructeurs des mécanismes de commandes analogues, de façon que dans un biplan comme dans un monoplan, dans un Blériot comme dans un Bréguet, le pilote ait toujours les mêmes gestes à faire, qu’il manœuvre des leviers, des volans ou des pédales de disposition semblable, pour obtenir un résultat déterminé. En passant d’un appareil à l’autre, le pilote ne sera pas désorienté, et les réflexes qu’il aura pu acquérir sur un aéroplane lui serviront sur tous. Des difficultés pratiques se sont opposées à la réalisation complète de ce desideratum, mais on en poursuit sérieusement l’application, et c’est déjà un fait acquis su un certain nombre d’aéroplanes différens.
L’autre mesure consiste à grouper dans une même escadrille aérienne des appareils identiques ; de cette manière, possédant à peu près la même vitesse, les aéronefs d’une même escadrille pourront rester groupés sans ralentir leur allure générale, et le commandant de cette unité volante saura qu’il peut demander à tous sensiblement les mêmes efforts et obtenir de chacun de ses aéroplanes des résultats de même ordre.
Nous arrivons maintenant à la grande querelle actuelle des monoplaces et des biplaces. Il ne faudrait pas confondre ces deux expressions nouvelles avec celles qui sont depuis longtemps connues de monoplans et de biplans. Les monoplans sont des appareils dans lesquels les surfaces sustentatrices sont disposées sur un seul étage, tandis que dans les biplans elles forment deux étages superposés. Les monoplaces sont des appareils qui ne peuvent enlever qu’un seul voyageur aérien, tandis que les biplaces peuvent en enlever deux. Un monoplan peut être biplace et un biplan peut être monoplace. Toutefois, comme les monoplans se prêtent plus que les autres aéroplanes aux grandes vitesses et qu’on n’a généralement pas cherché en ce qui les concerne la capacité de transport, il arrive que les monoplans sont d’habitude en même temps des monoplaces, ce qui facilite la confusion entre les deux expressions.
Lesquels sont préférables au point de vue militaire ? Les partisans des monoplaces disent qu’il n’y a aucun besoin d’avoir deux voyageurs à bord d’un aéroplane ; le même homme peut parfaitement conduire son appareil et observer en même temps le terrain et les positions des troupes ; étant seul à bord, il est maître de ses actions, conduit son appareil là où il pense qu’il y a une observation intéressante à faire et n’a de conseils à demander à personne. S’il y a, au contraire, un observateur distinct du pilote, c’est le premier qui devra régler l’itinéraire, puisque c’est lui qui doit rapporter les renseignemens ; le pilote se trouvera gêné dans ses allures, il en résultera de fausses manœuvres, des pertes de temps, peut-être des accidens ; de plus, les monoplaces sont moins lourds, plus rapides, il en existe de nombreux modèles, il n’y a qu’à s’en procurer un grand nombre et à en doter exclusivement l’armée.
Leurs adversaires répondent que si quelques officiers, comme le capitaine Bellenger, sont, en même temps, des pilotes hors ligne et des observateurs remarquables, on n’aura pas toujours la bonne fortune de rencontrer des aviateurs de cette qualité. En général, il sera préférable d’avoir un pilote et un observateur distincts : si ce dernier possède son brevet de pilote, il n’en sera pas plus mauvais observateur, mais il n’aura pas à faire deux choses en même temps. La difficulté d’entente entre les deux voyageurs aériens peut exister parfois, mais ce n’est pas un inconvénient capital. Il est évident, d’autre part, qu’en séparant les deux fonctions, on impose une moindre fatigue aux aviateurs ; de plus, l’observateur, dégagé de la préoccupation de la conduite de l’appareil, peut être tout entier à son service ; il peut faire des croquis, écrire des dépêches, prendre des vues photographiques, envoyer des radiogrammes, toutes choses absolument impossibles s’il doit avoir les mains au volant ou au levier de manœuvre. Les appareils à deux places sont donc les seuls pratiques au point de vue militaire.
Comme en toute chose, il faut faire une part à chacune des opinions extrêmes. Il est certain que pour les reconnaissances de peu d’étendue, notamment celles qui serviront à régler le tir des batteries d’artillerie, les monoplaces peuvent suffire, à la condition d’être montés par un pilote qui soit, en même temps, un bon observateur. Il en sera de même s’il s’agit de pousser une pointe vers un but déterminé, d’aller chercher un l’enseignement bien défini et de le rapporter rapidement ; en pareil cas, l’aviateur ne sera qu’un pilote pendant l’aller et le retour, ce n’est qu’au moment où il sera arrivé au but de sa course, et où il planera au-dessus de la région à observer qu’il aura momentanément à cumuler les deux rôles ; s’il y est bien préparé, il pourra les remplir sans trop de difficulté ou de fatigue.
Mais souvent il n’en sera pas ainsi, l’observation devra se prolonger tout le temps du voyage aérien ou à peu près. La durée de ce voyage pourra être telle qu’on ne puisse raisonnablement demander au même homme de faire, pendant si longtemps, les deux métiers à la fois. De plus, si la reconnaissance est de longue durée, il peut y avoir un intérêt majeur à ce que ses résultats parviennent au commandement avant le retour de l’aéronef, d’où la nécessité d’envoyer des télégrammes ou des documens écrits, ce qui ne peut être fait qu’à la condition d’avoir un observateur indépendant du pilote.
Ajoutons, en faveur des biplaces, un argument moins important, mais non sans valeur. Pour qu’un général tire parti comme il convient des renseignemens qui lui sont fournis par une reconnaissance aérienne, il faut qu’il ait confiance dans celui qui les lui rapporte. L’observateur doit donc être un officier parfaitement au courant des choses qu’il doit voir ; de plus, il est bon, je serais presque tenté de dire indispensable, qu’il soit connu personnellement du général, et que celui-ci n’ait aucune inquiétude sur son habileté d’observateur et la rectitude de son jugement. L’officier ainsi choisi ne sera généralement pas un pilote ; il faut donc avoir deux places à bord des aéroplanes militaires, sous peine de se priver des services des observateurs les plus qualifiés.
