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La Fondation et les Débuts de l’École française d’Athènes

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La Fondation et les Débuts de l’École française d’Athènes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 85-119).
LA FONDATION
ET LES
DÉBUTS DE L’ÉCOLE FRANÇAISE D’ATHÈNES
HISTOIRE ET SOUVENIRS

J’ai fait partie de la première promotion de l’École française d’Athènes. Quand j’acceptai d’en être membre, la fondation en était décidée, mais non encore effectuée. Je l’ai vue naître. J’ai assisté à sa lente formation. J’ai eu connaissance des idées d’où elle est sortie, des tâtonnemens, des résistances, des incertitudes que les projets d’exécution ont traversés jusqu’à l’acte définitif par lequel l’institution a reçu sa réelle existence. Je n’ai pas ignoré les raisons politiques qui en ont inspiré la pensée. J’ai vu de près les difficultés financières qui en ont rendu l’organisation laborieuse et, plus tard, le maintien précaire. Je sais enfin ce que les premiers missionnaires avaient eu à faire, ce qu’ils eurent les moyens de faire, et ce qu’avec ces moyens, ils ont fait.

Je croyais cette histoire connue dans ses faits principaux, non de tout le monde, mais au moins des esprits qui peuvent ou qui doivent s’y intéresser. Je n’aurais donc pas songé à l’écrire, si une circonstance récente ne m’avait appris qu’elle est ignorée de ceux qui ont le plus besoin d’en être instruits. Aussi plusieurs d’entre eux ont-ils été, et peut-être demeurent-ils dupes d’une légende aussi ancienne que l’événement lui-même, encore accréditée aujourd’hui, et dont il est temps de faire justice. Voici comment j’ai été éclairé à ce sujet.

En décembre 1893, j’eus le très grand plaisir de recevoir, à quelques semaines d’intervalle, la visite de deux membres infiniment distingués et non moins sympathiques de l’Ecole d’Athènes[1]. La venue de ces camarades beaucoup plus jeunes que moi me fut chaque fois une véritable fête. Avec le premier, puis un peu plus tard avec le second, l’échange réciproque des souvenirs eut lieu amplement, à cœur ouvert. Les miens dataient de quarante-sept ans, de près d’un demi-siècle ; mais ils avaient gardé une entière vivacité pour la plupart, et ceux que le temps avait un peu endormis se réveillaient au cours de la conversation. Lorsque je les eus racontés à mon premier visiteur, il me dit : « Mais on ne sait rien de ces choses ! Vous devriez les écrire, afin que l’on connaisse la vérité. » Je répondis que j’y penserais. Peut-être des travaux sur le métier à ce moment m’auraient-ils détourné de cette pensée ; la venue du second camarade me la rappela ; car celui-ci accueillit le même récit par l’expression du même désir. J’eus enfin la satisfaction de causer bientôt avec M. Jean Psichari. Le savant helléniste français qui porte ce nom grec aurait honoré l’École d’Athènes, s’il y avait appartenu. Il a pour elle une fraternelle sympathie ; il la suit attentivement dans ses travaux, surtout dans ceux qui concernent la langue et la littérature grecques à leurs âges successifs, question sur laquelle il est maître. Lui aussi m’avoua que les circonstances précises de la naissance de notre Ecole d’Athènes lui étaient inconnues. Il me pressa avec insistance d’en écrire une relation. Et comme je lui objectais que ce serait long peut-être : « Mais non, répondit-il, répétez simplement ce que vous venez de me dire. »

Je vais le faire ici en ajoutant les complémens et les justifications nécessaires. Assurément beaucoup de nos camarades moins anciens que nous, quoique déjà très anciens, MM. Jules Girard, Mézières, Georges Perrot, Emile Gebhart, Foucart, pour ne nommer que ceux-là (tant d’autres sont morts, d’ailleurs), savent les principaux faits de notre première histoire. Il n’en est pas de même de la génération plus récente. Elle avoue, on vient de le voir, que ces origines lui sont restées inconnues. Les renseignemens qui vont suivre modifieront sans doute quelques impressions, et certains jugemens portés de bonne foi, mais erronés.


I

Ce qu’il est nécessaire de dire et même de répéter avant tout, c’est que la fondation de l’Ecole d’Athènes, pour une notable part, fut un acte politique. A la fin de 1846, « l’entente cordiale » était plus que troublée. Après les mariages espagnols, notre grande voisine était mécontente. Elle nous le faisait sentir en beaucoup d’endroits ; à Athènes, elle le témoignait en s’efforçant de tirer de plus en plus à elle-même les sentimens d’amitié que nous avaient voués les Hellènes. Parmi ceux-ci, il en était qui, cédant à cette attraction puissante, s’étaient vite laissé séduire. Il était urgent d’aviser avant que ce courant n’acquît trop de force. Trois ministres français, MM. Guizot, de Salvandy et Piscatory, celui-ci représentant la France à Athènes, et l’illustre Kolétis, président du conseil hellénique, résolurent de retenir les amis qui nous restaient fidèles, et de ramener, s’il était possible, ceux qui déjà se dérobaient. Ils pensèrent y réussir s’ils donnaient à la jeune nation une marque non douteuse d’attachement, de confiance et d’estime, en créant à Athènes une institution, qui pourrait, dans l’avenir et dans l’ordre des études littéraires, devenir l’analogue de notre Académie de France à Rome.

Ils furent aussi d’avis, et ils avaient raison, qu’il était nécessaire d’agir sans retard. S’ils avaient commencé par nommer une commission scientifique ; s’ils avaient attendu le rapport de cette commission ; s’ils avaient enfin demandé un crédit au Parlement, qui osera dire que l’entreprise eût eu un plein succès ? Ce qui suivit ne le prouve guère. Il était de la plus évidente urgence que les pouvoirs et l’opinion se trouvassent bientôt en présence d’un fait accompli. S’ils le jugeaient absolument condamnable, ils sauraient le dire, sinon il y aurait bill d’indemnité.

Donc, pour procéder vite et librement, on ne donna tout d’abord à la nouvelle école aucune situation budgétaire. Quatre ans après, seulement, pour la première fois, un crédit lui fut affecté dans la loi du budget de 1851. Nos maigres traitemens furent composés en partie de prélèvemens opérés sur ce qui nous revenait dans nos lycées, à titre de professeurs en congé et suppléés, et en partie de fonds fournis par les réserves des ministères des Affaires étrangères et de l’Instruction publique. Ce total n’égalait pas nos émolumens ordinaires de lycée. Et pourtant tout aussitôt on cria contre « un scandaleux cumul ». Certaines feuilles, que j’ai lues, nous accusèrent même élégamment d’aller là-bas « nous engraisser au râtelier du budget. » Avec d’aussi minces ressources, les voyages hors de l’Attique étaient les uns difficiles, les autres impossibles. On dut se borner à étudier, sans se lasser, Athènes, ses monumens et ses environs. Les excursions étaient fréquentes et toujours précédées de fortes lectures préparatoires. Cependant, comment se résigner à tourner dans ce cercle, si riche qu’il lut ? M. Edouard Thouvenel, notre secrétaire de légation, déjà dévoué à l’École, fit, au mois de juillet, un voyage en France. Il dit en haut lieu, à Paris, quelle était notre gêne et combien elle mettait obstacle à nos projets d’exploration. En revenant, il nous apporta la nouvelle d’une augmentation de cinq cents francs. Nous raconterons en quelques lignes comment ils furent employés. Mais finissons-en d’abord sur le chapitre des finances.

Je n’aurais pas insisté sur cette question, pas plus que sur celle de notre premier établissement, si les imaginations ne s’étaient là-dessus donné carrière. En souhaitant un peu plus d’émolumens, nous ne pensions ni à des jouissances ni à un bien-être dont nous n’avions guère souci. Nous demandions des moyens de recherche, des instrumens de travail. Ces jeunes gens étaient si heureux de se sentir à Athènes que, pour eux, contentement passait richesse. Lorsqu’ils arrivèrent, on se trompe si l’on croit que leur lit était fait ; il s’en fallait de beaucoup. Mais ils prirent allègrement la chose. Dans un article de la Revue des Deux Mondes où Emile Saisset rendait compte, en 1862, d’un de mes livres, il a écrit :

« M. Lévêque partit joyeux pour l’Orient, vit en passant Florence et Rome, et trouva l’Ecole d’Athènes pleine de jeunesse et d’ardeur, sous la protection du ministre de France, M. Piscatory d’abord, puis M. Thouvenel… » — Eh ! comment, au débarqué, aurions-nous trouvé l’Ecole d’Athènes, puisqu’elle n’avait d’existence réelle qu’en nous-mêmes qui l’apportions ? Non seulement elle ne nous avait pas précédés, mais elle n’eut pas de quelque temps où reposer définitivement ses neuf têtes, car nous étions neuf : un directeur, sept membres agrégés et un secrétaire interprète[2]. Une maison très agréable avait été récemment louée pour nous ; mais elle était vide. La troupe s’installa sans murmurer à l’hôtel de l’Europe, tenu par un Français qui était venu depuis longtemps tenter la fortune. Nous fûmes chargés de garnir, et provisoirement à nos frais, la maison Ghennadios. Chacun achetait, selon son goût, le lit, la table, les rideaux, le divan, au magasin des Fratelli Papadacchi. Les allées et venues étaient incessantes. Enfin, on s’établit, on tenait son chez soi ; on l’avait bien gagné.

