La Foire aux vanités/12

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Traduction par Georges Guiffrey.
Hachette (1p. 126-135).


CHAPITRE XII.

Où l’on fait du sentiment..


Nous allons maintenant quitter ce séjour pastoral et ces honnêtes personnes pratiquant les vertus champêtres pour nous transporter à Londres et voir ce qu’y devient miss Amélia.

« C’est la moindre de nos préoccupations, » nous écrit un correspondant inconnu avec les déliés les plus délicats et un cachet de cire rouge. « Elle est fade et monotone. » On ne s’arrêterait pas si l’on voulait aller jusqu’au bout dans cette charitable litanie.

Mais bien que certaines personnes pour lesquelles je professe le plus profond respect m’aient souvent dit que miss Brown est une une petite fille insignifiante ; que mistress White n’a pour elle que son petit minois chiffonné ; qu’il n’y a rien à dire en faveur de mistress Black ; je me rappelle cependant avoir eu les plus délicieuses conversations avec mistress Black, — et naturellement, chère madame, je dois être discret. Je vois les hommes faire cercle autour de la chaise de mistress White, et tous les jeunes gens se battre pour danser avec mistress Brown. Je suis donc tenté de croire que les dédains de son sexe sont souvent le plus bel éloge pour la femme qui en est l’objet.

Sous ce rapport, les jeunes demoiselles de la société d’Amélia ne laissaient rien à désirer.

Ainsi l’on ne voyait point de plus touchant accord que celui des demoiselles Osborne, sœurs de George, et des demoiselles Dobbin dans l’estimation des très-minces mérites de miss Sedley. Elles n’en revenaient pas de voir leurs frères lui trouver quelques charmes.

Les demoiselles Osborne, jeunes filles aux noirs et beaux sourcils, qui avaient eu les meilleures gouvernantes, les meilleurs maîtres et les meilleures couturières, la traitaient avec tant d’affection et de condescendance, la patronnaient avec tant de supériorité, que la pauvre enfant restait muette en leur présence et avait tous les dehors d’une personne pauvre d’esprit ; leur charité se chargeait du reste. Elle faisait de son côté de grands efforts pour les aimer ; n’étaient-elles pas les sœurs de son futur mari ? Elle passait de longues matinées avec elles et de plus terribles et plus sérieuses après-dînées. Elle les accompagnait en grande pompe dans la voiture de famille, avec miss Wirt leur gouvernante, cette vestale aux larges omoplates.

Par manière de distraction, elles la menaient au concert, à l’Oratorio, à Saint-Paul, aux Enfants-Trouvés ; et la terreur qu’elle avait de ses amies était si grande qu’à la douce voix de ces enfants elle n’osait pas se laisser aller à son émotion. Dans cette maison respirait le bien-être. La table de leur père était somptueuse et bien servie. Leur société avait des prétentions à l’élégance et à la cérémonie. Leur amour-propre était excessif ; elles avaient le plus beau banc aux Enfants-Trouvés. Dans toutes leurs habitudes, il y avait étalage de pompe et d’étiquette ; elles prenaient tous leurs amusements avec un air d’imperturbable convenance.

Et cependant Amélia n’était jamais plus contente que lorsqu’elle ne les rencontrait pas quand elle venait les voir ; miss Jane Osborne, miss Maria Osborne et miss Wirt se demandaient avec un étonnement toujours croissant : « Qu’y a-t-il de si séduisant pour George dans cette créature ? »

« Comment donc, va s’écrier quelque esprit chicanier, comment Amélia, qui avait tant d’amis à la pension, qu’on y aimait si tendrement, se trouve-t-elle en butte, dès son entrée dans le monde, aux critiques de son sexe ? »

Mon cher monsieur, il n’y avait pas d’hommes chez miss Pinkerton, excepté le maître de danse, et il n’avait rien en lui de bien propre à allumer la guerre entre ses élèves. Mais quand George, le cavalier accompli, sortait tout de suite après déjeuner et dînait dehors environ six fois par semaine, il n’est pas étonnant que ses sœurs négligées en ressentissent un peu de dépit. Quand le jeune Bullock, de la maison Hulker, Bullock et Comp., banquiers, Lombard-Street, fort empressé depuis deux ans auprès de miss Maria, allait demander à Amélia de lui accorder un cotillon, pouvez-vous supposer que cela fît plaisir à l’autre jeune dame ? Et cependant, à l’entendre, elle se donnait pour une petite fille bien naïve et sans rancune.

