La Foire de Rabat/01

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La foire de Rabat


I

IMPRESSIONS D’ARRIVÉE



I. — LES CIGOGNES DE RABAT

Je croyais qu’il n’y en avait qu’en Alsace ! Et je les trouve tout le long de cette côte marocaine, immobiles sur leurs longues pattes, avec leurs plumes blanches et noires, leur cou flexible et leur bec de corail qui fait un bruit de castagnettes… Je ne sais comment aucune image, aucun hasard de lecture ne m’avait préparé à les voir ici, ces cigognes. Et c’est pour moi un plaisir enfantin de rencontrer ces grands oiseaux, que j’imaginais seulement sur les cheminées de chez nous. Avec le même air familier, la même attitude pensive qu’au sommet d’un clocher d’Alsace, elles se posent sur les murs d’enceinte des vieilles petites cités maugrabines, Fédhala, Bouznika, Skrirat, Témara, qui s’échelonnent sur les grèves de Casablanca à Rabat. De ces vieilles petites cités, on n’aperçoit rien d’autre que le corset de leurs murs rouges, dont la ligne flamboyante n’est interrompue çà et là que par d’énormes tours carrées, une porte, un éboulis, ou la verdure d’un figuier. Mais de la vie enfermée dans ces remparts couleur de feu on ne voit, on n’entend rien. Seuls, les grands oiseaux blancs et noirs animent ces kasbahs mystérieuses, posées là sur le sable comme les gravures de quelque ancien traité de fortification. Debout sur les créneaux en pointe, le bec tourné vers la mer ou vers le bled désolé, on dirait les sentinelles d’une vaste cité d’oiseaux ; et l’indigène accroupi dans ses loques, au pied du grand trou d’ombre que fait la porte de la ville, semble n’être que le gardien de ces nids fortifiés, l’esclave de ces hôtes aériens.

Ah ! ce n’est pas ici qu’il faut venir chercher les fantaisies gracieuses de l’imagination musulmane ! Avec leurs créneaux et leurs tours, ces forteresses rouges de la côte marocaine n’éveillent dans l’esprit qu’un brutal sentiment de rapt, de pillage, de vie violente et menacée. Sous un ciel décoloré par l’excès de la lumière et l’humidité marine, leur présence énigmatique ajoute encore à la morne détresse des eaux et de la terre brûlée. Et vraiment, c’est inattendu, après ces dures images de solitude et de piraterie, de tomber tout à coup sur un charmant conte oriental.

C’est cela ! un vrai conte oriental, à la fois guerrier et si tendre, où la tombe se mêle tout familièrement à la vie, et sur lequel glisse le souvenir du divin Cervantes, et de Robinson Crusoë, et de tous les captifs, et des captives inconnues, que les corsaires ont emmenés jadis dans ces maisons couleur de neige… A l’embouchure d’un lent fleuve africain, où la mer entre largement en longues lames frangées d’écume, deux villes prodigieusement blanches, deux villes des Mille et une Nuits, Rabat et Fath, le Camp de la Victoire, et Salé, la barbaresque, se renvoient de l’une à l’autre rive comme deux strophes de la même poésie, leurs blancheurs et leurs terrasses, leurs minarets et leurs jardins, leurs murailles, leurs tours et leurs grands cimetières pareils à des landes bretonnes, à de vastes tapis de pierres grises étendus au bord de la mer. Plus loin, en remontant le fleuve, au milieu des terres rouges, rouge elle aussi, s’élève la haute tour carrée d’une mosquée disparue. Et derrière cette tour, encore une autre ville, ou plutôt les remparts d’une forteresse ruinée qui maintenant n’est plus qu’un songe, un souvenir de pierre dans un jardin d’orangers. Et de Rabat la blanche a la blanche Salé, par-dessus le large estuaire du fleuve, de la solitaire tour de Hassan à Chellah la mystérieuse, c’est, du matin au soir, un lent va-et-vient de cigognes qui, dans la trame de leur vol, relient d’un fil invisible ces villes ramassées dans cet étroit espace, ces blancheurs, ces verdures, ces eaux.

Est-ce mon imagination ou mes yeux qui voient dans cet endroit un des beaux lieux du monde ? Pareil aux grands oiseaux, mon regard se pose tour à tour, sans jamais se lasser, sur toutes ces beautés dispersées. Mais, comme eux, il revient toujours à la sortie du fleuve sur le haut promontoire qui dresse au-dessus de Rabat une puissante masse en trois couleurs, de blanc, de vert et de feu. C’est à lui seul un paysage qui saisit l’âme tout entière, un paysage ardent et laiteux, brûlant et frais à la fois, tel qu’on pensait n’en pouvoir rencontrer que sur les toiles d’un Lorrain ou dans les grandes folies d’un Turner. Du coup pâlissent dans la mémoire les souvenirs, si romanesques pourtant, de ces comptoirs fortifiés que Venise en ses jours de gloire a semés dans l’Adriatique, de Trieste à Durazzo. Tous les peuples divers, venus ici pour une heure ou pour des siècles, Carthaginois, Romains, Arabes, Berbères ou Portugais, ont bâti sur ce rocher. Il y a là-haut un amoncellement prodigieux de murs rouges qui plongent à pic dans la mer ou s’appuient sur la falaise, les uns délités et ruineux, les autres surprenans de jeunesse, de force vivace ; des buissons de cactus, des touffes de roseaux, toutes les espèces de figuiers ; un amas de maisons misérables, mais éblouissantes de chaux vive, où les sultans ont installé quelques familles d’une tribu guerrière, la tribu des Oudayas, qui donne son nom au rocher ; un beau palais mauresque avec sa cour, son jet d’eau, ses jardins, où les jeunes pirates s’initiaient jadis aux secrets de la navigation ; une porte géante qui à elle seule ferait une vraie forteresse ; le mût léger d’un sémaphore ; et, au sommet de tout cela, dominant des lieues de mer et de campagnes vides, la tour carrée d’un minaret.

De près, cet étonnant décor, sous la lumière du plein midi, découvre bien un peu sa misère. Le temps, les hommes, les vents du large ont attaqué cet appareil guerrier, détruit en mainte et mainte place la robuste perfection des choses. Les blanches maisons accrochées aux éboulis des murailles ne cherchent même pas à cacher ce qui s’entasse, dans leurs cours, de femmes en haillons, de misère, d’enfans charmans, mais sordides ; les verdures, qu’aucune pluie n’a lavées depuis longtemps, sentent un peu la soif et la poussière, en dépit de l’humidité marine ; des détritus de toutes sortes descendent à la mer en longues traînées noirâtres au milieu des pierres écroulées. Il n’y a pas jusqu’aux nids de cigognes posés sur un pan de muraille, un cactus ou un figuier, comme de larges plateaux d’immondices, qui ne se montrent eux aussi à nu dans leur pauvreté orientale, ajoutant leur misère d’oiseaux à celle qui s’agite déjà parmi ces murs embrasés.

Mais qu’on s’éloigne ou que vienne le soir, et le magique Orient refait aussitôt ses prestiges sur la Kasbah des Oudayas. Quand le soleil s’incline à l’horizon et qu’une lumière voilée de brume enveloppe ce rocher plein d’histoire, tout se recrée, tout s’anime. Les murs retrouvent leur jeunesse et leur ancienne perfection, la verdure son éclat, les nids leur poésie aérienne. Le mât du sémaphore, avec ses agrès compliqués, paraît quelque bateau fantôme jeté là-haut sur ces pierres, par un coup de mer monstrueux. Les pauvres petites maisons blanches et le minaret qui les couronne ne forment plus qu’une vaste féerie, d’une complication folle, où s’enchevêtrent et se confondent les terrasses et les jardins suspendus. Cette roche guerrière et ses remparts rougeâtres ne semblent plus servir qu’à soutenir la rêverie. La longue houle atlantique, qui se brise en bas sur les rochers, met une rumeur héroïque autour de ce palais de songe. Et de l’autre côté de l’estuaire, Salé la barbaresque n’est plus qu’un jeu de la lumière, une gracieuse fantaisie de la lune sur le sable, une dernière frange d’écume apportée là par le flot.

Au pied de ce haut promontoire, on a toujours fait de grands rêves. Dans quelle bibliothèque de Fez, de Marrakech ou d’Espagne, dans quelle poussière ou quel néant éternel reposent aujourd’hui les plans que dessina jadis un architecte maugrabin, pour faire de la charmante et modeste Rabat une nouvelle Alexandrie ? C’était, je crois, un sultan almohade, contemporain de saint Louis, qui en avait conçu l’idée. Aujourd’hui, le rêve est repris ; les racines du figuier vivace repoussent sur la vieille muraille. Dans un temps prodigieusement rapide, ce vieux mot de Rabat aura dépouillé pour toujours son voile de brume atlantique, et ces rauques syllabes, nous les prononcerons avec l’orgueil tranquille et cette familiarité, hélas ! un peu banale, que déjà nous mettons dans les noms jadis prestigieux d’Oran, de Constantine ou d’Alger. Au pied de la tour solitaire, une ville française se construit entre les murs de la ville indigène, qui continuera de mener (incha Allah ! s’il plait à Dieu ! ) sa traditionnelle vie musulmane, et les remparts tout flamboyans de la mystérieuse Chellah. Ces masses blanches, çà et là dispersées dans les vergers, ces jardins pleins de fleurs, ces buissons de bougainvilliers, ces haies de géraniums et de liserons bleus, ces maisons de bois provisoires, ces légers bungalows qui ne sont là que pour un jour, ces cabanes de mercantis, bâties avec deux planches au bord de sentes poussiéreuses, ce palais du sultan dans une campagne déserte, ces avenues déjà tracées, mais encore sans maisons, et ces maisons sans avenues, ce cabaret plein de soldats auprès du four d’un potier qui travaille aujourd’hui encore comme on travaillait à Carthage, c’est l’Alexandrie nouvelle. Une volonté ferme, et, chose peut-être encore plus rare, un juste sentiment de la beauté musulmane et de la nôtre propre, s’emploie à nous épargner ici le spectacle des laideurs et des irrémédiables ruines qu’offre trop souvent l’Algérie. Nous abordons cette terre du Moghreb avec une vieille expérience, et des regrets aussi, et le ferme propos de respecter et de défendre une très noble civilisation, qu’ailleurs, mal avertis encore, nous avons brutalisée. Puissent ces dispositions sages résister à des façons plus brutales, à des égoïsmes grossiers ! Puissions-nous, longtemps encore, ne pas déranger un seul pli au linceul de chaux vive qui couvre la blanche Rabat, et étendre jusqu’à ses maisons le respect que nous entendons garder pour ses coutumes, ses institutions, son âme !

