Aller au contenu

La Foire aux vanités/2/07

La bibliothèque libre.
Traduction par Georges Guiffrey.
Hachette (2p. 91-102).


CHAPITRE VII.

La nature prise sur le fait.


Il nous faut maintenant faire un retour sur nos pas pour savoir ce qu’il est advenu de quelques-unes de nos connaissances que nous avons laissées dans l’Hampshire, de ces honnêtes personnes dont les espérances furent si cruellement déçues en ce qui concernait l’héritage de leur vieille parente miss Crawley. Bute Crawley avait compté sur trente mille livres sterling pour sa part dans les biens de sa sœur : quel ne fut pas son désappointement lorsque, au lieu de cette somme, il dut se contenter de cinq mille livres, qui, après avoir servi à payer ses dettes et celles de son fils à l’Université, ne laissèrent pas grand’chose à partager entre ses quatre filles. Mistress Bute ne se douta jamais, ou, du moins, ne voulut jamais convenir que son humeur acariâtre et despotique avait été pour beaucoup dans la fâcheuse issue de cette affaire. Elle prenait le ciel à témoin qu’elle n’avait négligé rien de ce qu’il était humainement possible de faire pour s’assurer cet héritage. Était-ce sa faute si elle manquait de cette souplesse et de cette hypocrisie dont son neveu Pitt Crawley avait une si grande habitude ? Du reste, cette bonne créature lui souhaitait toutes sortes de prospérités possibles dans la jouissance de ce bien mal acquis.

« Cet argent du moins ne sortira pas de la famille, disait cette charitable dame à son mari. Vous pouvez bien être assuré que Pitt ne le dépensera jamais. L’Angleterre n’a jamais rien produit de plus ladre et de plus avare. C’est toujours du vice, bien que sous une autre forme que chez cet avaleur de tout bien, cet abominable Rawdon. »

Les premiers mouvements de sa mauvaise humeur une fois passés, Mistress Bute s’occupa de tirer le meilleur parti possible de la fortune délabrée à la tête de laquelle elle se trouvait. Elle adopta un large système de réforme et d’économie, apprit à ses filles à supporter leur pauvreté avec une âme patiente et résignée, inventa mille ingénieuses supercheries pour dissi- muler son état de gêne, et quelquefois pour s’y soustraire, elle promenait ses filles dans tous les bals et réunions publiques du voisinage, avec un courage digne d’un meilleur sort. Jamais l’hospitalité n’avait été si brillante au presbytère que depuis l’ouverture de la succession de Miss Crawley. Au train de vie qu’on menait dans cette maison, personne n’aurait pu se douter de la déception que la famille avait eu à subir dans ses espérances : on ne supposait pas, en voyant mistress Bute de toutes les fêtes des alentours, que chez elle elle était dans la gêne et presque réduite à mourir de faim. Jamais ses demoiselles n’avaient étalé un tel luxe dans leurs toilettes ; elles ne manquaient pas une des réunions de Winchester et de Southampton ; elles avaient des billets pour tous les bals donnés à l’occasion des courses de chevaux ou des régates de Cowes. Leur voiture, traînée par un attelage qui quittait la calèche pour la charrue, était sans cesse à courir la grande route. Comment ne pas croire, en présence de pareils faits, que cette tante, dont on ne prononçait le nom en public qu’avec la plus tendre et la plus respectueuse gratitude, n’eût légué aux quatre sœurs une fortune colossale.

