La Flotte française en 1852

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LA FLOTTE FRANCAISE


EN 1852.




I

Parmi les institutions qui ont eu le plus à souffrir de nos révolutions périodiques, la marine de la France a le triste honneur de figurer en première ligne. Le gouvernement devient-il un peu stable, on commence alors à comprendre qu’en définitive la flotte est un instrument nécessaire, indispensable même pour la politique, le commerce et la défense militaire du pays ; mais cette stabilité est-elle mise en péril à la suite d’une résolution, voilà le budget de la marine rogné, taillé à qui mieux mieux, absolument comme s’il avait été le vrai coupable de la commotion révolutionnaire. Nous avons vu cela après 1815, après 1830 et après 1848. Le budget de 1852 nous donne l’espoir que nous entrons dans une autre voie. Ce n’est point assez cependant que de nuis arrêter dans cette décadence maritime où la France était entraînée depuis 1848 : il importe pour l’honneur et la sûreté du pays de faire mieux encore ; il importe de le doter, non d’une flotte sur papier, mais d’une flotte effective. En fournir les moyens au meilleur marché possible, tel est le problème qu’il s’agit de résoudre, et que nous voudrions discuter ici en peu de mots.

Dans tout établissement naval, le personnel qui navigue et qui combat est celui qui doit tenir la première place dans l’attention du pays et du législateur ; les autres corps auxiliaires, qui viennent se grouper autour de celui-là comme des satellites autour d’une planète, ne représentent en définitive que des accessoires. Dans le personnel marin réside la raison d’être d’une marine ; sans lui, à quoi bon des arsenaux, à quoi bon même des vaisseaux ? Le personnel des marins combattant sur la flotte française et la législation qui les régit doivent donc nous occuper d’abord ; nous passerons ensuite aux questions que soulève le matériel naviguant de cette flotte.

Le corps des officiers de vaisseau compte 32 officiers-généraux - 2 amiraux, 10 vice-amiraux, 20 contre-amiraux. — Ce nombre paraît suffisant, si le cadre est bien composé ; Il ne nous appartient pas d’examiner dans quelle mesure cette dernière condition est remplie aujourd’hui nous citerons seulement quelques mots, qui ne sont pas de nous, au sujet de l’âge avancé que, selon certaines personnes plus ou moins intéressées dans la question, doivent avoir les officiers-généraux de la flotte pour constituer de bons amiraux de guerre.

En 1828, l’amiral Willaumez écrivait[1] : « L’histoire de la marine prouve à ceux qui veulent la méditer que les flottes commandées par les plus vieux amiraux ne sont pas celles qui ont eu les affaires les plus avantageuses, entre autres les combats des Tourville, des Château-Renaud, des Suffren, et, à une époque plus récente, de Nelson, qui, fait amiral à trente-neuf ans, gagne à quarante la bataille d’Aboukir. Le contraire s’est vu trop souvent : témoin, en 1781, l’amiral Cordova, vieillard plein d’honneur et de bonne volonté, mais accablé par l’âge, lequel poursuivait la flotte anglaise avec des forces bien supérieures et composées des flottes combinées de la France et de l’Espagne. Malgré ces forces, il resta sourd aux sollicitations de l’amiral français Guichen et de son propre major-général Massaredo, lesquels ne purent obtenir de la vieillesse de l’amiral commandant en chef l’ordre d’attaquer la flotte anglaise au mouillage de Torbay, où elle n’était protégée par aucune fortification du côté de terre… »

L’empereur Napoléon écrivait, le 14 juin 1805, à son ministre de la marine : « On dit beaucoup de bien du capitaine de vaisseau Trublet, officier de l’escadre de Rochefort ; on en dit encore davantage du capitaine de pavillon de l’amiral Missiessy, Willaumez, frère de celui que j’ai fait contre-amiral. Il ne faut pas se le dissimuler, il faudra que je choisisse désormais mes amiraux parmi ces jeunes officiers de trente-cinq ans, et j’ai assez de capitaines de frégate réunissant dix ans de navigation pour en choisir six auxquels je pourrais confier des commandemens. Présentez-moi une liste de six jeunes officiers de marine, commandant des vaisseaux et des frégates, ayant moins de trente-cinq ans, les plus capables d’arriver à la tête des commandemens »

On pourrait aisément multiplier ces citations pour répondre à ceux qui voient dans la sénilité un titre aux commandemens généraux de la flotte ; c’est inutile : les faits ont parlé de tout temps et parleront encore.

Après les officiers-généraux viennent les officiers supérieurs, dont le cadre comprend 110 capitaines de vaisseau, 230 capitaines de frégate : total, 340 officiers supérieurs. Si l’on ne veut considérer que l’armement du temps de paix, certes ce chiffre paraît élevé ; mais, si l’on envisage les nécessités de la flotte armée sur le pied de guerre, on se convaincra qu’il n’est que suffisant, puisque la flotte de guerre, composée de 40 vaisseaux et 60 frégates à voiles ou à vapeur, exige d’abord 200 officiers supérieurs, par suite de l’excellent principe qu’il doit se trouver deux officiers de ces grades sur tout vaisseau ou frégate. Il n’en reste donc alors que 140 pour certaines positions sédentaires, telles que les directions de port, conseils de guerre, etc., qui ne sauraient convenir qu’à des officiers supérieurs de la marine, et pour armer les 80 corvettes, soit à vapeur, soit à voiles, qui, sans être toutes mises dehors, seraient pour la plupart utilisées en cas de guerre.

Toutefois, si nous n’avons aucune réduction à demander dans le cadre des officiers supérieurs de la flotte, nous ne pouvons en accepter la composition actuelle comme entièrement satisfaisante. Bien que le cadre des capitaines de vaisseau comprenne quelques non-valeurs, au point de vue des forces physiques particulièrement, il en comprend moins encore, il faut le reconnaître, que celui des capitaines de frégate, dont un certain nombre serait incapable de supporter les fatigues et les veilles presque incessantes d’une guerre sur mer, surtout dans la position de second. Telle est la conséquence de la loi sur l’avancement, laquelle forme les promotions à ce grade moitié à l’ancienneté, moitié au choix ; or l’ancienneté y pousse souvent de médiocres lieutenans de vaisseau déjà fort âgés, et cependant, bon gré mal gré, il faut les garder dans l’arme avec l’épaulette de capitaine de frégate, jusqu’à ce que d’emplois en emplois, le plus souvent sédentaires, ils aient atteint l’âge de soixante ans, ce qui ne portera qu’à 6, en 1852 par exemple, le chiffre des vacances dans ce grade !