Demain, la nouvelle ville française couvrira le vaste espace que nos architectes lui ont réservé sur le papier. Ses maisons, ses rues, ses mœurs viendront battre les murs de la silencieuse Chellah. Pour des années ou pour des siècles ? semblent se demander avec un air de sphinx les hauts murs almohades, les grands murs flamboyans de la cité disparue, qui de tout ce qui vécut, aima et combattit dans leur tragique enceinte, ne gardent plus de vivant qu’une source d’eau fraîche et quelques pierres de tombes disloquées par les figuiers.


II. — LA FANTASIA NOCTURNE

La maison que j’habite, dans la ville indigène, n’a pas de fenêtres sur le dehors. Une lourde porte à clous, avec une ferrure en forme de main de Fathma, un heurtoir pour le cavalier, et, pour le simple piéton, un gros battant de cuivre, introduit dans un vestibule au fond duquel est pratiquée, comme dans l’antique maison romaine, une niche, avec son banc pour loger, la nuit, un esclave. On tourne dans ce vestibule, et l’on se trouve au cœur de la maison, dans une charmante cour carrée, un patio ouvert sur le ciel.

Un petit cloitre, des colonnes, un balcon et sa balustrade d’un bleu rustique et passé, des fenêtres en coquilles, de hautes portes qui ferment les chambres, de hauts portails plutôt, dans lesquelles sont découpées, pour la commodité, des entrées plus petites en forme d’arcs surbaissés, d’autres colonnes sur le cloître reliées entre elles par des arcs ajourés… Mais c’est un palais ! direz-vous. Non, c’est une très simple demeure, une modeste maison arabe ; et les mots sont bien maladroits qui donnent à tout cela un faux air d’opulence. Les colonnes ne sont que des briques recouvertes de plâtre, et les arabesques des stucs, les palmettes à deux branches et les pommes de pin s’effacent sous la chaux dont les ménagères les recouvrent depuis je ne sais combien d’années. Les hautes portes ne sont pas peintes de vert amande, de bleu turquoise ou de violet aubergine, mais d’un simple badigeon bleu délavé par les pluies d’hiver. On n’y voit point ces beaux plafonds de cèdre, aux incrustations de nacre, qui font la gloire des riches demeures musulmanes. Pas de jet d’eau non plus dans la cour : rien qu’un puits à l’angle d’un mur. Et le pavé de mosaïque n’a pas de beaux dessins compliqués.

Et pourtant, oui, c’est un palais, si on appelle ainsi un séjour où tout est fait pour le secret d’une vie singulière et pour le plaisir des yeux. Dès que la porte s’est refermée sur la rue et qu’on a mis le pied dans cette cour, pour laquelle la maison a réservé toutes ses grâces, on a l’impression délicieuse le laisser la vie derrière soi, d’entrer dans un nouveau royaume de silence, d’oubli, de solitude et de fraîcheur. Impossible d’imaginer, pour les heures brûlantes du jour, un endroit plus agréable que ces hautes chambres nues, larges à peine de trois ou quatre pas, mais invraisemblablement longues, et si gracieusement ornées de portiques en plâtre ajouré qui forment à chaque extrémité deux alcôves en ogive. Par terre, sur le dallage de brique, des nattes, des tapis, des matelas couverts de mousseline, qui courent comme un sofa le long de la muraille blanche, et, dans chacune des alcôves, un amoncellement de matelas pareils, de coussins aux couleurs vives. Rien de plus, mais c’est parfait. Et que l’on est reconnaissant à la fenêtre d’être si petite sous sa coquille étrange (que sans doute des maçons d’Europe ont apportée ici), et à la porte d’être si lourde, si impénétrable au soleil, lorsqu’on a mis, entre soi et l’aveuglant éclat du jour, ses deux énormes portans fermés par un loquet de fer !

Là-bas, dans la ville française qui se bâtit hors des murailles, nos architectes s’ingénient à copier le détail gracieux de ces demeures musulmanes ; mais ces fantaisies charmantes que le sage artiste arabe réservait pour l’intérieur du logis, nous les offrons, nous, à la rue. Cette maison d’Islam, toute repliée sur elle-même et orientée vers le secret, nous la retournons comme un gant. Et pourrions-nous faire autrement sans nous renier nous-mêmes ? Une maison, c’est une âme : la nôtre est toute curiosité, agitation, inquiétude, toute projetée vers le dehors ; et nous croirions déjà être descendus au tombeau, si la vie, que nous venons de laisser à la porte, ne rentrait aussitôt par la fenêtre.

Et puis — je le pressens déjà à quelque chose comme un frisson qui, même dans ces journées de juillet, tombe le soir sur les épaules — quand les averses de l’hiver s’abattent au fond de cette cour avec la fureur obstinée qu’ont, paraît-il, les pluies sur cette côte, et que l’eau des terrasses ruisselle à flots de ces petites tuiles qui dessinent là-haut, sur le faîte des murs, de charmans festons d’un vert tendre, ah ! comme elle doit être triste et perdre son riant visage, cette blanche maison, sans feu, sans cheminée, sans fenêtres (ou si petites) et qui ne reçoit vraiment de jour que par ces grandes portes ouvertes, où pénètre avec le froid, la lumière grise et mouillée !…

Quand je suis dans mon puits d’ombre, pour revenir au sentiment qu’une vie existe au dehors, je gravis la petite échelle qui me conduit sur mon toit. Aucun homme, fût-il musulman, n’a le droit de paraître sur les terrasses. Elles sont réservées aux femmes ; et c’était un de leurs plaisirs, au coucher du soleil, les promenades, les visites, les bavardages sur les toits. ; Mais depuis quelques années, des regards indiscrets sont venus jeter le désarroi dans ces réunions aériennes. Plutôt que de subir notre curiosité, les femmes restent au fond des patio, et si par hasard quelques-unes se montrent encore au soir tombant, ce n’est plus comme autrefois à visage découvert et dans l’éclat de leur toilette, mais toutes empaquetées de l’odieuse serviette-éponge, et telles qu’on les voit dans la rue.

Mon arrivée sur le toit ne dérangera donc personne. C’est du moins ce que je me dis, tout en sentant très bien l’inconvenance de ma conduite, et que je n’ai pas là une excuse. Et je monte, rempli de remords ; et je n’ai pas la courtoisie de sacrifier à ces captives l’agrément de respirer l’air du soir… Mais, combien nous devons leur apparaître odieux à tous ces gens d’Islam, et gênans, et insupportables, même quand notre curiosité n’est faite que de sympathie et du désir de comprendre !

Là-haut, tout est blancheur apaisée, laiteux, doux au regard. Un ciel de lumière et de brume, qui rappelle plutôt la Bretagne que la Méditerranée, confond les mille petits murs qui séparent les terrasses dans la même pâleur argentée. Déjà, les plus lointaines ne sont plus que des ombres, des vapeurs dans le ciel blanc. De loin en loin, dans ce désert de neige, quelque chose de vert, les dernières branches d’un laurier surgi du mystère d’une cour ; une épaisse ombre noire, encadrée par deux colonnes et une ogive ajourée ; un feston de tuiles vertes que supporte un linteau de bois ; les tours rougeâtres des mosquées, où flotte un drapeau blanc presque invisible à cette heure ; et, çà et là, d’énormes cubes blancs, posés sur ces blancheurs comme de nouvelles maisons entassées sur les autres, et qui donnent, j’imagine, une assez juste idée de ces riches demeures de Tyr ou de Sidon, sur lesquelles on montait, le soir, faire l’invocation à la lune.

Au bord de ces choses de rêve, inconsistantes et ouatées, la masse puissante, inattendue, de la Kasbah des Oudayas, et sa rouge porte géante, qui retient, sous son arc en forme de fer à cheval, toute l’ombre de la nuit qui vient. Derrière, la mer n’est plus qu’un sentiment, un bruit, une fraîcheur qu’on sent sur son visage, une ligne plus sombre du ciel, un peu d’écume qui miroite, s’éteint et se rallume sur la grève du cimetière de Salé. Et de l’autre côté, dans les terres, au-delà de la Tour Hassan, immatérielle dans le ciel parmi les vapeurs du fleuve, déjà s’est installée la grande solitude du crépuscule angoissant.

Pas une femme sur ce désert aérien. Si, pourtant. Pas très loin de moi, glisse une légère ombre rosée. Elle escalade un mur avec l’agilité d’un chat. Une autre ombre la rejoint, toute verte celle-là, et se met à sa poursuite. Et pendant quelques minutes, je ne vois que ces deux couleurs qui tournoient, s’emmêlent, paraissant et disparaissent derrière les petits murs, sans que je puisse arriver à reconnaître si elles sont laides ou jolies, — jeunes assurément toutes deux, les pieds nus, de longues tresses entrelacées de laine noire, sautant sur leurs robes passées, et des bras si bruns, si chauds, au milieu de ces blancheurs mortes ! Jeu gracieux d’ombres rapides, de mousseline, de soies fanées. Charmant intermède de clowns dans un cirque lunaire.