Combien de temps y resterait-on ? Officiellement, le séjour devait être de trois ans. Il faillit durer peu. J’ai à cœur de faire connaître ici à qui l’Ecole dut de n’être pas emportée par l’orage politique que nul ne prévoyait alors. La révolution de Février éclata juste un an après. Les ministres de la République de 4848 ne furent point défavorables à notre mission. Ce n’est pas assez d’attester qu’ils ne l’ont pas supprimée ; ils ne l’ont ni menacée, ni inquiétée. Sans doute, ils ne lui envoyèrent pas de subsides ; la crise financière les en empêchait. En 1881, M. Hippolyte Carnot, qui avait été en 1848 ministre de l’Instruction publique, fut élu membre de l’Académie des sciences morales et politiques. Notre nouveau confrère était un homme excellent, très éclairé, très actif, droit et vert, quoique presque octogénaire. Sa physionomie grave et pourtant gracieuse, douce et ferme à la fois, attirait la sympathie avec le respect. Le hasard des chaises vacantes l’amena à côté de moi. « Ah ! monsieur Carnot, lui dis-je, laissez-moi tout de suite vous remercier chaudement d’avoir en 1848 maintenu l’Ecole d’Athènes naissante. Sa destruction eût été un grand malheur ! Jamais peut-être elle n’aurait été rétablie. » — Puis, sans rappeler que, malgré leur bon vouloir, le ministre et ses collaborateurs avaient été obligés de suspendre tout envoi de fonds, je lui racontai (l’avait-il ignoré ? ) de quoi, en ces temps difficiles, nous avions vécu. Pendant plusieurs mois, un banquier grec de nos amis, — on dirait aujourd’hui : un vrai francophile, — nous compta, à la date ordinaire, sans manquer, notre traitement en bons écus de France et de Grèce et en beaux talaris turcs tout flambans neufs. Si M. Paolo Scouloudi existe encore, comme je le souhaite, qu’il reçoive ce témoignage d’une gratitude que nous lui avons souvent exprimée ; mais dont je veux lui renouveler encore l’expression et cette fois publiquement. Je lui demandai un jour : « Mais enfin, monsieur, quelles sont à vos yeux les garanties de ces prêts généreux ? » Simplement, il répondit : « Votre parole, vos familles et votre pays. » A la fin de juillet, ceux d’entre nous dont la moisson était sinon achevée du moins très avancée, et que rappelaient d’impérieux devoirs de famille, demandèrent à rentrer en France. Encore bienveillant, mais encore pauvre, le ministre répondit : « Vous avez l’autorisation de revenir à vos frais. » M. Daveluy nous prêta de quoi payer notre traversée. Ainsi nous rentrions avec de l’argent emprunté. Telle est l’histoire de notre « scandaleux cumul », de notre « engraissement au râtelier du budget ».

D’autres critiques, plus dangereuses parce qu’elles venaient de plus haut, éclatèrent avant même notre départ de France et furent plusieurs fois répétées. Elles étaient de nature à nous décourager. Elles ne laissèrent pas de jeter sur l’institution nouvelle un fâcheux discrédit, heureusement passager. « Que vont-ils chercher là-bas ? disait-on. Il n’y a que des ruines ; elles sont assez connues. L’œuvre de la commission de Morée n’est pas à recommencer ; elle a épuisé le sujet. Qu’espèrent-ils de cette aventure ? L’Attique est pleine de marais ; ils n’y trouveront que la fièvre ! » Qui donc tenait cet étrange langage, dont j’affirme l’authenticité ? Des hommes illustres, que je ne nommerai pas. M. de Salvandy les avait profondément irrités en diminuant les prérogatives du Conseil supérieur, alors Conseil royal. « J’ai la responsabilité, avait-il dit, j’entends avoir l’autorité ; j’écouterai des avis, je ne subirai plus d’ordres. » — Je n’ai pas à prendre parti dans ce conflit aujourd’hui oublié ; j’explique seulement l’explosion de colères dont l’école d’Athènes recevait le contre-coup. Elle était fondée par M. de Salvandy ; donc elle n’avait pas le sens commun. Chose bien curieuse, et qui prouve une fois de plus que la vérité triomphe à son heure ! Quatre ans écoulés, j’allai offrir mes thèses, exclusivement athéniennes, à celui qui avait le plus vertement blâmé ma participation à « l’aventure »[3]. « Que vous êtes heureux, me dit-il, d’avoir visité la Grèce et d’avoir résidé à Athènes ! Je regrette amèrement de n’avoir pas fait ce voyage ; mais je suis trop vieux maintenant. » Nous avions donc eu raison de garder notre foi et notre courage.

Des jeunes gens, des camarades se montrèrent plus hostiles encore à notre mission, quoique d’une autre manière. Ils n’étaient pas très nombreux, peut-être une demi-douzaine. Toutefois la qualité l’emportait sur la quantité. Instruits, spirituels, professeurs distingués dans des lycées de Paris, ils formaient d’excellens élèves ; bref, ils composaient une élite dans l’élite. Leur connaissance de la littérature grecque était étendue et sûre. Ils savaient en admirer et en faire goûter les chefs-d’œuvre. Ce furent cependant des adversaires ardens de l’Ecole d’Athènes. Réunis tous les jours dans un café de la rive gauche, ils criblaient les voyageurs de critiques et d’épigrammes. Ils raillaient nos projets de travail, travestissaient nos lettres quand on avait l’imprudence de les leur montrer. Enfin, s’appropriant les objections des grands personnages, et y ajoutant leurs malices et leurs insinuations, ils allaient jusqu’à nous accuser de ne considérer, au fond de nous-mêmes, la Grèce que comme « un refuge écarté, où d’esquiver sa classe on eût la liberté. » Un de nos amis, savant helléniste, qui était notre allié et qui le resta toujours, Alexis Pierron, nous tenait au courant de cette polémique. Elle nous attristait sans néanmoins affaiblir nos résolutions. Je ne pus m’empêcher d’en écrire quelques lignes à un camarade dévoué. « Apprends, — me répondit-il, — que tourner les gens en ridicule, qu’ils le méritent ou non, est une volupté à faire pâmer un saint. Sois philosophe et n’y pense plus. » Je doute que cette explication dans le goût de La Rochefoucauld fût la bonne. Il y en a une autre plus vraisemblable.

Aujourd’hui les voyages, même lointains, n’ont rien qui effraie. Les universitaires n’en ont pas peur : ils les aiment ; ils demandent quelquefois ou acceptent des missions ; il leur arrive de s’en donner eux-mêmes et d’en payer la dépense de leur bourse. Croit-on qu’il en était ainsi il y a cinquante ans ? À cette époque, ce qu’on a appelé le mal français, c’est-à-dire le peu dégoût pour les langues étrangères et le désir invincible de rester dans son coin, sans se soucier de ce qui se fait ailleurs, ce mal sévissait. Les universitaires — ceux du petit groupe dont je parle — n’y échappaient pas. Qu’il pût y avoir pour quelques-uns, en dehors des temps de professorat régulier et de présence obligée, des années de séjour dans les villes savantes, dans les pays classiques, au profit d’un progrès supérieur, cette idée trouvait leur esprit fermé[4]. Les émigrans d’un nouveau genre qui, au lieu d’helléniser paisiblement dans la rue Saint-Jacques, allaient à cinq cents lieues étudier de près les choses grecques, troublaient de douces habitudes casanières ; ils donnaient un mauvais exemple ; ils avaient tort !

Ainsi, de deux points de l’horizon venaient des souffles peu favorables. Nous avancions cependant, poussés et soutenus par ceux qui nous avaient embarqués. Afin d’expliquer que, dans la haute culture de l’esprit, ils plaçaient, à côté de l’étude littéraire agrandie, la connaissance des chefs-d’œuvre de l’art, ils avaient décidé qu’avant de se rendre en Grèce, les jeunes voyageurs passeraient un mois à Rome et une quinzaine à Naples. C’était court. Aussi pas un jour ne fut perdu. Ceux qui d’avance étaient un peu initiés, fréquentaient assidûment les musées et les lieux célèbres. Ils y faisaient d’amples provisions dont ils comptaient plus tard tirer parti. Ils se lièrent avec les artistes de l’Académie de France à Rome, qu’ils visitaient dans leurs ateliers ou rencontraient aux soirées de M. Schnetz, leur directeur. Là se formèrent des amitiés précieuses et durables. L’alliance des deux Ecoles de Rome et d’Athènes fut contractée pour toujours ; et les pensées de quelques-uns d’entre nous prirent dès lors tout naturellement une direction esthétique, qui devait tôt ou tard les conduire à l’histoire et à la théorie de l’art.

En même temps, commençait pour les membres de la mission athénienne une éducation nouvelle. Accueillis par nos éminens ambassadeurs, par M. Rossi à Rome, qui leur fit avoir une audience de Pie IX, à ce moment au comble de sa popularité éphémère ; à Rome encore, par M. le prince, aujourd’hui duc Albert de Broglie, secrétaire d’ambassade, et par M. de Montebello, à Naples, ils n’en tiraient point vanité. Réservés et discrets, ils observaient, ils écoutaient ; ils apprenaient peu à peu à quelles conditions, à l’étranger, on obtient le respect pour soi-même et surtout pour son pays. M. Daveluy leur était d’ailleurs un parfait modèle de tenue et de tact. Je dirai, en finissant, tout ce que nous avons dû à ce chef éminent.

