La Foire aux vanités/2/35

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Traduction par Georges Guiffrey.
Hachette (2p. 423-444).


CHAPITRE XXXV.

Naissances, mariages et décès.


Tout en prenant la résolution de servir l’amour si sincère de Dobbin, Rebecca jugea qu’à cet égard le mieux était de garder le silence le plus absolu. Pour elle la question d’intérêt personnel passait avant toute autre ; aussi tout ce qui pouvait assurer le bonheur de Dobbin ne venait-il dans son esprit qu’après une foule de choses qui la touchaient en propre.

En conséquence des événements que nous venons de mentionner, elle se trouva contre tout espoir transportée au milieu de l’aisance et du bien-être ; en un mot, au milieu d’amis au cœur simple et affectueux, société qui n’avait pas existé pour elle depuis longtemps. En dépit de ses inclinations naturelles pour une existence vagabonde, elle se prenait par moments à désirer, à chérir le repos ; c’est ainsi qu’après une longue course à travers le désert, sur le dos d’un dromadaire, l’Arabe aime à se reposer au pied d’un dattier, à y goûter la fraîcheur d’une source pure, ou bien à revenir pour quelque temps dans les lieux habités par les hommes et à se promener dans les bazars, à se rafraîchir dans les bains publics, à dire sa prière à la mosquée, pour aller s’élancer de nouveau dans des courses errantes et périlleuses. Notre petite Ismaélite avait trouvé de son goût les tentes et le pilau de Jos. Après avoir attaché son coursier et suspendu ses armes, elle se réchauffait à ce foyer hospitalier. Cette halte d’un moment la préparait ensuite à trouver plus de charme aux agitations de la vie inquiète et errante.

Cette existence faisait son bonheur, et avec l’adresse que nous lui connaissons elle réussissait à la rendre agréable à ceux contre lesquels elle exerçait son pouvoir séducteur. Déjà la petite entrevue dans la mansarde de l’auberge de l’Éléphant lui avait suffi pour raviver chez Jos tout le feu de ses anciennes ardeurs. Au bout d’une semaine l’ex-fonctionnaire civil lui appartenait tout entier comme l’esclave le plus soumis, comme l’admirateur le plus passionné. Après dîner, il n’allait plus se coucher comme à son habitude, lorsqu’il en était réduit à la société de la trop paisible Amélia ; il allait avec Becky se promener en voiture découverte ; lui proposait mille distractions et inventait en son honneur mille parties de plaisir. Tapeworm, le secrétaire de légation, qui l’avait si peu ménagée en paroles, vint dîner quelques jours après avec Joseph et dès lors il se montra fort exact à venir présenter ses devoirs à Rebecca.

La pauvre Emmy, dont la conversation n’était pas très-animée, et dont la parole semblait encore plus glacée depuis le départ de Dobbin, vivait oubliée et délaissée depuis l’apparition de cette créature supérieure et dominatrice. Le ministre français étalait pour elle plus d’enthousiasme encore que son rival. Les Allemandes, si chatouilleuses sur les questions de morale lorsqu’il s’agit des Anglaises, raffolaient de la vivacité d’esprit de l’adorable amie de mistress Osborne, et bien que Becky n’eût point cherché à se faire présenter à la cour, Leurs Illustrissimes Altesses, entendant faire le pompeux éloge des séductions et du charme de sa personne, témoignèrent le plus vif désir de la connaître. Aussitôt que le bruit se fut répandu qu’elle était noble, qu’elle descendait d’une ancienne famille anglaise, que son mari était colonel aux gardes et gouverneur d’une île, qu’ils ne s’étaient séparés que pour une querelle de ménage des plus futiles, toute la haute société du petit duché ne songea plus qu’à lui ouvrir ses portes, et les dames l’appelèrent ma chère et lui jurèrent une amitié éternelle, tout comme précédemment pour Amélia. Les naïfs enfants de la Germanie comprennent l’amour et la liberté d’une manière qui n’entre point dans les idées de nos honnêtes habitants des comtés d’York et de Sommerset. Dans ces villes de civilisation et de philosophie, une femme peut avoir divorcé avec plusieurs maris successifs sans qu’une pareille conduite lui ôte rien de sa considération dans le monde. Rebecca, par sa présence, avait donné à la maison de Jos un charme et un attrait sans pareils. Elle chantait et jouait du piano, était d’une gaieté folle, parlait deux ou trois langues, attirait la foule dans les salons de M. Sedley, et lui persuadait que c’était lui qui, par son esprit et ses talents, attirait tout ce monde autour de lui.

Emmy, dont les prérogatives comme maîtresse de maison semblaient désormais se borner au soin d’acquitter les notes des fournisseurs, Emmy fut conquise et gagnée comme tous les autres par l’adresse de Rebecca ; elle lui parlait du major Dobbin, que ses affaires leur avaient enlevé si précipitamment. Elle n’hésitait pas à proclamer bien haut son admiration pour cet excellent, ce noble cœur, et à reprocher à Emmy de s’être montrée trop dure et trop cruelle à son égard. Emmy se défendait faiblement et cherchait à prouver à son amie que sa conduite était dictée par les inspirations les plus pures et les plus sacrées. Elle lui disait qu’une femme qui avait épousé un ange, et surtout un ange comme celui qu’elle avait eu le bonheur de rencontrer, était mariée pour toujours ; elle trouvait du reste parfaitement justes les éloges que Becky prodiguait au major, et ramenait elle-même la conversation sur son compte plus de vingt fois par jour.

Il ne lui avait pas fallu grand’peine pour se concilier la faveur de Georgy et des domestiques. La femme de chambre d’Amélia, qui était pour le généreux major, en voulut d’abord à Becky d’avoir été la cause de son éloignement ; mais bientôt elle se réconcilia avec mistress Crawley, en voyant l’admiration ardente et passionnée qu’elle exprimait pour William en toute occasion. Dans les conseils secrets tenus par les deux amies au retour des soirées et des bals, alors que miss Paym mettait en papillotes les blondes boucles de l’une et les tours bruns de l’autre, la digne chambrière ne manquait jamais à placer son mot en faveur du major, et ce petit plaidoyer n’était pas plus désagréable à Amélia que l’admiration de Rebecca à la même adresse. Amélia avait soin de faire très-souvent écrire au major par George, et veillait à ce qu’il n’oubliât pas de mettre en post-scriptum que sa maman lui disait bien des choses affectueuses. Et, tous les soirs, en regardant le portrait de son mari, elle ne lui trouvait plus un air de reproche, ou bien plutôt, au contraire, elle trouvait qu’il lui reprochait d’avoir laissé partir William.