On comprend combien cette stagnation dans le mouvement de retraite de ces officiers supérieurs en entraîne dans les promotions de ces jeunes et excellens lieutenans de vaisseau, l’espoir de notre flotte. Aussi, sans méconnaître la nécessité de faire la part de l’ancienneté dans les promotions, n’en devons-nous pas moins constater ici une opinion qui est devenue presque proverbiale en marine, tant elle touche au vrai : c’est que les officiers supérieurs faits au choix depuis quelques années l’emportent de beaucoup sur ceux faits à l’ancienneté. L’intrigue et le favoritisme ne jouaient donc pas dans les promotions le rôle exclusif que leur reprochaient tant de médiocrités envieuses, et cependant les tableaux du conseil d’amirauté n’existaient point avant 1848.

Le cadre des officiers inférieurs se compose de 650 lieutenans de vaisseau, 550 enseignes de vaisseau : total, 1,200 officiers. — En temps de paix et sur le pied des armemens actuels, ce chiffre peut paraître trop élevé ; mais il n’aurait rien d’excessif en temps de guerre. Il faut avoir, en effet, sous la main non pas seulement des porteurs d’épaulettes, mais des officiers préparés de longue date au service d’une armée navale, façonnés à la navigation à voiles comme à la navigation à vapeur, car tout officier étranger à l’une ou à l’autre de ces deux navigations n’est aujourd’hui qu’un marin incomplet. Il faut enfin que ces officiers soient rompus aux exercices de guerre de toute sorte, pour pouvoir y dresser eux-mêmes les équipages. Parmi ces 1,200 officiers subalternes, le cadre des lieutenans de vaisseau renferme également un assez grand nombre de membres incapables d’un service actif, les uns par suite de leur âge avancé, les autres par suite de leurs infirmités.

Il faut se demander maintenant quelles sont pour ces 1,200 officiers les chances d’avancement, ce stimulant si nécessaire pour entretenir le zèle. — Par suite de la stagnation que nous avons signalée plus haut dans les mouvemens de retraite des officiers supérieurs, les lieutenans de vaisseau restent quinze années dans leur grade avant de passer capitaines de frégate à l’ancienneté. D’un autre côté, les enseignes de vaisseau n’obtiennent généralement la double épaulette, aussi à l’ancienneté, qu’après dix ans de grade ; or, si l’on ajoute à ces vingt-cinq ans cinq années passées dans le grade d’aspirant, on comprend le peu de perspective qu’a devant elle la majorité des jeunes gens pour parvenir au grade supérieur. Mais le remède ? nous dira-t-on. Le remède nous semble consister, si l’on ne veut pas sortir du principe égalitaire de la loi d’âge, dans l’abaissement de cet âge pour l’époque de la mise en retraite des officiers de tous grades. cet abaissement pourrait aller jusqu’à trois ans pour certains grades, jusqu’à cinq pour d’autres, et nul n’y pourrait trouver à redire, surtout si les officiers, ainsi rejetés du cadre actif, formaient, comme dans la marine anglaise, un cadre de réserve jusqu’à l’époque de leur mise en retraite définitive. Dans ce cadre de réserve, les appointemens pourraient être portés au chiffre de ceux de la non-activité et figureraient au budget. La caisse des Invalides, déjà si obérée, n’aurait donc nullement à souffrir du mouvement salutaire imprimé de la sorte à l’avancement des officiers de la flotte, et ces derniers, plus confians dans leur avenir, n’en serviraient qu’avec plus de zèle et d’ardeur. Naturellement le service y trouverait son compte et ne pourrait qu’y gagner fort. S’il n’était pas question tout d’abord de ranimer ce zèle sans lequel un vaisseau armé n’est qu’une machine de guerre pour ainsi dire inerte, nous pourrions faire remarquer en passant combien les dénominations des grades de la marine sont peu rationnelles. Qu’est-ce en effet que les dénominations de vice amiral et de contre-amiral ? Ne serait-il pas plus naturel d’appeler le premier amiral d’escadre et le second amiral de division, puisque tels sont les emplois de ces officiers-généraux ? Qu’est-ce encore que cette dénomination de capitaine donnée au commandant d’un vaisseau ou d’une frégate, dénomination qui emporte depuis long-temps avec elle l’idée d’un grade subalterne dans l’armée ou d’un commandement de navire marchand dans la marine ? Qu’est-ce enfin que cette dénomination de lieutenant de vaisseau donnée à un officier qui a le grade de capitaine dans l’armée, et celle bien plus inexplicable et surannée d’enseigne, servant à désigner un officier qui porte les épaulettes de lieutenant ?

Puisque les capitaines de vaisseau doivent commander maintenant des vaisseaux ou frégates, soit à voiles, ’soit à vapeur, et même des corvettes ; que d’ailleurs le vaisseau de ligne ne représente plus aussi exclusivement, grace à la vapeur, l’unité militaire de la flotte, ne conviendrait-il pas de généraliser les dénominations des grades et d’appeler le capitaine de vaisseau commandant de marine, le capitaine de frégate lieutenant-commandant, le lieutenant de vaisseau capitaine de marine, et l’enseigne de vaisseau lieutenant de marine ? Mais, je le répète, c’est là une question accessoire ; ce qu’il importe avant tout, c’est de donner de la vie, du mouvement aux cadres de la flotte, et nous croyons en avoir indiqué le moyen[2]. Nul plus que nous d’ailleurs ne verrait avec plaisir prodiguer des dignités et des honneurs, fussent-ils rémunérés, aux vieux et bons serviteurs ; mais que ce ne soit pas au détriment de la flotte active, que ce ne soit pas en amortissant sa vitalité, car en définitive, quand on veut fortifier la sève d’un arbre, on l’émonde de ses branches sèches ou inutiles.

Après les officiers, les matelots, et tout d’abord ces matelots, enfans de notre littoral, qui vivent et le plus souvent meurent sur les flots de l’Océan, où fut bercée leur enfance. Les états officiels portent à 60,000 le nombre de ces hommes de mer, en n’y comprenant ni les capitaines ni les maîtres au cabotage, qui sont au nombre de 11,000, ni les officiers-mariniers, qui sont au nombre de 5,000, ni les novices, dont on compte 90,000 ; total : 96,000.