Peu à peu, au fond des patio, quelques bougies s’allument. Une autre et puis une autre. Chaque maison devient une grande lanterne, qui projette au-dessus d’elle le rayonnement de sa clarté. Sous la brume qui s’épaissit de minute en minute, toutes les terrasses prennent l’aspect d’on ne sait quel vague jardin blanc, illuminé par des parterres de lumière ; et du milieu de ces choses éteintes et de ces lueurs encore pâles dans ce qui reste de jour, montent maintenant des chants, des musiques, un vacarme où la flûte arabe entraine dans sa frénésie l’archet des aigres violens, le battement des mains en cadence, et le tam-tam des tambourins à cymbales. D’éclatans sons de trompette tombent du haut des minarets et déchirent le crépuscule d’une longue note cuivrée, prolongée jusqu’à bout de souffle. C’est le mois du Ramadan. La journée de jeune est finie ; et, avec la nuit, commence la musique et le plaisir.

En Algérie, en Tunisie, c’est la rageuse rhaïta, qui, par ces nuits de fête, invite les cœurs à la joie, avec sa ritournelle monotone et passionnée. Mais ici les Maures andalous ont apporté d’Espagne cette longue trompette, dont la sonorité guerrière éveille plutôt le souvenir de quelque triomphe romain que les troubles ardeurs de la musique orientale. À ces longs appels de cuivre, d’autres appels se mêlent, une grande plainte religieuse lancée à pleine voix au-dessus des mosquées et des petits parterres lumineux. Que disent-elles, ces phrases mystérieuses qui jettent sur la ville un immense filet de prières ?… De la tour d’une mosquée à l’autre tour d’une mosquée, elles se répondent, comme chez nous les cloches d’une église répondent à un autre clocher. Mugies plutôt que récitées, sur des mesures qui étonnent l’oreille, elles s’enfoncent en de longs silences pour laisser au chanteur le temps de reprendre haleine ; et l’on ne sait jamais si la plainte est finie ou va continuer encore. Tantôt ces voix puissantes dominent tous les bruits épars des petits concerts invisibles qui retentissent au fond des puits lumineux ; tantôt les rhaïta, les tambourins et les violens de la fête nocturne jaillissent avec un bruit si aigre, si nombreux, si passionné qu’ils étouffent dans leur vacarme le pieux mugissement des muezzins. Autour de moi, tout est vacarme pour mes oreilles habituées à des rythmes autrement conduits. Mais au milieu de ce tapage, mieux que dans l’art le plus parfait, un instant je crois saisir le sens profond de la musique faite essentiellement pour le délire et la fête.

Enveloppé dans mon manteau, comme je le serais à cette heure en Bretagne ou en Irlande, j’écoute cette lutte aérienne entre les voix du ciel et les bruyans petits plaisirs de la terre. Il fait humide et frais, presque noir. Cette nuit marocaine n’a pas la transparence qu’ont en ce mois d’été les nuits de Tunis ou d’Alger. Dès que vient le crépuscule, la buée de l’Atlantique efface les contours des choses ; et si la lune n’est pas dans son éclat, les blancheurs des murailles, si étincelantes à midi qu’elles semblent défier les ténèbres, s’évanouissent assez vite dans une ombre mouillée qui ne devient jamais de la pluie. A cette heure, la ville ressemble à quelque immense chapelle bleuâtre éclairée par des veilleuses. Et dans cette harmonie bizarre, faite de bruits discords et de lumières invisibles, il n’y a que mon patio, où la bougie s’est éteinte dans sa lanterne multicolore, et d’où ne monte aucun bruit, qui fasse au-dessous de moi un grand trou de silence et d’ombre.

Tout à coup, un tambour furieux, pressé, courant de porte en porte comme si l’ennemi était sous les murailles et qu’il fallût s’élancer aux remparts, emplit toutes les rues, réveille les trompettes de cuivre, endormies depuis un moment, et qui recommencent aussitôt de disperser sur la ville leurs éclats assourdissans. Pendant quelques minutes, c’est un tumulte infernal de tambours déchaînés et de trompettes qui se déplacent aux quatre angles des minarets pour jeter leurs clameurs sauvages. Il est minuit. Tout ce furieux tapage est fait pour éveiller les dormeurs (comme si quelqu’un pouvait dormir par cette nuit forcenée ! ) et avertir les ménagères qu’il est temps de songer au repas de la nuit avant la reprise du jeûne.

Cependant, peu à peu, s’apaise cette belliqueuse rafale, tandis que du haut des mosquées, les plaintives litanies s’envolent et restent longtemps suspendues sur de grandes ailes sonores. Puis, de nouveau, les trompettes de cuivre lancent, toutes ensemble, une fanfare sauvage qui ne dure qu’un instant. Et de ces meuglemens barbares, tout à coup, sort quelque chose de surprenant, de magnifique, qui me dresse debout sur ma terrasse, l’oreille tendue et le cœur enivré. Une troupe hardie de voix fraîches, joyeuses, et qui semblait n’attendre que le signal assourdissant des cuivres, s’élance à deux cents pas de moi, du minaret de la grande mosquée. Quel élan, quelle allégresse ! Ce ne sont plus ces modulations lugubres pesamment jetées aux ténèbres, ni ces mille petits chants discords qui semblent, comme les cigognes, ne se tenir que sur un pied et chanceler à tout moment dans leur courte cadence. C’est un grand mouvement d’enthousiasme et de jeunesse, une de ces grandes musiques qui libèrent tout à coup l’esprit des mille vanités qui l’encombrent, pour soulever dans l’âme de celui qui écoute l’émotion la plus vague, la plus indéterminée, ou réveiller au contraire avec une force décuplée l’inquiétude la plus particulière à son cœur. Toutes ces voix avancent d’un beau train joyeux et grave. Parfois, l’une d’elles plus rapide, et saisie d’un délire sacré, bondit hors de la troupe, se cabre, la dépasse, dessine dans le ciel une arabesque sonore, puis rentre et disparaît dans le cœur des autres voix qui ont précipité leur allure. Et cela fait penser à quelque fantasia de chevaux invisibles, de beaux chevaux ailés qui galopent là-haut, dans la nuit.

Quelquefois une voix trébuche. Depuis trois semaines bientôt que dure le Ramadan et que, chaque nuit, ces chanteurs jettent ainsi dans les ténèbres ces strophes en l’honneur du Prophète, les gosiers se sont un peu fatigués. Mais que sont les faux pas, les hésitations, les chutes de ces cavaliers ailés ? Le grand mouvement de la fantasia nocturne emporte tout dans son élan héroïque.

On raconte que le poète qui composa ces strophes enflammées était un poète aveugle, et que Mahomet, en récompense, lui rendit la lumière des yeux. Mais qu’a fait le Prophète pour l’artiste inspiré qui composa la musique ? Lui aussi eût mérité sa légende ; or il est anonyme, comme tous ceux qui ont créé de la beauté en Islam, anonyme comme l’architecte qui a construit la tour Hassan, la Koutoubia de Marrakech ou la Giralda de Séville. Dans ces grands cimetières qui s’offrent au vent et à la vague sur les dunes de Rabat et de Salé, on vient encore aujourd’hui s’asseoir près des tombeaux d’illustres docteurs coraniques. Mais rien ne signale au passant la tombe des artistes profanes. Le même voile affligeant qui couvre le visage des femmes est jeté sur leur mémoire…

Brutalement, un coup de canon arrête en pleine course la chevauchée aérienne. L’heure avance, l’aube n’est pas loin, le jeûne va reprendre avec le lever du soleil. Au fond des petites cours intérieures, tous les bruits de la fête se sont peu à peu apaisés. Les lumières se sont éteintes. Dans l’air, les longues litanies ont pris la place des musiciens passionnés. Du haut de ma terrasse, je n’entends plus, au fond des ruelles, que le claquement des babouches et les murmures des fidèles qui se rendent aux mosquées.


III. — LE MYSTÈRE DE LA RUE

Oui, ma maison musulmane est charmante, mais elle a un défaut, c’est qu’elle est enchantée. Quand on est entré dans sa cour, on n’en peut plus sortir, tant elle emploie de grâces à vous garder dans son ombre ; et lorsqu’on est dehors, impossible de la retrouver dans le dédale des ruelles blanches, des longs couloirs tortueux et compliqués entre de grands murs vides, fantomatiquement pareils, dont la monotonie n’est rompue que par des portes à clous toujours closes.

Aujourd’hui encore, j’ai tourné tout autour pendant des heures, sans arriver à reconnaître ses gros clous et ses ferrures. A la lettre, j’étais perdu dans cette petite Rabat, qui tient dans le creux de la main, plus que je ne l’ai jamais été dans aucun autre endroit d’Orient. Où retrouver dans ces blancheurs les points de repère que j’ai logés dans ma mémoire pour reconnaître mon chemin : une négresse en train de reblanchir son mur, la maison du Vizir où les secrétaires et les chaouchs bavardent sous le frais corridor, la fontaine où les nègres emplissent leurs outres en peau de chèvre et trois vieux maraîchers accroupis au milieu de leurs concombres ?… Si la mince rue que l’on suit n’a pas entre ses deux trottoirs une rigole de terre battue, juste assez large pour que l’âne, la mule ou le cheval puisse y poser le pied, on est entré dans une impasse, un de ces chemins sans issue que l’Orient affectionne avec son éternel désir de vivre replié sur lui-même et de multiplier son secret. Et qu’elle est mince, qu’elle est étroite la rigole de terre battue ! Comme l’œil, l’esprit distraits ont tôt fait d’en perdre la trace ! Islam, Islam, qu’il est donc difficile de circuler dans ton mystère ! On croit toujours que l’on comprend, on croit toujours qu’on suit la piste, mais déjà le pied n’est plus dans la rigole étroite, et devant l’imagination qui croyait voir le chemin tout tracé, se dresse le mur indéchiffrable, l’éternelle porte fermée.