Cet héroïque sacrifice était loin d’avoir assuré le bonheur d’Emmy. Depuis lors elle paraissait distraite, agitée, mécontente ; jamais on ne l’avait trouvée d’une humeur si irritable. On la voyait pâle et souffrante ; on l’entendait répéter sans cesse certaines romances de Weber, et c’était celles que le major affectionnait ; et puis parfois à la tombée du jour se surprenant ainsi à les fredonner dans le salon, elle s’arrêtait tout court au milieu de ses chants et allait se réfugier dans la pièce voisine ; on eût dit qu’elle voulait se mettre sous la protection du portrait de son mari.

Après le départ de Dobbin il resta quelques livres sur lesquels se trouvait son nom. Emmy les mit de côté sur son secrétaire, à côté de sa boîte à ouvrage, de son buvard, de sa Bible, de son livre de prières, au-dessous des portraits des deux George. En partant, le major avait oublié ses gants, et peu après Georgy, furetant dans les affaires de sa mère, les trouva soigneusement enveloppés dans un coin du tiroir à secret de son nécessaire.

Emmy n’aimait pas beaucoup le monde, et n’y trouvait que de l’ennui ; aussi, pendant les belles soirées d’été, son principal plaisir était d’aller faire de longues promenades avec Georgy, tandis que Rebecca restait à la maison pour ne pas laisser M. Jos tout seul. La mère et le fils causaient ensemble du major, et la manière dont en parlait Amélia faisait souvent sourire Georgy. Elle lui disait que le major avait un cœur d’or, que c’était l’homme le plus aimable, le plus brave et en même temps le plus modeste qu’elle connût. Elle lui répétait sans cesse que tout ce qu’ils avaient, ils le devaient aux bons soins de cet excellent ami ; que son amitié avait veillé sur eux dans le malheur et la pauvreté alors qu’ils étaient abandonnés de tous. Ses camarades étaient pleins d’admiration pour lui, bien qu’on ne l’entendit jamais parler de ses actions d’éclat ; il avait été l’ami intime du père de George, qui n’avait jamais varié dans son amitié pour le bon Dobbin.

« Votre père, lui disait-elle, m’a souvent raconté comment, étant enfant, William avait pris sa défense contre le petit tyran de la pension, et, depuis ce moment, il s’est formé entre eux une amitié qui n’a point varié jusqu’à la mort de votre père.

— Dobbin a tué sans doute l’homme qui a tué papa ? demanda Georgy, ou bien il l’aurait fait s’il avait pu l’attraper, n’est-ce pas, maman ? Quand je serai à l’armée, je tuerai tous les Français, soyez tranquille. »

Ces conversations entre la mère et le fils occupaient une grande partie du temps qu’ils passaient ensemble ; cette naïve femme avait fait de son fils le confident de ses secrets ; il est vrai que parmi ceux qui connaissaient William, il était celui qui aimait davantage le major.

Mistress Becky, elle aussi, avait sa miniature pour ne pas être en reste de sentiment ; elle l’accrocha dans sa chambre, à la grande surprise et au grand divertissement de beaucoup de gens, mais surtout à la grande satisfaction de l’original qui n’était autre que notre ami Jos. À son arrivée chez les Sedley, notre petite intrigante n’avait apporté avec elle qu’un bagage fort mince et fort piteux ; et, honteuse sans doute de l’exiguïté de ses paquets et du petit nombre de ses cartons, elle parlait sans cesse du bagage qu’elle avait laissé derrière à Leipsick, et qui devait lui arriver d’un moment à l’autre. Défiez-vous d’un voyageur qui n’a d’autre bagage que celui qu’il dit avoir laissé en route ; c’est presque toujours un imposteur.

Joseph et Emmy ignoraient malheureusement cette haute vérité. Peu leur importait que Becky possédât une provision de splendides toilettes dans des boîtes invisibles ; ils ne voyaient qu’une chose, c’est que les robes qu’elle portait étaient fort usées. En conséquence, Emmy se transporta chez la meilleure modiste de la ville, y choisit tout ce qui était nécessaire pour reconstituer à son amie une garde-robe complète. On ne lui vit plus ces fichus déchirés et ces robes de soie tachées qui lui couvraient à peine les épaules. En changeant d’habit, Becky changea aussi de genre de vie. Le pot de rouge fut laissé dans un coin ; et l’autre spécifique puissant auquel elle demandait autrefois ses consolations, fut également mis de côté, ou tout au moins, elle ne s’en permit plus l’usage que dans le secret de ses méditations solitaires, ou bien lorsque Jos, par une belle soirée d’été, alors qu’Emmy et son fils étaient à la promenade, la forçait à prendre avec lui de l’eau-de-vie étendue d’eau.

Enfin arrivèrent de Leipsick les malles et les paquets si vantés ; mais ce bagage se composait au total de trois ou quatre boîtes qui n’étaient pas des plus magnifiques et étaient loin de contenir les somptueuses toilettes annoncées avec tant de soin par Becky. De l’une de ces boîtes, au milieu d’une masse de papiers qui n’étaient autres que ceux au milieu desquels Rawdon Crawley avait, dans ses transports furieux, découvert les bank-notes tenus en réserve par Becky, celle-ci tira toute joyeuse un tableau qu’elle accrocha aux murs de sa chambre, après quoi elle alla quérir maître Jos. Ce dessin à la mine de plomb représentait un monsieur à la figure rose, qui, monté sur un éléphant, sortait d’une touffe de cacaoyers. Dans le fond on apercevait une pagode. La scène était évidemment dans les Indes.

« Par mon âme, c’est mon portrait, » s’écria Jos en apercevant la toile que Becky lui mettait sous les yeux.

En effet, c’était bien lui, tout épanoui de jeunesse et de beauté, et portant une jaquette de nankin à la mode de 1804. C’était le même tableau qui avait jadis orné les murs de Russell-Square.

« Je l’ai acheté, dit Becky d’une voix toute tremblante d’émotion, un jour où j’étais allée voir comment je pourrais rendre quelque service à mes bons et excellents amis. Depuis il ne m’a jamais quittée et ne me quittera jamais.