Certes, au premier coup d’œil, de pareilles ressources semblent satisfaisantes, car, en admettant que le tiers de ces hommes de mer ne fût propre, en temps de guerre, ni à la navigation ni aux combats, c’est encore une soixantaine de mille hommes parmi lesquels la France pourrait puiser le personnel d’armement de sa flotte. Cependant en marine rien ne s’improvise, — pas plus l’organisation d’un bâtiment que celle d’une flotte, et si l’on veut que cette flotte soit, comme l’armée de terre, en mesure de combattre à un jour donné sans désavantage, il importe de modifier l’organisation actuelle des équipages en la rapprochant de la permanence des cadres de cette même armée de terre. Pour y arriver, beaucoup d’officiers pensent, et nous sommes du nombre, qu’au lieu d’appeler itérativement l’homme inscrit pour le faire servir sur les bâtimens de guerre, il serait préférable de le garder cinq années consécutives sous les drapeaux, sauf à lui accorder un ou deux petits congés pour visiter sa famille pendant ce laps de temps. Il n’y a rien de déraisonnable à solliciter une pareille mesure, laquelle donnerait à nos équipages le caractère de permanence qui leur manque. Le personnel de la flotte ne serait ainsi renouvelé annuellement que par cinquième, on pourrait même dire par septième, à cause des engagemens provenant du recrutement volontaire ou du tirage au sort. Il est inutile d’insister sur les immenses résultats qui découleraient d’un pareil système en ce qui concerne l’instruction des équipages, soit pour les exercices de guerre, soit pour les exercices de manœuvre. Nous n’ajoutons pas qu’il y aurait économie réelle pour le matelot à n’acheter qu’une fois le sac d’effets réglementaires, tandis qu’aujourd’hui il est tenu de renouveler l’acquisition de ce sac chaque fois qu’il est appelé au service[3].

L’institution des équipages de ligne n’a plus guère de rapport avec l’organisation primitive qui lui a donné le jour. Elle comprend un certain nombre de compagnies dites permanentes, bien que leurs numéros et quelques hommes provenant du recrutement en soient les seuls élémens permanens. Rien n’est plus mobile, au contraire, que le personnel de ces compagnies, et cela par suite de la mobilité si grande elle-même des hommes de mer inscrits, qui constituent près des trois quarts de leur effectif. À vrai dire, les numéros des compagnies permanentes des équipages de ligne ne représentent donc qu’une classification d’ordre - administrativement nécessaire pour diviser l’équipage en deux, trois ou quatre parties, et rendre plus faciles les opérations de comptabilité qu’exigent le paiement et l’habillement des hommes de mer. Il n’en serait pas de même, si ces derniers restaient plus long-temps au service. Nous venons de dire que les jeunes recrues provenant du tirage au sort entraient pour une certaine part dans la composition des équipages, et, par suite, des compagnies permanentes ; c’est, selon nous, un élément précieux dont il ne faut pas se dessaisir.. Les matelots provenant du recrutement sont en général vigoureusement constitués, et fournissent à la marine des canonniers très propres au service de la grosse artillerie ; ils ne seraient pas moins bons à former le contingent principal d’un corps de matelots-fusiliers. En outre ils se distinguent généralement par leur bonne conduite et leur docilité ; enfin ils offrent l’inestimable avantage d’une permanence de sept ans sous les drapeaux, et, quoique peu enclins pour la plupart à être de fins gabiers, ils ne tardent pas cependant à devenir d’assez passables matelots de pont, quand on s’en occupe. Pour tous ces motifs, il est sans inconvénient, et sous certains rapports il peut être avantageux que des hommes du recrutement entrent pour un quart environ dans l’effectif d’un équipage[4].

En 1837, on organisa dans chacun des ports de Brest et de Toulon une compagnie de dépôt de matelots-canonniers, lesquels, après avoir été dégrossis à terre pendant quelques mois, embarquaient sur deux corvettes-écoles, afin de s’y former au pointage à la mer. À ces deux corvettes on substitua plus tard une frégate de premier rang, qui a fourni depuis à la flotte et qui fournit encore d’excellens chefs de pièce et chargeurs sous le nom de matelots-canonniers brevetés. Cette institution est bonne ; mais elle demande à être encore développée. Dans l’opinion d’un grand nombre d’officiers, ce n’est plus une frégate, mais bien un vaisseau de troisième rang qu’il conviendrait de lui affecter. Non-seulement les matelots-canonniers en sortiraient plus nombreux qu’aujourd’hui, pour armer les batteries de la flotte, qui ne cessent d’en réclamer, mais encore on pourrait y rendre plus complète l’instruction des officiers et sous-offciers en passage sur ce vaisseau-école, à l’aide de mesures analogues à celles qui se pratiquent à bord du vaisseau-école d’artillerie Excellent, que nous avons visité en détail à Portsmouth.