Ici, le même burnous blanc couvre riches et pauvres, et le mur des maisons. Rien de cette diversité que partout ailleurs dans le monde, et même dans l’Orient islamique, mettent sur les demeures, comme sur les habits des hommes, la richesse ou la misère. Rien que ces grands murs vides, que deux fois par an on recouvre d’un nouveau linceul de chaux. Pas même ces moucharabiehs de Tunis, du Caire ou de Constantinople, qui, si secrets qu’ils soient, rassurent, égaient la rue de toutes les curiosités féminines que l’on sent s’agiter derrière leurs croisillons de bois. Parfois, au-dessus d’une porte, un léger cadre de pierre sculptée annonce un peu d’opulence. Mais il n’y a véritablement que l’élévation des murailles, ou mieux encore la distance qui s’étend entre deux portes pour mettre dans l’esprit l’idée que, derrière ces blancheurs égales, toutes les vies ne se ressemblent pas et qu’ici, comme ailleurs, il y a, près de la pauvreté, la puissance et la richesse. Alors, avec étonnement, les yeux mesurent la grandeur de l’espace qu’enferme, le long d’une ruelle, un de ces murs sans fenêtre qui tourne dans une autre venelle, tourne encore et retourne pour achever son énorme carré où une seule porte donne accès. Parfois cette porte entrouverte laisse voir un vestibule, un dessin de mosaïque, des colonnes, des arcs à jours. Mais le corridor fait un coude qui borne aussitôt le regard, et, je ne sais par quel mystère, toujours une main invisible s’oppose à ma curiosité et me pousse la porte au visage.

Qui donc habite ces vastes cubes blancs ? Lequel de ces hommes en burnous, aux pieds nus dans des babouches, qui ressemble à cent autres qu’on rencontre dans les rues ? Quelle existence peut-on mener dans ces étonnantes demeures ? Combien de femmes, combien d’esclaves noires habitent ce blanc silence qu’aucune fenêtre n’anime ? Est-il vrai, comme on me l’assure, que cette paix n’est qu’apparente et que, derrière ces murs inertes, s’agite une vie fastidieuse et prodigieusement énervée ? On me dit que les femmes, dans ces demeures si blanches, passent les journées interminables à se disputer entre elles, à manger des confitures opiacées, à brûler des parfums excitans, à se livrer à une foule de petites pratiques magiques pour se rendre favorable l’immense troupe des génies, des petits dieux familiers que la sorcellerie appelle ou éloigne à son gré ?… Les femmes de chez nous, admises à pénétrer près d’elles, s’étonnent de leur indifférence à l’arrangement de leurs logis et au soin de leurs enfans. Leur coquetterie barbare les choque. Elles assurent que bien peu sont belles. Mais une femme est toujours suspecte quand il s’agit de la beauté d’une autre, non que la jalousie ait ici rien à voir, mais un détail de toilette, un tatouage bizarre suffit souvent à cacher la vraie beauté d’un visage. Et puis, à quoi bon chercher à pénétrer ces vies cloîtrées ? Le plus curieux qu’elles aient à nous offrir, c’est sans doute leur secret. On aurait trop vite épuisé le plaisir de les connaître. La sagesse est de les laisser à cette ombre où l’Islam les a rejetées, et où il serait tout à fait déraisonnable de penser qu’après une si longue habitude, elles n’ont pas trouvé le bonheur.

Mais qu’est devenue la négresse qui reblanchissait son mur, la maison du Vizir, le moulin, la fontaine, le petit étalage de pastèques et de concombres ? À tout hasard, je me dirige sur des voix de mendians qui psalmodient dans une rue. Ils sont là, au pied d’un grand mur, près d’une porte entr’ouverte, sous une fenêtre grillagée, à laquelle flottent des chiffons et des touffes de cheveux. C’est le tombeau d’un saint qui, pour quelque folie ou quelque vertu légendaire, a mérité d’être enterré ici, de conserver sa place au milieu des vivans, d’échapper au cimetière de la dune, à cette terrible égalité où précipite la mort musulmane et toute mort. En me dressant sur la pointe des pieds, je puis jeter un regard par les barreaux de la fenêtre. Aveuglés par la lumière, mes yeux éprouvent de la peine à distinguer quelque chose, Des veilleuses, un cierge de cire qui achève de se consumer dans un chandelier de cuivre, éclairent un catafalque couvert d’étoffes brillantes, surmonté aux quatre coins d’étendards blancs, verts et rouges. Au plafond, parmi les veilleuses, brillent ces boules multicolores, qu’on gagne aux loteries foraines ; aux murs, des ex-voto, des tablettes de bois peint, une profusion incroyable de pendules, d’horloges, de coucous arrêtés ou réglés à des heures différentes, toutes machines à calculer le temps qu’on est bien étonné de rencontrer dans cette chambre funèbre. Et cette petite masse d’ombre pieuse, perdue dans la lumière qui flamboie tout alentour, ce cercueil presque dans la rue, c’est à peu près la seule chose qui vive dans ce quartier aveugle et muet, au milieu de ces maisons mortes, peuplées de vies invisibles.

Au sommet de la coupole qui couronne cette chapelle d’Islam, un vaste nid de cigogne est posé. Au pied du mur, sous la fenêtre, la kyrielle des mendians aveugles. Hommes déchus et libres oiseaux, tous les deux se ressemblent, tous les deux errans et fidèles, ramenés par chaque saison au même tombeau familier, l’un à la cime et l’autre au pied. L’écuelle de bois sur les genoux, ces mendians, en plein soleil, insoucieux de chercher une ombre dont leur peau boucanée n’éprouve sans doute plus la douceur, et que leurs yeux sinistrement ouverts ne reconnaissent même plus, psalmodient leurs litanies, où revient sans cesse le nom de Si Moulay Ibrahim, l’habitant du mausolée. Leurs voix infatigables bercent le silence de la rue, tandis qu’en haut de la kouba, immobile sur une patte, la cigogne, dans la lumière argentée, semble l’image de la méditation solitaire, la prière elle-même prête à s’envoler en plein ciel.

Dans la ruelle, une forme blanche, enveloppée de la tête aux pieds d’une vaste serviette-éponge qui ne laisse paraître qu’un œil et aussi des chevilles entourées d’un caleçon de toile pareil à un bas qui tombe, — une femme à qui son âge ou sa condition modeste permet de sortir dans la ville, — s’avance, en traînant ses sandales, jusqu’à l’entrée du sanctuaire. Elle entre, se glisse comme une ombre par la porte entre-bâillée, me jetant au passage son regard de cyclope, un regard sans visage, impersonnel comme une flèche partie on ne sait d’où, mais si noir, si brillant, si avivé par la peinture et le fard que je comprends aussitôt pourquoi on appelle œil du diable cet œil inquiétant de sorcière.

Un instant elle disparaît dans la cour de la kouba. A travers les barreaux de la fenêtre, je la revois, lourd et blanc fantôme, qui s’approche du tombeau. De sa main enveloppée dans un pan de la serviette-éponge qui lui sert de haïck, elle frappe sur le cercueil un ou deux petits coups secs afin de réveiller le mort, baise la place que sa main a touchée, s’accroupit sur la natte et, le dos appuyé au catafalque, s’efface, disparaît, s’anéantit dans le silence et le bruit des pendules, me laissant plus seul dans la rue que son passage de fantôme avait un instant animée.

Et toujours devant moi les blanches murailles se plient et se déplient dans une complication magique, qui me jette au fond des impasses ou me ramène dix fois de suite à l’endroit d’où je suis parti. Cependant, voici le moulin que j’ai repéré sur ma route, avant la maison du Vizir. Le jour qui entre par la porte éclaire dans l’ombre, et fantastiquement, des poutres, des toiles d’araignées, des choses indéfinissables sous la poussière qui les couvre, deux ou trois burnous accroupis devant un jeu de cartes, et le vieux cheval gris qui passe tour à tour des ténèbres à la lumière et de la lumière aux ténèbres, en faisant tourner la meule. Vraie gravure du Piranèse, une planche des prisons de Rome. Dans peu de temps sans doute, un moteur à essence (on en voit déjà quelques-uns çà et là, dans la ville) remplacera le vieux cheval fourbu, mince progrès, en somme, comparé à celui qui attela un jour au timon de ce manège, à la place d’un esclave, cette pauvre bête efflanquée…

Je m’éloigne, je prends une rue, puis une autre rue encore, et de nouveau, par miracle, me voilà ramené devant le moulin ténébreux. La partie de cartes est finie. Fatigué sans doute par le jeûne, le meunier s’est assoupi sur les sacs de grain. Le bâton, lui aussi, s’est endormi dans la farine. Plus de bruit. Le cheval s’arrête. Je ne distingue plus, dans l’ombre, que le doux œil de la bête, illuminant la cave obscure.

On raconte qu’un jour, un Berbère de la montagne qui descendait, pour la première fois, dans un grand marché de la plaine, se sentit tellement perdu parmi les tentes de vingt tribus différentes, qu’il eut peur tout à coup de se perdre lui-même. Pour éviter cet accident, il avisa un marchand de poulets, prit une plume à la volaille et la piqua dans son turban ; et de temps en temps, il la touchait, pour s’assurer qu’il était toujours lui-même.

Moi aussi, j’aurais bien besoin de mettre une plume à mon chapeau ! Sans m’en apercevoir, je suis sorti du quartier silencieux des maisons blanches, et je me trouve tout à coup dans un autre univers, à mille lieues d’ici, en pleine Galicie, au pays des caftans noirs. Plus de haïcks, plus de serviettes-éponges, plus de turbans, plus de pieds nus dans les babouches. Ah ! je les reconnais, ces Juifs vêtus de souquenilles noires, avec leurs ceintures de cuir, leurs chaussettes multicolores retenues par des jarretelles à leurs maigres jambes nues, leurs souliers éculés, et la crasseuse calotte notre posée tout en haut de leur-crâne ! Je les ai vus sous une autre lumière, toujours pareils à eux-mêmes. Même air inquiet et subtil, même empressement à courir vers on ne sait quelle affaire, mêmes femmes alourdies par la graisse, mêmes gracieux enfans. Je respire aussi les odeurs qu’ils transportent partout avec eux au fond de leurs ghettos, qu’on appelle ici des mellahs, — Mellah, ce qui veut dire saloir, car, de tout temps au Maroc, les Juifs ont eu le privilège de saler, pour les conserver, les têtes des rebelles qu’on exposait sur les murailles. Mais les traditions se perdent, les mœurs deviennent débonnaires : j’ai beau regarder autour de moi, je ne vois pas la moindre tête mariner dans la saumure.

