La Foire aux vanités/31

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CHAPITRE XXXI.

Dévouement de Jos Sedley pour sa sœur.


Tandis que chacun des officiers allait occuper sur le champ de bataille le poste qui lui était désigné, Jos Sedley restait à Bruxelles pour y commander la petite colonie que nous connaissons déjà. Comme compensation du trouble où l’avaient jeté les confidences de Dobbin et les événements de la matinée, il prolongea de plusieurs heures les plaisirs du lit, et, n’ayant pas l’espoir de reprendre son sommeil où il l’avait laissé, il se mit à réfléchir jusqu’à l’heure de son lever sur les circonstances actuelles. Le soleil était déjà fort avant dans sa course ; déjà nos vaillants amis du ***e avaient parcouru plusieurs milles, que le fonctionnaire civil ne s’était point encore montré pour le déjeuner avec sa robe de chambre à ramages.

En l’absence de George, Jos Sedley se sentait beaucoup plus à son aise. Peut-être même au fond du cœur n’était-il pas fâché du départ d’Osborne ; car, en présence de ce dernier, son rôle dans la maison était fort secondaire, et George ne se faisait aucun scrupule de témoigner un mépris marqué pour ce gros et gras personnage. Emmy, au contraire, avait toujours été pleine de prévenances pour l’ex-receveur ; c’était elle qui veillait au confortable de sa vie, qui lui préparait mille petites friandises, qui l’accompagnait dans ses promenades en voiture.

Elle encore, qui par de doux sourires, savait lui faire oublier les colères et le mépris de son mari. Combien de timides remontrances n’avait-elle pas, à ce sujet, hasardées à l’oreille de George, et combien de fois n’avait-il pas, d’un ton tranchant, coupé court à ses boutades.

« C’est dans mon caractère d’être franc, disait-il ; j’ai un sentiment, je le montre ; c’est ainsi que doit agir tout homme de bien. Prétendez-vous donc, ma chère, que j’irai prendre des gants pour parler à un nigaud de l’espèce de votre frère ? »

En conséquence, Jos était fort satisfait de se voir débarrassé de George. En voyant le chapeau rond et les gants du capitaine placés sur un coin du buffet, il pensait avec plaisir que le propriétaire de ces objets était déjà bien loin ; un tressaillement de plaisir courait par tout son être.

« Au moins, ce matin, pensait-il, il ne m’accablera point de son insolente et dédaigneuse fatuité. »

Puis se tournant vers Isidore, son domestique :

« Allez mettre, lui dit-il, le chapeau du capitaine dans l’antichambre.

— Peut-être n’en aura-t-il plus grand besoin, dit le laquais répondant à son maître. »

Il détestait George dont l’insolence à son égard justifiait tout ce qu’on a dit des Anglais sous ce rapport.

« Allez dire à Madame que le déjeuner est servi, dit M. Sedley, avec une dignité majestueuse, et dédaignant de s’expliquer avec un domestique sur son aversion pour George. »

Il ne s’était pas cependant toujours montré aussi discret, et plus d’une fois, en présence de M. Isidore, il avait donné libre carrière à sa mauvaise humeur contre son beau-frère.

Madame, hélas ! n’était point en état de venir déjeuner, de couper à Jos des tartines comme il les aimait. Madame se sentait beaucoup trop indisposée pour cela ; depuis le départ de son mari, suivant la réponse de sa bonne, elle n’avait cessé d’être dans un état d’agitation déplorable. La plus grande marque de sympathie que son frère pût imaginer à son endroit, fut de verser pour elle une immense tasse de thé : chacun a sa manière d’exprimer sa tendresse, c’était celle de Jos. Non content de lui avoir envoyé son déjeuner, il pensa aux friandises qui, au dîner, pourraient le plus flatter son goût.

M. Isidore avait regardé d’un air sournois le domestique d’Osborne faire les préparatifs du départ de son maître. Il en voulait d’abord beaucoup à M. Osborne pour ses airs méprisants avec lui ; les domestiques du continent sont en général d’une nature peu endurante. En second lieu, il était tout contristé de voir tant d’objets de prix soustraits à sa convoitise pour passer en des mains autres que les siennes après la déroute des Anglais. La défaite des alliés paraissait inévitable à la plupart de ceux qui se trouvaient alors en Belgique. L’opinion générale était que l’empereur, passant sur le ventre des Prussiens et des Anglais, serait dans trois jours à Bruxelles. En conséquence, M. Isidore s’attribuait déjà en esprit toute la garde-robe et tous les meubles de ses maîtres actuels auxquels il ne restait qu’à choisir entre être pris, tués, ou mis en fuite.

