La Foi et la Raison/VIII

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Imprimerie ouvrière Randé et Durand (p. 159-171).

VIII.


Avant d’aborder le sujet de notre discussion, il est indispensable que nous nous mettions d’accord sur ce que l’on doit entendre par sentiment religieux et par sentiment inné.

Je ne citerai pas, à propos du sentiment religieux, les définitions des philosophes ; elles sont trop compliquées et souvent difficiles à comprendre.

Pour le vulgaire, et par conséquent pour la majorité des hommes, sentiment religieux veut dire avoir une religion ; et, avoir une religion, c’est croire en quelque chose de divin, de tout puissant. Que ce quelque chose se nomme Jéhovah ou Brahma, qu’on lui donne la forme d’un homme ou d’un sanglier, du moment qu’on croit à son existence et à sa toute puissance, on a une religion.

Quiconque s’écarte de cette façon de croire est réputé athée, dépourvu de tout sentiment religieux.

Les philosophes et les rhétoriciens ont beau compliquer leurs définitions, ils n’en aboutissent pas moins à la même conclusion, savoir : le sentiment religieux, c’est la conception de la divinité, c’est-à-dire la croyance en quelque chose de divin.

Donc, religion, sentiment religieux et croyance en Dieu sont synonymes.

Cela admis, voyons maintenant ce qu’est un sentiment inné.

On entend par sentiment inné tout sentiment qui naît spontanément dans le cerveau, c’est-à-dire, celui qui, pour se manifester, n’a pas besoin du concours de l’éducation, de l’observation ou du raisonnement. Mais toute manifestation cérébrale, ainsi éclose spontanément dans le cerveau, n’étant autre chose qu’un des modes d’action d’une faculté cérébrale, tout sentiment inné doit, nécessairement, subir les effets des lois qui régissent cette faculté, et, suivant l’évolution de cette dernière, être plus ou moins fort, plus ou moins développé. Si donc le sentiment religieux était un sentiment inné, il devrait : 1° exister sans l’intervention du raisonnement ou de l’éducation ; 2° suivre les lois propres aux facultés cérébrales.

Or, si je réussis à prouver que ce sentiment n’est dû qu’à l’éducation ou au raisonnement, et si, en même temps, je prouve qu’il ne suit pas les lois inhérentes aux facultés cérébrales, j’aurai suffisamment démontré que le sentiment religieux n’est point inné chez l’homme.

Le propre de toute faculté cérébrale, dans l’état d’intégrité du cerveau, est de se développer progressivement, puis de diminuer de même. Elle suit l’évolution même du cerveau. Jamais une faculté cérébrale ne diminue lorsque cet organe croît ; jamais, sauf dans les cas de maladie ou de vieillesse, elle ne disparaît complètement, et, à moins d’infirmité congénitale, elle ne fait jamais totalement défaut. La mémoire, par exemple, peut être plus ou moins forte, selon l’âge et l’organisation cérébrale, mais, excepté dans les cas cités, jamais elle ne disparaît pour reparaître et disparaître de nouveau. En un mot, la présence constante, la croissance et la décroissance progressives sont des attributs de toute faculté cérébrale.

Un autre caractère qui découle de ce que je viens de dire et qui leur est également propre, c’est leur état de faiblesse aux époques extrêmes de la vie, et leur grande activité à l’âge moyen.

En est-il de même pour la croyance ? Poser la question, c’est déjà la résoudre.

Contrairement à toutes les facultés cérébrales, elle ne suit aucune loi. Sa marche est irrégulière, flottante. Elle diminue ou disparaît pour augmenter et reparaître. Non seulement elle ne suit pas l’évolution des organes cérébraux, mais elle est diamétralement opposée à cette évolution. C’est aux deux extrêmes de la vie que les croyances sont les plus fortes, et c’est dans la force de l’âge, alors que toutes les facultés ont acquis leur maximum de développement et de vigueur, que ces croyances sont communément très faibles ou complètement nulles. Ceci nous explique — et je te demande pardon de la remarque — pourquoi les hommes simples, et se rapprochant par cela même des enfants, sont souvent les plus forts croyants.