C’est là une manière de mentir fort commune en ce monde de vanités, et ceux qui la pratiquent, loin d’en avoir la conscience plus chargée, se regardent au contraire comme ayant fait une action méritoire et digne d’éloges. Mistress Bute du moins le pensait ainsi. À ses yeux c’était le moyen le plus sûr pour arriver à avoir un jour sa place dans le calendrier. N’était-il pas en effet fort édifiant pour les étrangers de voir le bonheur qui régnait dans cette heureuse famille ! Ses filles étaient des jeunes personnes si naturelles, si aimantes, si bien élevées ! Martha peignait les fleurs dans la perfection, et l’on voyait de ses tableaux dans toutes les ventes de bienfaisance du comté. Emma était le rossignol de la famille, et ses vers, imprimés dans la Vedette de l’Hampshire, faisaient la gloire de la colonne réservée aux poëtes. Fanny et Mathilde chantaient des duos que leur mère accompagnait au piano, tandis que les deux autres sœurs, se tenant enlacées par la taille, les écoutaient avec le ravissement d’une vive et pieuse tendresse. Mais personne n’assistait aux répétitions particulières de ces duos, alors que leur mère forçait impitoyablement ses filles à tambouriner un certain nombre d’heures par jour sur le piano. Bref, mistress Bute tâchait de faire bonne contenance en présence de sa mauvaise fortune, et par ses efforts héroïques réussissait tout au moins à sauver les apparences.

Sous ce rapport elle se conduisait du moins en tout point en bonne et excellente mère qui veut assurer l’établissement de ses filles, et certes il n’y avait là aucun reproche à lui adresser. Elle recevait chez elle les canotiers de Southampton, les clercs de la cathédrale de Winchester, et enfin les officiers du régiment. Elle s’efforçait aussi d’attirer dans ses filets les jeunes avocats aux assises, encourageait fortement Jim à lui amener ses compagnons de chasse. Que ne ferait pas une mère pour le bien des chers objets de sa tendresse ?

Entre une femme de si haute vertu et le baronnet réprouvé, que pouvait-il y avoir encore de commun ? En conséquence, il y eut rupture complète entre les deux frères. Il est vrai de dire que tout le comté était brouillé avec le baronnet, dont la vie n’était plus qu’une longue suite de scandales. L’aversion de sir Pitt pour la compagnie des honnêtes gens n’avait fait que croître avec les années. La grille du parc ne s’ouvrit plus à la voiture d’aucun homme digne d’estime et de considération, après la visite de noces que M. Pitt et lady Jane vinrent faire au baronnet.

Cette visite resta dans leur esprit comme un triste et douloureux souvenir auquel ils ne pensaient jamais qu’avec un secret sentiment d’horreur. Pitt pria sa femme de ne plus en parler devant lui, et lorsqu’il lui exprima cette volonté, sa voix et sa figure avaient une expression extraordinaire. Tous les renseignements qu’on a pu recueillir à ce sujet viennent de mistress Bute, qui, par des moyens à elle, parvint à se mettre au courant de tous les détails de la réception faite par sir Pitt à son fils et à sa bru.

À peine la voiture des jeunes époux, dans tout l’éclat de sa fraîcheur, eut-elle franchi l’entrée de la grande avenue, que M. Pitt s’aperçut, avec un sentiment de contrariété et presque de mauvaise humeur, que d’immenses trouées avaient été faites dans les deux rangées d’arbres qui bordaient l’allée, et que, sans respect pour le droit de propriété que M. Pitt avait sur eux, le vieux baronnet les taillait et les coupait d’après les inspirations de son caprice. Tout dans le parc offrait à l’œil l’aspect de la ruine et de la désolation : les allées étaient mal entretenues et semées d’ornières profondes où la voiture, en s’enfonçant, faisait jaillir la boue tout autour d’elle. Les abords de la terrasse et les gradins du perron étaient couverts d’une mousse noirâtre ; les corbeilles de fleurs, garnies autrefois des plantes les plus rares, étaient maintenant envahies par les mauvaises herbes. Les volets, livrés au souffle des vents, en suivaient la direction sur toute la façade de la maison. Ce ne fut qu’après plusieurs coups de sonnette désespérés que la porte du château s’ouvrit enfin. Les visiteurs purent apercevoir une espèce de dame en rubans gravissant l’escalier de chêne noir au moment où Horrocks introduisait l’héritier de Crawley-la-Reine et sa jeune épouse dans la demeure de ses ancêtres. Il les conduisit au cabinet de sir Pitt, comme on appelait cette pièce. Lady Jane et sir Pitt, à chaque pas qu’ils faisaient, se sentaient presque suffoqués par une forte odeur de tabac. Sous forme d’excuses, maître Horrocks glissa en passant que sir Pitt était repris de ses douleurs et souffrait beaucoup de ses reins.