Au milieu des soins que ce fidèle serviteur donnait chaque matin à Jos pour la confection de sa toilette, il calculait, à mesure que chaque objet lui passait dans les mains, le parti qu’il en pourrait tirer pour son usage ou son avantage personnel. Il destinait les flacons en argent et autres objets de même nature à une jeune personne, pour laquelle il nourrissait de très-tendres sentiments. Il s’adjugeait les rasoirs anglais avec une superbe épingle montée en rubis. Il se voyait déjà se prélassant avec les chemises à jabots, le chapeau galonné d’or, la redingote à brandebourgs, qu’on pourrait facilement rajuster à sa taille, la canne à pomme d’or du capitaine, sa grosse bague à double rangée de rubis, dont on lui ferait deux superbes boucles d’oreille ; comment Mlle Reine pourrait-elle alors résister aux charmes fascinateurs de ce nouvel Adonis ?

« Ces doubles boutons m’iront à merveille, pensait-il en fixant ses regards sur les susdits boutons qui scintillaient aux énormes poignets de son maître. Avec ces boutons, je mettrai les bottes à éperons de cuivre que le capitaine a laissées dans la chambre à côté, et alors, corbleu ! comme on va me regarder passer dans l’allée Verte ! »

Tandis que M. Isidore, saisissant d’une main hardie l’extrémité du nez de son maître, lui rasait la partie inférieure de la figure, il se voyait déjà en imagination s’avançant majestueusement dans l’allée Verte, Mlle Reine au bras et l’habit à brandebourgs sur le dos, ou bien encore, en face d’une cruche de faro, dans le cabaret qui se trouve sur la route de Lacken.

Mais, heureusement pour son repos, M. Jos Sedley n’avait nulle notion des opérations intellectuelles qui s’accomplissaient dans le cerveau de son domestique, pas plus que nous n’en savons en général sur ce qu’on pense de nous à l’office. Le pauvre Jos ne se doutait pas plus des funestes projets médités contre lui que les poulets qui figurant sur la carte du traiteur n’ont eu la prescience de leur sort.

La domestique d’Amélia était loin de se livrer à ces vues intéressées et cupides. Il était dit que personne, et jusqu’aux subordonnés eux-mêmes, ne pouvait approcher de cette aimable et douce créature sans se sentir épris pour elle de dévouement et d’affection. Pauline la cuisinière, pendant cette longue matinée, chercha à consoler de son mieux sa jeune maîtresse. En voyant Amélia rester des heures entières immobile et silencieuse à la fenêtre d’où elle avait vu disparaître la dernière baïonnette du régiment, cette honnête fille, lui prenant la main, lui dit d’un accent pénétré :

« Et moi, madame, moi aussi, n’ai-je pas mon homme à l’armée ? »

Puis elle se mit à fondre en larmes. Amélia se jeta dans ses bras ; elles pleurèrent ensemble, et leur douleur s’adoucit dans cette communauté de peines.

Plusieurs fois pendant la journée M. Isidore alla parcourir la ville en quête de nouvelles. Il s’arrêtait à la porte des hôtels qui avoisinent le parc. Il se mêlait aux valets et aux gens de service, et, dans la ville, saisissait à la volée les bruits divers qui circulaient, et rapportait bien vite à son maître le bulletin du moment. Tous les Belges étaient attachés au fond de l’âme à la cause de l’empereur, et ils le voyaient déjà vainqueur et la campagne terminée. La proclamation suivante avait été répandue à profusion dans Bruxelles :

proclamation.
« Avesnes, 14 Juin 1815.
« Soldats !

« C’est aujourd’hui l’anniversaire de Marengo et de Friedland, qui décidèrent deux fois du destin de l’Europe. Alors comme après Austerlitz, comme après Wagram, nous fûmes trop généreux, nous crûmes aux protestations et aux serments des princes que nous laissâmes sur le trône ; aujourd’hui cependant, coalisés entre eux, ils en veulent à l’indépendance et aux droits les plus sacrés de la France. Ils ont commencé la plus injuste des agressions ; marchons à leur rencontre : eux et nous ne sommes plus les mêmes hommes !