Est-ce un souvenir des jours, encore si près de nous, où tout Arabe, en bonne fortune, avait le droit d’entrer chez le premier Juif venu pour y satisfaire son désir ? On a relégué dans ce quartier tout ce que la prostitution de la Méditerranée produit, je crois, de plus affreux. Ici, hélas ! plus de mystère. Tout est tristement dévoilé. La volupté la plus brutale n’est séparée de la rue que par un rideau de mousseline, voire par de paisibles citoyens chargés de la police, qui montent la garde à la porte, écoutant avec un air de sagesse ahurie le tumulte des phonographes mêlé au bruit des flûtes indigènes et de la mandoline espagnole.

Je reviendrai certainement parmi ces vieilles connaissances, chercher dans le tumulte de ces insolentes musiques, l’antique vie d’Israël qui se poursuit ici, et sa chère synagogue. Mais ma blanche demeure est loin de leurs maisons couvertes d’un badigeon bleu, et par la porte du Mellah je rentre dans la foule mêlée d’Arabes, de Berbères, de nègres, de chameaux, de chevaux, de mulets et d’ânes qui se pressent, se croisent, se bousculent entre les boutiques, posées à un mètre du sol comme autant de petits placards, de petites armoires ouvertes.

C’est le quartier des souks, le bazar oriental, toujours le même et toujours divertissant par quelque détail imprévu de geste, de forme ou de couleur. La rue sent l’huile bouillante, la graisse de mouton, la menthe, les herbes violemment parfumées, toutes les odeurs composites qui sortent des petits fourneaux de terre, où des cuisiniers en plein vent fabriquent, pour les festins nocturnes, des soupes, des grillades et des pâtisseries. Comme on est en Ramadan et qu’il est cinq heures du soir, que la journée a été accablante et que depuis l’aurore personne n’a bu ni mangé, tout ce qui ne s’agite pas dans la rue est assez ensommeillé. Le cuisinier s’endort, le soufflet à la main, devant son petit fourneau où s’éteint le charbon de bois. Le marchand accroupi au milieu de sa pacotille, semblable lui-même à un bibelot plus encombrant que les autres, n’a plus de force pour changer de position en s’accrochant à la corde noueuse suspendue au plafond, ni même pour chasser les mouches avec son balai de palmier. Dans leurs minuscules échoppes, les artisans et leur monde gracieux d’apprentis travaillent sans ardeur a leurs petits métiers très anciens. Seuls, les mendians, accroupis sur le trottoir et habitués par profession a un jeûne éternel, semblent ne point souffrir de la soif et de la faim, et sur un rythme lugubre demandent sans relâche -a la foule qui passe la charité d’une bougie, d’un morceau de pain, d’une aumône, au nom de Sidi Ibrahim ou de Sidi Bel Abbès.

Balek ! me crie le chamelier qui pousse devant lui le troupeau de ses bêtes à la fois dociles et révoltées. Balek ! crie l’ânier quand déjà son bourricot chargé de deux couffins énormes m’a jeté contre le mur. Balek ! crie le nègre qui arrose la rue avec son outre en peau de chèvre sur laquelle le poil est collé. Balek ! crie du haut de sa mule le notable qui, après la sieste, se rend à son jardin d’orangers, confortablement installé sur sa haute selle de drap rouge. Et tout au fond de moi, le peuple turbulent des questions sans réponse m’envoie, comme un écho, le cri de la rue marocaine : « Balek ! », rends ton âme attentive !

Je vois l’échoppe et la boutique, la babouche et l’ouvrier, la pacotille et le marchand. Mais à quoi pense le marchand avec son œil endormi ? A quoi pense l’artisan en faisant machinalement son petit métier ancien ? Peu de choses probablement, car c’est le lot de la plupart des hommes de ne penser à rien. Ceux qui croient les connaître prétendent qu’ils poursuivent, au fond de leurs petits placards, une vague rêverie sensuelle indéfiniment ressassée, où ils trouvent tout ensemble leur bonheur et leur perte, leur poésie et leur abêtissement, un monotone songe charnel, qui flotte dans la lumière du kif, et que berce le petit serin prisonnier dans sa cage ou les notes grêles de la guitare d’un nègre — pauvre musique, en vérité, tout juste suffisante pour soutenir cette mince pensée dans son immobilité.

Mais est-il prudent d’accorder à ce jugement si sommaire plus de crédit qu’aux dires des femmes sur les beautés indigènes ?… Cinq fois par jour, l’appel de la prière vient chercher ces pensées charnelles dans leurs petits placards, les emporte à la mosquée, les tient debout ou les prosterne sur le tapis de prière. Dans cette rue bruyante et brûlante, cette mosquée, ces voûtes, ces arcades ombreuses, c’est le plus beau jardin, un jardin de pierre sans saisons. Qu’il serait bon de tremper ses pieds nus dans la fontaine de la cour, de marcher sur ces nattes fraîches ! On voudrait être pour une heure musulman. De la religion, ces délices ? De la volupté plutôt, du repos, de la rêverie dans la musique de la prière et des belles phrases cadencées. Depuis le seuil, sous les veilleuses, l’œil s’en va jusqu’au Mihrab tout brillant de mosaïque au milieu des blancheurs nues. Devant la muraille sacrée, un long burnous fait la prière, chante sur un mode uni un grand air de plain-chant qui fait de ce Bédouin le frère d’un moine de Cîteaux, de Ligugé ou de Solesmes. Alignés derrière lui, en longues files régulières, d’autres burnous répondent, s’inclinent, s’agenouillent, frappent leur front contre la terre, se relèvent, chantent, psalmodient, jamais lassés, semble-t-il, de leur sainte gymnastique. Ces fidèles, debout devant Dieu, acharnés à la prière, ou qui viennent s’étendre et dormir dans l’ombre des piliers, sont-ils les mêmes hommes qui, dans leurs petites armoires, poursuivent de vagues songes sensuels ? De quelle façon, dans leurs esprits, s’associent le rêve mystique et le rêve voluptueux ? Sur ce limon de prière ne pousse-t-il que la fleur aride d’un désir toujours renaissant ? Comment comprendre la phrase du Prophète si claire et si mystérieuse : J’aime trois choses, les femmes, les parfums, la prière, mais surtout la prière ?…

Il y a seulement trois ou quatre ans, une barrière de bois, posée à hauteur d’homme en travers de toutes les rues où se trouvait une mosquée, en interdisait le passage aux animaux et aux Juifs. Comme il était naturel, l’interdiction s’étendit jusqu’à nous. Mais pouvions-nous tolérer qu’une seule rue fût barrée par une pensée mystique ? Nous avons fait tomber ces barrières. Les animaux, les Juifs et moi-même nous pouvons passer librement devant les Croyans qui prient. Seulement, cette entrave de bois, que notre orgueil s’imagine avoir renversée, existe toujours, invisible. Je pourrais passer et repasser cent fois devant cette mosquée et devant ces boutiques, sans pénétrer jamais leur mystère. Et c’est toujours ainsi dans ces villes d’Orient. C’est à la fois leur charme et leur ennui. Ce qu’elles offrent d’elles enchante, mais rassasie assez vite par son pittoresque même ; et ce qu’on ne voit pas, après avoir vainement irrité la rêverie, finit par l’épuiser, car ce qui se dérobe à un premier regard, on ne le saisira jamais.

Même dans la cité des Mille et une Nuits, où les Génies au service des Mages promènent indéfiniment l’étranger, l’égaré finit toujours par retrouver son logis. Quand j’arrivai devant ma porte, un mendiant encensait le seuil avec un petit fourneau de terre empli de braises ardentes, en implorant une bougie au nom de Sidi Abdel Kader… De la lumière ! Mendiant, que me demandes-tu ! Sans doute un jour Allah t’en donnera. Qu’en ferais-tu, ce soir ? Les nuits sont presque transparentes. Restons tous deux dans nos demi-ténèbres. Un plat de mon dîner fera mieux ton affaire. Et toi, donne encore à ma porte cette chose que le plus riche des hommes ne peut retenir dans sa main, qui est à tous ou qui n’est à personne, et dont les dieux et les mortels doivent savoir se contenter, ton vrai cadeau de pauvre, la fumée d’un parfum.


IV. — TOMBES AU BORD DES GRÈVES

De chaque côté du vaste estuaire, séparés seulement par la barre qui se brise sur leurs rochers et leurs sables, les deux grands cimetières de Rabat et de Salé se ressemblent comme une tombe d’islam ressemble à une tombe d’Islam. Tous les deux au bord de la mer, sans un buisson, sans un arbre, sous un ciel souvent voilé d’un léger crêpe grisâtre, ils ne ramènent pas l’esprit vers les jardins de cyprès et d’oubli qu’on voit à Constantinople, au Caire ou à Damas. Mais de quel mouvement inattendu, avec quelle force poignante, par-delà des lieues et des lieues de terres battues par le flot, ils emportent l’imagination, le long de l’Atlantique, vers quelque lande de Bretagne, solitaire au bord des grèves !… Si loin que la vue peut s’étendre, ils sont hérissés de pierres grises. Et il y en a des milliers et des milliers de ces pierres grises, à peine plus hautes que le genou, toutes de la même forme carrée, toutes du même granit bleuâtre, mangées par le lichen et la rouille, et accouplées deux par deux à la distance d’un corps étendu. Suivant le mouvement des dunes, elles montent, descendent en lignes longues et serrées, jusqu’aux grands murs d’enceinte qui bordent le rivage, comme pour contenir leur flot. Mais elles franchissent la muraille, envahissent la grève, hérissent de nouveau le rocher et le sable de leur multitude pressée. Seul, l’Océan peut arrêter ce long glissement silencieux, cette marche funèbre des pierres grises.