Le susdit cabinet avait vue sur l’entrée du parc. Sir Pitt, de l’une des fenêtres qu’il venait d’ouvrir, avait engagé un bruyant dialogue avec le postillon et le domestique de son fils qui faisaient mine de décharger les bagages.

« Ne touchez pas à ces paquets, leur criait-il en leur faisant signe du bout de la pipe qu’il tenait à la main. C’est une simple visite, ne le voyez-vous pas, imbéciles que vous êtes. Holà ! voilà un cheval qui a la jambe bien abîmée ; conduisez-le à l’auberge de la Tête couronnée, pour qu’on la lui frotte un peu.

— Eh bien ! Pitt, comment va cette santé, mon cher ? Hé ! hé ! vous venez voir si la vieille carcasse de votre père est encore debout. À la bonne heure, ma belle enfant, vous avez une petite mine un peu plus gentille que les joues parcheminées de votre respectable mère. Allons, venez embrasser le vieux Pitt comme une petite fille bien sage. »

Cette caresse, qui sentait le tabac, faite avec une bouche hérissée d’une barbe de huit jours, ne fut pas des plus agréables pour la jeune femme, qui ne savait où elle en était. Elle se souvint heureusement fort à propos que son frère Southdown portait des moustaches et fumait des cigares, ce qui l’aida à supporter plus facilement les embrassades du baronnet.

« Allons, je vois que Pitt a pris du ventre, dit celui-ci après avoir donné à lady Jane cette marque de tendresse dont elle se fût bien passée ; eh bien ! ma chère, votre mari vous lit sans doute ses sempiternels sermons ? le centième psaume de l’hymne du soir, n’est-ce pas cela, maître Pitt ? Allez donc, Horrocks, vite un verre de Malvoisie et un gâteau pour lady Jane. Qu’avez-vous à rester là tout ébahi, comme un cochon dressé pour le roussir. Je ne vous engage pas à passer quelques jours avec moi ; vous vous ennuieriez trop, et vous ne m’amuseriez pas beaucoup ; un vieux racorni comme moi a des habitudes auxquelles il tient, et moi, je passe ma vie entre ma pipe et mon trictrac.

— Je sais jouer aussi au trictrac, dit lady Jane avec un sourire ; j’y faisais la partie de mon père et celle de miss Crawley. N’est-ce pas, mistress Crawley ?

— Lady Jane pourrait jouer avec vous à ce jeu qui semble avoir toutes vos prédilections, repartit Pitt d’un ton toujours solennel.

— N’importe, ce n’est pas là une raison pour que vous vous installiez ici ; non, non. Allez à Mudbury, où mistress Riencer sera enchantée de vous recevoir, ou bien à la cure, où Bute vous offrira à dîner. Il sera ravi de vous voir, j’en suis sûr ; il vous a une si grande obligation de lui avoir soufflé l’héritage de la tante. Ah ! ah ! vous aurez là de quoi boucher les trous du château quand j’aurai descendu la garde.

— Je me suis aperçu, monsieur, dit Pitt avec son arrogance habituelle, que vos gens ont fait un assez gros abattis des arbres du parc.

— Oui, le temps est superbe et bien agréable pour la saison, répondit sir Pitt devenu sourd comme par enchantement. Je me fais bien vieux, Pitt, si vous saviez. Le ciel vous accorde encore de longues années, mais vous n’êtes pas loin vous-même de la cinquantaine. Du reste, il ne les porte pas mal, n’est-ce pas, ma gentille lady Jane. C’est pieux, c’est sobre, enfin ça mène une vie exemplaire. Regardez-moi, je ne suis pas bien loin des quatre-vingts. »

Il se mit à rire, prit une prise de tabac, fit des agaceries à lady Jane et lui serra la main. Pitt chercha vainement à ramener la conversation sur la coupe des arbres. Le baronnet devenait sourd au même instant.