— En vérité, s’écria Jos dans un ravissement inexprimable, en vérité, serait-ce à cause de moi que vous y attachez tant de prix ?

— Hélas ! dit Becky, vous le savez aussi bien que moi ; mais à quoi bon tous ces regrets, ces souvenirs, ces paroles ? il est trop tard maintenant. »

Cette conversation avait enivré Jos d’une félicité ineffable. Emmy rentra souffrante et fatiguée, et, se retirant dans sa chambre pour se coucher, elle laissa Jos et sa charmante compagne continuer leur délicieux tête-à-tête. Toutefois, trop agitée pour fermer l’œil, elle put entendre de la chambre voisine Rebecca chanter à Jos des romances de 1815 ; et, chose qu’on aura peine à croire, c’est que Jos fut, comme Amélia, tourmenté par l’insomnie.

On se trouvait alors au mois de juin, la saison du luxe et de l’élégance pour cette bonne cité de Londres. Jos, qui n’aurait pas omis un seul jour de lire les merveilleuses colonnes du Galignani, cette excellente feuille qui rend la patrie au voyageur exilé sur la terre étrangère, Jos, disons-nous, gratifiait ses deux compagnes, pendant le déjeuner, des passages les plus saillants de cette feuille. Ce journal donne, entre autres choses, un aperçu hebdomadaire des mouvements qui se font dans l’armée, et cette partie intéressait fort un homme qui avait joué, comme Jos, un rôle si important dans le service actif. Il lut donc un jour la nouvelle suivante :

« arrivée du ***e régiment.
« Gravesend, le 20 juin.

« Le Ramchander, appartenant à la Compagnie des Indes-Orientales, est entré ce matin dans le port, ramenant en quatorze officiers et cent trente-deux soldats de ce corps si célèbre par sa valeur. Après une absence de quatorze années, ce régiment revient en Angleterre, couvert de la gloire qu’il s’est acquise dans la guerre des Birmans. Le colonel O’Dowd, chevalier du Bain, a débarqué hier avec sa femme et sa sœur, suivi des capitaines Posky, Stubble, Mac-Raw et Malony, des lieutenants Smith, Jones, Thompson et Fr. Thomson, des enseignes Hicks et Grady. La musique faisait retentir sur la jetée l’hymne national, et la foule a fait entendre des acclamations prolongées au moment où ces braves soldats descendaient à l’hôtel de Wayte, où les attendait un somptueux banquet servi en l’honneur des vaillants défenseurs de la vieille Angleterre. Pendant ce repas, pour lequel Wayte s’était efforcé de se surpasser lui-même, la foule n’a cessé de faire entendre les cris d’un enthousiasme si vif, que lady O’Dowd et le colonel ont dû se montrer sur le balcon, où ils ont bu, à la santé de leurs compatriotes, le meilleur bordeaux de Wayte. »

À quelques jours de là, la même feuille annonçait que le major Dobbin avait rejoint le régiment à Chatham et donnait en même temps le compte rendu de la présentation à la cour du colonel sir Michel O’Dowd, chevalier du Bain, de lady O’Dowd et de miss Glorvina O’Dowd. Venaient ensuite les noms de lieutenants-colonels de nouvelle promotion, au nombre desquels se trouvait celui de Dobbin. Le vieux maréchal Tiptoff était mort pendant la traversée du ***e de Madras en Angleterre, et le souverain avait élevé le colonel sir Michel O’Dowd au rang de major général, tout en lui conservant le titre honorifique de colonel du régiment qu’il avait commandé pendant de longues années avec tant de distinction.

Amélia savait tous ces changements grâce à la correspondance soutenue que George ne cessait d’entretenir avec son tuteur. William lui avait même écrit deux ou trois lettres depuis son départ, mais il y régnait une telle froideur que la pauvre femme sentait bien qu’elle avait perdu tout son empire sur Dobbin, et comme il le lui avait dit, il la laissait parfaitement libre. Cet abandon la rendait bien malheureuse ; elle se rappelait maintenant les services, les tendres et affectueux services du major, et ce souvenir torturait jour et nuit son esprit. Suivant son habitude, elle se consumait dans ses douloureuses pensées et reconnaissait toute la pureté et la noblesse d’un attachement dont elle n’avait fait qu’un jeu. Ah ! combien elle se reprochait d’avoir laissé un pareil trésor lui échapper des mains !

C’en était fait, la patience de William avait été poussée à bout. Il ne pouvait plus l’aimer, du moins elle le pensait, comme il l’avait aimée autrefois, c’en était fait et pour toujours. Ce dévouement, cette fidélité de plusieurs années, elle les avait usés par ses dédains et s’en était fait un jeu. Toutefois cet amour laissait encore de profondes cicatrices dans le cœur de Dobbin. En vain ce petit despote avait-il fait tout ce qu’il fallait pour détruire l’amour du major, ses pensées l’y ramenaient sans cesse.

« C’est moi, se disait-il souvent, qui me suis bercé d’illusions, qui me suis complu à les caresser. Si elle avait été digne de l’amour que j’avais pour elle, il y a longtemps qu’elle y aurait répondu. C’était là une erreur chère à mon cœur. Eh ! mon Dieu, la vie entière ne se perd-elle pas à des rêves ? Peut-être en l’épousant aurais-je vu s’enfuir le lendemain de ma victoire toutes ces charmantes images. Pourquoi gémir alors et avoir honte de ma défaite ? »

Plus il arrêtait sa pensée sur cette longue période de son existence, et plus il reconnaissait la vanité de ses illusions.

« Je vais reprendre le harnais, se disait-il en suivant le cours des mêmes réflexions, et je consacrerai le reste de mes forces à remplir les devoirs de la profession où il a plu au ciel de me placer ; le reste de mes jours s’écoulera à inspecter les boutons de nos conscrits et à contrôler les comptes de nos sergents. Je dînerai à la table des officiers et j’entendrai pour la centième fois les histoires du chirurgien, et quand une fois vieux et brisé je prendrai ma retraite, je me résignerai à entendre mes sœurs me poursuivre de leurs gronderies jusqu’au moment où j’arriverai à la dernière goutte de la vie, comme dit le poëte, voilà qui est bien résolu. Paye la note, Francis, et donne-moi un cigare ; tu iras voir ensuite ce qu’on donne ce soir au théâtre. Demain nous traverserons la mer à bord du Batave. »

Dobbin se tenait ce petit discours, dont Francis n’entendit que les deux dernières phrases, sur le port de Rotterdam. Le Batave était mouillé à quelque distance de là, et Dobbin pouvait encore apercevoir, sur le gaillard d’arrière, la même place où il avait fait pour venir une si heureuse traversée à côté d’Emmy. Mais à tout cela il ne fallait plus penser ; demain on allait remettre à la voile pour retourner en Angleterre et y reprendre du service.