Dans le même ordre d’idées, il convient de remarquer que si les officiers pilotes d’aéroplanes peuvent, en même temps, être de bons observateurs, il n’en est pas de même des aviateurs civils, dont les services seront utilisés en temps de guerre. Beaucoup d’entre eux, et non des moindres, qui ont gagné des prix dans des épreuves sensationnelles, ne savent pas lire une carte, et éprouvent les plus grandes difficultés à s’orienter. Comment songer à leur demander de faire des observations d’ordre militaire ? Si l’on n’avait que des monoplaces, on serait obligé de renoncer à utiliser les pilotes de ce genre, qui ne pourraient rendre aucun service aux armées.
Nous admettrons donc, et en cela nous sommes d’accord avec les dirigeans de notre service d’aéronautique militaire et avec les personnes les plus compétentes, parmi lesquelles nous pouvons citer le général Langlois et M. Clémentel, rapporteur du budget de la Guerre, qu’il faut à l’armée, en général, des biplaces, mais que les monoplaces peuvent être utilisés dans bien des circonstances.
On peut discuter à l’infini sur la proportion à donner, dans notre flotte aérienne, aux deux types d’appareils ; je suis, pour mon compte, d’avis que les monoplaces doivent être en minorité, et entrer pour un quart à un tiers dans l’effectif total.
Je ne crois pas que les partisans systématiques des monoplaces puissent arriver à faire bannir les biplaces de notre armée ; mais peut-être réussiront-ils à obtenir que les proportions soient inversées, et que dans les commandes à faire au cours du prochain exercice, on donne la majorité aux monoplaces. Ce serait, à mon avis, une erreur, dont je me consolerais d’ailleurs assez facilement, car il ne serait pas difficile de la corriger l’année suivante, en modifiant la proportion des commandes à faire.
« Mais, disent certains adversaires de l’Inspection permanente d’Aéronautique, si celle-ci se résigne à commander des monoplaces, c’est la mort dans l’âme ; ses préférences sont pour les biplaces et même pour les triplaces. Elle a, en effet, dès sa création, annoncé, au mois de novembre 1910, un grand concours d’aéroplanes militaires ; ces aéroplanes devaient être capables d’exécuter un vol de 300 kilomètres sans reprendre le contact du sol, en emportant 300 kilogrammes de poids utile ; ils devaient en outre être disposés pour recevoir à leurs bord trois voyageurs, pilote compris. Ce que l’Inspection permanente recherche donc ce ne sont pas les aéroplanes légers et rapides, mais les gros appareils, véritables poids lourds de l’aviation. »
Les auteurs de ces critiques semblent oublier qu’ils sont, en même temps, des adversaires des dirigeables, et qu’ils proclament sur tous les tons que ceux-ci sont devenus inutiles et doivent être remplacés à bref délai par les. aéroplanes. Cela arrivera un jour, je n’en doute pas, mais à la condition que les aéroplanes puissent faire les mêmes choses que les appareils plus légers que l’air, et notamment qu’ils ne leur soient pas inférieurs au point de vue du rayon d’action et de la capacité de transport. C’est pour s’acheminer vers ce but à atteindre que l’Inspection permanente d’Aéronautique militaire a organisé le concours dont le programme a été publié il y a un an, et dont les épreuves ont eu lieu pendant les mois d’octobre et de novembre 1911.
Pourquoi a-t-elle cru devoir prendre celle mesure importante ? C’est que, dans l’aviation civile, on ne s’est guère préoccupé jusqu’ici que de la vitesse et de l’altitude, mais qu’on n’a pas éprouvé le besoin de s’orienter encore, d’une façon bien décidée, du côté des applications pratiques, c’est-à-dire des transports à grande distance. Si l’administration militaire avait attendu que l’industrie civile lui donnât l’aéroplane capable de suppléer au dirigeable, elle aurait sans doute attendu longtemps ; elle a donc agi très judicieusement en orientant les constructeurs d’aéroplanes vers un but différent de celui qu’ils avaient poursuivi jusqu’à présent. Les organisateurs des grandes épreuves d’aviation, meetings ou circuits, désirant passionner l’opinion publique, devaient forcément établir leurs programmes en vue de mettre en lumière les qualités les plus frappantes, et la vitesse avant toutes les autres. Que Beaumont ait mis quatre heures de moins que son concurrent le plus rapide après lui, pour parcourir les 1 750 kilomètres du Circuit Européen, c’est une chose qui frappe tout le monde ; le public se serait infiniment moins intéressé si on lui avait dit que le vainqueur du circuit était celui qui avait embarqué à son bord 275 kilos de sable au lieu de 250.
L’administration de la Guerre n’avait donc pas à se préoccuper de pousser à la construction des monoplaces rapides, que l’industrie lui procurait sans avoir besoin d’être sollicitée par elle ; mais si elle voulait avoir des appareils à grande capacité de transport, elle devait en provoquer la construction, et ce fut le but du concours militaire qui vient de se clore.
Malgré les critiques dont elle a été l’objet, nous croyons qu’en cela l’Inspection permanente d’Aéronautique militaire a eu une claire vision des besoins de l’armée, et qu’en organisant ce concours pour ses débuts, elle fit un véritable coup de maître.
Si les monoplaces peuvent être suffisans, en effet, pour les reconnaissances à faible durée, les biplaces sont indispensables pour les reconnaissances plus étendues. Mais le rayon d’action de ces appareils, tels que nous les possédons aujourd’hui dans l’industrie, est encore limité et insuffisant. Lorsqu’on voudra exécuter de véritables reconnaissances stratégiques comportant, même à la vitesse moyenne de 100 kilomètres qui est considérable, une durée de fi heures, le même pilote et le même observateur ne pourront pas fonctionner tout le temps ; il faudra assurer la relève, et dans le numéro de la Revue du 1er septembre 1910, j’estimais que, pour de semblables reconnaissances, les aéroplanes devraient embarquer un équipage de quatre personnes, deux pilotes et deux observateurs, se relayant à tour de rôle.
L’aéroplane qui remplacera ultérieurement le dirigeable devra donc être au minimum un quadriplace, capable de parcourir 600 kilomètres d’une traite.