« Je suis enchantée de vous voir aimer cette chère Amélia, disait-elle d’un air fort tendre à M. Bullock à la suite d’une contre-danse, elle doit épouser mon frère George ; il n’y a pas grand fonds chez elle, mais c’est une si bonne fille et sans la moindre affectation ! Nous l’aimons tant à la maison ! »

Chère demoiselle ! qui pourrait dire le degré d’affection et d’enthousiasme contenu dans ce tant ?

Miss Wirt et ces deux charitables jeunes filles s’extasiaient si hautement et si souvent en présence de George Osborne sur l’énormité du sacrifice qu’il faisait et sur sa générosité chevaleresque à se mettre ainsi aux pieds d’Amélia, que je ne serais pas éloigné de croire qu’il se regardait comme un des soldats les plus méritants de l’armée anglaise, et qu’il se laissait adorer par esprit de résignation.

Toutefois, s’il quittait la maison tous les matins, comme on l’a dit, s’il dînait dehors six jours par semaine, ce qui le faisait passer auprès de ses sœurs pour un jeune passionné, toujours fourré dans les jupons de miss Sedley, il n’en allait pas plus souvent pour cela chez Amélia, malgré toutes les suppositions possibles. Plus d’une fois, le capitaine Dobbin étant allé rendre visite à son ami, miss Osborne (cette demoiselle accordait au capitaine une attention particulière et aimait beaucoup à entendre ses histoires militaires et à apprendre des nouvelles de sa chère maman), miss Osborne lui désignait en riant l’autre côté du Square et lui disait :

« Oh ! pour trouver George, vous n’avez qu’à aller chez les Sedley ; nous ne le voyons plus de la journée. »

Alors le capitaine prenait un rire maladroit et contraint et détournait la conversation, comme un homme qui a un grand usage du monde, sur quelque lieu commun d’un intérêt général, comme l’Opéra, le dernier bal du prince à Carlton-House, la pluie et le beau temps, cette suprême ressource des salons.

« Qu’il est innocent votre bien-aimé ! disait Maria à miss Jane après le départ du capitaine ; avez-vous remarqué sa rougeur quand je lui ai parlé de George occupé à faire sa cour ?

— C’est dommage que Frédéric Bullock n’ait pas un peu de sa retenue, Maria, répliqua la sœur aînée avec un hochement de tête.

— De la retenue ! vous voulez dire de la gaucherie, Jane. Je n’ai pas besoin que Frédéric vienne faire un accroc à ma robe de mousseline, comme le capitaine Dobbin à la vôtre chez MM. Perkins.

— À votre robe, lui, lui ! demanda miss Wirt ; comment a-t-il fait cela ? Est-ce qu’il ne dansait pas avec Amélia ? »

De fait, lorsque le capitaine Dobbin rougissait et regardait d’une façon si gauche, c’est qu’il pensait à quelque chose dont il ne jugeait pas à propos d’informer ces jeunes dames, à savoir qu’il avait déjà passé par la maison de M. Sedley, sous le prétexte tout naturel de voir George. George n’y était point, et Dobbin avait trouvé la pauvre petite Amélia toute seule, assise à la fenêtre du salon, avec un air triste et pensif.

Après quelques paroles insignifiantes et banales, elle s’était aventurée à demander s’il était vrai que le régiment eût reçu un ordre de départ prochain, et si le capitaine Dobbin avait vu M. Osborne ce jour-là.

Le régiment n’avait point reçu d’ordre de départ, et le capitaine Dobbin n’avait pas vu George.

« Il est très-probablement avec sa sœur, avait articulé le capitaine ; faut-il y aller et relancer ce paresseux ? »

Elle lui avait tendu la main en signe de remercîment, et on l’avait vu traverser la place.

Elle attendit, elle attendit longtemps, et George ne vint pas.

Pauvre petit cœur ! toujours à espérer et à battre, toujours patient et plein de foi ! Qu’y a-t-il à décrire dans cette vie-là ? Ah ! l’on n’y trouve point ce qu’on appelle des incidents. Tout le long du jour, c’est le même sentiment : « Quand viendra-t-il ? » Même pensée le soir en s’endormant, le matin au réveil. Et George jouait au billard avec le capitaine Cannon dans Swallow-Street, pendant qu’Amélia s’informait de lui auprès du capitaine Dobbin ; car c’était un joyeux et aimable compagnon, et il excellait à tous les jeux d’adresse.

