La Foire aux vanités/2/21

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CHAPITRE XXI.

Délivrance et catastrophe.


Nous avons laissé l’ami Rawdon dans un fiacre, se rendant, en compagnie de M. Moss, à cette maison trop hospitalière, dont les portes s’ouvrent spontanément à bien des gens qui s’en passeraient volontiers. Les premiers rayons de l’aube commençaient à dorer le faîte des cheminées de Chancery-Lane, lorsque le roulement du fiacre éveilla les échos d’alentour. Un petit juif, à la chevelure aussi rutilante que le soleil levant, introduisit la compagnie dans l’intérieur de la maison. M. Moss fit à Rawdon les honneurs de ce manoir, et lui demanda obligeamment s’il ne désirait pas quelque chose de chaud après cette course matinale.

Le colonel était loin d’être aussi consterné de l’aventure que bien d’autres l’eussent été à sa place, en se trouvant dans une maison de détention, sous les grilles et les verrous, au sortir d’un palais rempli des femmes les plus séduisantes. Rawdon, il est vrai, avait déjà été plusieurs fois le pensionnaire de M. Moss. Si nous n’avons pas cru nécessaire de mentionner dans le cours de ce récit ces petites misères de la vie domestique, c’est qu’il n’y a là rien que de très-vulgaire pour un gentleman qui mène grand train sans un sou de revenu.

Lors de sa première visite à M. Moss, le colonel était encore garçon, et avait dû sa délivrance à la générosité de sa tante. La seconde fois, la petite Becky l’avait tiré des griffes des recors, grâces aux ressources de son esprit et de son bon cœur ordinaire. Elle avait emprunté une partie de l’argent au petit lord Southdown, et, à force de cajoleries, avait obtenu du marchand de châles, bijoux, robes et lingerie, qu’il se contenterait pour le reste d’un billet à longue échéance, souscrit par Rawdon. Dans ces deux circonstances, Rawdon avait été pris et relâché avec toute espèce d’égards, et il avait été l’objet de la plus stricte politesse. Aussi Moss et le colonel étaient-ils dans les meilleurs termes l’un à l’égard de l’autre.

« Vous allez retrouver, colonel, votre ancienne chambre, et tout le reste en parfait état, disait, en homme qui sait vivre, le recors à son prisonnier. On a toujours eu soin de la tenir bien aérée et de n’y mettre que des gens comme il faut. L’avant-dernière nuit elle était occupée par l’honorable capitaine Famish, du 5e dragons. Au bout de quinze jours sa tante l’en a fait sortir ; c’était, disait-elle, pour le mettre à la raison qu’elle l’avait fourré ici. Mais, en attendant, il mettait drôlement, je vous le promets, mon champagne à la raison ; tous les soirs il y avait gala ; on arrivait de tous les clubs de la capitale et on faisait sauter crânement les bouchons de champagne ; et il venait de bons diables, je vous en réponds, et auxquels un verre de vin ne fait pas peur. Mistress Moss tient toujours sa table d’hôte à cinq heures et demie ; on fait ensuite de la musique ou l’on joue aux cartes… Dans le cas où vous voudriez bien nous faire l’honneur de votre présence…

— C’est bon, je sonnerai si j’ai besoin de vous, » dit Rawdon ; et il alla tranquillement se coucher.

Comme vieux soldat, il ne se laissait point abattre par les revers de la fortune. Un homme d’un caractère moins aguerri, et par conséquent de moins de sang-froid, aurait envoyé une lettre à sa femme au moment même où on lui mettait la main sur le collet.