Sans doute, si les gens d’ici ont fait de ces dunes leurs cimetières, c’est que la terre y était infertile et que ces landes désolées ne pouvaient loger que des morts. Mais la vie donne un sens plus haut à ce qui d’abord n’avait été qu’une pauvre pensée utilitaire ; et personne, visitant ces grands terrains mortuaires, ne peut échapper à l’idée que cette armée de tombes rassemblée sur ce rivage, c’est la protection mystérieuse, l’obstacle quasi infranchissable dressé par les vivans et les morts contre les pensées étrangères qui, portées sur l’Océan, voudraient aborder l’Islam…

Chaque soir, à l’heure du Moghreb, quelques graves burnous, leurs tapis de prière sous le bras, viennent s’asseoir sur la haute d’une du cimetière de Rabat. Le soleil descend lentement jusqu’à toucher le bord des eaux ; les murs de la Kasbah flamboient, et, sous la lumière frisante, chaque petite pierre de tombe devient, d’un côté, un miroir, et de l’autre, une plaque d’ombre. Des vaches, des moutons à l’aventure paissent les chardons poussiéreux. Un vapeur ancré au large envoie ses tristes fumées dans la paix du jour finissant. Une lourde barcasse, armée de vingt rameurs, s’en va décharger le navire, et pendant quelques minutes, le cimetière tout entier est comme suspendu à l’effort de ces vingt hommes luttant avec leurs bras pour surmonter les hautes lames qui barrent l’entrée du Bou Regreg. Tous les deux coups de rames, les vingt rameurs se lèvent pour donner un plus grand effort, puis se rasseoient et disparaissent sous le toit que forme au-dessus de leurs têtes les longs manches de leurs avirons. La voix du patron de la barque, debout au gouvernail, ne cesse d’exhorter l’équipage par des objurgations, des plaisanteries, des injures ; et de cette chose noire, vivante, armée de longues pattes menues qui vont et viennent sur la mer, s’élève un long gémissement, à des intervalles très lointains, un morceau de complainte, comme en ont certainement chanté les ancêtres de ces mariniers, enchaînés sur les galères.

Dès que le disque du soleil a effleuré le bord des eaux, il semble précipiter son déclin. En disparaissant sous les vagues, quand le ciel est sans brume, parfois il fait jaillir le fameux rayon vert que les navigateurs ont cherché pendant des années, sur toutes les mers du globe, et qu’ils n’ont rencontré qu’ici. Bien des fois je suis venu, à l’heure du soleil déclinant, sur cette haute dune, mais jamais je n’ai vu le rayon fabuleux surgir des eaux embrasées ; et vraiment, je finis par croire que ce feu d’artifice, que l’on ne voit jamais et que toujours on espère, n’est rien qu’une invention de la fantaisie orientale, une allégorie transparente, une fable qui dirait : « Viens chaque soir au milieu de ces tombes guetter le rayon vert. Si tu ne le vois pas aujourd’hui, reviens demain, après-demain encore. Et quand longtemps ainsi tu auras fatigué ton désir, peut-être, au spectacle apaisant de la mer et de la mort, verras-tu jaillir dans ton âme le rayon qui éclaire la vie. »

Un moment encore, le souvenir du soleil disparu emplit le ciel et les eaux de clarté ; puis, tout en haut du minaret de la Kasbah des Oudayas, et aussi, là-bas, tout au loin, de l’autre côté de l’estuaire, au sommet de la tour carrée de la grande mosquée de Salé, monte au bout de sa poulie la lumière encore bien pâle dans le clair crépuscule, l’étoile qui annonce aux Croyans que l’heure du Moghreb est venue. Alors, çà et là, les burnous assis sur les pierres grises posent leur tapis sur la lande, et le des tourné à l’Océan, les yeux fixés vers la Mecque, commencent de psalmodier la prière.

Chaque vendredi, sur cette lande, dans ce cimetière si nu d’Islam, où toute représentation d’une forme humaine est interdite, se dresse, comme par miracle, tout un peuple vivant de statues. Ce sont les femmes qui, ce jour-là, viennent encenser les morts, causer entre elles et respirer un autre air que l’air prisonnier du patio. (Encore toutes n’ont pas le loisir de venir s’asseoir sur les tombes, et quand on est d’une très noble origine, la mort elle-même n’a pas le privilège de vous faire quitter la maison.) Le triste haïk blanchâtre cache toujours aux yeux les visages et les robes aux riches couleurs, mais, ce jour-là, on lui pardonne à la triste serviette-éponge, tant il y a de noblesse dans ses beaux plis antiques, qui mettent auprès de chaque tombe une image achevée de la mélancolie.

Et partout, des bouquets d’enfans, jaunes, verts, rouges, violets, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel doucement voilées de mousseline. Entassés à dix ou douze dans l’intervalle de deux pierres grises, comme dans un bateau fleuri, sous la gaule d’un maître d’école, ils chantent des versets du Coran, en balançant leur tête si comiquement sérieuse au fond du capuchon pointu ! La dune, à l’ordinaire silencieuse, retentit de leurs voix aiguës et de leur chant précipité. Une prière finie, tous ensemble ils s’envolent comme un essaim diapré, pour s’abattre sur une autre tombe, entre deux autres pierres grises. Nulle hésitation dans leur course. Comment ont-ils distingué ces deux pierres parmi tant d’autres exactement pareilles ?… Déjà leur troupe a reformé sa corbeille fleurie ; leur maître, moins agile, les rejoint avec sa gaule ; et la mélopée recommence, le même pépiement d’oiseaux, tandis que là-bas, sur la mer, le vapeur toujours à l’ancre décharge ses marchandises, en lançant, lui, vers le ciel d’interminables fumées.

Et ce gracieux paysage, ces femmes, ces enfans, ces blancheurs de statues, ces couleurs de choses ailées, je ne le vois que par un mois d’été, sur une lande si brûlée que le chardon lui-même a peine à trouver sa vie. Que doit-il être au printemps, quand ce désert de pierres grises et cette terre de cendre rouge n’est qu’un immense champ de (leurs ?…

Parmi ces tombes de Rabat, la mort devient presque aimable. Mais sur la lande de Salé, le tombeau de Si Ben Achir répand une ombre si barbare que même les fleurs printanières doivent en être attristées. Ce Ben Achir, qui vivait il y a quelque trois cents ans, est un des grands saints guérisseurs du Maroc, et son renom attire autour de sa kouba tout ce que la maladie peut jeter d’infortune sur un lieu réputé pour ses miracles. Son mausolée s’élève au fond du cimetière, tout près du grand mur crénelé qui court le long du rivage, et dans le bruit même des vagues. Du dehors, on n’aperçoit qu’une vaste enceinte de chaux vive, qui forme autour du tombeau une sorte de fondouk, d’hôtellerie et d’hôpital. Là, dans la cour intérieure et les petites chambres ménagées dans les murs, s’entassent les malades accourus de partout pour implorer la baraka du saint. Couchés ou accroupis au pied du catafalque qui recouvre le cercueil, ils attendent des jours, des semaines, et quelquefois des mois, que le Saint leur envoie la guérison, leur révèle en un songe par quel rite magique ils arriveront à se guérir, ou leur intime l’ordre de s’en retourner chez eux.

Et là encore, près du cercueil, dans des cellules, barricadées d’épaisses portes de bois, des fous attendent, eux aussi, enchaînés à de longues chaînes de douze à quinze kilos qui descendent du plafond et viennent se river à leur cou. A vrai dire, ce n’est pas eux, les pauvres fous, qu’on enchaîne d’une façon si barbare, mais le démon qui les habite. Le fer aimante les esprits, les attire hors du corps des hommes. La baraka du Saint, toujours présente dans la nuit de ces cellules sanctifiées, conjure aussi le mauvais sort. Et voilà pourquoi, aussi longtemps que le fer n’aura pas perdu son magique pouvoir, ni la baraka sa vertu, la folie continuera de porter sa chaine au cou, au bord de cette grève, dans le tombeau de Sidi ben Achir, et dans bien d’autres de ces blancs mausolées, devant lesquels je passe tous les jours, à Rabat, sans savoir que dans ces blancheurs, au fond de quelque obscure cellule, il y a des malheureux enchaînés.

Tout cela, je ne l’ai pas vu de mes yeux, car il ne m’est point permis, à moi d’une autre religion, de pénétrer dans cette hôtellerie achalandée par un cercueil. Mais ce que je peux voir tous les jours, devant la porte, sous le long vestibule qui meneaux endroits interdits, c’est le va-et-vient lamentable des pèlerins qui, bien plus que la mort, attristent irrémédiablement ce lieu de grandes rêveries. A leur foule se mêle le peuple des mendians, — une centaine peut-être, hommes et femmes, jeunes et vieux, déjetés ou bien portans, — qui ont établi là leur séjour, ou ne font que passer, en route pour Tanger, Fez, Casablanca, Marrakech. Un hangar adossé au mur extérieur de la kouba leur sert de dortoir et d’abri ; et comme, à l’intérieur, il n’y a sans doute plus de place dans les cellules, un fou complètement nu, enchaîné par le poignet à la longue chaîne de fer suspendue au plafond, vit au milieu de leur cohue famélique et implorante.

Pour se nourrir, ils ont les aumônes et aussi les sacrifices, — poulets, chèvres, moutons égorgés, — que les dévots du tombeau offrent à Si Ben Achir. Et hier soir, j’ai encore surpris une de leurs ressources étranges.

