La Foire sur la place/I/14

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 96-102).
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Première Partie — 14


Était-ce ce sentiment de pitié, mélancolique et orgueilleuse, qui lui inspirait malgré tout une sympathie pour cette œuvre ? Toujours est-il qu’elle l’intéressait, plus qu’il n’en voulait convenir. Quoiqu’il persistât à répondre à Sylvain Kohn, au sortir du théâtre, que « c’était très fin, très fin, mais que cela manquait de Schwung (d’élan), et qu’il n’y avait pas là assez de musique pour lui », il se gardait bien de confondre Pelléas avec les autres œuvres musicales françaises. Il était attiré par cette lampe qui brûlait au milieu du brouillard. Il apercevait encore d’autres lueurs, vives, fantasques, qui tremblotaient autour d’elle. Ces feux-follets l’intriguaient : il eût voulu s’en approcher pour savoir comment ils brillaient ; mais ils n’étaient pas faciles à saisir. Ces libres musiciens, que Christophe ne comprenait pas, et qu’il était d’autant plus curieux d’observer, étaient peu abordables. Ils semblaient manquer de ce grand besoin de sympathie, qui possédait Christophe. À part un ou deux, ils paraissaient peu lire, peu connaître, peu désirer connaître. Presque tous vivaient à l’écart, les uns hors de Paris, les autres à Paris, mais isolés, de fait et de volonté, enfermés dans un cercle étroit, — par orgueil, par sauvagerie par dégoût, par apathie. Si peu nombreux qu’ils fussent, ils étaient divisés en petits groupes rivaux qui ne pouvaient vivre ensemble. Ils étaient d’une susceptibilité extrême, et ne supportaient ni leurs ennemis, ni leurs rivaux, ni même leurs amis, quand ceux-ci osaient admirer un autre musicien qu’eux, ou quand ils se permettaient de les admirer d’une façon ou trop froide, ou trop exaltée, ou trop banale, ou trop excentrique. Il devenait excessivement difficile de les satisfaire. Chacun d’eux avait fini par accréditer un critique, muni de sa patente, qui veillait jalousement au pied de la statue. Il n’y fallait point toucher. — Pour n’être compris que d’eux-mêmes, ils n’en étaient pas mieux compris. Adulés, déformés par l’opinion que leurs partisans avaient d’eux et qu’ils s’en faisaient eux-mêmes, ils perdaient pied dans la conscience qu’ils avaient de leur art et de leur génie. D’aimables fantaisistes se croyaient réformateurs. Des artistes Alexandrins se posaient en rivaux de Wagner. Presque tous étaient victimes de la surenchère. Il fallait qu’ils sautassent, chaque jour, plus haut qu’ils n’avaient sauté, la veille, et surtout que leurs rivaux n’avaient sauté. Ces exercices de haute voltige ne leur réussissaient pas toujours ; et cela n’avait d’attrait que pour quelques professionnels. Ils ne se souciaient pas du public, et le public ne se souciait pas d’eux. Leur art était un art sans peuple, une musique qui ne s’alimentait que dans la musique, dans le métier. Or Christophe avait l’impression, vraie ou fausse, qu’aucune musique, plus que la musique française, n’aurait eu besoin de chercher un appui en dehors d’elle-même. Cette plante souple et grimpante ne pouvait se passer d’étai : elle ne pouvait se passer de littérature. Elle ne trouvait pas en elle assez de raisons de vivre. Elle avait le souffle court, peu de sang, pas de volonté. Elle était comme une femme alanguie, qui attend un mâle qui la prenne. Mais cette impératrice de Byzance, au corps fluet, exsangue, et chargé de pierreries, était entourée d’eunuques : snobs, esthètes, et critiques. La nation n’était pas musicienne ; et tout cet engouement, bruyamment proclamé depuis vingt ans, pour Wagner, Beethoven, ou Bach, ou Debussy, ne dépassait guère une caste. Cette multiplication de concerts, cette marée envahissante de musique à tout prix, ne répondaient à rien de réel dans le développement du goût public. C’était un surmenage de la mode, qui ne touchait que l’élite et qui la détraquait. La musique n’était vraiment aimée que d’une poignée de gens ; et ce n’étaient pas toujours ceux qui s’en occupaient le plus : compositeurs et critiques. Il y a si peu de musiciens en France, qui aiment vraiment la musique !