« Mais, pensa Rawdon, à quoi bon aller troubler son sommeil ? elle ne s’apercevra seulement pas si je suis ou non rentré ; il sera assez tôt de la prévenir lorsqu’elle aura dormi et moi aussi. De quoi s’agit-il ? De cent soixante-dix livres ? Ce serait bien le diable si elle ne trouvait pas à décrocher quelque part cette bagatelle. »

Ce fut au milieu de ces réflexions et après avoir donné sa dernière pensée au petit Rawdon, que le colonel s’endormit dans ce lit dont le capitaine Famish avait été le dernier occupant. Il était dix heures environ lorsqu’il se réveilla. Le petit garçon aux cheveux rouges lui apporta avec une sorte de fierté enfantine un nécessaire en argent pour se faire la barbe. Le manoir de M. Moss, bien qu’ayant un aspect un peu sombre, ne manquait pas cependant d’un certain air de splendeur. On remarquait sur les étagères de vieux plateaux en argent qui avaient leur éclat, des porte-liqueurs auxquels on pouvait faire le même reproche, des boiseries jadis dorées et sur lesquelles pendaient des rideaux de satin d’un jaune fané, qui servaient à cacher à l’œil les barreaux des fenêtres. Sur les murailles, de grands cadres écornés et dédorés entouraient des paysages et des sujets de sainteté. Le déjeuner du colonel lui fut apporté dans cette argenterie noire et splendide dont nous venons de parler. Miss Moss, jeune fille aux yeux vifs et encore tout empapillotée, demanda avec un sourire au colonel, en lui présentant la théière, s’il avait passé une bonne nuit. Elle lui donna aussi le Morning-Post où se trouvaient les noms de tous les grands personnages qui avaient figuré la nuit précédente à la fête de lord Steyne. On y faisait un brillant éloge de cette fête et du succès qu’avait obtenu la belle et charmante mistress Rawdon Crawley dans les différents rôles qu’elle avait remplis.

Le colonel se mit à jaser de la façon la plus intime avec sa geôlière, qui s’était assise sur le bord de la table dans une pose pleine de grâce et de nonchalance ; elle portait à ses pieds de vieux souliers de satin éculés et des bas qui lui tombaient sur les talons. Le colonel Crawley finit par demander une plume, de l’encre et du papier, et bientôt miss Moss arriva, portant entre l’index et le pouce la feuille de papier désirée. Combien de pauvres diables avaient tracé à la hâte sur ces petits carrés blancs les formules de supplication les plus ardentes, et, se promenant de long en large dans ce détestable repaire, avaient attendu avec impatience le messager chargé de la parole de délivrance ! Qui n’a reçu de ces lettres dont le pain à cacheter est encore humide, dont chaque mot est l’expression d’une âme mortifiée et malheureuse ? Rawdon, du reste, n’éprouvait aucune inquiétude sur le sort de sa missive.

« Chère Becky, écrivait-il, j’espère que vous avez bien dormi. Ne vous tourmentez pas si je ne vous ai pas apporté votre café ce matin ; la nuit dernière, comme je m’en revenais avec mon cigare, il m’est arrivé un accident. J’ai été coffré par Moss de Cursitor-Street, et c’est sous les lambris dorés de son splendide salon que je vous écris la présente, de ce même salon où je me suis trouvé dans la même position il y a deux ans. Miss Moss m’a apporté le thé. Elle a pris beaucoup d’embonpoint. Suivant son ordinaire, elle a toujours ses bas sur les talons.

« Il s’agit du billet de Nathan ; il y en a pour cent cinquante livres sterling, cent soixante-dix avec les frais. Envoyez-moi mon nécessaire et des habits ; je suis en chaussons de bal et en bas de soie blancs, c’est-à-dire dans le même état que ceux de miss Moss. Vous trouverez dans les tiroirs du secrétaire soixante-dix livres ; vous n’aurez qu’à aller en offrir soixante-cinq à Nathan, en lui demandant un renouvellement. Promettez-lui de prendre du vin ; nous en trouverons bien toujours le placement dans nos dîners. Mais point de tableaux, surtout ; il les vend trop cher.