Après le mois de juin et selon les usages germaniques, la petite société de la cour de Poupernicle est dans l’habitude de se disséminer sur la surface du globe pour aller boire aux sources médicales de cent pays divers, se distraire en jouant à la roulette si la bourse le permet et si le goût y dispose, se livrer aux douceurs de la gastronomie en compagnie d’une société aussi cosmopolite que choisie, et dissiper son été dans les joies de l’oisiveté.

Les diplomates anglais se rendirent, partie à Tœplitz, partie à Kissingen, et leurs rivaux de France, après avoir donné un double tour de clef à la porte de la chancellerie, se mirent en route pour leur cher boulevard de Gand. L’illustrissime famille du prince régnant de Poupernicle suivait la foule aux eaux, ou bien se retirait dans quelqu’une de ses champêtres habitations. Pour peu que l’on élevât des prétentions au bon ton, il fallait prendre sa volée comme les autres, et le docteur Glauber, médecin attitré de la cour, céda avec la baronne au mouvement général. La saison des bains n’était pas la moins fructueuse dans les revenus du docteur, qui savait concilier les affaires avec le plaisir. Le théâtre favori de ses exploits était Ostende, le rendez-vous général de tous les enfants de la Germanie.

Son intéressant malade, M. Jos, était pour le docteur une véritable vache à lait. Il n’avait pas eu grand’peine à persuader à l’ex-fonctionnaire que sa santé et celle de son aimable sœur, dont, en réalité, l’état était assez inquiétant, exigeait qu’il allât passer la saison d’été dans cet abominable port de mer. Peu importait l’endroit à Emmy ; quant à George, il sautait déjà de joie à l’idée d’un changement. Et Becky devait tout naturellement occuper la quatrième place dans le magnifique équipage que monsieur Jos avait acheté. Les deux domestiques avaient leur place désignée sur le siége. Il n’était peut-être pas très-prudent à Rebecca de s’exposer ainsi aux mauvais propos des personnes de connaissance qu’elle pourrait rencontrer : mais, bah ! n’était-elle pas assez forte pour tenir tête aux attaques ? Elle avait si bien jeté le grappin sur Jos qu’elle mettait au défi tous les orages conjurés contre elle. La comédie du Tableau avait achevé de lui assurer sur lui une puissance à toute épreuve, Becky ne manqua pas d’emballer avec le plus grand soin son éléphant dans la boîte qu’Emmy lui avait donnée il y avait de longues années ; Emmy aussi emporta ses petits trésors, ses deux médaillons ; et la petite colonie alla s’installer à Ostende, dans un hôtel fort cher et assez mal tenu.

Amélia commença à prendre des bains et en ressentit tout le bien qu’on pouvait en attendre. Les gens de la connaissance de Becky, qui l’apercevaient de loin, s’empressaient de lui tourner le dos. Mistress Osborne, qui l’accompagnait dans ses promenades et ne connaissait personne, ne s’apercevait même pas des affronts essuyés par son amie, et Becky regardait comme inutile de la mettre au courant de ces détails.

Mistress Rawdon Crawley retrouva même à Ostende des connaissances qui avaient conservé pour elle des sentiments dont elle les aurait parfaitement dispensés. De ce nombre était le major Loder, en disponibilité, et le capitaine Rook, que tous les jours on rencontrait sur la jetée fumant leurs cigares et regardant les femmes avec insolence. Ils n’eurent pas de peine à s’introduire chez M. Joseph Sedley et à se faire donner place à sa table hospitalière. Ce n’était pas là de ces gens qu’un refus décourage et rebute ; ils entraient dans la maison, que Becky s’y trouvât ou non, s’installaient dans le salon de mistress Osborne qu’ils parfumaient de l’odeur du tabac, appelaient Jos vieux drille, faisaient invasion à l’heure du dîner et passaient de longues heures à boire et rire.

« Qu’est-ce que cela signifie, maman ? disait à sa mère le petit Georgy, qui n’entendait rien au langage figuré de ces messieurs. Hier, le major disait à mistress Crawley : « Non, non, ça ne peut pas aller comme cela ; vous ne garderez pas le vieux drille pour vous toute seule. Nous voulons aussi notre part de la grenouille, ou, le diable m’emporte, nous vendons la mèche. » Qu’a voulu dire le major par ces mots, chère maman ?

— Le major… ne lui donnez point ce nom, répondit Emmy ; je puis du reste vous assurer que j’ignore complétement ce que cela signifiait. »

La présence de ces deux hommes inspirait à Amélia un sentiment profond d’horreur et de dégoût. Pendant les repas, ils lui prodiguaient des compliments avinés ou parfois lui riaient au nez. Le capitaine lui faisait des agaceries qui la mettaient fort mal à l’aise, et elle s’arrangeait toujours, lorsque ces deux hommes venaient, pour avoir George auprès d’elle.

Rebecca, il faut lui rendre cette justice, évitait de laisser l’un de ces hommes en tête à tête avec Amélia. Le major, qui était libre de la personne, jurait qu’il aurait raison de cette petite mijaurée ; ces deux maîtres coquins se disputaient ainsi cette innocente créature, et jouaient, à sa propre table, à qui l’aurait. Sans se douter en aucune manière des vues criminelles de ces misérables, elle ne les voyait cependant qu’avec une impression de terreur et de gêne et aurait voulu fuir bien loin de là.

Elle suppliait, conjurait Jos de retourner en Angleterre, mais il faisait la sourde oreille et ne voulait pas s’éloigner de son docteur, c’était là un lien puissant pour lui et auquel du reste venaient s’en joindre d’autres. Tout au moins pouvons-nous dire que Becky n’était pas fort pressée de retourner en Angleterre.

Enfin Amélia prit un grand parti, une énergique résolution ; elle écrivit à un de ses amis qui se trouvait de l’autre côté du détroit, n’en parla à personne, et porta elle-même la lettre à la poste afin d’être encore plus sûre de son secret ; elle montra seulement une certaine émotion en revenant auprès de George, et elle passa une grande partie de la nuit à s’entretenir avec lui. Depuis son retour de la promenade, elle ne quitta plus sa chambre. Becky pensa que c’était le major et le capitaine qui lui faisaient peur.