« Soldats, à Iéna contre ces mêmes Prussiens, aujourd’hui si arrogants, vous étiez un contre trois, et à Montmirail un contre six !

« Que ceux d’entre vous qui ont été prisonniers des Anglais vous fassent le récit de leurs pontons et des maux affreux qu’ils y ont soufferts.

« Les Saxons, les Belges, les Hanovriens, les soldats de la Confédération du Rhin gémissent d’être obligés de prêter leurs bras à la cause des princes ennemis de la justice et des droits de tous les peuples. Ils savent que cette coalition est insatiable ; après avoir dévoré douze millions de Polonais, douze millions d’Italiens, un million de Saxons, six millions de Belges, elle devra dévorer les États du second ordre de l’Allemagne.

« Les insensés, un moment de prospérité les aveugle ; l’oppression et l’humiliation du peuple français sont hors de leur pouvoir. S’ils entrent en France, ils y trouveront leur tombeau.

« Soldats, nous avons des marches forcées à faire, des batailles à livrer, des périls à courir ; mais, avec de la constance, la victoire sera à nous ; les droits de l’homme et le bonheur de la patrie seront reconquis. Pour tout Français qui a du cœur, le moment est arrivé de vaincre ou de périr.

« Signé : Napoléon. »

Les partisans de l’empereur allaient plus loin : ils annonçaient l’extermination de ses ennemis ; parmi les Anglais et les Prussiens, tout ce qui échapperait au fer et au canon devait infailliblement être fait prisonnier et traîné à l’arrière-garde de l’armée conquérante.

Tous ces bruits répandus dans la ville étaient rapportés à M. Sedley avec une minutieuse exactitude. On avait bien soin de lui dire que le duc de Wellington, après avoir rallié son avant-garde, qui, la nuit précédente, avait été complétement écrasée, s’était mis en marche et commençait sa retraite.

« Écrasée ! allons donc, disait Jos toujours fort courageux au sortir de table. Oui, le duc est en marche, mais pour battre l’empereur comme il a battu ses généraux.

— Il a fait brûler ses papiers, partir ses bagages, et l’on prépare le logement qu’il occupait pour le duc de Dalmatie, lui répondit son empressé donneur de nouvelles. Ces renseignements, je les tiens de son maître d’hôtel en personne. Les gens de milord le duc de Richemont font les paquets en toute hâte et achèvent d’emballer son argenterie ; quant à Sa Grâce, elle a pris les devants et est allée rejoindre le roi de France à Ostende.

— Le roi de France est à Gand, mon ami ! répondit Jos avec un sourire railleur et sceptique.

— Hier, le roi de France s’est sauvé à Bruges ; aujourd’hui, il s’embarque à Ostende. Le duc de Berri est prisonnier. Ceux qui tiennent à leur peau n’ont qu’à partir au plus vite. Demain on va rompre les digues ; il sera trop tard de songer à fuir quand tout le pays sera sous l’eau.

— Chansons que tout cela, maître sot ; nous sommes trois contre un, entendez-vous ? Buonaparte n’est pas en mesure de tenir un instant contre nous. Les Autrichiens et les Russes sont en marche ; il est impossible que le Corse ne soit pas écrasé au milieu du choc, dit Jos avec un grand coup de poing sur la table.

— Les Prussiens étaient trois contre un à Iéna : eh bien ! en une semaine leur armée était battue et leur royaume conquis ! ils étaient six contre un à Montmirail, et lui les a dispersés comme un troupeau de moutons. Les troupes autrichiennes sont en marche, mais avec le roi de Rome et l’impératrice à leur tête ; les Russes se disposent à la retraite ; et quant aux Anglais, point de quartier ; leur compte est bon ; ils n’ont qu’à se tenir coi. Regardez un peu ici ; lisez-moi ça comme c’est rédigé : en voilà une crâne proclamation de Sa Majesté l’empereur et roi ! »

M. Isidore tirant de sa poche le susdit papier, le fit passer d’un air de défi sous le nez de son maître. Il croyait déjà n’avoir plus qu’à mettre la main sur l’habit à brandebourgs et les autres objets de sa convoitise.

Jos, comme nous l’avons dit, sortait de table, et ces récits, tout en ébranlant sa confiance, ne l’alarmaient pas encore très-vivement.