Il y aurait enfin une institution nouvelle à créer, celle des matelots-fusiliers. Jadis nous avions des garnisons à bord des navires de guerre, comme les Anglais, comme les Américains en ont encore, afin de maintenir la discipline et la stricte observance des consignes dans les équipages, afin de servir de noyau d’instruction et de centre de ralliement pour les compagnies de marins débarquées à terre, afin de remplir le rôle de tirailleurs habiles dans un combat naval à petite distance. Tous ces motifs étaient certes suffisans pour ne pas s’écarter du principe fécond des spécialités. On n’en tint pas compte. Après avoir supprimé le régime des garnisons de bord, on créa celui des équipages de haut-bord, puis celui des équipages de ligne, et l’on voulut voir dans l’homme appartenant à une compagnie de ces équipages un être privilégié, capable de devenir, après son incorporation, un matelot aussi bon canonnier qu’homme de mer, aussi bon soldat que canonnier. Or, comme cette triple spécialité ne peut se décréter par ordonnance, il en résulta que l’homme incorporé dans ces compagnies d’équipage de ligne ne se trouva être, au bout de quelques mois, même au bout de quelques années, ni un vrai marin, ni un habile canonnier, ni même un bon soldat ; c’est à peine s’il était un peu de tout cela. Il a donc fallu revenir au point de départ, voir dans nos matelots inscrits les vrais hommes de mer capables de manier mâts, vergues et voiles ; il a fallu créer l’institution des matelots-canonniers, qui a enfin doté nos vaisseaux de pointeurs habiles : il reste encore à les doter de marins-fusiliers, dont la spécialité consisterait à faire le service de garnison à bord, de fantassins d’élite à terre, et de tirailleurs habiles dans un combat de vaisseau à vaisseau. Les élémens de ce corps existent déjà ; ils seraient fournis par le recrutement annuel des conscrits destinés au service de la flotte. Grace à cette ressource, l’organisation d’un certain nombre de compagnies de matelots-fusiliers, portant le bouton du marin et soumis à sa discipline, ne présenterait guère de difficultés, si le choix des officiers les plus propres à commander ces compagnies ne soulevait une question assez épineuse. Ces officiers doivent-ils être en effet des officiers de vaisseau ou des officiers d’infanterie ? Dans le premier cas, l’unité du bouton, l’unité de discipline, tout est observé ; mais aussi, il faut le reconnaître, la mobilité des positions des officiers de vaisseau s’accorderait mal avec les nécessités de cette tâche nouvelle. Qui ne comprend en effet que, pour être bien disciplinées et bien dirigées, ces compagnies exigeraient avant tout un état-major aussi permanent que possible ? Puis, sont-ils bien nombreux les officiers de vaisseau assez familiarisés avec l’école du tir de précision, avec l’école de peloton, avec l’école de bataillon, avec les fortifications passagères, pour en savoir inculquer les principes aux sous-officiers et fusiliers des compagnies qu’ils seraient appelés à commander ? Si, d’un autre côté, on met à la tête de ces compagnies des officiers d’infanterie, des inconvéniens d’une nouvelle espèce se présentent. L’officier d’infanterie restera toujours étranger, quoi qu’on fasse, à la vie de bord, comme il reste étranger au service du bord lui-même par le fait de son ignorance du métier de marin. Ne commandant pas de quart, il se trouve ne commander jamais ou presque jamais aux hommes de l’équipage, pas même à ceux qui ressortiraient de son commandement direct ; il ne tarderait pas à se considérer comme un membre d’état-major peu utile ; d’autres que lui feraient cette même réflexion, et le service ne pourrait qu’en souffrir très fort. Puis, quelles chances d’avancement seraient donc ouvertes à ces officiers d’infanterie dont les compagnies, disséminées à bord des bâtimens de la flotte, n’exigeraient que des officiers du grade de capitaine, de lieutenant ou de sous-lieutenant, et peu ou point d’officiers d’un grade supérieur ? On le voit donc, de quelque côté qu’on envisage la question des officiers propres à organiser, instruire et commander les compagnies de matelots-fusiliers, on rencontre des difficultés véritables. À notre avis, le mieux serait encore d’affecter aux états-majors de ces compagnies de jeunes officiers de vaisseau qui prendraient l’engagement, grace à certains avantages concédés en échange, de se consacrer exclusivement, pendant plusieurs années, à l’étude spéciale des manœuvres d’infanterie, du tir des armés à feu, des fortifications passagères. Naturellement ces officiers, à bord des bâtimens où ils seraient embarqués avec leurs compagnies de fusiliers, n’en commanderaient pas moins le quart, et n’en feraient pas moins le service comme les autres officiers du bord, celui de mer surtout ; quant au service de rade, ils en pourraient être exempts.

Nous le répétons ; cette institution, vivement désirée aujourd’hui par les officiers de vaisseau, est tout entière à créer ; conduite de front avec celle des matelots-canonniers, avec une permanence de cinq années imposée aux matelots inscrits, qu’on incorporerait dans les équipages de la flotte, la création des matelots-fusiliers comblerait une lacune importante dans le système des spécialités tel que nos marins voudraient le voir rétabli. L’application de ce système rencontre aujourd’hui dans notre flotte des partisans de plus en plus nombreux. Il en est même qui demandent, pour les navires de guerre, un corps spécial de gabiers ou matelots d’élite qui serait tenu constamment sous les drapeaux. Ce qu’on doit conclure de ces veaux presque unanimes, c’est que la mobilité des équipages est un vice généralement senti aujourd’hui, et qu’il importe d’y remédier le plus tôt possible.

Le : pouvoir disciplinaire que le capitaine et les officiers doivent exercer à bord des navires de guerre, comme à bord des navires de commerce, a aussi grand besoin d’être reconstitué. Depuis que les pénalités les plus sévères du code pénal maritime ont été supprimées, on rencontre de grandes difficultés à bord, sinon pour discipliner la majeure partie de l’équipage, du moins pour châtier, comme ils le méritent, les sujets incorrigibles qu’on y trouve si souvent.mêlés. Il importe donc, le plus tôt possible, de faire paraître un code pénal armant les conseils de justice du bord d’une latitude suffisante pour suppléer aux châtimens récemment supprimés. La prison cellulaire toutes les fois qu’elle sera possible, la suppression temporaire de la solde, la prolongation du temps à passer au service, tels sont les moyens qui semblent devoir constituer les pénalités d’un nouveau code. En même temps que la législation des conseils de justice, la législation des conseils de guerre maritimes demande aussi à être révisée. L’embarras est grand en effet pour un chef de division, lorsqu’il lui faut renvoyer en France, faute du personnel d’officiers supérieurs nécessaires à la formation de ce conseil, et le matelot coupable d’avoir commis un grave délit et les témoins qui l’ont vu commettre, En pareil cas, il recule toujours devant un renvoi qui désorganiserait son équipage, et l’on comprend dès-lors combien deviennent nuisibles à la discipline du bord la présence du coupable et la quasi-impunité dont il bénéficie, grace aux impossibilités de la loi. Il serait facile de remédier à ces dernières en abaissant les conditions de grade pour la composition des conseils de guerre réunis dans les parages lointains.