Pouvait-on il y a un an espérer un pareil résultat ? Je ne le crois pas, mais il était sage de le préparer. Les conditions du concours d’aéroplanes militaires qui vient d’avoir lieu constituent à mon avis une première étape vers l’aéroplane de guerre définitif. Combien faudra-t-il parcourir de nouvelles étapes pour atteindre le but final ? Une ou deux, à mon avis. En attendant, c’est déjà un résultat très appréciable que de pouvoir faire 300 kilomètres en emmenant un pilote, un observateur et un troisième voyageur, qui pourra être soit un mécanicien, soit un deuxième pilote ou un deuxième observateur, ou mieux encore un aviateur apte aux deux fonctions et pouvant suppléer soit l’un, soit l’autre de ses compagnons.
Lorsque le programme du concours de 1910 fut publié, quelques-uns le trouvèrent trop facile, et s’étonnèrent qu’on ne demandât pas résolument les 600 kilomètres reconnus nécessaires. Je crois qu’en agissant ainsi, on eut fait fausse route ; il ne faut pas décourager les concurrens par des difficultés trop grandes. D’autres, au contraire, trouvaient le programme trop sévère et craignaient qu’il ne pût être réalisé. L’événement a donné raison aux organisateurs du concours.
140 appareils étaient inscrits, mais 32 seulement se présentèrent aux épreuves ; un fut éliminé comme étant de fabrication étrangère ; il resta donc 31 concurrens en ligne. Parmi eux, 9 réalisèrent les épreuves éliminatoires, qui consistaient à faire un certain nombre de voyages à durée limitée, mais à pleine charge, à atterrir dans des terres labourées, et à en repartir, et enfin à s’élever à 500 mètres de hauteur en moins de 15 minutes. Les appareils ayant subi victorieusement cette première épreuve furent admis à l’épreuve définitive, qui consistait à faire 300 kilomètres d’une traite (Reims, Amiens et retour). Huit y parvinrent et furent classés d’après leur vitesse. Le premier fut un monoplan Nieuport, qui atteignit une vitesse de 117 kilomètres ; le deuxième, un biplan Bréguet, qui en obtint 95 ; le troisième, un monoplan Deperdussin, qui dépassa 89 kilomètres ; les cinq autres appareils sont des biplans, dont les vitesses varièrent entre 87 et 67 kilomètres.
D’après les conditions du concours, l’Etat devait commander dix appareils au premier classé, six au deuxième et quatre au troisième. Il se trouvera donc ainsi en possession de vingt aéroplanes ayant déjà une capacité de transport et un rayon d’action très appréciables.
On a dit qu’en organisant ce concours, le ministère de la Guerre avait rendu service à l’industrie civile, mais n’avait rien fait d’intéressant pour le service de l’armée. Nous venons de voir qu’il n’en est rien, car c’est par des étapes de ce genre qu’on arrivera peu à peu à se procurer l’aéroplane susceptible de remplacer complètement le dirigeable.
Répétons, en terminant ce paragraphe, que l’encouragement donné aux aéroplanes à grande capacité de transport ne prouve nullement, de la part de l’administration militaire, une hostilité systématique contre les monoplaces ; elle sait qu’elle a besoin des uns et des autres, mais elle a encouragé la fabrication de ceux que, livrée à elle-même, l’industrie ne semblait pas devoir lui fournir.
Le lecteur qui se souvient de mon article du mois de septembre de l’année 1910 trouvera peut-être que, depuis un an, j’ai singulièrement changé d’opinion en ce qui concerne les aéronefs militaires. Je disais alors, en effet : « Pour le moment, les véritables navires aériens militaires, les seuls qui puissent rendre complètement les services qu’on attend d’eux, sont des dirigeables d’au moins 8 000 mètres cubes de volume. » Aujourd’hui, au contraire, je ne parle plus guère que des aéroplanes militaires.
En écrivant cette phrase, il y a plus d’un an, j’avais exclusivement en vue les aéronefs destinés aux grandes reconnaissances stratégiques ; ce que je disais d’eux alors est encore vrai aujourd’hui, et le sera jusqu’au jour prochain où les aéroplanes pourront exécuter, comme eux, des reconnaissances de 600 kilomètres, en emmenant un nombre de passagers suffisant.
Mais, à côté des aéronefs destinés à ces grandes reconnaissances, on ne saurait nier que d’autres navires aériens d’une moindre puissance peuvent rendre des services réels à la guerre. Je le signalais déjà en septembre 1910, et je demande encore au lecteur la permission de faire quelques citations rétrospectives.
« On ne sera pas toujours placé, disais-je, dans la nécessité de se tenir à 1 500 mètres de hauteur et d’effectuer des circuits de 600 kilomètres. Dans des cas assez nombreux où les exigences seront réduites sous le double rapport de l’altitude et du rayon d’action, les petits dirigeables et les aéroplanes sont dès maintenant susceptibles de rendre des services. » En ce qui concerne ces derniers « comme ils sont en voie d’évolution et de progrès rapides, ces services augmenteront tous les jours. »
Avec quelle rapidité et dans quelle proportion devaient augmenter ces services rendus par les aéroplanes avant qu’ils eussent réalisé le type idéal de l’aéronef militaire ? Il était difficile de le prévoir, et j’avoue en toute sincérité qu’à l’époque où j’écrivais les lignes qui précèdent, je n’attachais pas à ces services une importance capitale. On devait en profiter en passant, mais le véritable intérêt que présentaient les aéroplanes au point de vue militaire, c’est qu’un jour ils devaient, à moins de frais, remplir le rôle dévolu à l’heure actuelle aux seuls dirigeables de gros volumes.
En aviation, quelque optimiste que l’on soit, on est toujours, depuis quelques années, trompé dans le bon sens ; c’est ce qui m’est arrivé. Les aéroplanes seront plus tôt que je ne le pensais il y a dix-huit mois, de vrais aéronefs militaires, et, en attendant, les services que, tels qu’ils sont, ils peuvent rendre aux armées sont plus considérables que je ne l’avais supposé.
C’est une constatation dont il n’y a qu’à se réjouir. Toutefois, il ne faudrait pas s’exagérer l’importance de ces services. On a été jusqu’à dire que les aéroplanes amèneraient la suppression de la cavalerie, une opinion mal fondée, dont M. Clémentel a fait justice dans son rapport sur le budget de la Guerre de 1912 ; ses conclusions à ce sujet ont été appuyées par la haute autorité du général Langlois.