« Mon habit, mon chapeau, monsieur, dit-il, et suivez-moi. Je veux aller aux informations, et juger par moi-même de la vérité de tous ces bruits. »

Isidore était furieux ; Jos mettait l’habit à brandebourgs.

« Milord ferait mieux de mettre un autre habit qui ait une apparence moins militaire. Les Français ont fait serment d’exterminer jusqu’au dernier soldat anglais.

— Silence, drôle ! » répondit Jos d’une voix résolue.

Et il enfila son bras dans la manche avec une intrépidité héroïque.

Mistress Rawdon entrait au même instant : elle venait voir Amélia. Trouvant la porte ouverte, elle n’avait pas eu la peine de sonner.

Rebecca n’était ni moins jolie ni moins élégante qu’à son ordinaire. Le paisible et profond repos qu’elle avait goûté depuis le départ de Rawdon lui avait rendu la fraîcheur de son teint ; ses joues roses et souriantes faisaient plaisir à voir, surtout à voir au milieu des figures pâles et inquiètes que l’on rencontrait à chaque pas dans la ville. Elle ne put s’empêcher de rire à la vue de Jos, tout essoufflé de ses efforts pour pénétrer dans les manches de sa redingote.

« Vous vous disposez à rejoindre l’armée, monsieur Jos ? demanda-t-elle. Qui restera donc à Bruxelles pour nous protéger, nous autres, pauvres femmes ? »

Le bras de Jos étant enfin parvenu à franchir l’entrée de la redingote, notre séducteur s’avança tout rougissant, et balbutia quelques excuses à la belle visiteuse, et lui demanda comment elle avait supporté les fatigues du bal et les événements de la matinée.

M. Isidore était allé serrer, pendant ce temps, la robe de chambre à ramages.

« Que c’est aimable à vous de vous informer ainsi de ma santé, dit-elle en serrant une des mains de Jos dans les siennes. À la bonne heure : au moins, vous êtes calme et de sang-froid, tandis que les autres ont tous l’air de ne plus savoir où ils en sont. Et notre petite Emmy ? la séparation a dû être bien terrible pour elle.

— Déchirante ! dit Jos.

— Vous autres hommes, vous êtes tous de roc ; les séparations, les dangers, rien ne vous émeut. Allons, vous vous disposez à rejoindre l’armée, n’est-ce pas ? vous voulez donc nous abandonner à notre malheureux sort. Je savais bien que je devinais juste ! j’en avais comme un pressentiment. Cette pensée que vous alliez nous quitter m’a mise tout en émoi, c’est que je pense souvent à vous quand je suis seule, monsieur Jos, et alors je suis vite accourue pour vous supplier de n’en rien faire, de ne point nous abandonner. »

Voici maintenant de quelle manière on pouvait interpréter ces paroles :

« Mon cher monsieur, dans le cas où l’armée éprouverait un échec et serait forcée de battre en retraite, vous avez une excellente voiture où je compte bien trouver une place. »

La pénétration de Jos alla-t-elle jusqu’à découvrir ce sens caché ? Nous n’oserions le garantir. Jos gardait, du reste, à la dame un profond ressentiment de ses airs d’indifférence pour lui pendant son séjour à Bruxelles. L’avait-elle jamais présenté aux illustres amis de Rawdon ? C’était tout au plus si elle l’avait invité à ses réunions. Il faut ajouter qu’il était d’une timidité excessive au jeu et ne hasardait jamais beaucoup. George et Rawdon ne pouvaient le sentir ; peut-être n’étaient-ils pas bien aises de l’avoir pour témoin de leurs amusements favoris.

« C’est cela ! pensait Jos, elle vient me trouver quand elle a besoin de moi. Elle pense à son vieux Jos Sedley quand personne autre ne lui trotte en tête. »

Mais il se sentait surtout très-fier de l’opinion avantageuse que Rebecca paraissait se faire de son courage. Il rougit de nouveau, se rengorgea dans sa cravate, et d’un ton d’importance :

« Il est vrai, dit-il, que je ne serais pas fâché d’assister à une bataille rangée ; c’est une pensée, d’ailleurs, que tout homme de cœur aurait à ma place, n’est-ce pas ? J’ai bien vu comme une guerre en miniature dans les Indes, je voudrais voir maintenant de la haute stratégie.