« Elle ne peut rester plus longtemps ici, se disait Becky en elle-même. Il faut qu’elle parte, cette petite sotte. A-t-on jamais vu avoir un tel chagrin pour un mari mort depuis quinze ans, et Dieu sait comme il méritait de tels regrets. Quant à épouser l’un ou l’autre de ces deux misérables, c’est impossible ; que ferait-elle d’un Loder ou d’un Rook ? Elle se mariera avec sa grande perche, et je vais arranger tout cela ce soir même. »

Sous prétexte de lui porter une tasse de thé, Becky alla dans la chambre d’Amélia. Elle l’y trouva en compagnie de ses deux portraits et en proie à une surexcitation nerveuse des plus vives ; elle posa devant elle la tasse de thé.

« Merci ! lui dit Amélia.

— Écoutez-moi, Amélia, dit Becky se promenant en long et en large et l’examinant avec un air d’intérêt presque méprisant. J’ai à causer avec vous ; vous ne pouvez demeurer ici plus longtemps ; il faut vous soustraire à l’impertinence de ces deux hommes ; je n’entends point qu’ils vous rendent la vie aussi dure, et je crains toujours pour vous quelque insulte de leur insolence ; ce que je puis vous dire, c’est que ce sont des misérables qui mériteraient d’être envoyés aux galères. Peu vous importe comment je les connais, toujours est-il que je sais parfaitement à quoi m’en tenir sur leur compte. Joseph n’est pas dans le cas de vous protéger. Son épaisseur et la faiblesse de son caractère seraient plutôt de nature à lui rendre nécessaire à lui-même un protecteur. Et vous n’êtes pas plus faite pour vivre à côté de pareilles gens que ne le serait un enfant à la lisière. Il faut vous marier si mieux vous n’aimez vous exposer, vous et votre enfant, à une ruine certaine. Il vous faut un mari, entendez-vous, faible arbrisseau que vous êtes, trop frêle pour vous passer de soutien. Ce mari, il s’est offert à vous dans la personne du plus galant homme que je connaisse, et vous l’avez repoussé, âme inconséquente et ingrate !

— J’ai fait tous mes efforts, ô Rebecca ! répondit Emmy d’un air suppliant, mais je n’ai pu oublier… et au lieu de finir sa phrase elle jeta un regard à son portrait.

— Oublier qui ? lui ?… s’écria Becky, l’égoïsme en chair et en os, la fatuité dans ce qu’elle a de plus épais, une véritable poupée de coiffeur, un homme sans esprit, sans distinction, sans cœur. En vérité, il n’y a pas plus de ressemblance entre lui et votre ami le major qu’entre vous et la reine Élisabeth. Mais cet homme était las de vous, mais il vous aurait plantée là, sans le major Dobbin qui l’a forcé malgré lui d’être fidèle à ses engagements. Voilà ce qu’il me répétait tous les jours, me disant qu’il ne se souciait point de vous, et ne m’en parlant que par manière de dérision ; à peine étiez-vous sa femme depuis une semaine, qu’il me faisait déjà la cour.

— C’est faux ! c’est faux ! Rebecca, s’écria Amélia se redressant à ces paroles.

— Regardez donc, folle que vous êtes, » reprit Becky avec une impitoyable gaieté.

En même temps elle tira de son sein un petit papier qu’elle s’empressa de déployer et de mettre sous les yeux d’Emmy.

« Reconnaissez-vous cette écriture ? c’est bien de sa main, n’est-ce pas ? Eh bien ! lisez cette lettre : vous y verrez qu’il me propose un enlèvement ; et il me l’a donnée sous vos yeux, la veille du jour où il fut tué. Ce qu’il n’a pas volé, » continua Becky.

Emmy n’entendait plus rien ; ses yeux étaient fixés sur la lettre. C’était bien celle que George avait mise dans le bouquet qu’il avait donné à Rebecca dans la nuit du bal de la duchesse de Richmond. Becky ne disait que trop vrai, George lui proposait un enlèvement.

Emmy laissa retomber sa tête sur sa poitrine. Ce sera la dernière fois que nous la verrons pleurer dans le cours de cette histoire ; mais du moins elle versa d’abondantes larmes. La tête cachée entre les mains, elle se livra à la vivacité de ses émotions, et Becky se contenta d’être pendant quelque temps le témoin impassible de cette scène. Quel homme assez initié aux secrets des cœurs pourra nous dire si ces larmes lui furent douces ou amères ? Sa douleur lui venait-elle des regrets qu’elle éprouvait à voir ainsi renversée l’idole de sa vie, ou bien s’indignait-elle en pensant aux dédains dont son amour avait été l’objet, ou enfin se réjouissait-elle de voir supprimée la barrière que sa pudeur de femme avait placée entre elle et une nouvelle et sincère affection ?

« Aucun lien ne me retient plus maintenant, se disait-elle à elle-même ; je puis l’aimer désormais de toutes les forces de mon cœur. Pourvu seulement qu’il y consente et qu’il me pardonne. »

Je crois que ce dernier sentiment avait fini par dominer tous les autres, et qu’il était la principale cause du trouble que ressentait cette âme tendre et timide. L’éclat de cette douleur ne fut pas aussi bruyante que Becky s’y attendait. Cette dernière embrassa tendrement son amie : c’était là un bien beau mouvement de la part de mistress Becky. Elle traita, du reste, Emmy en enfant, et, lui prenant la tête avec ses deux mains pour y déposer un baiser.

« Allons vite, maintenant, une plume, de l’encre, et écrivez-lui sur-le-champ.

— Je lui ai écrit ce matin, » répondit Emmy, dont la figure se couvrit de rougeur.

Becky accueillit cet aveu par un éclat de rire, et en même temps, elle se mit à fredonner les paroles de la Rosine d’une voix qui réveilla tous les échos de la maison : Un Biglietto, eccolo qua !