Ainsi, l’absence souvent complète de croyance alors que le cerveau est parfaitement sain et que toutes les facultés cérébrales présentent leur maximum de vigueur, et son activité aux deux époques de la vie où ces facultés sont moins développées ; le défaut de convictions religieuses chez un grand nombre d’hommes supérieurs, et la fermeté de ces convictions, au contraire, chez des simples ; toutes ces constatations, absolument opposées aux caractères propres aux facultés cérébrales, peuvent…

— Pardonne, si je t’interromps. Tu viens de parler en matérialiste. Tu oublies que je crois à un principe supérieur à la matière. Le cerveau conçoit, je le veux bien, mais il conçoit parce que l’âme le fait concevoir. De même que l’intelligence, la volonté et la mémoire, la croyance est un attribut de l’âme. Peu importe le cerveau, sans l’âme, il est inerte. Tes facultés cérébrales ne sont donc, en réalité, que des facultés de l’âme, et celle-ci, étant d’essence divine, n’est pas assujettie à des lois.

— D’après ton hypothèse, la différence de mode de fonctionnement des facultés ne tiendrait donc pas à la différence de structure des cellules cérébrales, mais au bon plaisir de l’âme, laquelle serait absolument indépendante de la matière et manifesterait ses actions sans le secours du cerveau, ou, du moins, indépendamment de la constitution physique et biologique des éléments de cet organe. C’est exactement comme si tu disais que l’électricité, étant le moteur principal d’une machine, peut se passer de cette dernière.

Pas plus que le fluide électrique, la vie n’est indépendante de la matière. Ce ne sont tous deux que les effets des réactions chimiques et des actions mécaniques (choc ou frottement), c’est-à-dire : de la matière en mouvement. Selon la nature de la matière, les effets du mouvement sont différents : effets de chaleur ou d’électricité pour les corps bruts, effets de vie pour les corps organisés.

Dire que ces effets ne sont pas le résultat, mais la cause du mouvement, est une hypothèse arbitraire qui n’est fondée ni sur l’observation, ni sur un raisonnement plausible. Elle l’est d’autant plus que nous pouvons très bien concevoir la matière sans électricité et sans vie, tandis qu’il nous est impossible de concevoir le contraire.

Dans tous les cas, comme je viens de le dire, la vie, pas plus que l’électricité, n’est isolée dans la nature.

Les partisans de l’âme les plus autorisés, eux-mêmes, ne vont pas jusqu’à prétendre que ce principe puisse se passer des organes composant le mécanisme humain et destinés aux diverses fonctions sensorielles, intellectuelles et motrices. Non seulement il faut à l’âme un organe, ou pour parler plus scientifiquement un siège particulier dans le cerveau, mais il faut aussi que ce siège, formé de une ou de l’agglomération de plusieurs cellules de matière cérébrale, soit dans un état d’intégrité parfaite pour manifester convenablement ses facultés. Qu’une cause quelconque, morbide ou autre, vienne à modifier une de ces cellules, soit dans son état physique, soit de toute autre façon qui porte atteinte à sa constitution biologique, et, malgré l’âme, l’action à laquelle préside cette cellule sera, selon la modification produite, diminuée, pervertie ou complètement abolie. Que les lobes antérieurs du cerveau, par exemple, viennent à faire défaut, et la mémoire disparaît. En un mot : pas d’organe, pas de fonction. Donc, même en admettant l’existence d’un principe de vie étranger à la matière, ce principe ne peut manifester ses facultés qu’à l’aide d’organes constitués d’une manière déterminée et ayant leur siège dans le cerveau. Contrairement à ton opinion, ce n’est donc pas de l’âme, mais bien de la structure des cellules cérébrales que dépendent les caractères des facultés.

J’ai déjà parlé de ces caractères et, d’après ce que nous venons de dire, nous pouvons les compléter par les propositions suivantes :

Toute faculté cérébrale a un siège particulier où s’élabore cette faculté.

Cette élaboration est constante.

Elle est inhérente aux cellules qui composent l’appareil, c’est-à-dire que la faculté productrice des cellules est d’élaborer. Cette élaboration est donc spontanée.

De par la solidarité existant entre tous les organes, les diverses facultés cérébrales influent les unes sur les autres, mais leur influence n’est que directrice. Elles s’aident et se soutiennent mutuellement, tout en restant indépendantes les unes des autres quant à la nature de leur élaboration.

Elles sont innées chez l’homme, puisque les appareils qui les produisent font partie constituante du cerveau.