— En vérité, messieurs, vous sacrifieriez tout à un plaisir, continua Rebecca du même ton. Le capitaine Crawley m’a quittée ce matin aussi gai que s’il allait à une partie de chasse. Que lui importaient, que vous importent à vous les angoisses et les tortures de la femme que vous abandonnez ? Je viens, mon cher monsieur Sedley, je viens chercher auprès de vous refuge et consolation. J’ai passé ma matinée dans les larmes et la prière dans l’appréhension des périls qui menacent nos maris, nos troupes, nos alliés. Et venant ici dans l’espoir d’y trouver asile et protection auprès du seul ami qui me reste pour me défendre au milieu de ces scènes de sang et de carnage, devais-je m’attendre à vous voir partir, vous aussi ?

— Ah ! chère madame, répondit Jos oubliant toutes les anciennes rancunes, il ne faut pas vous tourmenter ainsi ; je dis seulement que j’aurais du plaisir à aller voir cela ! c’est un langage que tiendrait tout Anglais à ma place ; mais mon devoir, à moi, m’enchaîne ici, et je ne puis laisser cette pauvre sœur qui est là enfermée dans sa chambre. »

En même temps il désignait du doigt la porte d’Amélia.

« Noble frère et excellent cœur ! dit Rebecca en passant sur ses yeux son mouchoir, qui sentait l’eau de Cologne, comme j’ai été injuste envers vous, moi qui vous accusais de n’avoir point de cœur !

— Oh ! certes oui, je vous le jure, dit Jos en portant sa main sur l’organe en question, vous avez été injuste envers moi, chère mistress Rawdon, oh ! oui, bien injuste !

— Il faudrait être aveugle pour nier votre fidélité et votre dévouement à votre sœur ; mais vous, il y a deux ans, je m’en souviens encore parfaitement, vous avez été bien perfide à mon endroit. »

Et Rebecca, après avoir un instant fixé ses yeux sur lui, se dirigea vers la fenêtre.

Une vive rougeur monta aux oreilles de Jos. L’organe dont Rebecca accusait l’absence chez lui se mit à faire de furieuses gambades. Il se rappela son brusque éloignement, sa passion incandescente d’autrefois, leurs promenades en voiture, la bourse de soie verte, le temps où il contemplait avec un cœur épris la blancheur de ses bras et l’éclat de ses yeux.

« Je sais que vous me croyez ingrate, reprit Rebecca. » Et quittant la fenêtre, elle se mit à le regarder de nouveau ; puis elle continua d’une voix émue et tremblante :

« Votre froideur, vos regards dédaigneux, tout dans vos manières, lorsque nous nous sommes retrouvés dernièrement, tout m’a prouvé votre indifférence et votre oubli. Quant à moi, n’avais-je pas des motifs pour vous éviter ? Cherchez dans votre cœur la réponse à cette question. Pensez-vous que mon mari fût d’humeur à vous voir avec plaisir ? Les seuls mots un peu durs qu’il m’ait adressés, je dois cette justice au capitaine Crawley, me sont venus à votre occasion. Quelle blessure, hélas ! ne rouvraient-ils pas dans mon cœur !

— Juste ciel ! grands dieux ! disait Joseph dans un transport de joie et d’inquiétude ; qu’ai-je fait pour… pour…

— Ah ! croyez-le bien, dit Rebecca, la jalousie est une terrible chose ! j’ai eu bien à souffrir de sa part à cause de vous. Cependant, en dépit du passé, mon cœur lui appartient tout entier, et vous savez si je suis innocente, monsieur Sedley. »

Le sang de Jos lui brûlait les veines ; il couvait du regard cette victime, qui avait fini par subir le charme séducteur de sa personne. D’adroites paroles, de tendres œillades rallumèrent en un instant ses ardeurs assoupies, et lui firent refouler bien loin et doutes et soupçons. Y compris Salomon lui-même, les hommes les plus sages ne se sont-ils pas toujours laissé prendre aux cajoleries des femmes ?

« En cas de désastre, pensa Becky, ma retraite est assurée. Je puis maintenant compter sur la place d’honneur dans sa voiture. »

Personne ne peut mesurer à quels amoureux transports, à quelles brûlantes déclarations M. Jos se fût laissé entraîner dans le désordre de ses sens, si M. Isidore ne fût aussitôt survenu pour remplir auprès de lui les devoirs de sa charge. Jos tout prêt à se répandre en tendres aveux, pensa étouffer de l’émotion qu’il lui fallut comprimer en lui-même ; et quant à Rebecca, elle jugea que désormais elle n’avait plus rien de mieux à faire que d’aller consoler sa chère Amélia.