Je n’ai nullement l’intention de raconter les incidens divers de leur traversée de Naples à Athènes. Ce n’est pas de mon sujet. J’ai hâte de dire ce qui se passa, dès l’arrivée, quant à la définition de l’Ecole par celui qui, à Athènes, en était le promoteur et le chef politique. L’image de M. Piscatory est et restera présente à ma pensée, grand, fort, hardi cavalier, ancien philhellène ayant combattu pour l’indépendance grecque, il avait une belle physionomie un peu militaire. Sa parole brève, facile, chaude, exprimait l’énergie et la communiquait. Le premier discours qu’il nous adressa à Patissia peut tenir en quatre lignes. « Nous avons pensé qu’il était possible de créer ici, dans l’ordre littéraire, une institution analogue à l’Académie de Rome. Nous vous donnons un morceau de bois et un couteau ; faites quelque chose. » Il n’était pas possible d’indiquer plus clairement que l’on nous conviait à tenter une expérience, sans programme arrêté dans les détails, sans méthode déterminée. Or, rien ne nous avait préparés directement à un pareil essai. La mission se composait d’un professeur d’histoire, de deux professeurs de philosophie, de quatre professeurs de lettres. Ni les uns ni les autres n’avaient entendu parler, si ce n’est en quelques rares occasions, d’archéologie, d’épigraphie, dont, à l’Ecole normale, il était à peine question. Que pouvait-on attendre de jeunes gens aussi peu dressés à des besognes spéciales ? On comptait évidemment que les monumens encore subsistans, que les lieux historiques avec leurs montagnes, leurs fleuves, leurs golfes, leurs îles ; que les ruines, les vestiges, que les noms des villes fameuses susciteraient, dans ces intelligences nourries de souvenirs helléniques, des questions intéressantes à rajeunir ou à traiter pour la première fois. On se gardait de dire lesquelles. On se bornait à lancer en avant ce groupe curieux en lui disant : « Allez, cherchez, trouvez ! » En d’autres termes, il s’agissait, avant tout, de reconnaître le pays, puis de regarder et d’étudier, comme on étudie un livre, ce qui se présenterait de digne d’être bien regardé.

Pour cela, surtout alors, la connaissance du grec moderne était nécessaire. Il importait d’apprendre vite à le parler. Nos chefs y avaient pensé ; en quoi ils visaient deux buts différens, mais connexes : nous rendre capables de nous tirer d’affaire, de nous débrouiller à travers les provinces et à Athènes ; et, en second lieu, nous rapprocher autant que possible des Hellènes, nous associer à leur vie, nous en faire des amis, nous rendre utiles enfin, modestement, mais efficacement, dans un intérêt politique.

Un professeur de grec moderne était d’avance attaché à l’Ecole : c’était le bon et savant M. Bisantios (prononcez Visandios). Il nous donnait ses leçons dans une petite salle qui en garda le nom de la Visandine. Il parlait bien français, quoique avec lenteur, et s’expliquait nettement. Les progrès de ses grands, élèves furent rapides, car ils connaissaient le grec ancien et le passage de la langue antique à la langue actuelle leur était facile. Ils furent alors frappés au plus haut point de ce grand phénomène historique d’une langue se conservant à travers tant de siècles jusqu’aujourd’hui, non certes sans s’altérer, mais en gardant ses traits essentiels et caractéristiques. Mais quels étaient les élémens qui avaient résisté à l’épreuve des temps et à tant d’influences étrangères et de mélanges divers ? N’était-ce pas surtout la langue du peuple, de la rue, qui survivait à celle de Démosthènes et de Xénophon ? Et de ce parler populaire, ne retrouverait-on rien dans les ouvrages classiques ? Enfin, n’y aurait-il pas lieu de préparer une histoire de l’évolution de la langue grecque depuis Homère jusqu’à présent ? Le problème est immense. Nul d’entre nous, certes, ne songeait à l’aborder. Mais nous espérions du moins qu’on le traiterait un jour, en divisant la tâche, en distinguant les époques. C’est ce qui se fait maintenant. Cinq ans après nous, Beulé posait, dans sa thèse latine, une partie importante de la question. Il avait bien raison de dire, dans sa conclusion : « Celui qui voudra recueillir chez les Grecs anciens tous les indices de la langue vulgaire, devra de toute nécessité passer en Grèce de nombreuses années, et ne pas se contenter de la fréquentation des lettrés, mais entrer en communication avec le peuple. Il devra visiter beaucoup de contrées, lui effet, la langue varie comme les parties de la Grèce elle-même. » On trouvera ces vues considérablement agrandies et complétées dans les Études de philologie néo-grecque Recherches sur le développement historique du grec, publiées par M. Jean Psichari, qui organise, à l’Ecole des hautes études tout un enseignement de travaux nécessaires. Il en établit la méthode, en montre l’étendue, en signale les difficultés et les complications. « Un fait est certain, dit-il, c’est que, depuis les origines jusqu’à nos jours, le grec constitue une seule et même langue, dont l’évolution n’a jamais été brusquement interrompue. » — Ce fait, nous ne pouvions alors que l’entrevoir et le noter.

Mais, dès ce temps, le grec moderne nous fut doublement utile. Il nous aida et nous habitua graduellement à lire avec facilité les textes anciens qui nous devinrent ainsi plus accessibles. Réel avantage, puisque l’étude quotidienne des œuvres classiques nous était indispensable désormais. L’hiver fut assez rigoureux en 1847-1848. La neige couvrait le Parnès. Enfermés dans la Visandine, la seule pièce chauffée de la partie de l’Ecole qui nous était réservée, nous travaillions presque sans sortir. C’est là que m’étant donné pour tâche de lire le plus possible de Platon et d’Aristote, je constatai avec joie que je le faisais presque couramment. A partir de mai 1847, le grec moderne nous avait été utile d’une autre et importante façon. Des cours à faire aux Hellènes entraient expressément dans les prescriptions ministérielles, qui n’en révélaient pas, comme on pense, l’intérêt politique. L’ordonnance royale du 11 septembre 1846, signée par M. de Salvandy, instituait une école de perfectionnement pour l’étude de la langue, de l’histoire et des antiquités grecques à Athènes. Tel était le but littéraire, et en apparence unique, de l’institution. Il n’était pas encore parlé, et pour cause, de fouilles, d’épigraphie, d’explorations. En revanche, le ministre, qui se réservait de réviser chaque année le programme, en conseil, y insérait cette clause : que l’Ecole d’Athènes pourrait ouvrir des cours publics et gratuits de langues et de littérature française et latine, et ses membres, professer dans l’Université et les écoles grecques tous les cours compatibles avec leurs études. — C’est ce que Sainte-Beuve avait souhaité, dans le Journal des Débats du 26 août 1846, en approuvant le projet de création de l’Ecole, laquelle, d’après lui, devait être « une sorte de concordat littéraire entre notre pays latin et la terre d’Athènes ». La première promotion de l’Ecole se conforma à cette haute pensée. Si les cours aux Hellènes n’eurent lieu que cette fois, seuls les grands événemens de 1848 en furent la cause. Toujours est-il que nos successeurs n’ont été ni tenus, ni invités à remplir ce genre d’obligations. Beaucoup n’en ont même jamais eu connaissance. Quant à nous, dès que nous fûmes suffisamment capables de nous exprimer dans la langue du pays, nous nous mîmes à l’œuvre.

Des classes furent organisées. Le matériel, composé de quelques bancs de bois, passait de chambre en chambre, transporté par les palikares à notre service. Pendant plusieurs mois, les plus âgés de nous enseignèrent la littérature française et l’histoire. Les autres, changés en maîtres d’école primaire, et ne s’en plaignant point, expliquaient, en grec moderne, la langue française à une vingtaine d’élèves. Parmi les miens, j’ai compté des fils des meilleures familles de l’Attique et du Péloponèse et des enfans venus des îles, surtout d’Hydra. L’École jetait par-là ses premières racines. Elle prouvait d’une autre manière encore combien elle appréciait l’amour des Hellènes pour les études sérieuses, en publiant, le 1er novembre de la même année, dans la Revue des Deux Mondes, un article sur l’Université d’Athènes et l’Instruction publique en Grèce.


II

Dans certaines écoles, a-t-on dit, les vocations arrivent toutes faites ; à l’Ecole d’Athènes, elles se font. Cette observation, qui demeure assez exacte, l’était absolument au début. Les fondateurs le comprenaient. Aussi, quoiqu’ils fussent désireux de publier des résultats positifs le plus tôt possible, ils s’abstenaient de trop éperonner les agrégés ; ils attendaient avec patience que le séjour et le travail eussent porté ces fruits qui signalent et les aptitudes et la direction plus précise à imprimer aux esprits. M. Guigniaut, l’ami dès la première heure, le constant défenseur, le conseiller prudent de l’Ecole, le juge attentif et bienveillant de ses efforts, n’ajoutait, dans sa correspondance, rien à ses précédens avis. Après une année d’expérience, M. de Salvandy en restait à sa conception initiale d’un perfectionnement des professeurs par l’étude en Italie et en Grèce des chefs-d’œuvre de l’art et de la littérature. Il se proposait seulement d’élargir graduellement le cercle des voyages, d’y comprendre la Sicile, l’Egypte, l’Orient, et au retour, Venise, la Bavière, l’Allemagne. Telle était également, avec quelques variantes, l’opinion de MM. de Saulcy, Victor Le Clerc, de M. Ozanam, de M. de Humboldt lui-même. Ceux donc d’entre nous qui ne visaient qu’à une culture plus haute d’eux-mêmes dans l’intérêt de l’enseignement, pouvaient en sûreté de conscience ne pas aller au-delà, puisqu’ils restaient fidèles au programme. On ne leur en fit point un reproche.

Mais, malgré les instructions d’en haut, malgré même la triste modicité des émolumens qui rendait impossible toute entreprise hardie, plusieurs des premiers partis avaient des ambitions de chercheurs. Observer, voyager ne leur suffisait pas : ils aspiraient à inventer, tout au moins à trouver ou à retrouver. Ils se rappelaient les paroles de M. Piscatory, « le morceau de bois et le couteau avec lesquels nous devions faire quelque chose ». Ce discours de quelques mots ouvrait des perspectives plus étendues que les horizons auxquels s’étaient arrêtées les prévisions de M. de Salvandy. Nul, certes, ne méditait la désertion du professorat : plusieurs, sinon tous, en espéraient du moins, pour un avenir encore lointain sans doute, les situations les plus élevées ; et, dans les rêves de quelques-uns, passait et repassait l’image tentatrice de l’Institut. Il fallut tâtonner, s’interroger. Néanmoins, au bout d’un an, des sujets apparurent, et les besognes précises commencèrent.