Une fois, après trois jours d’absence, miss Amélia prit son chapeau et se rendit chez les Osborne.

« Quoi ! vous laissez notre frère pour venir nous voir ? dirent les jeunes filles ; vous vous êtes donc querellés, Amélia ? Contez-nous cela ! »

Non, il n’y avait pas eu de querelle.

« Qui pourrait se quereller avec lui ? » répondit-elle les yeux remplis de larmes.

Elle venait seulement pour… voir ses chères amies, avec lesquelles elle ne s’était point trouvée depuis si longtemps.

Ce jour-là, elle fut si maladroite et si gauche que les demoiselles Osborne et leur gouvernante, qui étaient toujours aux carreaux pour la voir s’en aller, s’étonnèrent de plus en plus que George pût trouver quelque chose de bien dans cette pauvre petite Amélia.

Et pourquoi aurait-elle livré son timide et tendre cœur à l’inspection de ces jeunes demoiselles, à leurs yeux noirs et assurés ? Il valait mieux le cacher et le replier sur lui-même. Je sais bien que les demoiselles Osborne excellaient à donner leur avis sur un châle de cachemire ou une jupe de satin rose. Quand miss Turner avait fait teindre le sien en pourpre, quand miss Pickford avait métamorphosé sa palatine d’hermine en manchon et en garnitures, je vous assure que ces changements n’avaient point échappé à ces pénétrantes demoiselles. Mais, voyez-vous, il y a des choses plus délicates que la fourrure ou le satin, que les splendeurs de Salomon, que toute la garde-robe de la reine de Saba, des choses dont la beauté échappe à l’œil de plus d’un connaisseur. Il faut du soin pour pénétrer ces douces et tendres âmes, semblables à ces fleurs parfumées qui s’épanouissent dans l’ombre et la solitude, tandis que vous avez les yeux crevés par d’autres grandes fleurs aussi larges que des bassinoires de cuivre et qui ont la prétention de détrôner le soleil. Miss Sedley n’était pas une fleur de cette dernière espèce.

Une bonne jeune fille, placée sous l’aile maternelle, ne peut nous offrir de ces péripéties émouvantes auxquelles prétendent les héroïnes de roman. On peut voir les vieux oiseaux se débattre contre les piéges ou fuir devant le fusil du chasseur ; les voraces éperviers peuvent les poursuivre, et alors il faut ou se dérober à leurs griffes ou se résigner à périr. Mais les petits oiseaux qui sont encore au nid mènent, dans le duvet et dans la mousse, une existence paisible et peu romanesque. Leur tour viendra aussi de prendre leur essor. Becky Sharp, dans la province, volait de ses propres ailes, sautant de branches en branches au milieu d’une infinité de piéges, et de côté et d’autre elle ramassait sa pâture avec assez de bonheur et de succès ; Amélia, au contraire, coulait une vie douce dans son nid de Russell-Square. Allait-elle dans le monde, c’était sous la conduite de personnes plus âgées. Et puis aucun malheur ne semblait pouvoir l’atteindre dans cette maison où régnaient l’opulence et le bien-être, où elle se sentait toujours protégée par la plus vive affection.

Maman avait à s’occuper de ses affaires de ménage, de ses promenades du jour, de cette délicieuse tournée dans les plus beaux magasins, tout ce qui constitue l’amusement ou la profession, comme il vous plaira de l’appeler, des riches ladys de Londres. Papa dirigeait ses mystérieuses opérations au milieu de la Cité, centre d’agitation à cette époque, où la guerre embrasait l’Europe, où l’on jouait des royaumes. Alors le journal le Courrier comptait dix mille souscripteurs. Un jour on annonçait la bataille de Vittoria, un autre jour l’incendie de Moscou ; ou bien c’était le crieur public qui, en passant à l’heure du dîner sous les fenêtres de Russell-Square, faisait entendre les paroles suivantes : Bataille de Leipsick ; — six cent mille hommes engagés ; — déroute complète des Français ; — deux cent mille morts. Le vieux Sedley était rentré une ou deux fois à la maison avec un air préoccupé ; il n’y avait rien d’étonnant à cela, lorsque de telles nouvelles bouleversaient tous les cœurs et toutes les banques de l’Europe.