De toutes ces constatations, nous pouvons, après l’axiome « pas d’organe, pas de fonction, » tirer les trois principes suivants :

1° Toute faculté cérébrale a un appareil cellulaire particulier dans le cerveau ;

2° La façon de manifester ses facultés dépend uniquement de l’état biologique plus ou moins parfait de l’appareil ;

3° Toutes les facultés cérébrales sont soumises à des lois constantes et invariables.

Ces principes admis, il en résulte logiquement un quatrième : toute manifestation irrégulière et contraire aux lois qui régissent les facultés cérébrales n’a pas d’appareil spécial dans le cerveau et, par conséquent, n’est pas innée chez l’homme.

En appliquant ces données au sujet de notre discussion, nous pouvons donc dire que le sentiment religieux, ne suivant pas les lois inhérentes aux facultés cérébrales, n’a pas, d’après le dernier principe, d’organe particulier ; et, n’ayant pas de siège dans le cerveau, il ne saurait, d’après l’axiome sans appareil point de manifestation, être inné chez l’homme.

— Cependant, du moment que le sentiment religieux existe, tu ne peux nier qu’il ne soit l’effet d’un travail cérébral. Il faut donc, d’après tes propres principes, qu’il y ait, dans le cerveau, un organe pour le concevoir.

— Pour l’analyser ou pour se l’approprier, tu veux dire. Toutes nos connaissances mettent le cerveau en activité, mais toutes ne sont pas, pour cela, des conceptions du cerveau. De ce que tout travail cérébral suppose un appareil où ce travail s’opère, il ne s’ensuit pas, nécessairement, que l’objet élaboré y soit éclos spontanément. De même que l’estomac ne donne pas naissance aux aliments qu’il digère, de même le cerveau n’engendre pas les idées qu’il analyse ou qu’il s’assimile ; et s’il faut un organe spécial pour toute conception spontanée, comme il en faut un pour toute sécrétion particulière, il n’en est pas de même pour chaque travail cérébral, notamment pour celui occasionné par une idée venue du dehors. Il suffit d’un seul appareil digestif pour digérer tous les aliments, et il suffit d’un seul appareil d’assimilation ou de raisonnement pour s’approprier toutes les idées et connaissances. Ainsi considérées, ces dernières ont bien, dans le cerveau, un appareil pour les recevoir ou pour les analyser, mais non pour les concevoir.

Le sentiment religieux, n’ayant pas d’appareil spécial, rentre donc dans la catégorie des connaissances acquises ou assimilées, et, par conséquent, comme toute idée scientifique, philosophique ou autre, est dû à l’éducation ou à une déduction du jugement déterminée par les diverses perceptions cérébrales. Dans le premier cas, le sentiment religieux est l’effet d’une faculté d’assimilation, et dans le second, d’une faculté de raisonnement. Mais si l’une comme l’autre de ces facultés est innée, le sentiment, que la première a acquis par implantation et la seconde par analyse, ne l’est pas.

Cette façon de voir nous explique pourquoi les croyances religieuses sont faibles à l’âge moyen et fortes aux époques extrêmes de la vie. Les convictions dues au raisonnement sont l’apanage de l’homme mûr. Mais par cela même qu’elles sont l’effet de cette faculté, ces convictions, surtout celles dont la démonstration immédiate est impossible, ne sont pas définitives. Un raisonnement les a fait naître, un autre raisonnement les modifie. Il n’en est pas ainsi pour les croyances dues à l’éducation. Ces croyances sont le résultat de l’adaptation forcée des cellules d’assimilation à une action déterminée. Contrairement aux cellules de raisonnement, qui modifient et transforment les idées soumises à leur analyse, les cellules d’assimilation ne leur font subir aucun changement. Elles les reçoivent et se les assimilent telles quelles, et avec d’autant plus de facilité que ces idées ont été ensemencées à une époque plus rapprochée de celle où les cellules étaient encore vierges, et où — le raisonnement n’étant pas suffisant — elles ne pouvaient se montrer réfractaires à l’assimilation.

Les idées ainsi assimilées laissent des traces ineffaçables dans le cerveau, tout comme sont ineffaçables les impressions du phonographe ; et si, dans la force de l’âge, le raisonnement discute ces idées et paraît même les modifier, au déclin de la vie, avec l’affaiblissement de la raison — l’impression première persistant toujours, — les anciennes croyances redeviennent souvent prépondérantes…



FIN