II

Au personnel de notre marine ainsi reconstitué, il faut un matériel qui puisse le seconder dignement. L’ordonnance du 22 novembre 1846 a réglé, comme il suit, la composition des vaisseaux de ligne : 40 vaisseaux, dont 24 à flot, 16 tout prêts à y être mis, plus une réserve indéterminée de vaisseaux à moitié construits. La situation présente de la flotte, en ce qui concerne les vaisseaux, est à peu près celle voulue par cette ordonnance. Nous comptons en effet 25 vaisseaux à flot, 21 en chantier, représentant 16 vaisseaux aux 22/24e, plus 4 aux 14/24e. L’ordonnance du 22 novembre est donc exécutée ; pourtant, à notre sens, le nombre des vaisseaux qu’elle prescrit de tenir à flot n’est pas suffisamment élevé et devrait être au moins porté à 30. Mais, dira-t-on, pourquoi 40 vaisseaux de ligne plutôt que 60, plutôt que 20 ? Quel motif puissant a donc guidé l’instinct maritime de la France en lui faisant adopter, depuis une trentaine d’années, ce chiffre de 40 vaisseaux, comme base organique de sa flotte de ligne ? Ce motif, le voici : une armée de 25 ou 30 vaisseaux bien organisés, comme ils le sont aujourd’hui, est sur le pied d’égalité avec tel déploiement de forces ennemies que ce soit ; elle joint à la force la facilité d’évolutions, la promptitude de mouvemens et la- possibilité de ravitaillement : c’est avec des armées de 30 vaisseaux qu’ont été livrées les batailles les plus mémorables. Les grandes armées combinées de 60 vaisseaux et plus ne donnèrent jamais de résultats. L’amiral Hardy, avec 20 vaisseaux, se maintint devant des armées très nombreuses sans qu’elles parvinssent à le joindre. Les grandes flottes ne purent empêcher Rodney de ravitailler Gibraltar avec 23 vaisseaux. Enfin Nelson a soutenu dans son fameux memorandum, et ne l’a que trop bien prouvé ensuite à Trafalgar, qu’une armée de 40 et quelques vaisseaux de ligne ne présentait pas d’avantages réels contre une armée bien organisée de 25 ou 30 vaisseaux, lesquels pouvaient parvenir à détruire une partie de la première avant que l’autre partie fût venue à son secours. Une flotte de 25 ou 30 vaisseaux est donc la base d’une guerre avec quelque nation que ce soit ; elle a la mer ouverte, et, loin d’éviter l’ennemi, elle doit le chercher, l’attaquer en toutes circonstances. Cependant, pour préparer les élémens d’une armée pareille, il ne convient pas de se borner à voir flotter ces 30 coques de vaisseau au fond de nos ports ; même en temps de paix, de paix complète, absolue. 6 vaisseaux doivent former une division navale ayant Toulon pour pivot de ses opérations ; 6 autres vaisseaux, une seconde division navale armée à Brest et naviguant dans l’Océan. Si à ces 12 vaisseaux on en ajoute 12 autres en commission de port, armés avec soin, on arrivera au minimum de flotte de ligne à voiles que la France doit tenir prêt en temps de paix pour parer à toutes les éventualités. On comprend, en effet, que les 12 vaisseaux de ligne armés et toujours en mesure d’opérer leur jonction auraient, jusqu’à ce qu’ils eussent pu se renforcer successivement des 12 autres vaisseaux complètement organisés, la mer ouverte au début d’une guerre. Ainsi donc, pour pouvoir tenir la mer sans trop de retard, la guerre survenant ; avec une flotte de 24 vaisseaux de ligne, il importe que notre budget de paix présente un effectif de 12 vaisseaux armés et de 12 vaisseaux en commission de port ; ce n’est certes pas demander beaucoup à la France pour soutenir haut et ferme l’honneur de son pavillon sur les mers.

La même ordonnance de novembre 1846 a fixé à 50 frégates, dont 40 à flot et 10 aux 22/24e, le nombre de bâtimens de cette force nécessaires aux exigences de la marine française, la guerre éclatant. Ce nombre est rationnel ; les frégates, en cas de guerre, seraient en effet les navires les plus propres à inquiéter l’ennemi, à entreprendre de lointaines croisières, à exercer, presqu’à coup sûr, des déprédations nombreuses contre le commerce. Pour pareille guerre, il ne faut pas de faibles navires, misérablement armés ; il faut de bonnes frégates, des divisions de frégates même, portant avec elles de longs mois de vivres, d’eau et de rechanges, et capables, si les lieux de ravitaillement manquaient, de s’approvisionner aux dépens de l’ennemi, de nourrir, en un mot, la guerre par la guerre. Or, si l’on veut jeter les yeux sur la carte, on verra que nos croisières seraient au nombre de 8 principales dans l’Océan atlantique, de 4 dans la mer des Indes. Ces 12 croisières principales n’exigeraient pas moins de 20 à 25 frégates placées sous la direction de chefs de division entreprenans, rompus à la navigation de l’Océan et partis de France avec carte blanche. On comprend donc qu’une quarantaine de frégates à flot, appuyées sur une dizaine de frégates en chantier, ne constitue que l’effectif nécessaire pour que notre marine de guerre puisse ruiner au loin le commerce ennemi ; car, d’un autre côté, il faut en rattacher quelques-unes à la flotte des vaisseaux de ligne, tant pour servir de répétiteurs de signaux que pour éclairer au loin sa marche. Les 50 frégates voulues par l’ordonnance de novembre 1846 ne sont donc pas de trop ; en ce moment, nous en comptons 38 à flot, dont quelques-unes en assez mauvais état, et 18 sur chantier ; c’est donc à peu près l’effectif réglementaire. Quant au chiffre de ces frégates qu’il conviendrait d’avoir armées en temps de paix, nous le portons à 12, comme celui des vaisseaux, savoir : 2 dans les mers de l’Indo-Chine, 2 dans l’Océan pacifique, 4 dans l’Océan atlantique, 2 attachées au port ou à l’escadre de Brest, 2 à l’escadre de Toulon et à la station du Levant. Ajoutant à ces 12 frégates un nombre pareil en commission de port, la France pourrait faire face avec une égale confiance aux premières éventualités d’une guerre de course, comme à celles d’une guerre d’escadre, le cas échéant.

Si nous continuons à jeter les yeux sur l’ordonnance du 22 novembre 1846, nous voyons qu’elle fixe à 100 le nombre des bâtimens à vapeur de la marine française, savoir : 10 frégates, 40 corvettes et 50 avisos. La situation présente de notre flotte à vapeur est à peu près conforme à ce chiffre : elle indique même un effectif total de 108 bâtimens à vapeur ; mais il faut bien se garder de croire que ces 108 bâtimens représentent les machines de guerre que leur nom de frégate ou de corvette semble indiquer. On en compte un assez grand nombre qui ne sont que des paquebots plus ou moins bien transformés en bâtimens de guerre, et, quant aux corvettes, elles sont en grande partie de construction déjà vieille et assez mal armées en artillerie, aux extrémités surtout, comparativement aux vapeurs anglais de la même espèce. Il y a donc là beaucoup de vieux matériel que les progrès incessans de la marine à vapeur vieillissent de plus en plus. Les succès obtenus par les moteurs à hélice ne peuvent que hâter chaque jour davantage l’abandon des bâtimens à roues ; toutefois ce matériel n’en constitue pas moins, pour le moment, la plus grande partie de notre marine à vapeur, et chacun sait que cette dernière serait surtout propre, en temps de guerre, à jeter rapidement une armée sur le territoire ennemi.

L’ordonnance de 1846 porte à 90 le chiffre des bâtimens légers de la flotte ; dans ce nombre, 40 corvettes, dont 20 à batterie couverte, et 50 bricks. Vu le développement que prendra de plus en plus la flotte à vapeur, ce chiffre de 90 bâtimens légers nous paraît exagéré et trop fort d’un tiers au moins. La réduction nous paraîtrait devoir porter sur les corvettes à batterie barbette[5] et sur les bricks de deuxième classe. Quant aux corvettes à batterie couverte, dites corvettes à gaillards, ce sont de véritables petites frégates d’un emploi utile et économique en temps de paix, et qui, en temps de guerre, pourraient fructueusement accompagner les frégates dans leurs croisières de course, sans compromettre l’honneur du pavillon, comme les corvettes à batterie barbette ; ces dernières en effet, malgré leur nom pompeux, ne sont guère plus fortes en artillerie qu’un brick de première classe. Naturellement, la guerre survenant, toute cette poussière navale serait désarmée pour faire place à des armemens de vaisseaux, frégates et vapeurs.

