La Foire sur la place/I/16

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 112-116).
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Première Partie — 16


Mais Sylvain Kohn n’était pas un guide plus sûr dans ce pays que dans celui des livres, et la première impression que Christophe eut, grâce à lui, des théâtres parisiens, ne fut pas moins repoussante que celle de ses premières lectures. Il semblait que ce fût partout le même esprit de prostitution cérébrale.

Il y avait deux écoles parmi les marchands de plaisir. L’une était la bonne vieille façon, la façon nationale, le gros plaisir bien sale, à la bonne franquette, la joie de la laideur, des digestions copieuses, de la difformité physique, les gens en caleçon, les plaisanteries de corps de garde, les histoires de bisque, de poivre rouge, de viandes faisandées, de cabinets particuliers, — « cette mâle franchise », comme disent ces gens-là, qui prétend concilier la gaillardise et la morale, parce qu’après quatre actes de chienneries, elle ramène l’ordre et le triomphe du Code, en jetant, au hasard de quelque imbroglio, la femme légitime dans le lit du mari qu’elle voulait tromper, — (pourvu que la loi soit sauve, la vertu l’est aussi) — cette honnêteté crapuleuse, qui défend le mariage, en lui donnant les allures de la débauche : — le genre gaulois.

L’autre école était modern-style. Elle était beaucoup plus raffinée, plus écœurante aussi. Les Juifs parisianisés et les chrétiens judaïsés, qui foisonnaient au théâtre, y avaient introduit le mic-mac habituel de sentiments, qui est le trait distinctif d’un cosmopolitisme dégénéré. Ces fils qui rougissaient de leur père s’appliquaient à renier la conscience de leur race ; et ils n’y réussissaient que trop. Après avoir dépouillé leur âme séculaire, il ne leur restait plus d’autre personnalité que de mêler, les valeurs intellectuelles et morales des autres peuples ; ils en faisaient une macédoine, une olla podrida : c’était leur façon d’en jouir. Ceux qui étaient alors les maîtres du théâtre à Paris excellaient à battre ensemble l’ordure et le sentiment, à donner à la vertu un parfum de vice, au vice un parfum de vertu, à intervertir toutes les relations d’âge, de sexe, de famille, d’affections. Leur art avait ainsi une odeur sui generis, qui sentait bon et mauvais à la fois, c’est-à-dire très mauvais : ils nommaient cela « amoralisme ».

Un de leurs héros de prédilection était alors le vieillard amoureux. Leur théâtre en offrait une riche galerie de portraits. Ils trouvaient dans la peinture de ce type l’occasion de montrer mille délicatesses. Tantôt le héros sexagénaire avait sa fille pour confidente ; il lui parlait de sa maîtresse ; elle lui parlait de ses amants ; ils se conseillaient fraternellement ; le bon père aidait sa fille dans ses adultères ; la bonne fille s’entremettait auprès de la maîtresse infidèle, la suppliait de revenir, la ramenait au bercail. Tantôt le digne vieillard se faisait lui-même le confident de sa maîtresse ; il causait avec elle des amants qu’elle avait, se contentait, faute de mieux, du récit de ses libertinages, et même il finissait par y trouver plaisir. On voyait aussi des amants, gentlemen accomplis, qui entraient comme intendants chez leurs anciennes maîtresses, veillaient sur leur commerce et leurs accouplements. Les femmes du monde volaient. Les hommes étaient entremetteurs, les filles lesbiennes. Tout cela, dans le meilleur monde : le monde riche, — le seul qui comptât. Car il permettait d’offrir aux clients, sous le couvert des séductions du luxe, une marchandise avariée. Ainsi maquillée, elle s’enlevait sur la place ; les jeunes femmes et les vieux messieurs en faisaient leurs délices. Il se dégageait de là un fumet de cadavre et de pastilles du sérail.

Leur style n’était pas moins mêlé que leurs sentiments. Ils s’étaient fait un argot composite, d’expressions de toutes classes et de tous pays, pédantesque, chatnoiresque, classique, lyrique, précieux, poisseux et poissard, une mixture de coqs-à-l’âne, d’afféteries, de grossièretés et de mots d’esprit, qui semblaient avoir un accent étranger. Ironiques, et doués d’un humour un peu bouffon, ils n’avaient pas beaucoup d’esprit naturel ; mais, adroits comme ils étaient, ils en fabriquaient assez habilement, à l’instar de Paris. Si la pierre n’était pas toujours de la plus belle eau, et si presque toujours la monture était d’un goût baroque et surchargé, du moins cela brillait, aux lumières, et c’était tout ce qu’il fallait. Intelligents d’ailleurs, bons observateurs, mais observateurs myopes, les yeux déformés depuis des siècles par la vie de comptoir, examinant les sentiments à la loupe, grossissant les choses menues, et ne voyant pas les grandes, avec un goût marqué pour les oripeaux, ils étaient incapables de peindre autre chose que ce qui semblait à leur snobisme de parvenus l’idéal de la société élégante : une poignée de viveurs fatigués et d’aventuriers, qui se disputaient la jouissance de quelque argent volé et de quelques femelles sans vertu.

Parfois cependant la vraie nature de ces écrivains juifs se réveillait soudain, montait des lointains de leur être, à propos d’on ne savait quels échos mystérieux provoqués par le choc d’un mot, d’une sensation. Alors c’était un amalgame étrange de siècles et de races, un souffle du Désert qui, par delà les mers, apportait dans ces alcôves parisiennes des relents de bazar turc, l’éblouissement des sables, des hallucinations orientales, une sensualité ivre, une puissance d’invectives, une névrose enragée, à deux doigts des convulsions, une frénésie de destruction, — Samson, qui brusquement — assis depuis des siècles dans l’ombre — se lève comme un lion, et secoue avec rage les colonnes du Temple, qui s’écroulent sur lui et sur la race ennemie.

Christophe se boucha le nez, et dit à Sylvain Kohn :

— Il y a de la force là-dedans ; mais elle pue. Assez ! Allons voir autre chose.

— Quoi ? demanda Sylvain Kohn.

— La France.

— La voilà ! dit Kohn.

— Ce n’est pas possible, fit Christophe. La France n’est pas ainsi.

— La France, comme l’Allemagne.

— Je n’en crois rien. Un peuple qui serait ainsi n’en aurait pas pour vingt ans : il sent déjà le pourri. Il y a autre chose.

— Il n’y a rien de mieux.

— Il y a autre chose, s’entêta Christophe.

— Oh ! nous avons aussi de belles âmes, naturellement, dit Sylvain Kohn, et des théâtres pour belles âmes. Est-ce là ce qu’il vous faut ? On peut vous en offrir.

Il conduisit Christophe au Théâtre-Français.