Notre attention se porta d’abord vers la géographie. Mais, chez Hanriot, ce fut une véritable passion. Il allait chaque jour, de grand matin, à la chasse des cartes, des atlas ; il en achetait, s’en faisait prêter. Avant de lui donner des joies, cette passion lui causa des chagrins. Par exemple, en revenant de Corinthe, on déjeuna et l’on fit la sieste dans un poste de gendarmes. Après l’avoir quitté et à quelques kilomètres de là, Hanriot s’aperçut, en visitant son sac, que la belle carte de Grèce par notre Etat-major n’y était plus. Ces gendarmes, eux aussi, paraît-il, aimaient la géographie. Nous tournâmes bride pour leur réclamer la carte. Ils répondirent très calmes : δὲν ἠξεύρω (den êxeurô), ce qui signifiait : je ne sais ce que vous voulez dire. Cette mésaventure n’était pas pour décourager notre ami. Sa passion n’en devint que plus ardente. Bientôt il rechercha la topographie dans la géographie, et se livra conjointement à l’une et à l’autre.

L’acte d’accusation de Socrate, tel qu’il était conservé dans le temple de Déméter, servant de greffe aux Athéniens, et tel que le rapporte Diogène Laerce qui l’y avait lu, était ainsi conçu : « Mélitus, fils de Melitus, du dème de Bithos, accuse par serment Socrate, fils de Sophronisque, du dème d’Alopèce, etc. » Lisez et relisez ce texte à Paris, vous ne penserez guère qu’à Socrate et à son procès. Lu à Athènes, surtout par un savant ou par un curieux du genre d’Hanriot, il soulèvera la question de la topographie des dèmes, de leur situation par rapport à Athènes et dans Athènes, de leur étendue, de leur nombre. Le dème est une partie déterminée du territoire d’un État : c’est une commune, ayant le double caractère d’une association et d’une division administrative. Ce premier caractère, elle l’eut dès l’origine, dès que plusieurs familles se furent groupées en un même endroit pour y vivre en commun ; le second, elle l’acquit dans la suite, il lui fut imposé. En Attique, il existait des dèmes avant Clisthène ; il en existait au temps de Solon et sans doute bien avant lui. Ce fut Clisthène qui leur donna le rôle et l’importance qu’ils gardèrent, sans le moindre changement, dans toute la suite de l’histoire grecque. Il fallut d’abord leur assigner des limites précises, aussi bien dans Athènes, puisqu’elle fut également divisée en un certain nombre de dèmes, que dans la campagne : les limites des dèmes urbains étaient inscrites sur des registres publics. Les limites une fois déterminées, des noms furent donnés aux dèmes, et ce fut Clisthène qui les nomma, les uns d’après les lieux qu’ils occupaient, les autres d’après les familles qui y résidaient. Enfin les dèmes furent répartis dans les dix tribus que créa Clisthène. A chacune des dix tribus Clisthène assigna dix dèmes : il y eut donc cent dèmes à l’origine. Le nombre s’en accrut dans la suite. Quoique faisant désormais partie intégrante de la cité, les dèmes demeurèrent des associations indépendantes, vivant de leur vie propre et s’administrant elles-mêmes. La vie municipale en Attique n’eut pas désormais d’autres foyers. J’emprunte ces notions essentielles à l’article Dème du Dictionnaire des Antiquités de Ch. Daremberg et Edm. Saglio. Le fascicule qui le contient est daté de 1888, et est, par conséquent, postérieur de trente-cinq ans à la thèse d’Hanriot, soutenue en 1853. L’article du dictionnaire est un travail tout à fait remarquable et éminemment solide de M. B. Haussoullier, membre très distingué de l’Ecole d’Athènes. L’érudition, pendant ces trente-cinq années, avait marché à pas de géant. Néanmoins, on va voir ce que, dès 1853, valait l’ouvrage de Ch. Hanriot.

Ses Recherches sur la topographie des dèmes de l’Attique constituent une monographie qui est le résultat d’une exploration prolongée et attentive des diverses parties de l’Attique. Hanriot avait à cœur de rectifier les assertions, sur la géographie de cette contrée, de beaucoup d’Anglais et d’Allemands en contradiction alors avec les observations des savans ou voyageurs français. Or, dans bien des cas, il a suffi de retracer avec exactitude la physionomie des lieux, de rappeler les textes, les inscriptions, les faits historiques ou légendaires, pour réfuter les témérités d’une érudition trop éprise de ce qu’elle croit nouveau. Hanriot interrogeait le pays lui-même ; il en décrivait les formes et l’aspect ; en même temps il fouillait le passé héroïque de chaque lieu célèbre. C’est surtout par cette étude curieuse des antiques traditions que son livre charmait l’esprit sévère d’Albert Dumont, qui, devenu directeur de l’École d’Athènes, recommandait aux jeunes membres de la mission l’étude de ce travail. A. Dumont avouait qu’il en avait profité lui-même. Plus tard, chargé de diriger au ministère l’enseignement supérieur, il engageait l’auteur à donner de sa thèse une nouvelle édition. De nos jeunes camarades m’ont dit à moi-même qu’ils consultaient fréquemment cette excellente restitution topographique[5]. On n’en est pas surpris quand on voit que le résultat en a été d’établir la situation de cent-trente dèmes sur les cent-soixante-quatorze que l’on sait avoir existé ; que, sur les cent-trente fixations, soixante-douze sont dues à Hanriot. Les cinquante-huit autres proviennent de travaux antérieurs.

La topographie des divisions territoriales conduit naturellement à celle des monumens, édifices, lieux de réunion qui y étaient situés. Le mot Agora désignait chez les Grecs le lieu affecté aux achats et aux ventes qui avaient pour objets les produits du sol, de la chasse, de la poche et même de l’industrie. L’agora servit aussi, au moins dans beaucoup de villes, de lieu de réunion pour les délibérations publiques. A Athènes, l’agora présentait cette double destination. Ce n’était pas seulement, comme on pourrait le croire, la place du marché et, à une autre heure, un espace où se réunissait l’assemblée. Celle d’Athènes comprenait, dans son enceinte, des édifices d’une grande importance. Mais où était-elle ? Hanriot s’est posé cette question dans un mémoire lu devant l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres sur l’Emplacement de l’Agora d’Athènes. « Ce mémoire, écrivait M. Guigniaut en 1854, a obtenu les honneurs non seulement d’une discussion intéressante de la part des archéologues divisés de l’Académie, mais d’une réfutation en forme d’un des plus éminens parmi eux. Ce procès vivement débattu, et toujours pendant, à certains égards du moins, sera, nous l’espérons, renvoyé des deux parts au tribunal du public savant. » A la date de 1867, la question n’était pas encore tranchée. M. G. Perrot disait alors : « A Athènes, les assemblées paraissent s’être tenues d’abord dans la vallée qui se creuse à l’ouest de la citadelle[6]. » C’était l’agora ancienne. L’autre agora, d’après M. Ed. Guillaume, aurait existé au nord de l’Acropole, dans le quartier appelé Erétria. Le portique dorique, construit à l’époque d’Auguste et qui existe encore, aurait été une de ses entrées[7].

Ces recherches méthodiques, tant autour d’Athènes que dans l’enceinte même de l’ancienne ville, devaient, de proche en proche, inspirer l’idée de dresser une carte de la cité, d’après les monumens et les vestiges qui s’y voyaient encore. Cette pensée, M. Emile Burnouf la conçut de bonne heure. Un jour que nous nous promenions sur la partie supérieure des rochers qui sont au sud-ouest de l’Acropole, il me montra, dans le granit, des rainures assez profondes, creusées évidemment avec un pic en fer et dessinant des rectangles réguliers, de grandeur quelquefois égale, et alignés tant bien que mal comme pour former une rue. Il croyait que ces rectangles étaient les traces d’autant de maisons très petites. Cette exiguïté n’était pas une raison de juger que des demeures pareilles n’auraient pu être habitées. Les anciens Athéniens, dans ce pays où l’hiver était bien court, vivaient beaucoup devant leur porte ou sur les places ; sans doute aussi, ils couchaient souvent dehors, en été, comme font leurs descendans. En effet, lorsque nous allions de grand matin prendre des bains de mer à Munychie, nos voitures cheminaient en ville entre deux lignes de familles hellènes couchées sans façon à droite et à gauche sur le trottoir. Elles y prenaient des ophtalmies, comme leurs ancêtres, qui, pour s’en guérir, s’en préserver ou remercier d’en être délivrés, offraient à Esculape des ex-voto, dont beaucoup consistaient en un œil d’or ou de quelque matière précieuse, ainsi que l’apprennent les catalogues découverts par M. Paul Girard. Ces traces de maisonnettes et l’étude qu’il en fit, en y joignant des indications de textes, furent pour M. Emile Burnouf les premiers élémens d’un plan qu’il étendit et compléta. Dans ce genre de travail, il était servi non seulement par sa perspicacité, mais encore par une rare habileté de dessinateur. J’ai devant les yeux une image fidèle de l’Acropole qu’il a exécutée à l’aquarelle avec une étonnante sûreté de main. Grâce à ce tableau, qu’il m’a donné, il me semble, quand j’y porte mes regards, être encore là-bas près des restes du théâtre de Dionysos. Il a reconstitué la carte de l’ancienne Athènes de telle sorte, secondé par sa triple aptitude de savant, de topographe et de dessinateur, que nos successeurs vont, de leur propre aveu, la consulter au ministère de l’Instruction publique où elle est conservée. M. Guigniaut, qui fut professeur de géographie à la Sorbonne, avant M. Himly, ne parlait de cette carte qu’en termes admiratifs.


III

Les recherches géographiques et topographiques franchirent bientôt les limites de l’Attique. Dès les premiers voyages, naquit le besoin de pousser les excursions dans tous les sens. Ce n’étaient encore, il est vrai, que des reconnaissances, mais précédées de tant d’études, poursuivies si attentivement dans leur courte durée, qu’il s’y forma d’amples provisions de connaissances précises dont ont profité pendant de longues années des leçons de lycée, d’un caractère nouveau, et des cours de faculté d’un attrait auparavant inconnu. Parmi ces récoltes heureuses, il faut compter les écrits de M. Ch. Benoît sur Milo et de Louis Lacroix sur l’Egypte. Qu’on n’y cherche pas ce que leurs auteurs n’ont nullement prétendu y mettre. Le mérite de ces relations descriptives consiste en ce qu’elles sont l’œuvre de lettrés très instruits qui ont vu, et bien vu, ce dont ils parlent. Comme moi, d’ailleurs, ils n’étaient restés en Grèce que quatorze ou quinze mois.