« S’il ne veut pas se prêter à cette combinaison, cherchez dans vos hardes ce que vous pouvez vendre ; il faut absolument avoir réuni cette somme ce soir : d’abord parce qu’il n’est pas fort agréable de demeurer ici ; et puis, ensuite, parce que c’est demain dimanche, sans compter que les lits ne sont pas très-propres, et qu’en outre cela pourrait donner des idées aux autres créanciers. Je suis bien aise que cette aventure ne soit pas tombée le samedi de sortie de Rawdon. Je vous embrasse bien.

« Tout à vous,
« R. C.

« P. S. Ne tardez pas trop à venir. »

Cette lettre écrite et cachetée fut portée par un de ces messagers qui sont toujours à attendre dans le voisinage de l’établissement de M. Moss. Tranquille désormais de ce côté, Rawdon descendit dans le préau, où il fuma son cigare avec un grand calme d’esprit.

Il calcula qu’il fallait bien trois heures à Becky pour mener à bonne fin cette négociation et faire ouvrir les portes de sa prison ; ce temps s’écoula pour lui de la manière la plus agréable, à fumer, à lire le journal et à boire à la cantine avec un de ses amis, le capitaine Walker, qui se trouvait dans le même cas que lui ; ces deux messieurs se livrèrent aux cartes un terrible assaut, dans lequel les chances restèrent égales des deux côtés.

Les heures se passaient pourtant sans que Rawdon vît revenir son ambassadeur, et Becky n’arrivait pas davantage.

À l’heure ordinaire de cinq heures et demie, la table d’hôte de M. Moss fut servie pour ceux des locataires de la maison qui avaient de quoi payer leur écot. Ils se réunirent dans le splendide salon dont nous avons déjà parlé, et avec lequel communiquait la chambre temporairement occupée par M. Rawdon. Miss Moss, qui alors s’était débarrassée de ses papillotes, fit les honneurs d’un gigot de mouton bouilli aux navets, et le colonel en mangea de très-bon appétit. On lui proposa ensuite, pour fêter sa bienvenue, de faire sauter le bouchon d’une bouteille de champagne ; il s’y prêta de très-bonne grâce : les dames burent à sa santé, et miss Moss lui lança une œillade des plus gracieuses.

Au milieu du repas, on entendit retentir la sonnette de la porte ; le jeune garçon aux cheveux rouges se leva pour aller répondre, et il annonça en revenant que l’ambassadeur de Rawdon lui avait rapporté un paquet avec une lettre qu’il remit à son adresse.

« Ne vous gênez pas, colonel, je vous prie, » dit M. Moss en accompagnant ces paroles d’un signe de la main.

Le colonel ouvrit la lettre d’une main tremblante. C’était un charmant petit billet sur papier rose parfumé, avec un joli cachet de cire verte.

« Mon pauvre bichon, écrivait mistress Crawley, je n’ai pu fermer l’œil de la nuit, ne sachant ce qu’était devenu mon vieux monstre. Je n’ai pu prendre un peu de repos qu’après avoir envoyé chercher ce matin M. Blench, car je grelottais la fièvre. Il m’a prescrit une potion, et a défendu à Finette qu’on me dérangeât sous quelque prétexte que ce fût. C’est ainsi, mon bon mari, que votre messager, qui a bien mauvaise mine, à ce que dit Finette, et qui sent le genièvre, a été obligé d’attendre dans l’antichambre jusqu’au moment où j’ai sonné. Jugez, mon pauvre mari, dans quel état m’a mise votre lettre presque indéchiffrable.

« Toute malade que j’étais, j’ai envoyé aussitôt chercher une voiture, et, à peine habillée, sans avoir le courage de prendre mon chocolat (car je n’ai de plaisir à le prendre que lorsque c’est mon vieux monstre qui me l’apporte), je me suis fait conduire au galop chez Nathan. Je l’ai vu ; j’ai eu beau pleurer, gémir, me jeter à ses pieds, rien n’a pu attendrir cet homme exécrable. Il lui fallait tout son argent, disait-il, ou autrement il était décidé à retenir mon vieux monstre en prison. Alors je suis rentrée avec l’intention d’aller faire une triste visite à ma tante, pour aller mettre entre les mains de cette chère tante, avec ce qui s’y trouve déjà, les hardes et les bijoux qu’il me serait possible de réunir. Le bélier de Bulgarie était chez moi avec milord ; ils venaient me complimenter du talent que j’avais montré dans mon rôle. Paddington n’a pas tardé à les suivre, puis Champignac, puis son ambassadeur, chacun m’apportant ses compliments et ses fadeurs. J’étais à la torture, soupirant après le moment où je serais débarrassée de ces importuns, et comptant les minutes qui prolongeaient la captivité de mon pauvre prisonnier.