Cependant le même train se soutenait à Russell-Square, comme si les affaires politiques n’eussent pas été dans un complet désarroi. La retraite de Leipsick ne diminua pas le nombre des plats que maître Sambo apportait de l’office ; les alliés entraient en France, et la cloche annonçait toujours le dîner à cinq heures précises, comme à l’ordinaire. La pauvre Amélia ne se souciait guère plus de Brienne que de Montmirail. Que lui importait la guerre ? Enfin eut lieu l’abdication de l’empereur. Alors elle battit des mains, et adressa ses prières au ciel avec une vive reconnaissance. Dans l’élan de son âme elle se jeta au cou de George Osborne, au grand étonnement de tous les témoins de ce transport passionné. La paix était conclue, l’Europe allait entrer dans une période de calme, et en conséquence le régiment du lieutenant Osborne ne pouvait plus recevoir un ordre de départ. C’était en ce sens que raisonnait Amélia. Les destinées de l’Europe se résumaient pour elle dans le lieutenant Osborne. Il n’avait plus de dangers à courir, elle pouvait donc remercier le ciel. À lui seul il représentait pour elle l’Europe, l’empereur, les monarques alliés et l’auguste Prince régent. Il était son soleil et sa lune, et je ne serais pas éloigné de croire que, dans son esprit, l’illumination et le bal de Mansion House offerts aux souverains n’avaient eu lieu qu’en l’honneur de George Osborne.

Nous avons montré comment miss Sharp avait été élevée à la dure école de l’égoïsme et de la pauvreté. L’amour était maintenant le dernier maître de miss Amélia Sedley, et notre jeune demoiselle faisait des progrès vraiment merveilleux dans cette science si répandue. En dix-huit mois d’application persévérante et quotidienne, que de secrets Amélia avait appris de son puissant instituteur, dont ne se doutaient même pas miss Wirt et les jeunes demoiselles d’en face, non plus que la vieille miss Pinkerton de Chiswick ! Ces mystères n’étaient pas faits pour ces vierges précieuses et à l’air pincé. Quant à miss Pinkerton et à miss Wirt, elles étaient hors de question ; Dieu me garde d’avoir à me reprocher une pareille idée à leur endroit ! Miss Maria Osborne avait bien un engagement avec M. Frédéric-Auguste Bullock, de la maison Bullock et Comp. ; mais c’était un engagement des plus respectables, et il ne lui en aurait pas coûté davantage de prendre le vieux Bullock, son esprit ne voyant dans le mariage que ce que doit y voir une jeune demoiselle bien élevée, à savoir une maison de ville à Park-Lane, une maison de campagne à Wimbledom, une calèche avec deux magnifiques chevaux, des laquais à l’avenant, enfin un quart dans les profits annuels de la forte maison Hulker et Bullock. C’était sous cette forme que se présentait à elle la personne de Frédéric Bullock.

Si la mode nous eût déjà donné les fleurs d’oranger, emblème de la chasteté féminine empruntée par nous à la France, où presque toutes les demoiselles sont vendues en mariage, miss Maria, parée de la couronne immaculée, n’aurait pas hésité à partir pour le voyage de la vie à côté de Bullock Senior, malgré sa goutte, ses années, sa tête chauve et son nez rouge, et, avec une modestie parfaite, elle eût fait à son bonheur le sacrifice de sa belle jeunesse. Malheureusement le vieillard était déjà marié ; c’est pour cela qu’elle avait reporté ses affections sur le jeune homme. Ô fleurs d’oranger à peine écloses ! L’autre jour je vis miss Trotter émaillée des fleurs susdites ; elle s’élançait dans la voiture de noces, à Saint-George-Hanover-Square, et lord Mathusalem l’y suivait en clopinant. Avec quelle charmante modestie elle baissa les stores de la voiture, cette chère innocente ! La moitié des voitures de la Foire aux Vanités s’étaient donné rendez-vous à ce mariage.

Ce n’était point dans ce genre d’amour qu’Amélia cherchait le complément de son éducation. De bonne petite fille elle était devenue en une année bonne demoiselle, pour finir par être une bonne femme quand l’heureux moment en sera venu. Cette jeune demoiselle, et peut-être y avait-il imprudence de la part de ses parents à se prêter à cette adoration déréglée, à ces idées romanesques, enfin cette jeune demoiselle aimait de tout son cœur le jeune officier au service de Sa Majesté, avec lequel notre connaissance n’a été encore que fort rapide. Il se présentait à elle comme la première pensée à son réveil, le dernier nom à prononcer dans ses prières. Elle n’avait jamais vu un cavalier aussi élégant, aussi spirituel, avec aussi bonne façon à cheval, en un mot un tel héros.