La géographie savante, approfondie, fut inaugurée par ceux de nos amis qui eurent le privilège de demeurer à Athènes deux et trois ans. Peu importe qu’ils n’aient publié qu’ultérieurement les résultats de leurs travaux ; c’est pendant leur mission qu’ils les avaient mûris. De Toulouse, où il faisait la classe de philosophie en 1854, M. Emile Burnouf envoya un Voyage d’Athènes à Corinthe. C’était un mémoire, dont la lecture à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres fut autorisée. Il avait pour objet l’exposé d’une exploration très attentive et très complète, faite, il y avait quelques années, de l’isthme de Corinthe et des ruines qui y subsistaient. Les résultats précis, positifs, méthodiquement décrits et mesurés, étaient fixés par une carte et par un plan exécutés avec une habileté toute particulière.

Chercher, dans la Grèce actuelle, quel fut, pour l’ensemble et les détails, l’aspect, la figure physique de la Grèce ancienne, c’est, selon la juste expression dont aimait à se servir M. Guigniaut, faire de la géographie et de la topographie comparées. L’un des deux termes de la comparaison est là, devant les yeux de l’explorateur. Où prendre l’autre ? Chez les auteurs grecs évidemment, en les consultant d’abord chacun à part, puis en les contrôlant l’un par l’autre. Dans cette enquête, le témoin le premier en date, c’est Homère.

J.-J. Ampère, qui était de l’Académie française, et aussi de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, et, de plus, voyageur perpétuel, a publié, dans un de ses livres, un charmant essai sur la Poésie grecque en Grèce[8]. Il s’y complaît à faire ressortir l’absolue exactitude des descriptions ainsi que de la géographie et de la topographie homériques. Ces pages étaient connues à Athènes, en 1847 ; les Hellènes lettrés et savans les goûtaient. Elles répondaient à notre vive curiosité ; elles excitaient en nous le désir de les trouver véridiques. Bientôt elles nous semblèrent telles, et l’auteur devint un inspirateur, presque un guide, presque un modèle. Toutefois cette appréciation ne fut pas unanime ; il y eut un dissident déclaré, irréconciliable. Ce fut le plus jeune de la troupe, A. Grenier, dont l’humeur belliqueuse, toujours prompte à la contradiction, était d’ailleurs servie par le savoir et une parole incisive. Sa réfutation de J.-J. Ampère, et du colonel Leake, et de Dodwell, et de nous par conséquent, se répétait souvent à la promenade, surtout pendant les repas ; et la discussion s’enflammait vite. Quinze ans plus tard, cette polémique de notre bouillant camarade prenait la forme d’un livre, court, mais très plein, intitulé : Idées nouvelles sur Homère, où débordait une verve ironique.

Certes, il y a dans Homère des épithètes générales, poétiques, je dirais presque musicales, qui n’ont aucune signification spécifique. Elles sont appliquées à des hommes, à des lieux, à des êtres très différens, comme si elles tendaient à exprimer non ce que le poète a vu, mais ce que son imagination a rêvé, ce qui a été pour lui l’élément d’un monde idéal. Donc, celui-là exagère qui déclare pittoresquement ou géographiquement exactes toutes les épithètes homériques. Grenier exagérait en sens inverse en soutenant qu’aucune ou presque aucune de ces épithètes ne convenait à l’objet qu’elle accompagnait. Il a énuméré, dans sa spirituelle et paradoxale brochure, en de longues listes, les formules, les répétitions qu’il a recueillies en compulsant l’Iliade et l’Odyssée, en prenant Homère tout d’une pièce, et il a conclu que le poète n’avait pas su ou pu particulariser. Gandar a usé d’un procédé contraire. Il n’a étudié à fond qu’un point, Ithaque, et examiné quelques autres attentivement, mais prudemment. Il a été amené ainsi à constater qu’en ce qui concerne Ithaque, Homère, parlant d’un petit pays facile à parcourir et à décrire, s’est beaucoup moins trompé qu’à l’égard de Troie, des limites de la Thessalie et du voyage de Télémaque, qu’il était plus difficile de connaître et d’embrasser. De plus, Gandar, l’observateur consciencieux et patient, a pris la peine de revenir en Grèce, après être rentré en France, afin d’étudier Ithaque une seconde fois. Enfin, à Aulis, à Mycènes, à Epidaure, à Thisbé, il a vérifié de ses propres yeux les remarques de J.-J. Ampère et, seulement quand il les a trouvées justes, il les a adoptées. Sainte-Beuve, donnant la liste des deux premières promotions réunies, arrive à Grenier, et écrit (sans doute avec ce sourire que j’ai bien connu) : « Grenier enfin, Grenier ouvertement incrédule à Homère, négateur hardi de l’exactitude tant admirée des descriptions homériques, car, dès qu’il y a une douzaine de personnes réunies, il se trouve toujours un homme d’esprit en sus pour contredire et remettre en question ce que les autres admettent et admirent. Certes, Gandar n’était pas de ceux-là… son esprit était le moins fait pour l’ironie[9]. » — Soit ; mais il y avait autre chose que Sainte-Beuve, s’il l’a su, n’a pu savoir qu’à moitié. Grenier et Gandar étaient, malgré les apparences, de santé faible. Ils étaient déjà tourmentés par le mal qui devait les emporter à peine au milieu de la carrière. Le climat de la Grèce leur était contraire. Gandar cependant eut assez de force ou de courage pour en braver à deux reprises les dangereuses atteintes. Grenier ne lutta pas longtemps. Il ne nous a suivis que dans deux de nos voyages. Ensuite, il nous laissa toujours partir et resta seul à l’Ecole, par crainte de la fatigue, des chevaux, des mauvais gîtes, de tout en un mot. Il n’a donc presque jamais essayé ce contrôle sur place des textes homériques dont nous nous étions fait une loi.

Donc, dès ses commencemens, l’Ecole avançait, travaillait, produisait, et cela non pas seulement dans le sens de la géographie et de la topographie, ainsi que je le montrerai tout à l’heure. Ce qu’elle avait fait de 1847 à 1849 prouvait, à ceux qui savaient voir et prévoir, que la nouvelle institution méritait que les bases du premier jour fussent affermies et élargies. Bien conseillé d’une part, et, d’autre part, peu accessible aux insinuations pessimistes, M. de Parieu, l’un des successeurs de M. de Salvandy, rendit le 26 janvier 1850 un arrêté de grande portée. Il y était décidé que chacun des membres de l’Ecole serait tenu d’envoyer, avant le 1er juillet de chaque année, au ministre de l’Instruction publique et des cultes, un mémoire sur un point d’archéologie, de philologie ou d’histoire, choisi dans un programme de questions que l’Académie des inscriptions et belles-lettres serait invitée à présenter au ministre. Quatre jours après, le 30 janvier, la savante Académie recevait l’invitation annoncée, et le ministre y spécifiait que, par l’arrêté du 26, il avait entendu confier à l’Académie la haute direction scientifique de l’Ecole française. En conséquence, les hellénistes et les archéologues de la compagnie, auxquels se joignit M. Guizot, préparèrent un règlement relatif aux travaux futurs des jeunes missionnaires. Le 8 mars, M. Guigniaut lut, en séance publique, un rapport sur le travail de la commission, dont, pendant neuf ans consécutifs, il devait rester l’interprète. Le 7 août suivant, un décret du Président de la République ratifia tout ce qui avait été établi ; et, en conséquence des travaux de la commission, trois articles nouveaux furent ajoutés aux précédens. Voici ces articles dont il est inutile de faire remarquer l’importance : 1° Pour la première fois, un crédit est affecté à l’Ecole dans la loi de finances, celle de 1851. 2° Une année et plus sera employée par chaque membre à des explorations et à des recherches dans la Grèce et les autres pays classiques, soit de l’Orient, soit de l’Occident. 3° Les résultats des travaux des membres seront transmis par le ministre à l’Académie des Inscriptions, invitée à en faire l’objet d’un rapport, et à en rendre compte dans sa séance publique, où elle annoncera les sujets d’exploration et de recherches plus spécialement proposés pour la seconde et la troisième année d’études.

J’ai entendu plusieurs personnes affirmer qu’avant ce décret, aucun travail de valeur n’avait été exécuté à l’Ecole. Elles ajoutaient que ce décret d’août 1850, comme l’arrêté du 26 janvier précédent, avait tracé un programme où toutes les questions posées étaient nouvelles. Rien n’est plus inexact. Hanriot par son ouvrage sur les dèmes de l’Attique, Emile Burnouf par sa carte d’Athènes et sa description de l’isthme de Corinthe, E. Gandar par l’étude de l’Ithaque d’Ulysse, avaient ouvert les routes de la géographie et de la topographie ; bien plus, ils y avaient fait de grands pas. Or, que demanda tout d’abord l’Institut aux membres de l’Ecole, que leur prescrivit-il pendant de longues années ? Précisément l’exploration géographique, topographique et historique d’un pays déterminé, c’est-à-dire la continuation des études antérieures, mais en procédant désormais à de plus grandes distances, avec de plus larges développemens, et un redoublement de soins attentifs dans les investigations sur place et dans l’emploi des textes. Le nouveau programme agrandissait la tâche ; il ne la créait pas. Toutes les formules officielles de l’Académie attestent ce lien de ce qui a suivi à ce qui avait précédé. Que l’on ouvre au hasard ces rapports que M. Guigniaut lisait publiquement chaque année, on rencontre des paragraphes tels que ceux-ci : — Décrire l’île de Lesbos… — Explorer la contrée comprise entre le Pénée, le golfe Thermaïque, l’Haliacmon, et les chaînes qui séparent l’Epire de la Grèce orientale… — Recueillir en un corps d’ouvrage tout ce que les anciens ont rapporté de relatif à l’histoire, aux institutions religieuses et politiques, générales ou particulières, aux mœurs et coutumes des peuples de l’antique Arcadie. — Si j’écrivais ici une histoire générale de l’Ecole d’Athènes, je déroulerais la riche série d’ouvrages que suscita cette direction supérieure de l’Académie des Inscriptions, même en ne comptant que les mémoires de géographie et de topographie. Mais je ne parle que des deux premières années et des relations scientifiques, incontestables, quoique parfois contestées, qui, les rattachant aux promotions suivantes, en forment une seule chaîne, ou, si l’on veut, un seul être collectif qui a grandi plus ou moins vite, mais sans arrêt depuis sa naissance.