« Quand ils ont été partis, je me suis jetée aux pieds de milord, je lui ai dit que nous allions tout engager et l’ai supplié de me prêter deux cents livres. Il s’est mis à jurer et à tempêter comme un furieux, et m’a dit de ne pas faire la sottise de rien mettre en gage, en m’assurant qu’il aviserait à me venir en aide. Là-dessus il est parti, en me promettant qu’il m’enverrait demain matin ce dont j’avais besoin. J’attends l’exécution de sa promesse pour aller trouver mon vieux monstre et lui porter un baiser bien tendre

« De son affectionnée,
« Becky.

« P. S. J’écris dans mon lit, car j’ai la tête et le cœur bien malades. »

Lorsque Rawdon eut terminé cette lettre, sa figure se couvrit d’une telle rougeur, ses regards devinrent si farouches, que le reste des convives ne douta pas un moment que cette missive renfermât de mauvaises nouvelles. Tous les soupçons contre lesquels il avait lutté jusqu’alors vinrent de nouveau assaillir son esprit. Elle n’avait pas su aller vendre ses bijoux, et elle trouvait le temps de faire des gorges chaudes sur les compliments et les flatteries qu’elle recevait pendant qu’il était en prison. En cherchant bien, ne pourrait-il pas découvrir quelle main l’avait poussé sous les verrous ? Wenham était avec lui au moment de son arrestation, et alors… Il frémissait de s’arrêter à de pareils soupçons. Il quitta la salle à manger, l’esprit tout en désordre, et courut s’enfermer dans sa chambre ; il ouvrit son pupitre, fit courir sa plume sur le papier sans trop savoir ce qu’il écrivait, et envoya ces quelques lignes à sir Pitt ou lady Crawley, et chargea le même commissionnaire de les porter sur-le-champ à Gaunt-Street, de prendre un cabriolet au besoin ; il y avait une guinée pour lui s’il lui rapportait la réponse avant une heure.

Dans ce billet, il suppliait son frère et sa sœur, pour l’amour de Dieu, au nom de son fils et de son honneur, de le tirer de la triste situation dans laquelle il était tombé ; il était en prison, il avait besoin de cent livres pour recouvrer sa liberté, il les suppliait de venir le délivrer.

Après avoir expédié sa lettre, il revint prendre sa place à table et demanda du vin. Sa conversation bruyante, ses éclats de rire stridents avaient quelque chose d’étrange et de sinistre. À plusieurs reprises il partit d’un ricanement convulsif en songeant à ses terreurs. Cette heure se passa pour lui à boire et à faire le guet, cherchant à saisir le moindre bruit qui lui annonçât la voiture qui allait lui rapporter sa destinée.

À l’expiration du temps fixé, il entendit un bruit de roues devant la porte, et le jeune garçon aux cheveux rouges sortit avec son trousseau de clefs. Une dame attendait dans le salon des visiteurs.

« Le colonel Crawley ? » demanda-t-elle d’une voix toute tremblante.

Après lui avoir fait un signe d’intelligence, le garçon referma la porte extérieure sur elle, puis il revint dans la salle à manger, où il dit à Crawley :

« Colonel, on vous demande. »

Rawdon quitta la pièce d’un bond et descendit au parloir, laissant tous les autres convives occupés gaiement à sabler le champagne ; un faible rayon de lumière tombait à travers la fente de la porte sur cette dame, qui paraissait fort agitée.