Dans un autre ordre d’idées, on a prétendu qu’ils constituaient pour l’artillerie un mode de réglage de tir si merveilleux qu’une armée qui en serait munie d’une façon complète serait invincible. J’ai entendu des officiers tellement convaincus de ce fait, qu’à les croire, il n’y avait plus besoin de s’occuper d’autre chose.
Leur raisonnement était très simple : « Grâce à l’aéroplane, disaient-ils, l’artillerie tire à coup sûr. Dotons chacune de nos batteries de-campagne d’un ou deux aéroplanes, et pour cela de petits monoplaces tels que nous les avons aujourd’hui suffisent amplement. Supposons notre artillerie disposée sur un Iront de vaste étendue, avec ses batteries dont le tir serait ainsi réglé par des observateurs aériens, elle détruirait infailliblement tout ce qui se trouverait à sa portée ; il lui suffirait de s’avancer peu à peu pour étendre sa zone de destruction, et après quelques heures, quelques jours peut-être, d’une marche semblable, il ne resterait plus rien de l’armée adverse.
« Aussi, ajoutaient-ils, à quoi bon les aéronefs destinés aux reconnaissances stratégiques ? Nous n’avons nul besoin de savoir où se trouve l’ennemi, puisque nous sommes sûrs de le détruire dès qu’il sera à la portée de nos bouches à feu. » En poussant un peu ces partisans fanatiques de l’alliance de l’artillerie et de l’aviation, on les aurait sans doute amenés à dire que la cavalerie, l’infanterie même, étaient aussi inutiles que les aéronefs à grand rayon d’action. En attendant la suppression de ces armes accessoires, pour assurer à notre artillerie cette supériorité inéluctable, il fallait, sans tarder, la doter immédiatement d’une multitude d’aéroplanes monoplaces, et ne plus perdre son temps à encourager la construction d’aéronefs destinés aux longues reconnaissances.
Le caractère absolu de cette opinion suffit, à mon avis, à en démontrer la fausseté. Il n’y a pas d’instrument universel, et, si convaincu que je puisse être de l’utilité des aéronefs à la guerre, je ne crois pas que, même en les associant intimement à l’artillerie, on arrive à se procurer infailliblement la victoire. Malgré toutes les inventions faites ou à faire, il faudra toujours des stratégistes et des tacticiens pour conduire la guerre ; la science et l’industrie peuvent mettre à leur disposition des outils de plus en plus puissans, mais il sera toujours nécessaire de posséder des ouvriers de premier ordre pour s’en servir, c’est-à-dire des généraux et des états-majors sachant concevoir avec netteté des plans de campagne et en assurer l’exécution avec vigueur. Le rôle du commandement ne se bornera jamais à faire avancer indéfiniment dans la même direction une longue ligne d’artillerie qui fauche tout sur son passage.
J’ai peut-être, tout à l’heure, exagéré les idées émises dans certains milieux, ou plutôt leur expression ; toutefois, ces doctrines avaient pris suffisamment corps pour que leurs partisans n’hésitassent pas à revendiquer pour l’artillerie une aviation spéciale, mise complètement à sa disposition, et échappant à l’autorité directe des généraux commandant les corps d’armée ou les armées. Comme effectif d’aéroplanes, cette aviation comprendrait la très grande majorité du nombre total des appareils. Dans son rapport sur le budget de 1912, M. Clémentel a traité cette question et n’a pas eu de peine à démontrer que, pour le moment, on ne pouvait songer à une semblable organisation ; les aéroplanes ne sont pas encore assez nombreux pour qu’on puisse leur donner une affectation spéciale, il faut les laisser à la disposition des états-majors, qui les emploieront pour le mieux. Sans nier qu’ils puissent rendre, à certains momiens, d’excellens services pour régler le tir de nos batteries, ces services seraient intermittens, et il serait déraisonnable de les immobiliser pendant toutes les périodes où ils seraient inutilisés par l’artillerie.
Dans un article publié par le Temps, le général Langlois a donné encore ici son approbation aux conclusions du rapporteur du budget.
J’arrive à un autre reproche, plus grave peut-être que tous les autres : l’Inspection permanente de l’Aéronautique n’a pas suffisamment développé l’aviation, nous devrions avoir un bien plus grand nombre d’aéroplanes et de pilotes.
D’après le rapport de M. Clémentel, notre armée possédait, à la fin de 1910, 32 aéroplanes ; après exécution de tous les marchés en cours, elle en aura 174. C’est, sans doute, un nombre très inférieur à nos besoins ; il correspond, en effet, à une moyenne de 9 par corps d’armée et ce chiffre a priori paraît bien faible, surtout si l’on tient compte de la casse et des autres causes d’indisponibilité, qui se feront sentir beaucoup plus en temps de guerre qu’en temps de paix. Il semble donc que l’on ait eu tort de ne pas commander, dès la fin de 1910, un plus grand nombre d’appareils, que l’industrie privée était en état de nous fournir.
Mais en examinant de près cette question, on doit reconnaître qu’il n’était guère possible d’agir autrement qu’on ne l’a fait.
D’une part, le budget ne fut voté qu’à la fin de juillet, après sept douzièmes provisoires. Dans ces conditions, il n’était guère possible d’engager des dépenses et de faire des commandes importantes. Si l’Inspection permanente d’Aéronautique avait été soucieuse avant tout de la forme, elle n’aurait rien commandé avant le vote définitif des crédits ; légalement, d’ailleurs, elle ne pouvait pas faire de commande ferme. Alors elle s’est adressée au patriotisme des constructeurs, et leur a dit à peu près : « Je ne peux pas encore vous commander des appareils, mais je vous promets de le faire, dès que je serai en possession des crédits qui seront certainement votés. Mettez-vous donc à l’œuvre, et vous aurez rendu au pays un service signalé. Il m’est d’ailleurs impossible de vous faire aucune promesse ferme en ce qui concerne la confirmation de la commande, et encore moins au sujet de la date des paiemens. » Il s’est trouvé en France, heureusement, un nombre suffisant de constructeurs pour répondre à cet appel ; mais tous n’en ont pas eu la possibilité. Seules, les maisons disposant de capitaux importans ont été à même de faire ainsi crédit à l’Etat. C’est une des raisons qui peuvent expliquer le nombre relativement restreint d’aéroplanes commandés en 1911. On conviendra qu’il n’y a ici qu’un seul responsable, le parlement, qui, en mettant au vote du budget de 1911 la lenteur légendaire que l’on se rappelle, a rendu difficile la tâche de toutes les administrations et compromis les intérêts du pays.