« Au revoir, dit-elle, en faisant à M. Jos le geste de main le plus amical, puis elle frappa doucement à la porte de mistress Osborne.

Tandis qu’elle tirait la porte sur elle, Joseph s’affaissait sur son fauteuil de la façon la plus tragique ; à entendre ses soupirs on aurait dit un soufflet de forge.

« Voilà un vêtement qui doit gêner monsieur, » se risqua à dire Isidore, les yeux fixés sur la redingote de Jos.

Son maître n’entendit point ; il pensait bien à son habit ! Tantôt la vision trop fugitive de son enchanteresse le plongeait dans une folle extase, et tantôt il se laissait aller aux défaillances d’une conscience coupable, croyant voir déjà le jaloux Rawdon, ses moustaches fièrement retroussées et posant le doigt sur la détente de ses terribles pistolets de duel.

À la vue de Rebecca le cœur d’Emmy tressaillit d’effroi, et la pauvre enfant fit un bond en arrière. La soirée de la veille lui revint tout entière à l’esprit. Elle l’avait oubliée sous le poids de ses terribles préoccupations ; elle avait oublié Rebecca, sa jalousie et le reste en présence du départ et des périls de son mari. Nous-mêmes n’avons point voulu troubler le mystère de ses larmes et de sa douleur jusqu’au moment où cette effrontée coquette rompit le charme et tourna le bouton. Qui pourra dire les angoisses de ces longues heures passées par cette pauvre enfant prosternée dans une prière muette au milieu d’amères rêveries ! Ceux qui racontent les batailles et chantent le triomphe parlent rarement de ces pénibles détails. Au milieu des hymnes de la victoire, le conquérant n’a jamais voulu entendre les gémissements des veuves et les cris des mères ! Jamais cependant plus légitime et plus douloureuse protestation ne s’éleva contre les joies lugubres et ensanglantées du triomphateur.

Amélia éprouva d’abord une répulsion instinctive devant ce regard glauque et brillant, cette fraîche toilette qui semblait défier l’anxiété générale, ces bras tendus vers elle pour protester d’une amitié mensongère. Puis un juste courroux s’empara de son cœur, le sang monta à sa figure d’abord aussi pâle que la mort ; elle renvoya à Rebecca un coup d’œil fixe et glacial, et sa rivale s’arrêta toute surprise et presque troublée.

Mais cet embarras fut de courte durée, et faisant un pas vers sa victime :

« Ma chère Amélia, lui dit-elle, vous avez l’air d’être souffrante ; je vous en prie, pour ma tranquillité, dites-moi, ce que vous avez ? »

Amélia recula de nouveau. Pour la première fois de sa vie, cette âme confiante et sincère refusait d’ajouter foi à une démonstration affectueuse et bienveillante. Elle recula et un frisson lui parcourut tout le corps.

« Vous ici, Rebecca ? » dit-elle avec une froideur pleine de dignité.

Ce regard fit naître quelque inquiétude dans l’esprit de la visiteuse.

« Elle l’a vu au bal glisser la lettre dans le bouquet, pensa Rebecca. Voyons, chère Amélia, reprit-elle tout haut et en baissant les yeux, soyez plus calme, je viens voir si je puis… si vous vous sentez mieux.

— Et vous-même, repartit Amélia, comment vous trouvez-vous ? Oh ! fort bien sans doute, car vous n’aimez point votre mari. Autrement seriez-vous ici ! Vous avez été pour moi la source de bien cruelles souffrances, et cependant avez-vous jamais trouvé en moi autre chose qu’une amie tendre et dévouée ?

— Non, sans doute Amélia, répondit l’autre femme le front toujours incliné.

— Quand vous étiez malheureuse, n’ai-je pas été comme votre sœur ? Ne vous ai-je pas tendu les bras quand vous n’aviez ni parents ni amis, et quand tous ces souvenirs devaient vous faire aimer mon bonheur, vous engager au moins à le respecter, vous êtes venue porter le trouble dans mes affections, vous êtes venue vous mettre entre mon amour et lui ! Qui êtes-vous donc pour porter la discorde où Dieu a mis l’union, pour m’enlever le cœur de mon bien-aimé, de mon mari ? Pensez-vous l’aimer d’un amour aussi vrai, aussi pur que le mien ? Sa tendresse formait toute ma joie, vous le savez, et malgré cela vous avez voulu me la ravir. Honte à vous, Rebecca, âme méchante et dépravée ! honte à vous, amie trompeuse et épouse infidèle !