J’étais là, près du tombeau, regardant quelques cavaliers d’une tribu voisine, venus pour rendre hommage au Sultan, — comme c’est l’usage à la fin du Ramadan, — et qui regagnaient d’un trot allègre à travers les pierres grises leurs tentes dressées dans un coin du cimetière. Au même instant, descendait parmi les tombes une femme qui retenait par les dents son haïk sur son visage et portait sur la tête, avec ses bras souplement arrondis, un grand plateau couvert du capuchon de sparterie notre et rouge, qu’on pose sur les plats pour leur conserver la chaleur. Elle venait, suivant la coutume, porter le repas funèbre à quelqu’un de ses parens décédé depuis trois jours. e repas, c’est la dernière aumône que le mort fait aux vivans. Aussitôt, plus rapides que des oiseaux de proie, tous les mendians de s’élancer, avec des vociférations et de grands battemens de burnous, sur ce festin que, sans doute, ils attendaient impatiemment. Et autour du tombeau de Sidi Ben Achir, il ne resta que moi et le malheureux fou enchaîné à son carcan.

Pour achever cette scène funèbre, un vaste pan du ciel transformé en vapeurs et poussé par le vent d’Ouest, ainsi qu’il arrive souvent sur la fin des journées torrides, entrait comme un grand mur compact, impénétrable à la lumière dans l’estuaire du Bou Regreg. Avec une rapidité surprenante, Rabat, sa dune, le promontoire, ses maisons, ses verdures, ses murailles de feu, toutes ces choses lumineuses disparurent à mes yeux. En un moment, le cimetière de Salé, la kouba de Si Ben Achir, la porteuse de couss-couss, les cavaliers et les mendians voraces, furent enveloppés à leur tour dans ces demi-ténèbres mouillées. Autour de moi, la misère, la maladie, la mort, rien que des choses éternelles… Où donc étais-je ? Au fond de quels âges lointains ? Dans quelle légende brumeuse d’Islande, où danse la sorcière et où les guerriers s’enivrent sur la tombe des héros ?… Mais dans la légende nordique, on ne voit pas un misérable fou enchaîné qui, de toute sa force et de tout le désir de son estomac affamé, tire lamentablement sur sa chaîne pour aller prendre sa part au festin ! J’étais bien en Islam, pays des cavaliers, de l’amour sensuel et rapide, et des inépuisables détresses, où la sagesse se résume en ces mots : l’amour dure sept secondes, la fantasia sept minutes, — et la misère toute la vie.


V. — LA FÊTE DE L’AÏT SRIR

C’était sur le plateau désert, rocailleux, poussiéreux, couvert de palmiers nains, où la puissante muraille de pierres et de terre rouge, qui sert d’enceinte aux jardins de Rabat, vient presque se confondre avec les pierres et la terre rouge de la mystérieuse Chellah. Une immense porte en ogive, ouverte dans l’épaisseur du mur, laissait voir, au milieu de grands espaces vides, entourés aussi de murailles et de cactus épineux, le palais du Sultan, murs blancs et tuiles vertes, encore inachevé, — ces palais du Maroc ne sont jamais finis ; — les orangers, les vignes, les verdures des jardins ; les maisons clairsemées de la ville française, et, au-delà, les blanches terrasses de Rabat et de Salé, étendues comme une lessive qui sèche au bord de la mer. de l’autre côté de la muraille, s’en allait à perte de vue une immense campagne, fortement vallonnée, brûlée par le soleil, sans arbres, sans buissons, où vaguaient quelques troupeaux.

Sur ce plateau désolé, - des soldats noirs faisaient la haie, superbes, étonnans à voir avec leurs visages de nuit, leurs éclatans turbans croisillonnés de laine verte, des gants blancs, et leur bel uniforme écarlate. Derrière eux, s’alignaient des cavaliers en burnous, le capuchon sur la tête, le fusil à la main, tout blancs par-dessus ce buisson rouge. Et cette longue ligne, rouge et blanche, s’en allait depuis la porte en ogive jusqu’à une tente dressée là-bas, au milieu des rocailles, et sous laquelle, ce matin-là, le Sultan du Maroc allait venir faire la prière, pour célébrer, suivant l’usage, la fin du Ramadan.

Dans l’ombre de la muraille rougeâtre, invraisemblablement petits sous l’entassement formidable des pierres et de la boue séchée, un petit groupe de personnages, les vizirs et les secrétaires, attendaient patiemment sur leurs mules bâtées de hautes selles amarantes, que Sa Majesté chérifienne, Moulay-Youssef, apparût. Leurs vêtemens d’une sobre élégance contrastaient délicieusement avec la sauvagerie de ce plateau stérile, de ces nègres aveuglans et de ces murs embrasés. Au premier regard, tous ils semblaient pareils sous leurs burnous d’une égale blancheur ; mais par l’ouverture du manteau apparaissaient des soies de couleurs variées, très tendres, et encore attendries par une chemise transparente qui en atténuait l’éclat jusqu’à le faire presque disparaître. Et ces harmonies savantes de teintes nuancées à l’infini avaient peut-être plus de charme encore que ces débauches de couleur des fantasias du Sud Algérien, qui ont ravi et ravissent toujours les peintres romantiques.

C’est, je crois, dans le protocole que le Sultan du Maroc doit se faire longtemps attendre. On attendit longtemps. Enfin, arriva sous la porte le lieutenant du Maître du Palais, à cheval, au milieu de quelques cavaliers. Puis, le Maître du Palais lui-même, un métisse de sang noir, la carabine au poing, qui portait sur la tête un merveilleux turban de neige roulé autour de son bonnet pointu comme une énorme toupie. Venaient ensuite, au pas, tenus en main par des serviteurs à pied, six chevaux, noirs et blancs, dont les étriers et les selles, brodées d’argent et d’or, posées sur de nombreux tapis, se devinaient sous les housses. Suivaient deux autres cavaliers, porteurs de longues lances à la pointe d’argent doré. Puis, le Maître des Ecuries, un énorme nègre vêtu, d’un caftan vert émeraude, dont aucune mousseline n’atténuait la chaude couleur, et que serrait sur son ventre une large ceinture de cuir couverte de broderies blanches, — une sorte de Falstaff noir, avec une barbe de neige frisottant sur sa peau d’ébène, et qui adressa au passage, d’une voix retentissante, aux vizirs et aux secrétaires toujours massés sous la muraille, le salut de Sa Majesté : « Salut à vous, vous dit mon Maître ! » Enfin, dans l’ombre de la porte, sur un cheval tout blanc harnaché de cuir orange, apparut le Sultan lui-même, dont on ne voyait que le visage et les mains presque noires dans la blancheur des lainages.

A sa droite et à sa gauche, quatre serviteurs à pied portaient, pour l’éventer, des serviettes sur leurs épaules, et les deux qui se trouvaient le plus rapprochés de lui faisaient claquer ces serviettes dans l’air, afin d’écarter les mouches. Immédiatement derrière lui, un cavalier tenait au-dessus de sa tête le parasol de velours vert, insigne de la toute-puissance, et de fois à autre le faisait doucement tourner entre ses doigts, comme une grande fleur, pour suivre les moindres mouvemens de l’auguste cavalier et que jamais son visage ne fût touché du soleil.

Les cuivres et les tambours des nègres de la Garde s’étaient mis à battre aux champs, et nos airs militaires, au pied de ces murs d’un autre âge, retentissaient étrangement sur ce cortège très ancien, comme l’écho triomphant d’un autre rythme de la vie. A côté, d’autres musiciens, vêtus ceux-là de tuniques jonquilles, violettes, amarantes, oranges, vert-citron, un arc-en-ciel fané, un parterre de tulipes éteintes, apâlies par trop, d’heures passées au soleil, enchevêtraient dans ces fanfares guerrières une musique aussi falote, aussi lointaine, aussi passée, aussi conte de fées que les tons de leurs tuniques, — de vieux airs andalous tout en syncopes, en rythmes suspendus, — cependant que, derrière le rouge buisson des soldats qui présentaient les armes, les hauts cavaliers blancs, sous le capuchon pointu, immobiles sur leurs selles, entonnaient d’une même voix sur un air de complainte, en l’honneur du Commandeur des Croyans, une salutation religieuse tout à fait indifférente aux fantaisies des musiques.

Dans ce bruit et la poussière rouge déjà soulevée par le cortège, le Sultan, impassible, avait franchi la porte. Derrière son parasol, le Chambellan du Palais menait la troupe des familiers préposés aux charges de la Cour, les eunuques, les gens des ablutions, les gens du lit, du thé, de l’eau, et aussi les gens de la natte qui étendent, aux heures rituelles, le tapis de prière. Suivaient les gens du sabre, du pistolet, du fusil, de la litière, — tout ce monde à cheval et toujours habillé de ces divines couleurs voilées sous la mousseline et la laine. Des étendards, suspendus à de longues hampes surmontées d’une boule de cuivre, faisaient derrière ces cavaliers un rideau de soies changeantes. Les vizirs et les secrétaires, sortant de l’ombre des murailles, avaient poussé dans le cortège leurs mules sautillantes ; les cavaliers des tribus, pressés derrière la Garde noire, prenaient la suite de l’escorte à mesure qu’elle les dépassait, ou s’élançaient au galop du côté de la tente, soulevant autour d’eux des tourbillons de poussière rouge. Dans ce brouillard de cendre embrasée, le Sultan avait disparu. On ne voyait plus par moment que le grand parasol vert, des étriers, un fer de lance, la boule de cuivre d’un étendard, les musiciens aux couleurs d’arc-en-ciel, dont les robes flottantes couraient à la débandade, pareilles à des notes brillantes égarées dans la lumière ; et cahotant parmi les palmiers nains et les fondrières du plateau, dans la cohue des ânes, des chevaux, des piétons, de tous les burnous accourus de Rabat et de Salé pour assister à la cérémonie, une vieille automobile aux rideaux strictement tirés où se trouvait la mère du Sultan.