Les bâtimens mixtes forment une classe toute nouvelle de navires de guerre dans lesquels un appareil à vapeur auxiliaire vient donner au vaisseau ou à la frégate à voiles une puissance précieuse pour les circonstances de calme ou d’avarie de mâture dans un combat. Cet appareil à vapeur n’étant qu’auxiliaire, il nous semble qu’avant tout sa puissance et l’encombrement qu’il entraîne ne doivent enlever au vaisseau ou à la frégate à voiles ni leurs lignes d’eau, ni leurs qualités nautiques, ni une quantité trop grande des vivres, de l’eau, des rechanges et des munitions de guerre nécessaires à la navigation et au combat dans des parages lointains. Aussi appelons-nous de tous nos vœux des essais sur des bâtimens de guerre mixtes à petite vitesse ; pourvu que la machine qui leur imprime cette vitesse puisse, sans le concours des voiles, faire filer de trois à quatre nœuds en calme et malgré la houle, c’est un résultat satisfaisant pour un vaisseau qui a été démâté dans un combat, ou qui va s’embosser devant une batterie pour la démanteler. Le vaisseau à trois ponts le Montebello, qui va recevoir à Toulon un appareil de 150 à 200 chevaux, sera un bâtiment mixte de ce genre. Plusieurs personnes préfèrent, au contraire, le système adopté à bord du Charlemagne et de la Pomone, à cause du sillage de sept ou huit nœuds qu’ont obtenu ces deux bâtimens avec la vapeur seulement. Sans doute la vitesse de ces bâtimens est fort belle, mais on n’y est arrivé qu’en sacrifiant une partie de leurs qualités nautiques à la voile et en réduisant beaucoup trop leur approvisionnement de vivres et d’eau, ainsi que leur armement de guerre. Or, pour une navigation un peu lointaine, les inconvéniens ne surpasseraient-ils pas les avantages ?

Les Anglais, qui, soit dit en passant, ne cessent de multiplier les épreuves comparatives des bâtimens de toute espèce et de tous rangs sortis de leurs chantiers, viennent de faire récemment lutter des frégates mixtes avec les meilleures marcheuses parmi les frégates à voiles entre Lisbonne et les Acores. Or, l’étonnement des vieux marins de l’Angleterre a été grand lorsqu’ils ont appris que les deux frégates mixtes l’Encounter et l’Arrogant avaient distancé énormément le Leander, le Phaëton et l’Aréthuse, trois frégates à voiles toutes neuves, sur le largue comme au plus près du vent[6], par petit temps comme par gros temps, avec l’emploi simultané de leurs voiles et de leur moteur auxiliaire. On voit par cette expérience combien il serait avantageux d’avoir nos frégates-corsaires transformées en bâtimens mixtes ; non-seulement le calme ne les enchaînerait jamais, mais des vaisseaux ennemis, non pourvus d’un moteur auxiliaire, ne pourraient rien contre elles.


III

Il reste à examiner maintenant ce que nécessiterait de dépenses supplémentaires l’armement normal de paix que nous proposons. Le budget de 1852 fait face aux dépenses de 8 vaisseaux, 7 frégates et 60 vapeurs armés, de 14 vaisseaux et 13 frégates en commission de port.

Or, nous demandons, pour armement normal en temps de paix au budget de 1853 : 12 vaisseaux et 12 frégates armés, 12 vaisseaux et 12 frégates en commission de port ; quant au chiffre de 60 vapeurs armés, il nous paraît suffisant, vu la promptitude avec laquelle on peut armer des bâtimens à vapeur tenus en bon état dans les arsenaux.

Pour évaluer le plus exactement possible le supplément de dépenses résultant de cette augmentation d’armement, nous ferons d’abord remarquer que, d’après les calculs établis en 1851 au ministère de la marine, on arrive au chiffre de dépenses annuelles qu’occasionne un bâtiment de guerre, tant en personnel qu’en matériel, en multipliant par 1,682 l’effectif des hommes de l’équipage embarqué sur ce bâtiment. En d’autres termes, chaque marin à bord coûte à l’état, — lui et la quote-part de matériel du navire qui lui est afférente fictivement, — une somme de 1,682 francs. Cette somme, cette unité de calcul d’armement a été notablement augmentée depuis peu : ainsi en 1832 elle n’était que de 1,030 fr. ; en 1834, de 1,087 fr. ; en 1844, de 1,200 fr. ; en 1849, de 1,340 ; bref, en 1851 elle a atteint le chiffre bien plus considérable de 1,682 fr., et cela par suite des nouvelles bases que vient d’adopter la direction des travaux pour les calculs du, matériel. Donc, en admettant que les 4 vaisseaux à armer en plus soient de second rang, c’est-à-dire montés par 860 hommes chacun, ce sera 5,586,080 francs qu’ils coûteront annuellement, et en admettant que les cinq frégates à armer en plus soient aussi de deuxième rang, c’est-à-dire montées par 442 hommes chacune, ce sera une dépense nouvelle de 3,717,220 fr. Le total des dépenses nécessaires pour arriver au chiffre de 12 vaisseaux et 12, frégates armés sera de 9,303,300 francs, soit en nombre rond de 9 millions, puisque d’ailleurs, au lieu de 14 vaisseaux et 13 frégates en commission de port qu’admet le budget actuel, nous ne demandons que 12 vaisseaux et 12 frégates dans cette situation d’armement préparatoire.

Ainsi c’est 9 millions seulement qu’il s’agirait de dépenser au plus pour donner à notre flotte normale de paix une assiette autrement sérieuse que celle du budget actuel, c’est-à-dire que le service-marine, qui est de 84 millions, serait porté à 93 millions. En ajoutant à ce chiffre les 18 millions qu’exige le service colonial, et les 4 millions consacrés aux travaux extraordinaires de digues, forts, etc., on arriverait au chiffre total budgétaire de 115 millions, au lieu de 106 qui figurent actuellement au budget de 1852[7]. En vérité, lorsque l’on compare ce faible supplément de dépenses à l’effet utile qu’il produirait au point de vue de notre puissance navale comme de notre politique, on se sent le courage de le réclamer hautement. N’oublions pas d’ailleurs, que ce budget de 115 millions serait encore inférieur de 2 millions à celui de 1849, et de 37 millions à celui de 1848 !