Ainsi pensait Christophe ; et il ne se disait pas que c’est partout ainsi, que même en Allemagne il n’y a pas beaucoup plus de vrais musiciens, et que ce qui compte en art, ce ne sont pas les milliers qui n’y comprennent rien, mais la poignée de gens qui l’aiment et qui le servent avec une fière humilité. Les avait-il seulement vus, en France ? Créateurs et critiques, — les meilleurs travaillaient en silence, loin du bruit, comme Franck avait fait, comme faisaient les mieux doués des compositeurs d’à présent, et tant d’artistes, qui vivraient toute leur vie dans l’ombre, pour fournir plus tard à quelque journaliste la gloire de les découvrir et de se dire leur ami, — et cette petite armée de savants obscurs et laborieux, qui, sans ambition, insoucieux d’eux-mêmes, relevaient pierre à pierre la grandeur de la France passée, ou qui, s’étant voués à l’éducation musicale du pays, préparaient la grandeur de la France à venir. Combien y avait-il là d’esprits, dont la richesse, la liberté, et la curiosité universelle eût attiré Christophe, s’il avait pu les connaître ! Mais à peine avait-il entrevu, en passant, deux ou trois d’entre eux ; il ne les connaissait qu’à travers des caricatures de leur pensée. Il ne voyait que leurs défauts, copiés, exagérés par les singes habituels de l’art et les commis voyageurs de la presse.

Ce qui l’écœurait surtout dans cette plèbe musicale, c’était son formalisme. Jamais entre ces gens il n’était question d’autre chose que de la forme. Du sentiment, du caractère, de la vie, pas un mot ! Pas un d’eux ne se doutait que tout vrai musicien vit dans un univers sonore, comme les autres hommes dans un univers visible, et que ses journées se déroulent en lui, comme un flot de musique. La musique est l’air qu’il respire, le ciel qui l’enveloppe. La nature se réfléchit dans son âme comme une musique. Son âme même est musique ; musique, tout ce qu’elle aime, hait, souffre, craint, espère. Une âme musicale, quand elle aime un beau corps, le voit sous forme de musique. Les chers yeux qui la charment ne sont pas bleus, ni gris, ni bruns : ils sont musique ; elle éprouve, à les voir, l’impression d’une caresse de notes, d’un accord délicieux. Cette musique intérieure est mille fois plus riche que la musique qui l’exprime, et le clavier est inférieur à celui qui en joue. Le génie se mesure à la puissance de la vie, et à celle de l’évoquer au moyen de l’art, cet instrument imparfait. — Mais combien de gens s’en doutent en France ? Pour ce peuple de chimistes, la musique semble n’être que l’art de combiner des sons. Ils prennent l’alphabet pour le livre. Christophe haussait les épaules, quand il les entendait dire avec suffisance que, pour comprendre l’art, il fallait faire abstraction de l’homme. Ils apportaient à ce paradoxe une grande satisfaction : car ils croyaient ainsi se prouver à eux-mêmes leur musicalité. Jusqu’à Goujart, ce niais qui n’avait jamais pu comprendre comment on pouvait faire pour se rappeler par cœur une page de musique — (il avait tâché de se faire expliquer ce mystère par Christophe) — et qui voulait lui prouver que la grandeur d’âme de Beethoven et la sensualité de Wagner n’avaient pas plus de part à leur musique que le modèle d’un peintre n’en a à ses portraits.

— Cela prouve, finit par lui répondre Christophe impatienté, qu’un beau corps n’a pas plus de prix artistique pour vous qu’une grande passion. Pauvre homme !… Vous ne vous doutez pas de tout ce que la beauté d’une figure parfaite ajoute à la beauté de la peinture qui la retrace, comme la beauté d’une grande âme à la beauté de la musique qui la reflète ?… Pauvre homme !… Le métier seul vous intéresse ? Pourvu que ça soit de l’ouvrage bien fait, cela vous est bien égal ce que l’ouvrage veut dire ?… Pauvre homme !… Vous êtes comme ces gens qui n’écoutent pas ce que dit un orateur, mais qui écoutent le son de sa voix, qui regardent sans comprendre ses gesticulations, et qui trouvent qu’il parle diablement bien ?… Pauvre homme !… Pauvre homme !… Bougre de crétin !

Mais ce n’était pas seulement telle ou telle théorie qui irritait Christophe, c’étaient toutes les théories. Il était excédé de ces discutailleries sans fin, de ces disputes byzantines, de ces conversations de musiciens éternellement sur la musique, uniquement sur la musique. Il y avait de quoi dégoûter à jamais de la musique le meilleur musicien. Christophe pensait, comme Moussorgski, que les musiciens ne feraient pas mal de laisser de temps en temps leur contrepoint et leurs harmonies pour la lecture des beaux livres et l’expérience de la vie. La musique ne suffit pas à un musicien d’aujourd’hui : ce n’est pas ainsi qu’il arrivera à dominer le siècle et à s’élever au-dessus du néant… La vie ! Toute la vie ! Tout voir, tout connaître, tout sentir. Aimer, chercher, étreindre la vérité, — la belle Penthésilée, reine des Amazones, qui mord celui qui la baise !

Assez de parlottes musicales, de boutiques à fabriquer des accords ! Ce n’étaient pas tous ces ragots de cuisine harmonique qui lui apprendraient jamais à trouver une harmonie nouvelle qui ne fut pas un monstre, mais un être vivant.

Il tourna le dos à ces docteurs Wagner, couvant leurs alambics pour faire éclore quelque Homunculus en bouteille ; et, s’évadant de la musique française, il tâcha de connaître le milieu littéraire et la société parisienne.