— Amélia, j’en prends Dieu à témoin, je n’ai aucun reproche à me faire à l’égard de mon mari.

— Ah ! Rebecca, interrogez votre conscience, et voyez si elle vous en dira autant pour ce qui me concerne. Si vous n’avez pas réussi, ce n’est pas faute au moins d’y avoir essayé.

— Elle ignore tout, pensa Rebecca plus rassurée.

— Je ne sais quelle voix secrète disait à mon cœur qu’il échapperait à vos piéges, à vos fourberies, et qu’enfin il reviendrait à moi. J’étais sûre de la générosité de son cœur ; j’avais foi dans son amour, et son amour a été rendu à mes vœux. »

La pauvre enfant prononça ces paroles avec une vivacité et une effusion dont Rebecca ne l’avait jamais crue capable, et qui la laissèrent muette. Amélia poursuivit d’une voix attendrie :

« Vous ai-je jamais fait aucun mal pour chercher ainsi à m’enlever celui que j’aime ? Il est à moi depuis six semaines au plus. Vous auriez dû, par pudeur au moins, respecter les premiers jours de notre mariage ; et vous semblez, au contraire, n’avoir rien eu de plus pressé que de corrompre mon bonheur. Et vous venez sans doute maintenant pour jouir du spectacle de mon affliction. Ah ! quinze jours des plus cruelles souffrances auraient dû m’épargner cette dernière insulte !

— Mais, mon Dieu !… fit Rebecca ; puis elle finit sa phrase de la façon la plus maladroite : M’a-t-on jamais vue mettre le pied ici ?

— Jamais, vous dites la vérité ; mais, par vos séductions, vous avez enlevé mon mari à son intérieur. Venez-vous me le ravir encore ? Il n’est plus ici, il est bien loin maintenant… Il s’est assis sur ce sofa ; c’est là que nous avons prononcé nos dernières paroles… J’étais sur ses genoux, ma tête inclinée sur la sienne. Nous avons prié tous deux, et nous avons dit : Notre Père… » Oui, il était là et on me l’a emmené ; il est bien loin maintenant ; mais il m’a promis de revenir.

— Il reviendra, chère Emmy, fit Rebecca en proie à une émotion involontaire.

— Regardez, dit Amélia : voici son ceinturon ; n’est-il pas d’une jolie couleur ? »

En même temps elle le portait à ses lèvres et le couvrait de baisers, puis elle le passait autour de sa taille, et elle restait ainsi de longs instants, immobile comme une statue de marbre. Elle ne pensait plus ni à son courroux, ni à sa jalousie, ni à la présence même de sa rivale. Enfin, à moitié souriante, elle alla caresser l’oreiller où George reposait la nuit à côté d’elle.

Rebecca quitta la chambre sans proférer une parole.

« Comment se trouve Amélia ? demanda Jos, toujours étendu dans son fauteuil.

— Je l’ai trouvée fort souffrante, répondit Rebecca ; il faudrait mettre quelqu’un auprès d’elle pour la soigner. »

Après quoi elle partit toute sérieuse, malgré les vives instances de Jos, qui la pressait d’accepter son dîner.

En quittant Amélia, mistress Crawley rencontra la major O’Dowd, dans l’âme de laquelle les sermons du Doyen n’avaient pu réussir à ramener le calme. Peu habituée aux politesses de mistress Rawdon, elle fut toute surprise de se voir abordée par elle. Rebecca lui apprit que cette pauvre petite mistress Osborne était dans un état pitoyable, et que le chagrin l’avait rendue presque folle. Qu’enfin ce serait une bonne action à mistress O’Dowd d’aller consoler sa jeune amie.

« J’ai déjà beaucoup de ma propre affliction, dit mistress O’Dowd avec gravité, et cette pauvre Amélia doit fort peu désirer les visites ; toutefois, si elle est aussi souffrante que vous le dites, et si vos occupations ne vous laissent pas le temps de rester auprès d’elle, après toutes vos belles protestations de tendresse à son égard, je vais voir ce que je pourrais faire pour elle. J’ai bien l’honneur d’être la vôtre, madame. »

Là-dessus, la dame au turban, après une légère inclination de tête, tira sa révérence à mistress Crawley, dont la compagnie ne lui paraissait aucunement désirable.