Entre les deux premières promotions et la quatrième, il y a eu un chaînon brillant et fort : c’est M. Jules Girard. Son mémoire sur l’île d’Eubée marque une date. Il l’a lui-même caractérisé en ces termes : « Il faut prendre ce mémoire entier surtout comme une description géographique et comme une histoire ancienne de l’île d’Eubée. » Ce travail avait été composé à Athènes, puis expédié au ministère, conformément à l’arrêté du 26 janvier. Le jugement qu’en porta la commission est de 1852.

Ce fut ce qu’on peut appeler « le premier envoi officiel d’Athènes », comme on dit « les envois de Rome » en parlant des travaux qui viennent chaque année de la Villa Médicis. La commission en loua hautement le contenu. M. J. Girard n’avait pas fait de fouilles : il n’en fut point blâmé. Il y a deux sortes d’archéologie : celle qui rencontre et commente des monumens déjà trouvés, et celle qui fouille pour en découvrir et en expliquer de nouveaux. Dans les neuf rapports publics qui vont de 1850 à 1858, on recommande aux explorateurs de tenir compte des documens et monumens archéologiques restés visibles ou rendus à la lumière ; on ne leur impose pas, même à demi-mot, l’obligation d’en découvrir. La raison en est facile à saisir : pour fouiller, il faut de l’argent. Or, même en 1851 et 1852, lorsque Beulé exécuta les travaux qui, après quarante jours de tâtonnemens et d’efforts, aboutirent enfin à la mise au jour de l’escalier des Propylées, il fit cette opération à ses frais et dut, pour payer ses ouvriers, emprunter une somme à des amis. Je tiens le fait de sa bouche même, et d’ailleurs, il l’a affirmé dans son principal ouvrage[10]. Si notre éminent ministre à Athènes, M. Forth-Rouen lui assura le remboursement futur par la France de ces frais, il n’en est que plus évident que le traitement ordinaire des membres de l’Ecole ne leur permettait pas alors de telles opérations. Il eût été injuste de leur reprocher de ne pas entreprendre ce qui était au-dessus de leurs moyens. Il convenait donc de reconnaître et de proclamer la valeur considérable du mémoire de M. J. Girard, qui avait décrit tout ce qu’il avait vu. Pour le fond historique et géographique, la question y est épuisée. Pour la forme, le style en est d’une sobriété élégante, d’une précision lumineuse qui n’exclut nullement la couleur pittoresque[11]. Bref, ce travail demeure comme un type d’exploration méthodique et de forte érudition. Certes, de ce côté « les Argonautes », ainsi qu’on a longtemps surnommé les premiers élèves d’Athènes, furent, à leur grande satisfaction, de plus en plus dépassés, mais dans le chemin qu’ils avaient ouvert.


IV

Restèrent-ils indifférens aux questions qui regardent la religion grecque, la mythologie, la géographie mythologique ? Ou bien, tout au contraire, de ce côté encore, ont-ils frayé la route, autant qu’il leur était possible ?

Dans son beau livre, la Mer, Michelet a décrit, avec toute la puissance de son style, une tempête dont il fut témoin au bord de l’Océan. La maison où il s’était installé tremblait sous les coups formidables du vent ; les rafales mugissaient ; des vagues hautes comme la maison donnaient l’assaut aux murs et crépitaient contre les fenêtres, semblables à une grêle colossale. Après avoir contemplé longtemps en frissonnant d’horreur ce terrible spectacle, il n’y tint plus, et, au comble de l’émotion, apostrophant ces lames énormes qui ne reculaient que pour revenir plus furieuses, il s’écria tout haut : « Monstres, que me voulez-vous ? » Les Grecs ne parlaient pas autrement aux eaux marines courroucées. Le mot de Michelet est un retour passager de l’imagination à l’anthropomorphisme antique. La Grèce antique, comme lui, mais pour des siècles, a vu dans la nature des monstres et des dieux.

Comment retrouver, reconstituer, exactement définir ces divinités nombreuses et diverses ? Sera-ce seulement en lisant les plus anciens poètes ? Assurément, il faut les interroger : ils sont les dépositaires de la tradition religieuse. Cependant, cette tradition qu’ils reproduisent plus ou moins fidèlement, les a précédés. D’où venait-elle ? À cette question une réponse précise est impossible. Toutefois, un fait est certain : la tradition est née de la primitive interprétation de la nature. Les mythes les plus anciens sont aussi les plus voisins de la nature qui les a suggérés. De là, deux règles aujourd’hui adoptées en mythographie : rechercher les plus anciens mythes ; les étudier le plus possible dans la région où ils sont nés, en les comparant avec la nature de cette région. Les poètes y aideront sans doute ; mais il faudra contrôler leurs mythes par les témoignages des écrivains qui, comme Pausanias, par exemple, allaient s’informant dans chaque pays des traditions naïves qui avaient résisté à l’épreuve du temps. Sans doute, une science récente, en Allemagne et en France, a pu signaler entre les plus anciens mythes grecs et les conceptions religieuses de l’Inde, des relations telles que ceux-là semblent parfois dériver de celles-ci. Mais encore a-t-il fallu que les mythes venus de l’Inde fussent susceptibles de s’adapter par certains côtés à la constitution physique et aux dispositions religieuses des peuples de la Grèce auxquels ils étaient apportés. Ceux-ci les adoptaient à cause de ces affinités et se les assimilaient en vertu de convenances naturelles. Ils en étaient donc les auteurs, du moins au second degré, de par leur nature et de par la nature du pays. C’est par conséquent, en grande partie, à cette nature qu’il est utile d’en demander la plus ancienne signification. M. Emile Burnouf, dans le chapitre essentiel de sa thèse sur Neptune, a procédé à cette interrogation de plusieurs contrées du Péloponèse, et surtout de l’Arcadie, où se manifestent avec force les attributs de ce dieu des eaux et de toutes les puissances de l’élément humide. Dès 1850 donc, la première promotion entrait dans la voie des études mythologiques les plus profondes.

D’autres l’y suivirent bientôt. Ce qui les y conduisit, outre ce bon exemple, ce fut l’idée juste que les mythes les plus antiques sont aussi les plus originaux, parce que la poésie, les arts, la civilisation, n’en ont pas encore effacé le premier caractère. Mais les mythes les plus antiques ne sauraient être retrouvés que chez les peuples les plus anciens de la Grèce, chez les plus vieilles cités helléniques. Que s’il a existé en Grèce une région qui n’ait pas été ravagée par de fréquentes invasions, qui, n’ayant pas subi l’occupation des races étrangères, ait conservé ses mœurs d’autrefois et soit restée toujours inculte et pieuse à la fois, cette région est vieille, ses dieux, son culte, ses croyances sont vieux comme elle et, comme elle, demeurés intacts. Là se montreront les mythes purs de toute altération. M. Al. Bertrand fait observer que la Bretagne a gardé sa foi religieuse avec une invincible ténacité. Or, dit-il, il existe, dans le Péloponèse, une province très semblable en ce point à la Bretagne : c’est l’Arcadie. Voilà un précieux terrain d’investigations mythologiques. D’ailleurs, quelle région est plus ancienne ? Pausanias, Apollodore, s’accordent à cet égard ; Ovide dit que les premiers habitans de l’Arcadie sont nés avant la lune. Tranquille et libre, au milieu des invasions, ce pays a conservé inviolés les mythes pélasgiques. Si bien que Pausanias affirme que c’est en Arcadie qu’il a, pour la première fois, senti la force toute vivante des mythes[12].

M. Al. Bertrand remercie la France dont la générosité maternelle lui a permis d’explorer l’Arcadie presque tout entière. De cette exploration, il tire des résultats nouveaux et très curieux sur la mythologie des divers cantons de ce pays. Notre intention n’est pas de reproduire, même en abrégé, ses conclusions partielles ou sa conclusion générale.

Nous avons voulu seulement constater que cette méthode mythographique avait été déjà employée par un membre de la première promotion, que d’ailleurs M. Al. Bertrand se plaît à citer. Et telle est la valeur effective de cette façon de procéder que M. Al. Bertrand s’en sert une seconde fois, et cela dans le livre qu’il intitule : Essais sur les dieux protecteurs des héros grecs et troyens dans l’Iliade. Homère est à la fois historien des vieux mythes et poète, arrangeant ces mythes selon les besoins de sa conception épique. Il semble çà et là qu’il y ait contradiction entre le poète et l’historien, ou bien que le premier agisse par caprice et méconnaisse certains mythes consignés dans des poèmes autres que les siens. Par exemple, Héra, la Junon de l’Iliade que nous connaissons tous, est placée par Homère au premier rang. Au contraire, dans Hésiode, Héra n’est qu’une des épouses de Zeus, comme Thémis, comme Mnémosyne, comme Dioné ; elle est même la dernière. Parmi les dieux et les déesses auxquels on sacrifiait aux fêtes d’Olympie, Héra semble n’avoir que le quatorzième rang. Comment donc Homère en fait-il la reine du ciel ? Comment lui donne-t-il, dans la guerre de Troie, une intervention prépondérante ? On se l’explique en se reportant en Argolide, le foyer, le lieu des légendes d’Héra. Là on l’adore, là elle a son temple, là elle est la grande déesse pélasgique et achéenne, l’égale, l’épouse de Zeus, aux yeux des Argiens. C’est ce mythe antique, c’est le cri de la Grèce argienne, c’est la tradition qui l’a imposée au poète, et non une fantaisie de celui-ci.