« C’est moi, Rawdon, lui dit-elle d’une voix tremblante dont elle cherchait à déguiser l’émotion ; c’est moi, Jane. »

Rawdon en croyait à peine ses yeux et ses oreilles. Il s’élança vers elle, la serra dans ses bras, articula quelques remercîments inintelligibles, puis, s’appuyant sur son épaule, donna un libre cours à ses sanglots. Quant à elle, elle ne comprenait rien à cette émotion.

Il ne fut pas difficile d’obtenir la quittance de M. Moss. Ce brave homme éprouva cependant un certain déplaisir ; il avait bien compté avoir le colonel pour convive pendant toute la journée du dimanche. Jane, toute rayonnante de joie et de bonheur, fit sortir Rawdon de la prison de dettes et l’emmena dans la voiture qu’elle avait prise pour hâter le moment de sa délivrance.

« Mon cher Rawdon, lui dit-elle, Pitt était parti pour un dîner politique lorsque votre lettre est arrivée, et alors je n’ai pas hésité ; je suis venue vous chercher moi-même. »

En même temps elle lui serrait la main. Peut-être fut-il très-heureux pour Rawdon que sir Pitt ait eu ce jour-là ce devoir ministériel à remplir. Rawdon ne trouvait pas de paroles assez énergiques pour témoigner à sa belle-sœur toute sa reconnaissance. Cette vivacité de sentiments troublait un peu la pauvre petite lady Jane.

« Ah ! lui disait-il dans un transport de candeur, vous ne savez pas combien je suis changé depuis que je vous connais et que j’ai mon petit Rawdy. Il a bien fallu que je changeasse un peu, parce que, voyez-vous, je sens là-dessous quelque chose… J’éprouve… enfin… »

Il laissa sa phrase inachevée, mais lady Jane le comprit néanmoins, et le soir même, après son départ, assise auprès du berceau de son enfant, elle pria humblement le ciel pour le pauvre pécheur accablé du poids de ses égarements.

En sortant de chez elle, Rawdon se dirigea au pas de course vers Curzon-Street. Il était alors neuf heures du soir ; il traversa comme un fou les rues, les carrefours, jusqu’au moment où il s’arrêta enfin tout haletant devant la porte de sa maison. Il recula d’un pas pour s’appuyer sur la grille ; puis, levant avec angoisse les yeux du côté des croisées, il vit le salon tout resplendissant de lumière ; et pourtant ne lui avait-elle pas écrit qu’elle était au lit et malade ? Il resta immobile pendant quelque temps, et la lumière descendant des fenêtres éclairait sa figure pâle et décomposée.

Il tourna sa clef dans la serrure et entra dans la maison. Des éclats de rire partaient de l’étage supérieur. Rawdon portait encore le costume qu’il avait le matin même au moment de son arrestation. Il monta l’escalier sur la pointe du pied ; arrivé à la dernière marche, il s’appuya un moment sur la rampe. Point de bruit dans la maison, on avait donné congé à tous les domestiques. Rawdon prêta de nouveau l’oreille : il entendit des éclats de rire se confondant avec une voix qui chantait. C’était Becky qui redisait la romance de la nuit précédente. Une voix rauque criait : « Brava ! brava ! » Cette voix était celle de lord Steyne.

Rawdon ouvrit la porte et entra. Il vit au milieu de la pièce une petite table dressée, un souper servi, des vins, de l’argenterie. Lord Steyne était étendu sur le sofa, et Becky assise à côté de lui. L’épouse coupable portait une toilette ravissante de coquetterie et de volupté ; sur ses bras, à ses doigts, étincelaient les bracelets et les bagues ; à son corsage brillaient les diamants que lord Steyne lui avait donnés. Le noble lord tenait une de ses mains dans la sienne, et se penchait pour y déposer un baiser. Mais déjà Becky était debout ; car, glacée de terreur, elle venait de voir devant elle la pâle figure de Rawdon.