Deux jours après cette petite scène, par un temps pluvieux et maussade, Amélia, qui avait passé la nuit à écouter les mugissements de la tempête et à plaindre les pauvres voyageurs qui se trouvaient alors en route sur terre ou sur mer, Amélia se leva de bonne heure et voulut à toute force aller faire avec Georgy une promenade sur la jetée. Elle semblait défier la pluie qui venait par rafales lui fouetter la figure, et tenait ses yeux fixés sur la ligne noire qui, à l’horizon, marquait les limites de la mer ; ensuite elle contemplait les vagues bondissantes qui venaient en mugissant se briser sur le rivage, et n’ouvrait la bouche que pour répondre aux paroles encourageantes ou sympathiques que lui adressait de temps à autre son jeune protecteur.

« J’espère qu’il ne se sera pas risqué à faire la traversée d’un temps pareil, disait Emmy.

— Et moi, je parie le contraire, et dix contre un, lui répondit le petit bambin ; tenez, ma mère, voyez de ce côté, distinguez-vous la fumée du paquebot ? »

L’enfant ne se trompait pas ; le bateau s’annonçait par une longue traînée de fumée ; mais qui pouvait répondre que Dobbin fût à bord, qu’il eût reçu la lettre, et que l’ayant reçue il se fût décidé à venir ; mille craintes assaillaient ce pauvre petit cœur, aussi tumultueuses que les vagues qui se brisaient en écume contre les pierres de la jetée.

Bientôt il fut possible d’apercevoir le paquebot lui-même, George avait une longue-vue avec laquelle il réussit, avec assez d’adresse, à découvrir le bâtiment. Il se mit, avec l’aplomb d’un marin expérimenté, à commenter la marche du navire qu’on voyait s’enfoncer, puis se redresser sur les vagues de la mer. On hissa au haut du mât de la jetée le signal qui indiquait qu’un navire anglais était en vue ; le cœur d’Amélia fut en ce moment saisi de la plus vive anxiété.

Emmy voulut, à son tour, regarder dans le télescope, en l’appuyant sur l’épaule de Georgy ; mais elle ne distinguait rien du tout. Elle n’apercevait qu’un grand point noir qu’elle voyait monter et descendre, George reprit la lunette et eut bien vite retrouvé le navire.

« Ils sont joliment secoués, disait-il, voilà une vague qui les prend en flanc. Il n’y a que deux personnes sur le pont avec les gens de l’équipage. L’un d’eux est couché, l’autre est debout ; il a… un chapeau d’uniforme… un manteau… et… eh ! parbleu, c’est Dobbin ! »

Abaissant alors son télescope, il courut vers sa mère et la serra dans ses bras ; quant à elle, nous ne pouvons mieux définir son état qu’en lui appliquant les paroles du poëte : δαχρυσὲν γελασασα[1]. Désormais elle était bien sûre que c’était William, ce ne pouvait être un autre. En exprimant tout à l’heure le désir que Dobbin ne se fût pas mis en route par un temps pareil, Amélia n’était pas sincère. Qu’avait-il de mieux à faire que de venir la retrouver ? Oh ! désormais, elle était bien sûre que c’était lui.

Le navire approchait de plus en plus. Au moment où il aborda sur le quai pour effectuer le débarquement, les genoux d’Emmy tremblaient avec une telle violence qu’elle se mit à genoux pour adresser au ciel les plus vives actions de grâce. Il ne lui restait pas trop du reste de sa vie pour témoigner au ciel sa gratitude !

Il faisait si vilain temps qu’il n’était point venu de flâneurs sur le quai pour assister à l’arrivée du bateau ; c’est à peine s’il s’y trouvait un commissionnaire pour se charger des bagages des quelques voyageurs qu’amenait le paquebot. Le petit George lui-même s’était éclipsé pour un moment, et lorsque le passager, couvert d’un manteau doublé de serge rouge, descendit sur le port, c’est à peine s’il s’y trouvait là un spectateur de la scène dont nous esquissons rapidement le tableau.

Une femme en chapeau blanc et en châle s’avança vers le passager en étendant les bras et elle disparut un moment dans les vastes plis du vieux manteau ; et, tandis qu’elle couvrait de baisers une des mains de l’officier, lui sans doute la pressait sur son cœur et la soutenait pour l’empêcher de s’affaisser sur elle-même. À travers les paroles confuses qu’elle murmurait, on pouvait cependant distinguer ces mots :

« Pardonnez-moi, cher William, mon cher, mon bien bon ami, embrassez-moi, embrassez-moi encore. »

Lorsqu’enfin ce délire fut un peu calmé, Amélia se dégagea de dessous le manteau, et tout en conservant une des mains de William dans les siennes, elle arrêta sur sa figure un regard d’indéfinissable tendresse, elle y lut à la fois un mélange d’amour, de dévouement et de compassion ; elle comprit le reproche, et laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

— Il était temps que vous me rappelassiez, chère Amélia, lui dit-il.

— Vous ne seriez donc jamais revenu, William.

— Jamais ! » répondit notre ami.

Et il pressait contre son cœur cette charmante et douce créature.

Comme ils sortaient de la douane, George s’élança à leur rencontre, son télescope collé sur son œil, et leur faisant le plus joyeux accueil. Il dansait autour d’eux et gambadait comme un fou tout en les accompagnant à la maison. Jos n’était pas encore levé, Becky n’était pas encore visible, bien qu’elle les eût fort bien aperçus à travers les fentes des persiennes. Georgy alla voir à la cuisine si l’on préparait le déjeuner. Emmy, qui avait remis dans l’antichambre son châle et son chapeau aux mains de mistress Paym, rentra pour débarrasser le major de son manteau, et… et si vous le voulez bien, nous irons avec Georgy donner un coup d’œil à la confection du déjeuner du colonel.

La tourterelle est enfin en cage, elle vient se poser sur l’épaule de son ami, elle chante maintenant et gazouille pour lui seul, elle agite doucement ses ailes avec un frémissement de joie ; et il possède le trésor après lequel, depuis dix-huit ans, il soupirait jour et nuit. Maintenant ses vœux sont remplis. Ici notre plume s’arrête, car c’est ici le terme de notre œuvre et la dernière page de cette histoire. Adieu colonel, Dieu veille sur vous, brave et honnête William ! adieu, chère et tendre Amélia ! Attachez maintenant vos rameaux verts, pauvre lierre fragile, autour de ce chêne vigoureux, et que désormais vos branches vivent enlacées et confondues !