D’autre part, on regardait comme un dogme, il y a un an, de dire que les aéroplanes ne coûtaient presque rien, et c’était là, on s’en souvient, un grand argument contre les dirigeables. Un de ces derniers, disait-on, coûte au moins 400 000 francs ; avec tous les accessoires, il faut compter 1 million. En payant 20 000 francs les aéroplanes, on en aura d’excellens ; on peut donc s’en procurer cinquante pour le prix d’un seul dirigeable. L’expérience a appris qu’il fallait en rabattre, et ici je cite textuellement un extrait du rapport de M. Clémentel : « On avait cru que l’aviation n’exigerait que de faibles dépenses ; c’est une opinion dont l’expérience démontre la fausseté. La durée des appareils et des moteurs est courte ; les accidens sont fréquens, les frais d’entretien, de grosses réparations sont considérables, les dépenses d’huile et d’essence sont importantes. Il convient donc de ne pas se dissimuler que l’aviation pèsera sur nos budgets plus lourdement que nous ne l’avions pensé, et ce d’autant plus qu’on lui demandera davantage. »
Je ne serais pas étonné si, en tenant compte des hangars, ides terrains nécessaires à l’aviation, et de tous les accessoires, on était obligé de doubler, de tripler, ou même de multiplier davantage les chiffres admis il y a un an, et d’avoir, pour le prix d’un dirigeable, 10 à 20 aéroplanes seulement, au lieu d’une cinquantaine. Les ressources budgétaires prévues pour 1911 n’ont donc pas permis de se procurer le nombre d’aéroplanes sur lequel on comptait.
Il-y a encore une autre raison qui a pu empêcher de commander un grand nombre d’appareils : à savoir l’incertitude sur le type à adopter. Cette question ayant déjà été traitée dans un paragraphe précédent, il est inutile d’y revenir ici.
Enfin, s’il était possible, avec de l’argent, de se procurer théoriquement autant d’aéroplanes qu’on le voudrait, il n’était pas possible de créer d’un simple trait de plume le nombre de pilotes correspondant. Ceux-ci ne peuvent se former qu’à la condition d’avoir des instructeurs, des appareils d’école et des terrains d’entraînement. Les uns et les autres faisaient en partie défaut. Mais, ici, on peut suivre une progression rapide : les dix à vingt pilotes, capables de former des élèves, que l’armée française possédait à la fin de 1910, ont pu, au cours de 1911, instruire chacun trois ou quatre pilotes nouveaux ; en admettant vingt comme chiffre primitif, et trois comme nombre d’élèves formés, on arrive à soixante pilotes nouveaux, qui, avec les anciens, forment un effectif de quatre-vingts. D’après le même raisonnement, ce nombre pourra être quadruplé en 1912, et atteindre ainsi le chiffre respectable de plus de trois cents pilotes ; à partir de 1913, on en aura certainement autant qu’il sera nécessaire. Il en sera ainsi à la condition que le nombre des appareils et celui des terrains d’entraînement soient multipliés ; c’est ce dont on s’est préoccupé.
Quoi qu’il en soit, on a formé en 1911 autant de pilotes qu’il était possible de le faire, et ce serait une injustice que de proclamer, au point de vue du nombre des appareils et de celui des aviateurs militaires, l’impuissance de notre organisation actuelle.
Pour se faire une idée juste de la question, il suffit d’ailleurs de se rappeler ce que furent, au point de vue de l’aviation, les manœuvres d’automne de 1910 et de 1911, et de prévoir ce que pourront être celles de 1912.
En 1910, les aviateurs militaires se sont formés comme ils ont pu, en profitant des appareils et des écoles de pilotage qui existaient dans l’industrie privée ; par là ils sont devenus capables de figurer au Circuit de l’Est et aux manœuvres de-Picardie. On y vit des aéroplanes de tous les types connus, les aviateurs firent ce qu’ils purent, et les résultats furent, on s’en souvient, très encourageans. Mais ce n’était évidemment là qu’un début, où tout était nouveau et improvisé, à peu près comme si, pour constituer un corps de cavalerie, on achetait à la hâte quelques chevaux, et on les faisait monter par des cavaliers improvisés. Au point de vue des reconnaissances militaires, le rendement fut assez faible, quelques vols seulement ayant procuré au commandement des renseignemens intéressans.
En 1911, les choses avaient changé de face. Ce ne furent plus des appareils isolés, mais des escadrilles aériennes, formées en général de six aéroplanes chacune, tous de même modèle. Dans chaque escadrille, ces unités nouvelles furent affectées les unes aux manœuvres de Franche-Comté, d’autres à celles de Lorraine, et fonctionnèrent d’une manière très satisfaisante. Chacune d’elles était placée sous le commandement d’un officier aviateur, qui avant la mobilisation était le chef de ce qu’on appelle aujourd’hui un centre d’aviation, c’est-à-dire une école de pilotes aviateurs militaires. Il avait sous ses ordres ses élèves de la veille, devenus des maîtres dans l’art du pilotage. Ces escadrilles formaient un tout homogène, extrêmement souple, propre à exécuter, suivant les ordres des généraux, soit des reconnaissances de détail, soit des reconnaissances d’ensemble.
En 1912, nous reverrons les escadrilles d’aéroplanes, ou d’avions, suivant une expression qui semble devoir être adoptée ; mais nous les verrons plus nombreuses.
Doit-on en donner à chaque corps d’armée, et en quel nombre ? Je n’en sais rien. Laissons ces questions de répartition aux organisateurs de notre flotte aérienne : ce qui est important, c’est que les escadrilles soient nombreuses, bien homogènes et bien entraînées.