« Hélas ! je me fais bien vieux, et mon lombago m’a fait bien souffrir cette année. Je n’ai plus longtemps à passer ici-bas : je suis bien aise que vous soyez venus me voir tous les deux. Votre figure me plaît, lady Jane ; on ne trouve point dans vos traits les airs dédaigneux et insolents des Binkie ; je veux vous donner, pour quand vous irez à la cour… »

Il se dirigea en même temps, non sans avoir d’abord prêté l’oreille, vers un chiffonnier dont il tira un écrin renfermant des bijoux de quelque valeur.

« Prenez, ma chère, dit-il à lady Jane, cela a appartenu à ma mère et n’a été porté que par ma première femme, la fille du quincaillier n’y a jamais touché, aussi vrai que je vous le dis, mais prenez et cachez vite. »

Au moment où il mettait l’écrin dans la main de sa bru et poussait le tiroir du chiffonnier, Horrocks entrait portant un plateau de rafraîchissements.

« Qu’avez-vous donné à la femme de Pitt, dit la femme aux rubans lorsque Pitt et lady Jane eurent pris congé du vieillard. »

Cette femme n’était autre que miss Horrocks, la fille du sommelier, objet de scandale pour tout le comté ; en un mot, la châtelaine de nouvelle création établie en souveraine à Crawley-la-Reine.

La faveur dont jouissait au château la dame aux rubans avait excité le mécontentement et le blâme de la famille et de tout le comté. La dame aux rubans avait un compte ouvert à la succursale de la caisse d’épargnes, située à Mudbury ; la dame aux rubans allait en voiture à l’église, se réservant pour elle seule l’usage des chevaux qui avaient fait pendant longtemps le service des domestiques du château : un simple mouvement de son caprice suffisait pour décider du renvoi de ceux-ci. Le jardinier écossais resté en possession du potager, se montrait très-fier de ses espaliers et de ses serres chaudes et se faisait un assez joli revenu du produit de la vente des fruits et des légumes au marché de Southampton ; mais un beau matin, ayant trouvé la dame aux rubans occupée à dévorer ses pêches sur ses espaliers, il reçut une paire de soufflets en réponse à quelques observations qu’il présentait au sujet de ces atteintes portées à sa propriété. Lui, sa femme, ses enfants, tous les braves serviteurs de Crawley-la-Reine n’eurent d’autre parti à prendre que de faire leurs paquets et d’abandonner au pillage ces jardins jusqu’alors si bien entretenus ; les mauvaises herbes commencèrent à croître tout à leur aise. Le parterre de la pauvre lady Crawley fut dévoré par les ronces et les épines. Il ne restait dans la vaste cuisine du château que deux ou trois domestiques tout grelottant de froid. L’écurie et l’office transformés en une espèce de solitude et ouverts à tous les vents, tombèrent en ruines. Sir Pitt passait ses nuits à se divertir avec Horrocks son sommelier, et pendant le jour il se querellait avec ses agents, et dans ses lettres accablait d’injures ses fermiers, ou s’occupait lui-même de sa correspondance. Les gens de loi, les baillis qui avaient à traiter avec lui ne trouvaient accès dans le sanctuaire que par la faveur spéciale de la dame aux rubans, qui leur servait d’introductrice auprès du baronnet ; c’est ainsi que mille soucis venaient assiéger sir Pitt ; que les embarras les plus compliqués lui surgissaient de toute part.

M. Pitt, l’homme d’ordre et d’étiquette par excellence, ne pouvait voir qu’avec un sentiment d’horreur ce renversement de toutes les convenances. La crainte d’apprendre que l’effroyable dame aux rubans était devenue sa belle-mère, ne lui laissait plus un jour de tranquillité. Depuis la visite que nous venons de rapporter, la comtesse de Southdown fit plusieurs tentatives pour introduire dans le château les traités les plus émouvants et les plus capables de faire blanchir de terreur la tête de ce vieux réprouvé. Mistress Bute, au milieu de la nuit, allait à sa croisée pour voir si le ciel ne s’illuminait pas des rouges clartés de l’incendie dans la direction du château de Crawley. Sir G. Wapshot et sir H. Fuddleston, les vieux amis du baronnet, ne voulaient plus siéger avec lui aux assises et se détournaient de lui dans les rues de Southampton, quand ce vieux suppôt de la débauche les rencontrait et leur tendait la main. Mais rien n’y faisait, il rengainait sa poignée de main et s’en allait en riant aux éclats. Les brochures de lady Southdown avaient aussi le don d’exciter au plus haut point son hilarité. Il se moquait de ses fils, du monde, enfin de la dame aux rubans, quand par hasard elle se fâchait, ce qui arrivait encore assez souvent.