Arrivé devant le mur de toile qui, tout autour de sa tente, formait une mosquée aérienne, Moulay-Youssef mit pied à terre. Il pénétra sous sa tente, et devant un petit mur de terre sèche qui indique la direction de la Mecque, et autour duquel, d’habitude, des moutons viennent chercher l’ombre, il conduisit la prière, — la même prière que tous les jours, chantante, courte, passionnée, réglée une fois pour jamais, la même pour le dernier fidèle et pour le Commandeur des Croyans. Puis, la cérémonie finie, il remonta sur son cheval, pour venir se placer au milieu du carré formé par sa Garde noire. Et alors se déroula un étonnant cérémonial qui, sur ce plateau d’Afrique, fit surgir tout à coup du fond d’un passé mort, qu’on pouvait croire inanimé pour jamais, toute une vieille civilisation, qui fut aussi la nôtre, mais que, depuis des centaines et des centaines d’années, nous avons mise au tombeau…

Immobile sur son cheval blanc au beau harnais orange, toujours éventé par les serviettes claquantes et protégé par le grand parasol, le Sultan s’était arrêté au milieu du grand carré rouge, entre ses deux musiques qui continuaient de mêler, sans se soucier l’une de l’autre, leurs cuivres, leurs tambours, leurs flûtes, leurs trompettes et les accords de Sambre-et-Meuse aux nostalgies d’Andalousie.

Trois cavaliers entrèrent dans le carré, portant au bout des longues hampes, surmontées des boules de cuivre, d’immenses nappes de soies usées, bleu, amarante et mordoré, brodées de versets coraniques, et qui descendaient jusqu’à terre. C’étaient les étendards sacrés de Moulay-Idriss, qui, pendant toute l’année, sous la lumière des veilleuses, restent à Fez, au cœur de la ville impériale. Aux jours de grande fête, on va les chercher au fond de leur sanctuaire pour les présenter au Sultan… Moulay Youssef prit tour à tour dans sa main les trois vieilles soies saintes, et les porta à ses lèvres, en s’inclinant sur son cheval dans un geste de vénération. Puis, on lui présenta la bannière de Sidi Bel-Abbès, patron de Marrakech, — de Marrakech la victorieuse, d’où se sont élancés jadis les guerriers qui partaient à la conquête de l’Espagne. Mais cette bannière ne se déploie que pendant la bataille, et durant les jours pacifiques elle reste enveloppée, tout en haut de sa hampe, comme un papillon invisible dans sa chrysalide de soie. Et cette fois encore, le Sultan se pencha sur sa haute selle orange.

Ensuite, et successivement, chacune des tribus qui participaient à la fête vint lui prêter l’hommage. Le lieutenant du Maître du Palais allait chercher les cavaliers rassemblés en lignes profondes sur un des côtés du carré et les. amenait face au Sultan. Du haut de son cheval, le Maître du Palais, la carabine au point comme un bâton de héraut d’armes, et délicieusement vêtu d’une soie couleur de ciel à travers un léger nuage, annonçait de sa voix retentissante, le nom de la tribu, ajoutant aussitôt la formule consacrée. : « Dieu allonge les jours de mon Maître ! » Et derrière lui, l’énorme nègre tout habillé de vert, à la barbe blanche et. frisée sur ses luisantes joues d’ébène, le Maître des Ecuries, répétait, d’une voix profonde, et le nom de la tribu et la vieille formule : « Dieu allonge les jours de mon Maître ! »

Alors, le Maître du Palais, se tournant vers les cavaliers, transmettait de sa même voix sonore la bénédiction du Sultan, qu’aussitôt reprenait, comme un écho subit, l’énorme Falstaff noir : « Soyez les bienvenus, vous dit mon Maître ! » Et tous les cavaliers, s’inclinant profondément sur leurs selles, répondaient d’une seule voix : « Que Dieu allonge les jours de mon Maître ! »

Et le Maître des cérémonies et son écho d’ébène reprenaient presque ensemble. « Que Dieu vous agrée, vous dit mon Maître ! » Et les autres s’inclinaient encore, et une fois encore répondaient : « Dieu allonge les jours de mon Maître ! »

Et pour la troisième fois, le Maître du Palais criait : « Que Dieu vous donne la vertu, vous dit mon Maître ! » Et les autres, encore une fois : « Dieu allonge les jours de mon Maître ! » Et les deux mains étendues, jusqu’à la hauteur du visage, ils attendaient, comme dans la prière, la bénédiction du Sultan.

Plus un mot. Moulay-Youssef passait la main sur sa poitrine d’un geste qui était à la fois la fin de sa prière mentale et le signe de leur congé. Les cavaliers tournaient bride, obliquaient hors du carré. D’autres venaient prendre leur place.et à chaque fois le Sultan, tout à fait impassible, faisait imperceptiblement avancer son cheval, pour se porter, dans un mouvement de vieille courtoisie symbolique, au-devant de ses féaux.

Une trentaine de tribus défilèrent ainsi devant lui, quelques-unes somptueusement harnachées, mais la plupart assez misérables et n’ayant pour tapis de selle que des lambeaux de soie, des étoffes usées, mais de tons infiniment doux et agréables à l’œil. Et il y avait là des tribus, qui, depuis des temps immémoriaux, n’avaient pas prêté cet hommage, des tribus belliqueuses que notre politique venait de ramener au maghzen, des hommes rudes, aux burnous grisâtres, avec des yeux de feu, des pommettes saillantes et de longs poils de chèvre sur leurs visages boucanés. Que pensaient-ils, ceux-là, en se penchant sur leurs selles, quand ils criaient si humblement : « Dieu allonge les jours de mon Maître ! » Dieu seul le sait, qui sait tout…

Lorsque la dernière tribu tourna bride, un coup de canon retentit, et comme saisis d’une panique folle tous les serviteurs du Sultan s’éparpillèrent en un indescriptible désordre de robes flottantes et de burnous envolés, qui les rassembla tous, après cette minute éperdue, dans l’ordre exact du cortège : le Maître du Palais en tête, les six chevaux de main à la suite, le Chef des Ecuries devant les porteurs de lance, les huit chasseurs de mouches à droite et à gauche du Sultan, le grand parasol vert immuablement sur sa tête, et, derrière lui, le troupeau confondu des dignitaires et des vizirs, que dominaient les hautes soies d’Idriss et la quenouille héroïque du grand saint de Marrakech. Et toujours dans la poussière et le tumulte des musiciens, qui trébuchaient dans le sable et les palmiers, et dont la troupe bigarrée faisait à elle seule une chanson, le lent cortège s’avança, impassible et solennel, entre les cavaliers des tribus d’où sortait parfois un caïd pour se jeter à plat ventre devant le cheval du Sultan et baiser l’étrier d’or.

Quelques instans plus tard, le général Lyautey se rendait au palais. Il arriva, à sa manière, brillant, aisé, rapide, en cavalier qui sait que des regards de cavaliers le guettent, mit lestement pied à terre et pénétra dans la cour intérieure, suivi de sa maison militaire et civile. Descendus de leurs chevaux et de leurs mules, tous les gens du palais, dignitaires et serviteurs, accroupis maintenant de chaque côté de la cour, faisaient une frise minuscule de rouges bonnets pointus, de lainages et de pieds nus, au bas des hautes murailles blanches. Le Sultan était assis sur un canapé Louis-Philippe, dans une salle de construction récente, mais assez joliment décorée dans le vieux style arabe. fi. sa droite se tenaient quelques-uns de ses vizirs.

Le Général vint jusqu’à lui, en faisant, aux trois intervalles prescrits par le cérémonial, les trois saluts d’usage. Puis, il lut un discours, auquel Sa Majesté chérifienne répondit, comme veut la caïda, d’une voix basse, inintelligible, en remuant à peine les lèvres. Un interprète traduisait. Mais bien autrement que ces discours, la simple attitude de ces deux hommes, assis maintenant l’un en face de l’autre, et qui s’entretenaient avec une familiarité paisible, faisait passer rapidement mille pensées dans l’esprit. Après la scène de l’hommage sur le plateau désolé, — antique tableau féodal qui, à quelques nuances près, aurait pu figurer dans une chronique de Joinville, de Villehardouin ou de Froissard, — cette conversation intime et parfaitement noble était d’un caractère si moderne, si chargé de l’heure présente et de tous les sentimens de la plus extrême minute ! Le Sultan, un peu lourd, les lèvres assez fortes, le teint sombre, les dents éclatantes, n’avait plus cet air impassible qu’on lui voyait, tout à l’heure, sur son cheval blanc et orange au milieu de son cortège antique. En écoutant le Général, un sourire, plein de bonhomie et de finesse bourgeoise, découvrait ses belles dents et animait un regard, un peu sans vie, mais très doux, qui rappelle que sa mère est née dans la Circassie aux beaux yeux. Toute sa personne détendue dans un sentiment de confiance respirait la sécurité, l’amitié. Et le Général, ferme avec grâce, persuasif et limpide, à mesure qu’il lui présentait quelque personne de sa suite, lui disait ses intentions, son désir, sa volonté de respecter dans ce Maroc, qu’il aimait, que nous aimons, les formes séculaires de sa vie, ses traditions, ses coutumes, les situations héréditaires. Graves questions qui passaient dans cette causerie tout unie, mais qui allait droit et loin dans les choses ; immense problème, dont la réussite, à cette heure, prend un caractère angoissant, quand, à deux cents kilomètres à peine, les tribus de l’Atlas, payées et armées par l’Allemagne, ne sont maintenues dans leurs rochers que par une poignée de soldats.

Et cependant, quelle paix de la mer à l’Atlas, du Sous à la frontière espagnole ! Pour ainsi dire, pas un soldat dans cette vaste étendue. Où donc est le secret de cette force invisible ? Je le voyais là, clairement, au cours de cette entrevue. Ce beau secret, si simple, il est dans ces hautes manières, nobles sans morgue, affables sans condescendance, polies sans familiarité ; il est dans la compréhension d’une âme étrangère à la nôtre ; dans le respect d’une race qui garde toujours sur elle l’empreinte d’un des grands passés du monde ; et surtout, dans ce sentiment plus riche que tous les autres en vertus merveilleuses : l’amour des gens et des choses d’Islam.


JEROME ET JEAN THARAUD.