Les escadrilles de 1911 étaient formées au moyen d’appareils tels que l’industrie les avait fournis : il y avait des escadrilles de Blériot, d’autres de Farman, etc. ; il en sera de même en 1912, mais nous verrons de plus des aéroplanes de types créés spécialement pour l’armée, à la suite des résultats du concours de Reims. Ils seront plus puissans que ceux d’aujourd’hui, et pourront exécuter des voyages de plus longue durée, en transportant des charges importantes. Peut-être même commencera-t-on à essayer de leur faire jouer un rôle offensif, c’est-à-dire de lancer des projectiles du haut des airs et d’essayer de détruire les escadrilles aériennes de l’adversaire. Ces aéroplanes nouveaux seront, comme les plus petits, groupés en unités homogènes, qui, en raison de l’importance de chaque appareil, mériteraient le nom d’escadres.
Enfin, notre flotte sera sans doute complétée par des croiseurs et des éclaireurs plus légers que l’air, les premiers chargés des reconnaissances à très longue portée, et les autres servant surtout d’estafettes et de liaisons.
Je n’ai aucune inquiétude sur la réussite de ce programme au point de vue technique ; ce qui est plus douteux, c’est que les états-majors sachent tirer parti aussi complètement que possible du nouvel engin mis à leur disposition. En 1910, les aéroplanes étaient plutôt un objet de curiosité pour le commandement ; on désirait surtout savoir comment ils marchaient. En 1911, tout en tirant des reconnaissances aériennes effectuées un parti plus sérieux, on expérimenta la mobilité et l’endurance des escadrilles aériennes.
Certes, il faudra encore en 1912, et il faudra toujours faire des expériences ; néanmoins, je crois que l’aviation a suffisamment fait ses preuves pour qu’aux prochaines manœuvres le commandement songe moins à l’expérimenter qu’à l’utiliser. C’est une chose beaucoup plus difficile à obtenir qu’on ne le suppose généralement.
Quoi qu’il en soit, la flotte aérienne que nous posséderons à la fin de 1912, sans réaliser toutes les conditions idéales, constituera un organisme puissant, susceptible de jouer un rôle utile en cas de guerre.
Qu’on se figure ce qui serait arrivé si, en 1870, nous avions possédé quelques croiseurs de l’atmosphère et quelques escadrilles aériennes ; il n’est pas téméraire de dire que l’issue de la campagne aurait pu être complètement modifiée.
Pour ne pas allonger outre mesure cet article, je ne parlerai pas des appareils secondaires de navigation aérienne : ballons libres, ballons captifs et cerfs-volans. On est tenté d’admettre généralement que, devant les progrès des dirigeables et surtout des aéroplanes, tous ces vieux engins sont complètement démodés et inutilisables. Il n’en est pas ainsi en réalité : rien ne supprime rien ; les chemins de fer et les automobiles n’ont pas fait disparaître les chevaux, mais le rôle de ceux-ci s’est simplement trouvé modifié.
Il en sera de même en aéronautique militaire ; les ballons libres ou captifs et les cerfs-volans pourront toujours être utilisés, mais pour des besoins restreints et différens de ceux auxquels doivent satisfaire les aéronefs proprement dits. Les ballons captifs et les cerfs-volans, s’ils ont l’inconvénient d’être peu mobiles, ont le grand avantage d’être constamment reliés au sol et de pouvoir transmettre instantanément, par téléphone, le résultat de leurs observations. Pour ce qui se passe dans un rayon de quelques kilomètres, et notamment pour le réglage du tir de l’artillerie, ils peuvent rendre ainsi de précieux services. Ils se complètent d’ailleurs mutuellement, car le ballon captif marche bien par les vents faibles, et le cerf-volant, au contraire, s’accommode des vents forts.
Les Italiens font, en ce moment, en Tripolitaine, la première application de l’aéronautique à la guerre. Ils ont, dès le début, envoyé des aéroplanes ; mais depuis, ils ont expédié des ballons captifs : ce qui prouve qu’ils ont reconnu l’utilité des uns et des autres.
J’arrive, enfin, au dernier reproche adressé à l’Inspection permanente d’Aéronautique : c’est d’être complètement inféodée à l’arme du génie. Son chef, le général Roques, est en effet un ancien officier du génie, mais il faut bien qu’il provienne d’une arme quelconque. J’ai déjà eu l’occasion de dire que, depuis plusieurs années, et avant la création de l’inspection permanente, il avait eu à s’occuper d’aéronautique, et était par suite très au courant de la question. Il a, d’ailleurs, des états de service remarquables, s’est fait apprécier en Indo-Chine, au Dahomey et à Madagascar aussi bien qu’en France : c’est un officier général jeune, actif, dont personne ne conteste la haute valeur.
Il a tenu à affirmer, par la composition de son état-major, son éloignement de toute idée particulariste : parmi les trois officiers attachés à sa personne, l’un, en effet, appartient au génie, un autre à l’artillerie, et le troisième à l’infanterie. Parmi ses subordonnés immédiats, le colonel Hirschauer et les lieutenans-colonels Routtieaux et Estienne, ce dernier est un officier d’artillerie, et si les autres appartiennent au génie, il faut convenir qu’ils ont d’autres titres que leur origine à exercer les fonctions qu’on leur a confiées. L’un et l’autre se sont occupés d’aéronautique depuis plus de quinze ans ; ils ont été formés à l’école du colonel Charles Renard, qui fut, pendant les vingt-cinq dernières années du XIXe siècle, le rénovateur de l’aéronautique en général, et le créateur de l’aéronautique militaire ; il est encore reconnu comme un des maîtres aux leçons desquels on aura recours pendant longtemps ; les deux officiers supérieurs auxquels sont confiés le commandement des troupes d’aérostiers et l’organisation du matériel aéronautique ont toujours été considérés par lui comme étant des meilleurs parmi tous ceux qui ont profité de son enseignement, et nul ne peut contester qu’ils soient parfaitement désignés pour les postes qu’ils occupent. Quant aux officiers placés sous leurs ordres, quel que soit leur rôle, ils appartiennent à toutes les armes.