Miss Horrocks, une fois installée comme gouvernante dans le manoir de Crawley-la-Reine, traita ses anciens compagnons de service avec un despotisme intolérable. Tous les serviteurs l’appelaientm’ame par abréviation de madame. Une petite fille qu’elle-même avait prise à son service, s’obstinait seule à l’appeler milady, ce qui n’avait aucunement l’air de formaliser la gouvernante.

« Des ladies ; eh ! mon Dieu, il y en a de tous les numéros, Esther, » disait miss Horrocks en réponse à cette flatterie de sa subalterne.

Elle exerçait ainsi un pouvoir illimité en toute occasion et sur toutes personnes, et renchérissait peut-être encore à l’égard de son père, lui disant de ne point se laisser aller à tant de familiarité dans ses rapports avec la dame d’un baronnet.

Elle étudiait souvent dans le jour son rôle de châtelaine, à sa grande satisfaction personnelle et au grand divertissement de sir Pitt qui se tenait les côtes en voyant les airs et les grâces qu’elle se donnait ; et en effet rien n’était plus risible et plus voisin de la caricature que ses mignardises aristocratiques. Le baronnet, pour qui ces prétentions à l’élégance n’étaient qu’une comédie des plus bouffonnes, lui faisait mettre les habits de cour de la première lady Crawley, et lui affirmait, de manière à ne laisser aucun doute à miss Horrocks à cet égard, que ce costume lui allait à ravir, et qu’il n’y avait plus qu’à aller la présenter à la cour dans sa voiture à quatre chevaux.

Miss Horrocks s’était emparée de la défroque des deux défuntes, et coupait et taillait dans ce monceau de chiffons, ce qu’elle croyait pouvoir convenir à sa figure. Elle aurait bien voulu prendre aussi possession des joyaux et des bijoux des dames qui l’avaient précédée ; mais le vieux baronnet les avait renfermés dans un tiroir dont elle n’avait pu obtenir la clef, en dépit de toutes ses caresses et de toutes ses flatteries.

Quelque temps après le départ de cette honnête personne, il trouva au château un cahier de brouillon sur lequel elle s’exerçait dans l’art calligraphique en général et dans le tracé de son nom en particulier ; sur chaque page on pouvait lire : lady Cawley, lady Betsy Horrocks, lady Élisabeth Crawley, etc., etc.

Bien que les dignes habitants du presbytère ne vinssent jamais à Crawley-la-Reine, et semblassent fuir le vieux païen qui en rendait les murs témoins de ses forfaits, ils savaient néanmoins les moindres détails de ce qui s’y passait, et chaque jour s’attendaient à quelque catastrophe dont miss Horrocks n’avait pas un moins vif pressentiment. Mais, hélas ! le diable s’en mêla et lui enleva la récompense que méritaient un dévouement si désintéressé, une vertu si immaculée !

Un jour, le baronnet surprit Sa Seigneurie, comme il l’appelait par dérision, devant une vieille épinette enrouée, restée fermée depuis le temps où Becky Sharp y avait joué ses quadrilles. La dame aux rubans tapait les touches avec une gravité imperturbable et hurlait de toute la force de ses poumons, en croyant imiter les chants qu’elle avait jadis entendus. La petite fille de cuisine, qu’elle avait fait entrer dans la maison, se tenait auprès de sa maîtresse, ayant l’air de prendre un très-grand plaisir à cette opération musicale, et faisait aller et venir sa tête en poussant de temps à autre des exclamations admiratives.

« Mon Dieu, m’ame, qu’c’est beau ! que c’est bien ! »

Un flatteur de grande maison n’aurait pas mieux fait son métier.