Becky, avec un sourire sur les lèvres, s’arrêta pour voir s’éloigner la majestueuse major. Enfin, son sérieux ne put tenir contre un dernier regard que lui décocha mistress O’Dowd par-dessus son épaule, comme la flèche du Parthe ; et sa bonne humeur l’emporta.

« Charmée, ma belle dame, marmotta Peggy entre ses dents, de vous voir si gaie. Ce n’est pas votre chagrin qui vous abîme les yeux à force de pleurer. »

En même temps, elle se dirigea d’un pas rapide vers la demeure de mistress Osborne.

La pauvre femme se trouvait encore auprès du lit où l’avait laissée Rebecca ; elle était debout, toujours égarée par le chagrin. La femme du major, d’un caractère plus ferme et plus énergique, essaya de son mieux à consoler sa jeune amie.

« Allons ! du courage, Amélia, lui dit-elle avec douceur ; il ne faut pas qu’il vous trouve par trop souffrante, quand il vous reviendra après la victoire. Vous n’êtes pas la seule aujourd’hui dont le sort repose entre les mains de Dieu.

— Hélas ! fit Amélia, la force et le courage m’ont abandonnée. »

Elle avait le sentiment de sa faiblesse ; toutefois la présence d’une personne plus énergique releva son moral, et elle se retint par la crainte de donner à son amie le spectacle de ses défaillances. Pendant le temps que ces deux femmes passèrent ensemble, leur cœur avait rejoint le régiment, et en suivait la marche lointaine. Des craintes, des prières et des vœux, tel est le triste lot des femmes dans la guerre. Car la guerre lève son tribut sur les deux sexes : aux hommes elle demande leur sang, aux femmes elle prend leurs larmes.

Vers les deux heures et demie vint se placer un événement d’une haute importance pour M. Joseph ; il s’agissait de dîner. La mort pouvait à quelques lieues de là faire sa terrible moisson, pour lui il n’en perdait pas un coup de dent. Il se rendit lui-même auprès d’Amélia, espérant la décider à prendre quelque nourriture, il eut recours dans ce but à toute son éloquence culinaire.

« Venez, dit-il, venez, la soupe est excellente. Allons Emmy, du courage, que diable ! »

Et il lui baisa la main.

Depuis bien des années, si l’on excepte le jour du mariage, il ne lui avait fait pareille tendresse.

« Vous êtes bien bon, Joseph, lui dit-elle ; tout le monde est bien bon pour moi, je vous en ai beaucoup de gré, mais je désire ne pas quitter ma chambre de la journée. »

Le fumet de la soupe produisit toutefois un si agréable chatouillement sur les nerfs olfactifs de mistress O’Dowd, qu’elle s’offrit pour tenir compagnie à M. Jos. Tous deux allèrent se mettre à table.

« Grâces à Dieu, pour nous avoir donné cet excellent bouillon, » dit avec solennité la femme du major.

Elle pensait à son digne époux, chevauchant alors à la tête de ses braves.

« Ils feront un bien mauvais dîner aujourd’hui, ces pauvres enfants, ajouta-t-elle avec un soupir ; puis elle avala le contenu de son assiette avec une résignation très-philosophique.

Le courage de Jos grandissait en proportion des morceaux qu’il mangeait : à la fin du dîner, pour boire, disait-il, à la santé du régiment, il se fit apporter un verre de champagne.

« Allons, mistress O’Dowd, fit-il avec un aimable salut à sa convive ; vous, Isidore, remplissez le verre de la major ; et buvons à la santé de ce bon O’Dowd et du brave *** »

Tout à coup Isidore tressaillit, la femme du major laissa tomber son couteau et sa fourchette, et, à travers les fenêtres toutes grandes ouvertes, on put distinguer dans le lointain un roulement sourd et continu.

« Qu’avez-vous, drôle ? demanda Jos en apostrophant son domestique. Allons, versez-nous à boire.

— N’entendez-vous pas ? dit Isidore en courant à la fenêtre.

— Dieu nous protége, s’écria mistress O’Dowd, c’est le canon. »

Elle s’élança à la suite d’Isidore comme pour se rapprocher du bruit.

Toutes les maisons étaient garnies de figures pâles et inquiètes, et les rues de la ville encombrées d’une foule morne et silencieuse.