Au commencement de décembre 1911, l’Aéro-Club de France avait réuni dans un banquet les officiers aéronautes et aviateurs. C’était un merveilleux spectacle de voir tous les uniformes de l’armée française se mêler fraternellement dans cette réunion, et de penser que ceux qui les portaient, cavaliers ou fantassins, artilleurs ou sapeurs, métropolitains ou coloniaux, étaient d’habiles pilotes de dirigeables ou d’aéroplanes, ou des techniciens remarquables auxquels l’aéronautique militaire devait une large part de ses progrès. Ce simple coup d’œil suffisait pour se convaincre du sage éclectisme qui préside au recrutement de notre flotte aérienne.
Mais, pourrait-on dire, si l’on fait appel au concours des bonnes volontés dans toutes les armes, ce sont les officiers du génie qui ont la prépondérance, et qui exercent leur autorité sur leurs camarades des autres armes. M. Clémontel a répondu à cette critique en citant des faits. Nous donnons, encore une fois, la parole au rapporteur du budget de la Guerre :
« Toutes les armes fournissent les pilotes, et l’Inspection de l’Aéronautique a eu l’heureux esprit de montrer un grand éclectisme. C’est ainsi qu’à Châlons le directeur du centre d’aviation est le lieutenant de vaisseau Hautefeuille ; à Douai, c’est le lieutenant Ludmann de l’infanterie ; à Saint-Cyr, c’est le capitaine Etévé du génie ; à Etampes, c’est le capitaine Félix de l’infanterie coloniale ; enfin à Biskru, c’est le lieutenant de Laffargue, de la cavalerie. Par une sélection spontanée, la quatrième arme est une émanation du courage et de l’héroïsme de toutes les autres. »
il est inutile d’insister davantage sur ce point.
Restent, il est vrai, les troupes d’aérostiers, qui sont chargées du service à terre. Celles-là font partie du génie, et pour assurer leur homogénéité, il est évidemment nécessaire que tous les soldats et les gradés qui les composent appartiennent à une arme unique. Le rôle du génie étant de fournir les troupes techniques, employées aux travaux des natures les plus diverses (fortifications improvisées, mines, ponts, routes, chemins de fer, télégraphie, etc.), il était tout naturel de les charger également des manœuvres aéronautiques. Mais hâtons-nous d’ajouter qu’on fait passer dans les aérostiers militaires les sous-officiers ou soldats de toutes armes qui en font la demande et justifient d’aptitudes suffisantes ; là encore, la porte est ouverte à toutes les bonnes volontés.
Il reste donc moins à retenir de ce reproche que de tous les autres.
Cet article semblera peut-être au lecteur un panégyrique de notre service d’aéronautique militaire. J’avoue volontiers qu’ayant de tous mes vœux appelé naguère cette organisation, persuadé qu’elle fournirait le meilleur moyen d’utiliser l’aérostation et l’aviation au mieux des intérêts de l’armée et du pays, j’étais a priori bien disposé en sa faveur. Je crois néanmoins avoir formulé sans réticence et examiné sans parti pris toutes les critiques qui se sont fait jour depuis quelque temps, et, si j’ai réussi à en démontrer l’inanité ou l’exagération, c’est qu’elles étaient mal fondées.
Certes, tout n’est pas parfait dans notre aérostation et notre aviation militaires : mais ce n’est pas en bouleversant constamment l’organisation de nos services que nous pourrons les améliorer. La sagesse, en pareille matière, consiste à suivre l’exemple d’un ancien ministre de la Guerre, qui a laissé le souvenir d’une brusquerie parfois exagérée, mais aussi d’un bon sens impeccable. Sous son ministère, après des travaux préparatoires ayant duré plusieurs années, on venait de faire un long règlement sur je ne sais plus quelle partie du service. Quelques mois après, on lui adressa un rapport, signalant quelques imperfections de détail de ce règlement, et proposant des modifications en vue d’y remédier. Le général Campenon renvoya le rapport à son auteur, après avoir écrit en marge ces simples mots : « M’en reparler dans dix ans. »
Procédons de même en ce qui concerne notre organisation aéronautique. Elle a aujourd’hui un an d’existence, ce n’est pas le moment de la transformer de fond en comble ; ce qu’il faut, c’est ne lui ménager ni notre appui moral, ni les moyens d’action matériels.
L’appui moral ne lui manque pas. Tous les Français suivent avec une satisfaction évidente les progrès de notre flotte aérienne ; ils ont tous senti, et c’était la vérité, qu’au cours de la crise extérieure que nous venons de traverser, notre aéronautique militaire a été un atout sérieux dans notre jeu, et a contribué pour sa part à faciliter la tâche de nos négociateurs. Le public pense naturellement que, si les progrès de l’aéronautique militaire sont réels, c’est que son organisation n’est pas mauvaise.
Si, du grand public, on passe aux milieux aéronautiques, l’Inspection permanente y est certainement populaire. Son chef et ses collaborateurs ont conquis une autorité incontestable parmi les constructeurs, les aéronautes et les aviateurs ; on sollicite leur présence à toutes les réunions, on les appelle à siéger dans toutes les commissions d’étude. En revanche, chaque fois que l’Inspection permanente fait appel au concours des Sociétés civiles d’aéronautique, elles y répondent avec empressement. Pendant les manœuvres, les Blériot, les Farman, les Bréguet, et tous leurs camarades les aviateurs civils, sont fiers d’endosser l’uniforme de l’officier ou même du soldat réserviste.
Indépendamment de ces concours individuels, les Sociétés interviennent, chacune à sa façon. C’est ainsi que l’Aéro-Club aide au contrôle de l’habileté des pilotes, et que le brevet établi par cette Société est considéré comme une sorte d’admissibilité au brevet plus sévère d’aviateur militaire. L’Aéro-Club prête également son concours au ministère de la Guerre pour l’instruction des officiers aviateurs ou observateurs en mettant ses ressources à la disposition de l’Inspection permanente pour leur faire exécuter des voyages aériens.
De son côté, la Chambre syndicale des industries aéronautiques se prête » à des recherches techniques, destinées à améliorer la construction des aéroplanes. Des rapports de bon voisinage s’établissent entre les aérodromes civils et militaires ; les différentes écoles d’aviation se prêtent un secours réciproque.