Ce petit tableau excita, comme d’habitude, l’hilarité du baronnet. Le soir, il en parla plus de vingt fois dans son tête-à-tête avec son majordome. Miss Horrocks, très-loin d’être charmée de ce récit, tambourinait sur la table en guise d’épinette. Quant à sir Pitt, il hurlait à faire crouler les murs pour donner une idée de la puissance vocale de miss Horrocks ; et comme une si belle voix ne devait point rester inculte, il promettait à la modeste demoiselle des maîtres de chant, chose qui paraissait toute naturelle à celle-ci. Sir Pitt se montra, du reste, ce soir-là, fort gaillard et fort dispos. Il fit avec son sommelier une énorme consommation de grogs, et ne se retira dans sa chambre qu’à une heure fort avancée.

Une demi-heure après, toute la maison était en révolution. On voyait les lumières passer rapidement devant les fenêtres et illuminer successivement les vastes salles du château désert, dont le seigneur n’occupait d’ordinaire que deux ou trois pièces au plus. Pendant cette agitation qu’il était facile de constater du dehors, un homme à cheval galopait sur la route de Mudbury pour aller y chercher le docteur. Et pendant ce temps, ce qui prouve avec quel soin l’excellente mistress Bute Crawley se tenait toujours au courant de ce qui se passait au château, on pouvait voir, accourant du presbytère au château, le père, la mère et le fils.

Ils traversèrent la cour d’honneur, la salle à manger aux antiques boiseries, où se trouvaient sur une table trois grands verres et une bouteille naguère encore pleine de rhum, et qui venait de servir à la dernière orgie de sir Pitt. Franchissant rapidement cette enfilade de pièces, ils se dirigèrent vers le cabinet dont nous avons parlé, où ils trouvèrent miss Horrocks, qui, d’un air tout inquiet, cherchait au milieu d’un gros trousseau de clefs celles qui allaient aux serrures des bureaux et des commodes. Le trousseau tomba à terre, et la demoiselle aux rubans poussa un cri de terreur quand elle vit se dresser devant elle la petite mistress Bute, dont les yeux lançaient des éclairs de dessous les ténèbres de sa capote.

« Eh bien ! James vous êtes témoin ! vous êtes témoin, monsieur Crawley ! s’écriait mistress Bute en désignant du doigt la coupable, dont l’air effaré témoignait assez des mauvaises intentions.

— Il me les a données ! il me les a données ! criait-elle de toutes ses forces.

— Il vous les a données, misérable créature ! reprenait mistress Bute sur un ton non moins élevé. Vous pourrez attester, messieurs, que nous avons trouvé cette femme, capable de toute espèce de mal, en train de crocheter les meubles de votre frère. Je vous l’avais toujours dit qu’elle devait, tôt ou tard, finir par la potence. »

Betsy Horrocks, en proie à la plus vive terreur, s’affaissa sur elle-même et se mit à sangloter ; mais ceux qui savent ce que vaut la charité de certaines femmes n’ignorent point qu’elles ne sont point pressées de pardonner, et que l’humiliation de leur ennemie est un véritable triomphe pour elles.

« Sonnez, James, disait mistress Bute, sonnez jusqu’à ce que l’on vienne. »

Les trois ou quatre domestiques qui restaient dans cette maison déserte accoururent au bruit redoublé de la sonnette.

« Mettez cette misérable au cachot, leur dit l’énergique petite femme, nous l’avons surprise en flagrant délit de vol. Vite, monsieur Crawley, dressez le procès-verbal. Vous, Beddoes, dès demain vous la conduirez à la prison de Southampton.

— Ma chère, dit le recteur transformé en magistrat, je vous ferai remarquer que…

— Est-ce qu’il n’y a point ici de menottes, continua mistress Bute frappant du pied avec ses sabots. Autrefois il y avait ici des menottes. Où est l’abominable père de cette plus abominable fille ?