Au point de vue maritime comme au point de vue financier, les reformes que nous proposons ne sauraient donc soulever d’objections sérieuses : il n’est pas moins aisé de les justifier au point de vue politique. La France est assise sur quatre mers : l’Océan, la Manche, la Mer d s. Nord et la mer Méditerranée. Elle présente un développement de quatre cent quatre-vingts lieues de côtes. De toutes les nations continentales, c’est celle qui possède le littoral le plus étendu. Notre marine de guerre protège notre commerce maritime et nos colonies ; à la tête des marines secondaires, elle n’a cessé de défendre depuis des siècles les grands principes de la liberté des mers. Sans notre marine, nous ne ferions pas respecter la France dans les pays que nos armées ne peuvent atteindre. Notre pavillon eût été insulté impunément à Alger, Lisbonne, au Mexique, au Maroc ; sans notre marine enfin, où serait aujourd’hui le chef de la chrétienté ? En cas de guerre, la marine multiplie les armées ; elle les transporte à de grandes distances ; elle les recrute et les approvisionne ; elle permet d’attaquer l’ennemi partout où il est vulnérable, et de se retirer devant des forces supérieures, comme l’Angleterre a pu le faire dans la guerre de la Péninsule.

Que la guerre éclate avec la Russie, et, à l’aide de notre flotte, nous pouvons ruiner son commerce dans la Mer-Noire, y dévaster ses côtes, et, par la Baltique et la Néva, pénétrer même jusqu’à Saint-Pétersbourg. Si c’est à l’Autriche que nous avons affaire, nous pouvons conquérir l’Italie sans avoir besoin de franchir les Alpes, débarquer une armée à Trieste et marcher sur Vienne. Si c’est la Prusse qui est notre ennemie, notre marine peut menacer Dantzick ; si c’est la Hollande, elle peut menacer Amsterdam et enlever dans l’Inde Bornéo et Sumatra. Si c’est l’Angleterre enfin, nous avons établi que, réduits même à nos seules forces navales, nous devions lancer hardiment une flotte de 25 à 30 vaisseaux contre sa propre flotte, ruiner son commerce maritime à l’aide d’une nuée de frégates-corsaires croisant dans les mers lointaines, puis, à l’aide d’une flotte de’100 vapeurs, opérer des descentes sur ses côtes[8].

— Mais, diront certains officiers, pourquoi ne passe borner à la guerre de course à l’aide de frégates et de vapeurs seulement ? A cela, nous répondrons que l’expérience des guerres passées a prouvé que la guerre de course, pour être destructive, avait besoin d’être secondée par une guerre d’escadres et de divisions de vaisseaux. Ceux-ci contraignant l’ennemi à réunir ses forces navales, il en résulte que les frégates et corsaires peuvent alors opérer des tentatives heureuses contre son commerce ; mais, sans cette diversion indispensable, la guerre de course n’aboutit qu’à faire prendre les croiseurs. Rappelons-nous en effet ce qui eut lieu dans les dernières guerres de l’empire. Une soixantaine de frégates françaises, hollandaises et espagnoles parvinrent à tromper la vigilance des croisières anglaises et à battre la mer, en y détruisant une grande partie du commerce par la prise des navires marchands de l’ennemi ; mais les deux tiers de ces frégates devinrent la proie de divisions anglaises. La division du commodore Pellew en prit à elle seule 25 ! et cela grace à la facilité qu’eut alors la marine anglaise de multiplier ses divisions de vaisseaux sur toutes les mers à la poursuite de nos frégates-corsaires. Reconnaissons donc que le système exclusif d’une guerre de course, n’ayant pas pour point d’appui la guerre d’escadre, est contraire à la raison comme à l’histoire. En vain dira-t-on que des escadres entraînent des dépenses considérables pour une grande nation qui met au premier rang sa dignité, son honneur et son influence, il y a des dépenses forcées, et la marine est une de celles-là.

Quant à la guerre de descentes opérées à l’aide de vapeurs sur le littoral de l’Angleterre, elle préoccupe beaucoup nos voisins depuis quelques années. L’Angleterre a multiplié ses forts et créé des ports dits de refuge sur presque tous les points accessibles des côtes de la Manche ; elle y tient toujours prête, au milieu de la paix la plus profonde, une escadre dite escadre avancée et composée de plusieurs vaisseaux de ligne fortement armés et à moteur auxiliaire, plus 20 à 25 frégates ou corvettes à vapeur toujours en mesure de prendre la mer. Nous ne savons, — disait dernièrement un commodore anglais, — qui a eu le premier la grande idée de l’escadre avancée ; mais, quel qu’il soit, il a bien mérité du pays : la couronne de lauriers votée par les Athéniens à Périclès n’était pas mieux gagnée. L’escadre avancée réunit le double avantage d’une grande efficacité et de beaucoup d’économie ; elle assure de tout temps le commandement de la Manche. » Le personnel militaire et marin qui se groupe autour de l’escadre avancée est d’ailleurs considérable : il comprend 2,500 soldats de marine, 2,000 matelots provenant des gardes-côtes, et 500 canonniers-marins embarqués sur le vaisseau-école d’artillerie Excellent. — Des renseignemens plus récens nous apprennent qu’on va augmenter de 10,000 hommes le chiffre des régimens de ligne anglais, et de 2,400 l’effectif de l’artillerie ; le corps des soldats de marine va être aussi augmenté dans une proportion notable, et l’amirauté vient de donner des ordres pour développer dans la même mesure les forces navales. En outre, à la suite de fréquentes communications échangées entre le duc de Wellington, commandant en chef de l’armée britannique, et le général Burgoyne, inspecteur-général des fortifications, il aurait été décidé qu’on établirait trois camps retranchés dans les environs de Londres, pour mettre cette capitale à l’abri d’un coup de main. — L’épouvantail de l’Angleterre est toujours, on le voit, l’arrivée d’une armée française sur son territoire, et elle a hérissé ses côtes de forts, de vaisseaux et de ports fortifiés ; elle a fait plus : Cherbourg, disait-on, était un œil pour voir et un bras pour frapper ; elle a voulu avoir à son tour et cet œil et ce bras en vue de Cherbourg même. Elle a choisi Jersey : elle y a créé un magnifique bassin en pleine côte, capable de défier les coups de vent de la Manche et de contenir 20 frégates à vapeur ; elle y a bâti une tour de cent mètres d’élévation, permettant de suivre, à trente-six milles de distance, tous les mouvemens de la rade de Cherbourg.