Puis aussitôt elle essaya de sourire comme pour fêter la venue de son mari ; mais ce fut seulement une horrible contraction dans les traits de son visage. Lord Steyne se leva aussi en grinçant des dents, la face livide, les regards bouleversés, la fureur dans les yeux.

Lui aussi essaya de rire ; il fit un pas en avant et tendit la main à Rawdon.

« Ah ! vous voilà de retour ! eh ! comment vous portez-vous, colonel ? »

La figure de lord Steyne était affreusement contractée, bien qu’il s’efforçât de faire bon visage à l’indiscret qui troublait la fête.

En voyant l’expression peinte sur la figure de Rawdon, Becky s’était élancée au-devant de lui.

« Je suis innocente, Rawdon ! s’écriait-elle ; devant Dieu, je vous le jure, je suis innocente ! »

En même temps elle se suspendait à ses mains, aux pans de son habit, et ses bagues et ses bracelets étincelaient à l’éclat des lumières.

« Je suis innocente ! je suis innocente !… Dites-lui donc que je suis innocente ! » s’écriait-elle de nouveau en se tournant vers lord Steyne.

Mais lui, pensant qu’il était victime d’un guet-apens, était aussi furieux contre la femme que contre le mari.

« Vous innocente ! hurlait-il avec d’épouvantables jurements ; vous innocente ! lorsque tous ces bijoux que vous avez sur le corps, je les ai payés jusqu’au dernier ! vous innocente ! lorsque je vous ai compté plusieurs milliers de livres sterling que ce misérable partageait avec vous, et dont il a déjà mangé sa part ! Innocente ! oui, à la façon de votre mère, cette vertu d’Opéra, ou de votre escroc de mari. Ne croyez pas m’intimider, comme cela vous a réussi auprès de beaucoup d’autres. Allons, monsieur, laissez-moi passer ! »

Lord Steyne saisit en même temps son chapeau ; ses yeux lançaient des éclairs et jetaient à son ennemi des regards insultants. Il se dirigea en même temps vers Rawdon, ne doutant pas que ce dernier ne se hâtât de lui livrer passage.

Mais Rawdon, se précipitant sur lui, le saisit par la cravate, et lord Steyne à moitié suffoqué s’affaissa sur lui-même, sous la pression de cette vigoureuse étreinte.

« Vous mentez comme un chien, lui dit Rawdon ; vous mentez comme un lâche et un infâme ! »

Et en même temps, du revers de sa main, il frappa le noble pair sur les deux joues, et l’envoya, à quelques pas de lui, retomber tout sanglant sur le plancher. Tout ceci s’était fait avant même que Rebecca eût le temps de s’interposer. Malgré la crainte qui faisait fléchir tous ses membres, elle admirait cependant son mari dans sa vigueur, dans son énergie et dans son triomphe.

« Approchez, » lui dit Rawdon.

Aussitôt elle obéit.

« Retirez tout ceci. »

Elle se mit à défaire les bracelets qu’elle avait aux bras, les bagues qui garnissaient ses doigts ; sa main pouvait à peine les contenir ; alors elle leva les yeux vers son juge comme pour l’interroger du regard.

« Jetez-moi par terre tous ces bijoux du diable, » lui dit-il.

Elle les laissa tomber à ses pieds. Rawdon lui arracha encore la broche qu’elle portait au corsage, et la lança à la tête de lord Steyne. La broche fit au front du noble lord une large entaille dont il conserva la marque jusqu’à sa mort.

« Suivez-moi, dit Rawdon à sa femme.

— Ah ! ne me tuez pas, Rawdon, » lui dit-elle d’une voix suppliante.

Il se mit à ricaner d’un rire étrange et sauvage.

« Je veux savoir si cet homme en a menti pour ce qu’il a dit de l’argent comme pour ce qu’il a dit de moi. Parlez, en avez-vous reçu de lui ?