L’ouvrage dont je viens de parler, et le précédent, sont de la même veine que la monographie de M. Emile Burnouf sur Neptune. Le courant d’études mythologiques était donc bien établi dès les premières années. Mais il était réservé à Fustel de Coulanges de donner à ce courant une puissance inattendue, et d’en révéler les effets par rapport à l’histoire de la vie antique.

Fustel de Coulanges partit pour Athènes en 1853. Il en revint en 1855 et alla, en homme de devoir simple et modeste, faire la classe de seconde au lycée d’Amiens. Or, trois ans après, en même temps que la commission de l’Institut déclarait excellent son Mémoire sur l’île de Chio, dans le rapport de 1858, la Faculté des lettres de Paris lui conférait le grade de docteur pour ses deux thèses, l’une sur l’historien Polybe, l’autre sur le culte de Vesta dans ses rapports avec les institutions privées et publiques des anciens. Cette dernière, on va le rappeler, devait, en s’agrandissant, avoir de brillantes destinées. Ce qui nous importe, c’est de montrer que, sous ses deux formes, d’abord de thèse, puis de livre, La Cité antique est un fruit de l’Ecole d’Athènes. En effet, ce n’est pas en corrigeant des vers latins et des narrations, qu’il aurait eu le temps de réunir, à Amiens, la masse énorme de textes sur laquelle repose la monographie relative à Vesta, si courte et pourtant si prodigieusement riche et pleine. L’idée de cet ouvrage était née en Grèce, sous l’influence de la terre hellénique ; c’est en Grèce qu’avaient été cherchés, rapprochés, interprétés, soudés, fondus ces vers épars, ces vieilles formules, ces mots caractéristiques qui sont les matériaux d’une histoire religieuse antéhistorique. Mais, puisque la thèse sur Vesta vient de l’Ecole d’Athènes, quoiqu’elle ait été rédigée et imprimée à Amiens de 1855 à 1858, La Cité antique a la même origine. En effet, la seconde a trop fait oublier la première. Je viens de les comparer encore : toute cette mythologie religieuse de Vesta, du feu sacré, du foyer de la famille, puis du γένος (genos) ou de la gens, puis de la cité, a passé entièrement de la thèse dans le grand livre qui la développa de 1858 à 1865. Les additions qu’offre celui-ci sur les révolutions qui détruisirent la vie municipale sont des chapitres historiques ; la partie originale, neuve, hardie, reconstituée par une sorte de génie érudit et intuitif à la fois, est déjà tout entière dans la brochure du jeune docteur. La Cité antique en est à sa treizième édition aujourd’hui, dit l’heureux libraire ; je dis, moi, qu’elle en a eu quatorze, car Vesta fut la première.

Puisque cette identité de fond dans les deux ouvrages n’a pas été, que je sache, signalée, elle sera sans doute contestée : je dois le prévoir. Or, elle apparaît manifestement dès que l’on fait attention au caractère religieux, au rôle de prêtre du fondateur de ville, tel que Fustel de Coulanges le fait ressortir[13].

Rappelons d’abord ce qu’est Vesta. Jupiter est né, Vesta est éternelle. Elle est la divinité que chacun de nous sent au fond de lui-même. Elle est présente à chacun de nos actes. Elle est un seul corps dont les Génies, les Lares, les Pénates, les Mânes sont les membres. Ce qui vit et respire en nous, c’est Hestia pour les Grecs, Vesta pour les Romains. Toute la religion est pleine de Vesta. Simple est son culte : le foyer est son temple, le feu est sa forme visible, les herbes et les fruits sont les offrandes à déposer sur son autel. Voilà pourquoi, dans chaque maison, Vesta a sa place sacrée ; soit sur un autel, soit dans une riche chapelle, soit dans la lampe grossière du pauvre, jour et nuit le feu brûlait. — De notre temps, chez les Grecs modernes, chez les Italiens, cet usage se maintient avec persistance. A Sparte, dans la chambre hospitalière où je couchais, la lampe à trois becs brûlait sous l’image de la Panaghia.

Le feu est un dieu : il est le dieu de la famille, il est aussi le dieu de la ville. « Le fondateur était l’homme qui accomplissait l’acte religieux sans lequel une ville ne pouvait pas être. C’était lui qui posait le foyer où devait brûler éternellement le feu sacré ; c’était lui qui, par ses prières et ses rites, appelait les dieux et les fixait pour toujours dans la ville nouvelle. » — « On conçoit le respect qui devait s’attacher à cet homme sacré… On lui vouait un culte, on le croyait dieu, et la ville l’adorait comme sa Providence. Des sacrifices et des fêtes étaient renouvelés chaque année sur son tombeau. »

Fustel de Coulanges explique le personnage d’Enée, dans Virgile, par ce culte religieux dont les fondateurs, ceux qui posaient le foyer du feu sacré, étaient l’objet. « C’est l’arrivée d’Énée, ou plutôt c’est le transport des dieux de Troie en Italie qui est le sujet de l’Enéide. Le poète chante cet homme qui traverse les mers pour aller fonder une ville et porter ses dieux dans le Latium,


dum conderet urbem
Inferretque Deos Latio

« Il ne faut pas juger l’Enéide avec nos idées modernes. On se plaint souvent de ne pas trouver dans Enée l’audace, l’élan, la passion. On se fatigue de cette épithète de pieux qui revient sans cesse. On s’étonne de voir ce guerrier consulter ses Pénates avec un soin si scrupuleux… On ne manque guère non plus de lui reprocher sa froideur pour Didon, et l’on est tenté de dire avec la malheureuse reine :


Nullis ille movetur
Fletibus, aut voces ullas tractabilis audit.


« C’est qu’il ne s’agit pas ici d’un guerrier ou d’un héros de roman. Le poète veut nous montrer un prêtre. Enée est le chef du culte, l’homme sacré, le divin fondateur, dont la mission est de sauver les Pénates de la cité. » Selon Fustel de Coulanges, c’est donc juger l’Enéide avec nos idées modernes que d’en appeler le héros « un ridicule et pieux Enée », ainsi que l’a fait Lamartine. M. Gaston Boissier se rapproche de Fustel de Coulanges quand il dit[14] : « C’est le pauvre Enée qui ouvre pour nous la série des amoureux ridicules. » Remarquez ces deux petits mots : pour nous. M. Gaston Boissier a écrit quelques lignes plus haut : « Peut-être que, si Virgile nous avait tout à fait maintenus dans le monde de l’Iliade et de l’Odyssée, nous serions moins choqués de le voir se comporter comme Ulysse (avec Calypso) ; mais Didon, qui est de notre sang, nous dépayse de l’épopée homérique ; elle nous ramène à notre époque. » Fortement ancré à l’antique croyance, Fustel de Coulanges, lui, ne se laisse pas dépayser. Il n’est pas choqué de la froideur d’Enée, il ne lui reproche pas l’abandon de la reine de Carthage ; et il justifie, longtemps à l’avance, la distinction fine et profonde de M. Gaston Boissier.

Je devais insister sur cette partie du beau livre de Fustel de Coulanges : on y voit en pleine clarté l’idée maîtresse et le développement de la thèse sur Vesta. Elle démontre d’une façon décisive l’efficacité de cette méthode mythographique qui, remontant toujours, ne s’arrête qu’aux plus vieilles légendes, qu’aux témoignages même antéhomériques, qui les ont conservées. D’autre part, l’emploi de cette méthode, maniée par une intelligence supérieure, justifie les premiers essais mythologiques de l’Ecole, et rattache Fustel de Coulanges à ses aînés, qu’il continue en les surpassant.


V

Le décret du 9 février 1859 portait création, à l’Ecole d’Athènes, d’une section d’architecture composée de quelques élèves pensionnaires de l’Ecole de Rome. Cette mesure ne méritait que des éloges. Toutefois elle ne faisait en réalité que sanctionner ce qui existait depuis au moins douze ans. Au mois de mars 1847, lors de notre première visite à Patissia, M. Piscatory nous mit en relation avec l’architecte Paccard, détaché de l’Ecole de Rome et auquel le ministre de France donnait l’hospitalité dans sa propre résidence. Paccard exécutait à ce moment, avec un rare talent, une admirable restauration du Parthénon, état actuel et état primitif mis en regard l’un de l’autre. Ce beau travail est aujourd’hui dans une des salles de la Bibliothèque de l’Ecole des Beaux-Arts. Son camarade Tétaz ne tarda pas à nous rejoindre. M. Desbuissons, architecte distingué comme eux, et de la même Ecole, nous arriva en mai 1848, avec Gandar, Tétaz et M. Desbuissons logeaient dans notre maison.

Je ne saurais dire combien nous fut utile la société de ces excellens artistes. Pour M. Emile Burnouf et pour moi, en particulier, ils devinrent bientôt de véritables maîtres, sans y penser, sans y viser. Ils travaillaient à l’Acropole, montés sur des échafaudages, mesurant, chiffrant, dessinant, prenant des profils, notant des écartemens, des hauteurs, recueillant de petits et précieux fragmens de peinture rouge ou bleue. Pendant ce temps, assis en bas sur les marches, avec nos auteurs anciens et modernes, M. Emile Burnouf et moi, nous leur posions des questions précises, techniques, auxquelles ils répondaient de là-haut. Et nous, de prendre des notes aussi fidèles que possible. Grâce à cette collaboration prolongée et consciencieuse, des travaux sérieux furent accomplis. M. E. Burnouf, dès cette même année 1847, envoya à la Revue des Deux Mondes, qui l’inséra le 1er décembre, une monographie du Parthénon très complète. Il y avait décrit, d’après les auteurs anciens et l’étude du monument sur place, l’architecture jusque dans ses plus fins détails ; les sculptures des frontons, des métopes et de la frise ; les peintures telles que certains vestiges permettaient de les conjecturer. Il y avait marqué enfin le caractère religieux de l’édifice et ses rapports avec les arts, la littérature et la philosophie du temps.