— Il me les a données, criait toujours la pauvre Betsy, n’est-ce pas, Esther ? oui !… sir Pitt, n’est-ce pas ?… il me les a données… vous savez… le lendemain de la foire de Mudbury. Je n’en ai que faire du reste ; reprenez-les, si vous croyez qu’elles ne soient pas à moi. »

Cette malheureuse tira alors de sa poche une énorme paire de boucles de souliers ; c’était une imitation en faux et la chose qui avait le plus excité sa convoitise parmi toutes les autres qu’elle avait trouvées dans le tiroir du secrétaire.

« Juste ciel ? Betsy, d’où avez-vous tiré tous les méchants contes que vous inventez là, répondait Esther, sa créature ; pourquoi vouloir en imposer à Mme Crawley, à cette bonne et excellente Mme Crawley, et à notre révérend ministre. (Elle accompagna ces paroles d’un salut.) Ah ! vous pouvez fouiller dans mes poches, m’ame, vous n’y trouverez que mes clefs ; soyez tranquille, c’est que, voyez-vous, je suis une honnête fille au moins, quoique née de parents pauvres ; ils vivent de leur travail, savez-vous bien ; si vous trouvez tant seulement sur moi un pauvre petit morceau de dentelle ou de soie, je veux bien ne jamais remettre les pieds à l’église.

— Vos clefs, pécheresse endurcie, créature réprouvée ! hurlait la vertueuse petite dame toujours abritée sous sa capote.

— Voici une chandelle, m’ame, voulez-vous venir voir dans ma chambre, et visiter toutes les commodes dans celle de la gouvernante ? c’est là qu’il s’en trouve un tas d’affaires, reprit de plus belle la petite Esther, continuant toujours ses saluts.

— Silence, je vous prie. Je connais parfaitement la chambre qu’occupe cette créature. Mistress Brown, ayez l’obligeance de m’accompagner ; vous, Beddoes, vous m’en répondez, et vous, monsieur Crawley, allez vite là haut voir si on n’assassine pas votre malheureux frère. »

Après ces dernières paroles, mistress Bute saisit le flambeau, et, escortée de mistress Brown, se dirigea vers la susdite chambre, qu’elle connaissait, en effet, fort bien. Quant à Bute, il monta l’escalier et trouva le docteur de Mudbury occupé, avec Horrocks au comble de l’émoi, autour du seigneur du château étendu sans mouvement dans son fauteuil, et cherchant à le rappeler à la vie à l’aide d’une saignée.

Le matin, de bonne heure, par les soins de la femme du ministre, une estafette fut dépêchée à M. Pitt Crawley. Cette excellente dame s’était attribué la haute direction de toutes les mesures à prendre dans les circonstances actuelles et avait veillé le vieux baronnet pendant toute la nuit. On était parvenu, avec beaucoup de difficultés, à lui rendre comme un souffle de vie, il ne pouvait plus parler, mais du moins il semblait reconnaître son monde. Mistress Bute restait à son chevet avec un courage vraiment héroïque. On eût dit qu’elle était forte à pouvoir se passer de sommeil. Ses yeux noirs restaient tout grands ouverts, tandis que le docteur ronflait du meilleur cœur dans son fauteuil. Horrocks avait fait des efforts désespérés pour maintenir contre elle son autorité ; mais mistress Bute le traita d’ivrogne et de débauché, lui enjoignit de déguerpir au plus vite de la maison, et le menaça, s’il avait le malheur de s’y montrer de nouveau, de le faire transporter à Botany-Bay avec son abominable fille.

Intimidé par la résolution du ton et des gestes de mistress Bute, il se glissa jusqu’à la pièce boisée où M. James, après s’être assuré qu’il n’y avait plus de liquide dans la bouteille placée sur la table, ordonna à M. Horrocks d’en apporter une autre avec des verres propres ; le ministre et son fils prirent alors place pour fêter la nouvelle venue, après quoi ils enjoignirent à Horrocks de leur remettre les clefs et de gagner la porte par le plus court chemin.

En présence d’un ordre aussi catégorique, Horrocks pensa que ce qu’il avait de mieux à faire était de remettre les clefs. Puis avec sa fille il délogea sans tambours ni trompettes, profitant des ténèbres de la nuit.

Telle fut la fin de la puissance et de la grandeur de ces deux honnêtes personnes dans le château de Crawley-la-Reine.

Séparateur