— Non, dit Rebecca, c’est-à-dire…

— Vos clefs ! » reprit Rawdon.

Et ils sortirent ensemble.

Rebecca lui avait donné ses clefs, à l’exception d’une seule, espérant qu’il n’y ferait pas attention. C’était la clef du petit pupitre qu’Amélia lui avait donné autrefois et qu’elle tenait soigneusement caché. Rawdon ouvrit toutes ses boîtes, bouleversa toute sa garde-robe, jeta pêle-mêle sur le plancher tous les chiffons qui s’y trouvaient renfermés. Enfin il trouva le pupitre, et força sa femme à l’ouvrir. Ce pupitre renfermait ses papiers, à elle, des lettres d’amour déjà anciennes, toutes sortes de petits bijoux et d’objets à l’usage des femmes. Il contenait aussi un portefeuille rempli de bank-notes dont la date remontait déjà, pour quelques-uns, à une dizaine d’années ; mais dans le nombre il s’en trouvait un tout récent, le billet de mille livres que lord Steyne lui avait donné.

« C’est lui qui vous l’a donné ? demanda Rawdon.

— Oui, répondit Becky.

— Il l’aura aujourd’hui même, fit Rawdon ; car déjà le jour commençait à poindre, plusieurs heures s’étant écoulées dans ces recherches minutieuses. Avec le reste je m’arrangerai pour payer Briggs, qui a montré tant de tendresse à l’enfant, et pour acquitter les autres dettes. Quant au surplus, vous me ferez savoir où il faudra vous l’adresser. Il me semble, Becky, que vous auriez bien pu prendre sur cette réserve cent livres sterling pour me tirer de prison, moi qui ai toujours partagé avec vous.

— Je suis innocente, » répétait Becky.

Mais, sans daigner ajouter un mot, Rawdon la laissa seule.

Les premiers feux du soleil pénétraient alors dans la chambre, où cette femme se trouvait comme frappée d’immobilité ; ils éclairaient ces malles ouvertes, ces hardes dispersées dans tous les coins de la pièce ; ces robes, ces plumes, ces écharpes, ces bijoux, monceau de vanités qui n’offrait plus qu’un triste spectacle de ruines et de débris ! La chevelure de Becky tombait en désordre sur ses épaules, sa robe était arrachée à la place qu’occupait sa broche de diamants. Elle avait entendu Rawdon descendre les escaliers, elle l’avait entendu refermer la porte sur lui. Elle savait qu’il ne reviendrait plus, qu’il était parti pour toujours. Songeait-il à commettre un suicide ? Non, pas du moins tant qu’il ne se serait pas battu avec lord Steyne. Alors les pensées de cette malheureuse se reportèrent sur sa vie passée, sur les vicissitudes qu’elle avait traversées. Que de misères et de luttes pour aboutir à l’abandon et au désespoir ! Il ne lui restait plus que le poison pour en finir avec toutes ses espérances, ses intrigues, ses dettes, ses triomphes. Ce fut au milieu de ces réflexions que la trouva sa femme de chambre, créature que lord Steyne avait placée auprès d’elle.

« Mon Dieu, madame, qu’est-il donc arrivé ? » fit-elle en la voyant les yeux secs et les mains crispées au milieu de cette scène de désolation.

Et nous le demanderons comme elle. Qu’était-il donc arrivé ? était-elle coupable ? était-elle innocente ? Innocente, elle l’était, à l’en croire, du moins. Mais comment supposer que la vérité pût se trouver sur de pareilles lèvres ? Comment croire, en cette circonstance, à la pureté de ce cœur si dépravé ? Sa femme de chambre tira ses rideaux et insista avec un air d’intérêt et de sollicitude pour qu’elle se mît au lit, ce qu’elle finit par faire ; puis cette femme passa dans l’autre pièce, et rassembla tous les bijoux qui jonchaient le sol depuis le moment où Rebecca s’en était dépouillée sur l’ordre de son mari, et où lord Steyne s’était échappé de la maison.