Que conclure des exemples que nous donne en ce moment l’Angleterre ? Il nous semble qu’ils résument assez bien la pensée qui doit diriger, même en pleine paix, un grand pays soigneux de sa puissance maritime. L’Angleterre n’épargne rien, quand il s’agit de fortifier son armée ou sa flotte. Ce que la crainte d’une guerre d’invasion a été pour elle, la préoccupation d’une guerre de course ou d’escadre doit l’être pour nous. Il est beau sans doute d’avoir foi en soi-même ; mais la France, en plus d’une occasion, a poussé ce sentiment trop loin, et il importe qu’elle sache aujourd’hui le concilier avec le développement de plus en plus régulier des vrais élémens de sa puissance maritime et militaire.


Comte BOUËT-WILLAUMEZ,

Capitaine de vaisseau, ex-commandant de l’escadre des côtes occidentales d’Afrique.

  1. Dans ses mémoires, encore inédits.
  2. Il convient à ce propos de faire remarquer que les nombreuses variations qu’a subies l’organisation du corps des officiers de vaisseau n’ont pas encore été réunies dans un seul acte constitutif, comme il serait à désirer que cela fût. Ainsi les officiers de vaisseau sont régis par le
    Décret impérial de 1808.
    Ordonnance du 31 octobre 1816 (modifiée).
    Ordonnance du 13 août 1830.
    Ordonnance du 1er mars 1831 (modifiée).
    Loi du 20 avril 1832 (modifiée).
    Ordonnance du 24 avril 1832.
    Règlement du 17 mars 1837.
    Loi du 14 mai 1837.
    Ordonnance du 29 décembre 1836 (modifiée).
    Ordonnance du 20 juillet 1837
    Ordonnance du 26 septembre 1839.
    Ordonnance du 6 mars 1841.
    Loi du 17 juin 1841.
    Ordonnance du 21 juin 1841.
    Ordonnance du 31 juillet 1845.
    Ordonnance du 8 septembre 1846.
    Décret du 2 avril 1848.
    Décret du 11 avril 1848.
    Décret du 3 mai 1848.
    Arrêté du 16 juin 1848.
    Or, si le plus souvent ces décrets, lois et ordonnances annulent en grande partie ceux qui leur sont antérieurs, ils ne les annulent pas en totalité. Un acte constitutif d’ensemble de toute cette législation ne devrait-il pas résumer toutes les dispositions en vigueur et réduire à néant tous les articles inutiles de cette législation périmée ?
  3. Les lois qui régissent aujourd’hui l’inscription maritime sont :
    L’ordonnance du 31 octobre 1784.
    Ordonnance du 7 janvier 1791.
    Loi du 3 brumaire an IV.
    Loi du 14 fructidor an VII.
    Et plusieurs autres décisions ministérielles.
    Là encore n’y aurait-il pas lieu de résumer toute la législation existante en un seul acte constitutif ?
  4. Les compagnies permanentes des équipages de ligne sont régies aujourd’hui par les ordonnances du 11 octobre 1836 et du 31 août 1844.
  5. Corvettes qui n’ont de canons que sur le pont supérieur.
  6. Un bâtiment court avec du largue dans ses voiles, lorsque le vent est favorable à la route qu’il fait. Il court au plus près du vent, lorsque ce vent est contraire, ou qu’il permet tout juste de faire route pour la destination voulue.
  7. Ce calcul a été fait avant que l’on eût porté au budget de 1852 les dépenses afférentes au nouvel établissement pénitentiaire de la Guyane.
  8. Quelques chiffres que nous publions ici nous paraissent nécessaires pour bien établir quelle est aujourd’hui notre situation vis-à-vis des marines étrangères.
    ÉTAT DES PRINCIPALES MARINES MILITAIRES EN JANVIER 1852.
    Nations Vaisseaux à fort Vaisseaux en chantier Frégates à flot Frégates en chantier Bâtimens à vapeur
    Angleterre 70 13 63 8 150
    France 25 21 38 18 108
    Russie 43 48 24
    États-Unis 11 15 10
    Suède 10 8 2
    Hollande 7 17 26
    Danemark 7 8
    Espagne 3 6 14
    Sardaigne 1 8 3

    Au 1er janvier 1852, voici quelle était la composition de la flotte armée en France et en Angleterre
    En France, 2 vaisseaux à trois ponts, en Angleterre 7 ; — en France, 4 vaisseaux à deux ponts, en Angleterre 13 ; — en France, 1 vaisseau mixte à deux ponts, en Angleterre 3 : total, 7 vaisseaux français, 23 vaisseaux anglais, c’est-à-dire un nombre plus que triple. Les frégates armées de 50 à 60 canons étaient en France au nombre de 4, en Angleterre de 6. Le chiffre des petites frégates ou corvettes de premier rang armées était de 9 en France, de 11 en Angleterre. Nous avions en outre 1 frégate mixte armée, tandis que l’Angleterre en avait 4. Voilà pour la marine à voiles. Venons maintenant à la marine à vapeur. La France compte 8 frégates à vapeur armées (dont moitié se compose des paquebots dits transatlantiques) ; l’Angleterre en compte 10. — En France, 37 corvettes ou avisos à vapeur ont leur armement complet ; en Angleterre, 47 sont dans les mêmes conditions,,et il faut ajouter que tous ces bâtimens sont admirablement armés aux extrémités, tandis que les nôtres pêchent beaucoup sous ce rapport.
    La situation relative des forces en bâtimens à vapeur armés ou prêts à l’être des deux côtés de la Manche en janvier 1852 est représentée par les chiffres suivans : dans les ports de l’Angleterre se trouvent 13 frégates et corvettes à roues, de 12 à 6 canons et de 300 à 550 chevaux de forcé ; dans les ports de l’Océan ou de la Manche sur les côtes de France, il s’en trouve 8. L’Angleterre a en outre, dans ses ports de la Manche 4 grandes frégates à roues au-dessus de 12 canons, auxquelles la France ne pourrait opposer que 4 paquebots transatlantiques médiocrement armés.
    Enfin, dans les ports anglais se trouvent 4 vaisseaux à hélice en armement ou prêts à armer, 5 frégates à hélice de 30 à 50 canons, plus 6 corvettes à hélice de 8 à 10 canons. En France, nous n’avons que 3 vaisseaux à hélice, lesquels sont dans la Méditerranée, et, dans nos ports de l’Océan, seulement une frégate et 2 corvettes à hélice.
    Il n’a pas été possible de se procurer d’une manière certaine les renseignemens relatifs aux mises en chantier et à la flotte à vapeur de quelques marines étrangères.