Ne nous parlez point de la grâce du Prince, celle de George était bien autre chose ! Elle avait vu M. Brumel, point de mire de toutes les louanges. Mais il ne s’agissait pas de le comparer à son George ! Non, aucun des lions de l’Opéra n’était digne d’être son rival. Il méritait, pour le moins, de devenir un prince des Mille et une Nuits. Aussi quelle générosité à lui de s’abaisser jusqu’à Cendrillon ! Miss Pinkerton aurait sans doute cherché à ébranler cette aveugle passion si elle avait été la confidente d’Amélia, mais sans le moindre succès, croyez-le bien. Ainsi le veulent et la nature et l’essence de certaines femmes ; les unes sont faites pour dominer, les autres pour aimer. Heureux ceux qui tombent de préférence sur une de cette dernière espèce.

Amélia, tout entière à cette passion absorbante, négligeait ses douze bonnes amies de Chiswick avec toute l’insensibilité de l’égoïsme. Il était naturel que ce seul sujet l’occupât tout entière. Miss Saltire était trop froide, on ne pouvait la prendre pour confidente. Amélia n’aurait jamais songé à en parler à miss Swartz, la jeune héritière de Saint-Kitt à la chevelure laineuse. La petite Laura Martin venait passer chez elle ses jours de congé, et ma persuasion est qu’elle lui avait accordé sa confiance, qu’elle avait promis à Laura de la prendre avec elle quand elle serait mariée. Elle devait être entrée avec Laura dans de grands détails sur la passion de l’amour, étude singulièrement utile et neuve pour cette petite personne. Hélas ! hélas ! je crains bien que l’esprit de notre pauvre Amélia n’ait dévié de son aplomb.

À quoi donc songeaient ses parents en n’empêchant pas ce petit cœur de battre si fort ? Le vieux Sedley n’avait pas l’air de prendre garde à tout cela. Il paraissait beaucoup plus grave que d’habitude, et ses affaires de banque semblaient l’absorber tout entier. Mistress Sedley était d’une nature accommodante et peu curieuse, en sorte qu’elle n’éprouvait pas même la moindre jalousie. Quant à M. Joe, il était, à Cheltenham, l’objet d’un siége en règle de la part d’une veuve irlandaise ; Amélia était donc livrée à elle-même dans la maison paternelle, et peut-être se trouvait-elle dans un trop grand isolement. Ce n’est pas que le moindre doute effleurât son cœur, car elle était sûre de George. Aux Horse-Guards, on n’avait pas toujours la permission de quitter Chatham, et puis il avait à voir ses amis et ses sœurs, à entretenir ses rapports de société quand il venait à la ville : car la société n’avait pas de plus bel ornement ! Et puis encore, quand il était au régiment, il avait trop de besogne pour écrire de longues lettres. Je sais fort bien où elle serrait le paquet de celles qu’elle avait déjà reçues ; je pourrais bien m’introduire dans sa chambre et les lui dérober comme avec l’anneau de Gygès… Non, non, ce serait mal. Je veux seulement y pénétrer comme un rayon de lune, et jeter un chaste regard sur ce lit où repose la fidélité, la beauté, l’innocence.

Si les lettres d’Osborne avaient un laconisme militaire, celles de miss Sedley à M. Osborne pourraient donner à ce roman une dimension insupportable même pour le lecteur le plus sensible. Non-seulement elle remplissait quatre pages de grand format ; mais elle lui adressait encore des tirades entières extraites de recueils de poésie, et citait de longs passages avec la plus frénétique obstination. On eût dit qu’elle prenait à tâche de donner partout des signes de son état déplorable. Ses lettres fourmillaient de répétitions. Elle avait une orthographe douteuse, et elle prenait de fréquentes licences avec la prosodie.

Mais, mesdames, si vous ne pouvez toucher le cœur en dehors des règles de la syntaxe, si l’on ne peut vous aimer malgré vos fautes contre la versification, j’envoie au diable l’art poétique, et prie la peste d’étouffer le dernier pédant !