Soit qu’elle ne voulût point jeter de nuage sur le bonheur de la simple et douce créature qui avait si bien pris sa défense, ou bien qu’elle eût horreur de tout ce qui avait l’air de tourner au sentiment, Rebecca, enchantée des résultats de sa négociation, ne chercha point à se retrouver avec le colonel Dobbin et l’amie qu’elle lui avait fait épouser. Sous prétexte d’affaires personnelles, elle se rendit à Bruges, et Georgy, avec son oncle, assista seul à la cérémonie du mariage. Après quoi Georgy alla vivre chez le colonel auprès de sa mère, et mistress Becky revint quelques jours après tenir compagnie au pauvre Joseph qui se voyait par là plongé dans l’isolement du célibat. Ses goûts, disait-il, le portaient à vivre sur le continent ; et il remercia sa sœur et son beau-frère du logement qu’ils lui offraient chez eux.

Emmy se félicitait du fond de son cœur d’avoir écrit à Dobbin avant d’avoir connu la lettre de George.

« Je connais tout cela, répondit William, mais je ne pouvais me résoudre à employer de pareilles armes contre la mémoire d’un ami, et vous ne pouvez vous imaginer combien j’ai souffert le jour où…

— Ne parlons plus jamais de cela, s’écria Emmy avec une expression si humble et si confuse que William s’empressa de détourner la conversation en lui parlant de Glorvina et de cette chère Peggy O’Dowd, auprès desquelles il se trouvait quand il avait reçu sa lettre de rappel. Si vous ne m’aviez pas écrit, ajouta-t-il en souriant, qui sait quel serait aujourd’hui le nom de Glorvina ? »

Maintenant, Glorvina s’appelle Glorvina Posky ou plutôt mistress la major Posky. Elle épousa le major à la mort de sa première femme, car elle était décidée à ne point prendre de mari en dehors du régiment. Lady O’Dowd a, de son côté, un si grand attachement pour ce régiment, qu’elle répète à qui veut l’entendre que dans le cas où il arriverait malheur à son bon Mick, elle n’hésiterait pas à reprendre un nouveau mari parmi les officiers du même régiment. Mais, grâce à Dieu, le major général est doué d’une constitution robuste, et il vit en grand seigneur à O’Dowd’s-Town, au milieu d’une meute de bassets. Quant à lady O’Dowd, elle continue à danser des gigues, et, au dernier bal du lord lieutenant, elle a mis sur les dents le maître de cavalerie. Elle allait répétant avec Glorvina que Dobbin s’était conduit à en être honteux, jusqu’au moment où Posky est venu fort à propos consoler Glorvina de ses espérances trompées, et un magnifique turban, venu de Paris, a apaisé les colères de très-haute et très-puissante lady O’Dowd.

Le colonel Dobbin, en quittant le service immédiatement après son mariage, alla s’établir dans une jolie petite maison de campagne de l’Hampshire, non loin de Crawley-la-Reine, où, depuis le bill de réforme, sir Pitt et sa femme avaient fixé leur résidence définitive. Toutes les prétentions du baronnet à la pairie étaient maintenant dissipées, sir Pitt ayant perdu ses deux siéges au parlement. Cette catastrophe avait bouleversé à la fois sa fortune et sa tête ; sa santé même en était atteinte, et il ne cessait de prophétiser la chute prochaine du Royaume-Uni.

Lady Jane et mistress Dobbin étaient les meilleures amies du monde. Les voitures étaient toujours en route pour le château ou pour Ever-Greens, résidence du colonel. Lady Jane fut la marraine de l’enfant de mistress Dobbin ; elle lui donna son nom, et il fut baptisé par le révérend James Crawley, qui avait succédé à son père dans sa cure de Crawley. Une très-étroite amitié se forma entre George et Rawdon, qui chassèrent ensemble pendant les vacances et entrèrent en même temps au collége de Cambridge. Il s’éleva entre eux, comme cela ne pouvait manquer, une rivalité d’amour à l’occasion de la fille de lady Jane. Depuis longtemps les deux mères caressaient un projet de mariage entre George et la jeune fille, bien que les préférences de cette dernière penchassent du côté de son cousin.

Jamais le nom de mistress Crawley n’était prononcé dans ces deux familles : on en comprend facilement la raison. Rebecca ne quittait plus M. Joseph Sedley et le suivait dans toutes ses excursions. Et quant à ce gros et gras personnage, il s’était mis entièrement à la discrétion de cette femme. Les hommes de loi du colonel l’avertirent que son beau-frère avait placé des sommes considérables dans une tontine, et qu’il avait sans doute pris ce moyen afin d’avoir de l’argent pour payer ses dettes. Jos demanda une prolongation de congé à la Compagnie des Indes, et il allait du reste dépérissant de jour en jour.

Amélia, à la nouvelle de ces placements, en conçut de vives inquiétudes et pria son mari de faire le voyage de Bruxelles, où se trouvait Joseph, pour l’interroger sur l’état de ses affaires. Le colonel partit avec une certaine répugnance, car il était alors tout occupé par son histoire du Punjâb, qui l’occupe encore, et fort inquiet de la santé de sa petite-fille, alors en convalescence d’une rougeole. Il partit néanmoins pour Bruxelles et y trouva Jos, qui vivait dans un des plus somptueux hôtels de la ville. Mistress Crawley, qui occupait un autre appartement dans le même hôtel, avait voiture, donnait des fêtes et menait une existence de luxe et de prodigalités.

Le colonel n’avait nulle envie de voir cette dame. Et pensant qu’il était inutile de faire connaître son arrivée à Bruxelles à tout autre qu’à Joseph, il lui en fit secrètement porter la nouvelle par son domestique. Jos pria le colonel de venir le voir le soir même. Mistress Crawley avait fête ce jour-là ; de cette manière ils pourraient passer leur soirée en tête à tête. Le colonel trouva son beau-frère dans un état de santé déplorable. À travers les éloges qu’il prodiguait à Rebecca, on pouvait reconnaître la terreur qu’elle lui inspirait. Elle l’avait soigné, disait-il, avec un dévouement admirable dans une succession de maladies toutes plus extraordinaires les unes que les autres ; elle avait été pour lui comme une fille. « Mais, pour l’amour du ciel, continuait l’infortuné, venez à Bruxelles, venez vivre près de moi, venez me voir de temps à autre. »

La figure du colonel s’assombrit à cette prière.

« C’est impossible, Jos ; dans l’état où se trouvent les choses, Amélia ne peut venir vous voir.

— Je vous le jure ! je vous le jure sur la Bible ! reprenait alors Joseph d’une voix suppliante et en prenant ledit livre pour l’embrasser. Cette femme est aussi pure que la vôtre, aussi innocente qu’un enfant !