Une troisième société, la Ligue nationale aérienne, favorise d’une autre manière l’œuvre de l’Inspection d’Aéronautique militaire. Elle a fondé dans son sein un comité militaire, présidé par le général de Lacroix, ancien généralissime, et comprenant parmi ses membres de hautes personnalités comme le général Langlois, l’amiral de Cuverville, les généraux Vieillard, Bonnal, de Torcy, le sénateur Reymond, l’amiral Humann, etc., qui, en compagnie de techniciens, se réunissent pour discuter toutes les questions intéressant l’application de l’aéronautique aux besoins de l’armée et formuler des conclusions sous forme de vœux qui sont transmis au ministre de la Guerre. Cette intervention d’une société purement privée n’est pas vue d’un mauvais œil ; à plusieurs reprises, l’administration de la Guerre s’est inspirée des desiderata du comité militaire de la Ligue aérienne, et a semblé satisfaite d’être appuyée par l’autorité morale d’un comité dont la compétence et le patriotisme sont indiscutables.
Cette collaboration de toutes les bonnes volontés pour le bien commun ne peut qu’être féconde en résultats ; néanmoins, tous ces efforts seraient insuffisans si les moyens matériels faisaient défaut. Il serait exagéré de prétendre qu’il en est ainsi ; toutefois, on ne peut qu’être frappé de la modicité relative des crédits prévus en 1912 pour l’aviation. Ces crédits s’élèvent à sept millions six cent mille francs ; cela semble au premier abord un chiffre respectable, mais il convient de le rapprocher des chiffres des budgets précédens.
Toujours d’après M. Clémentel, en 1909 l’aviation ne figurait au budget que pour mémoire ; à la fin de l’année, elle reçut un crédit spécial de deux cent quarante mille francs. En 1910, ce budget fut élevé à deux millions. En 1911, le chiffre atteint fut de cinq millions cent vingt mille francs. Pour suivre une progression analogue, il faudrait, au moins, dix à quinze millions, c’est-à-dire un chiffre très supérieur à celui qui est prévu pour 1912.
Or, la progression ne devrait pas se ralentir, elle devrait au contraire s’accélérer. L’aviation n’a pas, en effet, démérité de la confiance qu’on pouvait avoir en elle, puisque ses progrès sont incessans. D’autre part, nous avons vu plus haut que le développement de notre flotte aérienne avait été relativement lent en 1911 : ce n’est pas en augmentant de deux millions le budget de l’année dernière que l’on pourra l’accélérer comme il convient. Sans entrer dans des détails de calculs, contentons-nous de dire que les personnes compétentes s’accordent à peu près à estimer qu’en 1912 il faudrait consacrer à l’aviation un budget de trente à cinquante millions ; nous sommes loin des chiffres prévus. La force des choses s’imposera, et le parlement sera obligé de voter en lin d’année des crédits supplémentaires. Ne vaudrait-il pas mieux se rendre compte, dès maintenant, des nécessités réelles, et voter dès le début de l’exercice la somme nécessaire[1] ?
Nous tenons, en effet, la tête des nations au point de vue de l’aéronautique militaire, mais nous ne conserverons cette situation privilégiée qu’en faisant des efforts constans pour la maintenir ; l’Allemagne et l’Italie, en particulier, nous suivent de près.
Au mois d’octobre dernier, en assistant au Congrès international d’aéronautique de Turin, j’ai pu constater la haute valeur technique des officiers de la « brigade spécialiste, » à laquelle est confiée, en Italie, l’aéronautique militaire. Tout le monde sait qu’ils ont mobilisé rapidement des escadrilles d’aéroplanes pour les envoyer en Tripolitaine ; ces appareils ont joué un rôle utile, d’après des renseignemens personnels qui me sont parvenus de source sûre et que je cite textuellement :
« Les aéroplanes se sont affirmés subsidiaires et remplaçans de la cavalerie, dans le champ tactique, particulièrement dans les terrains terriblement insidieux des oasis où les éclaireurs de toutes les armes sont sujets a des surprises dangereuses, tandis que les aéroplanes en ne s’aventurant sur les ennemis, cachés dans les broussailles, qu’à une hauteur où le tir individuel n’a plus aucune chance d’arriver sur ce but mobile peuvent accomplir dans les meilleures conditions leurs reconnaissances… Les aviateurs volent tous les jours et dans toutes les heures de la journée, — sauf les journées d’ouragan, même avec des vents très violens, et je peux vous assurer qu’ils voient tout et rapportent tout ce qu’il est nécessaire de connaître, jusqu’à une cinquantaine de kilomètres de nos tranchées. Ils ont été atteints très souvent par le tir des fusils, mais heureusement dans les ailes seulement ; des balles presque mortes avec peu de dégâts. »
Si nous ne pouvons pas prétendre au monopole de l’aéronautique militaire, nous pouvons avoir cependant l’ambition légitime de conserver la première place dans l’océan aérien, et nous ne devons pas marchander pour cela les efforts financiers nécessaires. Le parlement sera certainement soutenu par l’opinion publique s’il marche résolument dans cette voie ; ce qu’on ne lui pardonnerait pas, ce serait de laisser ravir à la France l’hégémonie de l’atmosphère.
Nous possédons, dès maintenant, une flotte aérienne respectable ; nous avons, sans contredit, le premier corps d’aéronautes et d’aviateurs du monde entier. Il nous est facile de maintenir cette situation, mais le moyen ne consiste pas à bouleverser profondément une organisation qui date d’une année seulement, et qui a déjà obtenu des résultats remarquables. Sous prétexte de quelques défectuosités de détail, inévitables en toutes choses humaines, ne marchandons pas, à notre aéronautique militaire et à ses chefs, la confiance qu’ils méritent ; outre cet appui moral, mettons largement à leur disposition les ressources financières dont ils ont besoin. C’est ainsi que nous posséderons dès maintenant, et pour de longues années, la première flotte aérienne du monde.
- ↑ Depuis que ces lignes ont été écrites, le nouveau titulaire du portefeuille de la Guerre, M. Millerand, s’est préoccupé de la question, et l’on affirme que le crédit demandé au parlement va atteindre plus de vingt millions. On ne peut qu’applaudir à cette heureuse modification des projets primitifs.