— Je veux le croire, répondait le colonel avec une expression de tristesse et de pitié ; mais Emmy ne peut venir vous voir. Soyez homme, Joseph, et rompez avec ces liaisons coupables, revenez au milieu de votre famille. On m’a dit que vos affaires sont embarrassées.

— Embarrassées ! s’écria Joseph. Qui s’est permis de pareilles calomnies ? Tous mes capitaux sont placés d’une façon fort avantageuse. Mistress Crawley… c’est-à-dire… enfin mon argent me rapporte de gros intérêts.

— Et ces dettes dont on parle, et cette assurance sur votre vie ?

— Je pensais que… je lui devais un petit présent… dans le cas où il m’arriverait quelque malheur. Et puis, vous le savez, j’ai une santé si délicate… c’est une affaire de reconnaissance. Mon intention est de vous laisser toute ma fortune. Il m’est bien permis d’économiser ce placement sur mon revenu, » continuait le beau-frère de William, trop faible pour secouer les chaînes qui pesaient sur lui.

Le colonel insista auprès de Jos pour qu’il se débarrassât de ce joug, pour qu’il retournât dans les Indes, où certainement mistress Crawley ne le suivrait pas, pour qu’il rompît enfin une liaison qui pourrait avoir pour lui les plus funestes résultats.

Joseph, se tordant les mains, s’écriait qu’il ne demandait pas mieux que de retourner dans les Indes, que de faire tout ce qu’on voudrait ; seulement il lui fallait le temps, et surtout n’en rien dire à mistress Crawley.

« Elle me tuerait, si elle savait cela, ajoutait l’infortuné ; ah ! vous ne savez pas quelle terrible femme elle fait !

— Eh bien ! venez avec moi, » lui répondit Dobbin.

Jos ne s’en sentait pas le courage. Il promit de revoir Dobbin le lendemain matin, jurant de ne point parler de leur entrevue. Et maintenant Dobbin n’avait plus qu’à se dépêcher de partir, car Rebecca pouvait revenir. Dobbin, en quittant Jos, s’en alla rempli des plus tristes pressentiments.

Il ne revit plus Joseph. Trois mois après, M. Sedley mourait à Aix-la-Chapelle. Toute sa fortune se trouvait compromise dans de fâcheuses spéculations, et n’était plus représentée que par des effets sans valeur provenant de mille entreprises fort hasardeuses. En fait de valeurs réelles, il ne restait que les deux mille livres sterling sur lesquelles sa vie était assurée et qui devaient être également partagées entre sa chère sœur Amélia, femme de… etc., et l’amie qui l’avait soigné avec un dévouement si exemplaire pendant sa maladie, Rebecca, femme du lieutenant-colonel Crawley, chevalier du Bain ; et il la désignait pour exécutrice de ses dernières volontés.

Le conseil de la compagnie d’assurance jura qu’aucune affaire ne lui avait paru aussi louche que celle-là. Il parla d’envoyer à Aix une commission pour examiner les circonstances de la mort, et la compagnie se refusa aux versements qu’elle devait faire d’après ses conventions. Mais mistress, ou plutôt lady Crawley, car elle se faisait appeler ainsi, se rendit elle-même à Londres, s’entendit avec les hommes d’affaires et somma la compagnie de remplir ses engagements, et, après avoir été déclarant partout qu’elle était victime d’infâmes intrigues qui l’avaient poursuivie toute sa vie, elle finit par triompher. Les sommes furent payées, sa réputation sortit intacte de cette épreuve. Mais le colonel Dobbin lui renvoya la part qui revenait à sa femme et ne voulut avoir aucune espèce de rapports avec Rebecca.

Malgré sa persistance à se faire appeler lady, elle n’eut jamais aucun droit à ce titre. S. Ex. le colonel Rawdon mourut de la fièvre jaune à Coventry-Island, généralement regretté de tous les habitants de son île. Sir Pitt était mort six semaines auparavant, et, par suite de ce décès, comme il ne laissait pas d’héritier mâle, les biens de la famille passèrent au jeune Rawdon Crawley, aujourd’hui baronnet.

Lui aussi s’est toujours refusé à voir sa mère, à laquelle il fait toucher cependant une pension, et qui se trouve du reste dans un état de fortune des plus prospères. Le jeune baronnet est retiré à Crawley-la-Reine avec lady Jane et sa fille ; tandis que Rebecca ou lady Crawley, comme on voudra, a choisi Bath et Cheltenham pour théâtre de ses exploits, et se pose, auprès des honnêtes gens qu’elle y trouve, en victime innocente et persécutée. Elle a des ennemis. Qui n’en a pas en ce monde ? Sa vie, du reste, répond pour elle. Elle s’abandonne maintenant tout entière aux œuvres de piété, va à l’église et ne sort jamais sans être escortée d’un domestique. Son nom se trouve sur toutes les souscriptions de bienfaisance. Les bouquetières délaissées, les blanchisseuses abandonnées, et tous les garnements de la terre ont trouvé en elle une généreuse protectrice. Elle loue toujours plusieurs stalles aux représentations extraordinaires données au bénéfice de ces infortunées créatures.

Emmy, ses enfants et le colonel, qui reviennent de temps en temps à Londres, se sont trouvés par hasard en face d’elle à l’une des susdites représentations. Elle a baissé modestement les yeux et souri amèrement lorsque ceux-ci se sont détournés d’elle : Emmy en saisissant le bras de George, qui maintenant est un beau et grand garçon, et le colonel en prenant avec lui sa petite Jane, qu’il aime par-dessus tout au monde, plus même encore que son histoire du Punjâb.

« Je crois qu’il l’aime plus encore que moi, » se dit parfois Emmy en soupirant.

Le colonel est du reste plein d’égards et d’attentions pour sa femme, qui ne manifeste pas un désir qu’il ne reçoive aussitôt son exécution.

Et maintenant, disons-le bien haut : Vanitas vanitatum ! qui de nous est heureux en ce monde ? qui de nous arrive enfin au terme de ses désirs, ou, quand il y parvient, se trouve satisfait ? Adieu, adieu, ami lecteur ; rentre maintenant dans la vie réelle où tu verras se dérouler sous tes yeux l’histoire que je viens de te raconter.

  1. Elle souriait au milieu des larmes. (Hom., Adieux d’Hector et d’Andromaque.)