Il m’avait laissé une tâche pour laquelle j’emportai une provision de matériaux, mais que je ne menai à fin qu’en 1849 et 1850, dans les loisirs assez rares qui me restaient après les devoirs de ma classe au lycée. Par quelles épreuves avaient passé les monumens d’Athènes, depuis la conquête romaine jusqu’à la fondation de la Société archéologique des Grecs modernes en 1837 ? Je tachai de retracer brièvement l’histoire des destructions, des conservations, des reconstructions à travers la domination romaine, le moyen âge, la conquête turque, la guerre de l’indépendance, et pendant les années qui s’étaient écoulées de 1837 à 1847, époque où j’étais là. Je n’ai pas à résumer cet essai qui a paru ici même le 15 août 1851. Je crois qu’avec la monographie d’Emile Burnouf, il prouve de reste qu’on n’avait pas besoin, quoi qu’on en ait dit, de nous avertir que nous n’étions pas à Athènes pour nous borner à écrire « des phrases sonores sur le paysage que le regard embrasse du haut de l’Acropole ».

Il est naturel aux philosophes de se porter vers cette partie de la théorie de l’art qu’on nomme l’esthétique. Les deux philosophes de l’Ecole d’Athènes n’y manquèrent pas. Dès l’Ecole normale, où n’existait alors aucun enseignement relatif aux Beaux-Arts, ils avaient cherché à s’en instruire au dehors et par eux-mêmes. Chaque jour de sortie, ils couraient au musée du Louvre où ils passaient de longues et fructueuses heures. Cette première éducation se continua à Rome et à Naples. Ils étaient donc initiés lorsqu’ils arrivèrent à Athènes, où les attendaient l’Acropole, ce musée incomparable, et les beautés de la Grèce elle-même.

Très promptement un fait fixa leur attention : ce fut l’intime rapport entre les monument, la religion, les œuvres poétiques, littéraires et philosophiques de la Grèce ancienne, d’une part, et la nature, le ciel, le climat, la mer, la constitution physique du pays, d’autre part. De là une question vaste qui pouvait être divisée en plusieurs autres questions. Ses études assidues sur l’art grec inspirèrent bientôt à M. E. Burnouf une thèse intitulée : Des principes de l’art d’après la méthode et les doctrines de Platon. Cet ouvrage, où se fait sentir l’influence du séjour prolongé dans l’Attique, et la thèse latine sur le Culte de Neptune, valurent à l’auteur, en 1850, le titre de docteur de la Faculté des Lettres de Paris. Deux ans plus tard, le compagnon de recherches de M. É. Burnouf soutenait, devant la même Faculté, une thèse, tout athénienne, où, sous ce titre : Quid Phidiæ Plato debuerit, il s’attachait à démêler les affinités qui, par l’intermédiaire de la conception religieuse, avaient pu naître entre le plus grand sculpteur et le plus idéaliste philosophe de la Grèce. Et ce n’était pas la première fois qu’il abordait ce sujet : il l’avait traité, à un autre point de vue en 1851, et sous ce titre : De l’Accord entre les monumens grecs et la nature qui les entourait, il en avait fait la conclusion[15] de l’article de la Revue que j’ai cru devoir rappeler. Mais, quoique cet essai eût l’étendue d’un mémoire, quoique l’auteur y eût mis tous ses soins et s’y fut appuyé sur des faits scrupuleusement observés, quoique la question y fût posée en termes précis, elle demandait à cire reprise. Elle l’a été ici même le 1er février 1892, par M. Georges Perrot, dans le cadre le plus ample, avec l’autorité que donnent de longues années de voyages et d’études et les méthodes d’un ferme esprit, appliquées non pas exclusivement, mais surtout à l’interprétation des textes historiques et des documens archéologiques. Toutefois, en 1802, trente ans auparavant, avec un autre point de départ et dans un autre sentiment, le sujet avait été traité par M. Emile Gebhart, dans son Praxitèle[16]. On lit à la quatrième page : « Il n’est pas seulement question ici de Praxitèle et de la sculpture antique. Dans la Grèce de Périclès et d’Alexandre, toutes les œuvres de la pensée, toutes les manifestations de l’intelligence, la philosophie, les mœurs, la poésie, la politique et les arts se sont développés avec logique et harmonie. » Et un peu plus loin : « Ce travail est donc plutôt philosophique qu’archéologique… La méthode philosophique retrace les ensembles et reconstitue la vie. L’histoire de la civilisation et des arts de la Grèce étudiée ainsi nous a paru d’une simplicité et d’une beauté merveilleuses. » L’ouvrage, en effet, est d’un philosophe et, quoiqu’une érudition très sûre y abonde, il est animé du commencement à la fin d’un souffle d’esthétique. Conçu en Grèce aux jours heureux de la jeunesse, il en a retenu la fraîcheur et le charme ; écrit à Athènes, il porte à chaque page la marque de son origine.

Dans cet ordre de travaux, je dois une place à Charles Bigot. Sans parler de ses très nombreux articles de critique, je citerai et louerai sa monographie si distinguée de la Farnésine, qu’il avait religieusement étudiée, qu’il a délicatement décrite et aimée de tout son cœur. Pour terminer sur ce chapitre, je vais réparer une injustice que beaucoup de ses admirateurs commettent à l’égard d’Edmond About. Séduits par ses romans, éblouis encore aujourd’hui par le pétillement d’étincelles qui jaillit du Roi des montagnes et de la Grèce contemporaine, ils oublient ou ignorent qu’About fut un critique d’art fort instruit, et judicieux autant qu’incisif. Si mon affirmation étonne et peut-être scandalise un lecteur grave, qu’il ouvre, par exemple, le volume intitulé : Nos artistes au Salon de 1857, il y reconnaîtra que, procédant en arbitre entre le dessin et la couleur, entre Ingres et Delacroix, entre le réalisme et l’idéalisme, About prononce de justes jugemens. Et cela, d’après des règles et des principes qui confinent à l’esthétique ou y rentrent, sans que, bien entendu, cette science soit nommée. L’impitoyable railleur des modernes Hellènes, avait subi à Athènes l’influence immortelle de certains maîtres antiques. Son ironie désarme quelquefois un instant, et alors il écrit des définitions telles que celle-ci : « La critique n’est pas une croisade contre les maladroits, mais la recherche du beau dans les arts. » Dieu me garde de prétendre que, sans nous, nos successeurs ne se seraient pas avisés d’écrire sur le beau et sur les arts ; la Grèce leur en a parlé assez haut ; sa voix eût suffi pour les appeler de ce côté ; ce que je tiens simplement à dire, c’est que cette voix, nous, les vieux, nous l’avions déjà entendue et comprise.


VI

En dehors du spectacle des monumens et de l’étude du pays, les membres de l’Ecole d’Athènes, en 1847-49, n’étaient pas riches en ressources pour leurs travaux. L’Ecole n’avait pas de bibliothèque. Nous avions recours à celle de l’Université d’Athènes, qui avait été classée au nombre des bibliothèques de France par M. de Salvandy. Mais on aime à travailler chez soi et sur des livres à soi. Nous en achetions chez les libraires de la ville, qui n’en avaient guère et en demandaient fort cher. M. Daveluy mit à notre disposition tous les siens qu’il avait fait venir, en attendant qu’il pût, ce qui n’a eu lieu que plus tard, former une bibliothèque qui fût nôtre et dans notre maison. Sa sollicitude toujours éveillée organisait, complétait, administrait. Il fut le défenseur ardent de la jeune institution, en péril plus longtemps qu’on ne le croit. Presque chaque année, il venait à Paris, apportant les travaux des membres de l’Ecole ; et, prouvant par ses œuvres qu’elle était féconde et utile, il s’appliquait à maintenir les dispositions favorables, à lutter contre les volontés hostiles. Que, parmi les sujets traités, il ait eu une préférence pour les essais littéraires, pour les thèses sur la poésie et sur l’éloquence, c’était néanmoins toute l’Ecole, toute la tâche accomplie ou entreprise, quelle qu’elle fût, qu’il faisait valoir. Peut-être nous, arrivés en même temps que lui, l’avons-nous mieux connu que les camarades venus plus tard. C’est qu’il a vécu davantage avec nous, confiant, affectueux. Causeur piquant, éloquent à propos[17], infatigable et inépuisable, il nous a retenus des nuits entières, dans notre jardin, suspendus à sa parole, si bien qu’on n’allait se coucher qu’au lever du soleil. Il nous a accompagnés au cours de plusieurs de nos voyages d’études ; à Eleusis, dans de pauvres fiacres ; à pied, jusqu’au sommet de l’Hymette ; en barque, à l’île d’Egine ; à cheval, à Phylé et, au retour de cette dernière course, comme nous il traversa gaiement le marais de Marathon, dans la vase jusqu’à la selle de nos montures. Très désireux de faire connaître l’Ecole, il invitait à sa table des personnages de choix, principalement les Français en pèlerinage hellénique. Il fit à Renan, que j’avais été heureux de lui adresser, le plus aimable accueil, à l’époque où fut conçue, en présence du Parthénon, la célèbre prière à Athéné. Pendant vingt ans, il a servi et aimé l’Ecole, dont il fut l’un des fondateurs. Son âme très élevée gardait une dignité fière : à qui lui déniait le respect, il l’imposait ; pour ceux qui savaient gagner sa sympathie, il avait, dans leurs accès de nostalgie, ou dans leurs épreuves de famille, rendues plus douloureuses par l’éloignement, une bonté attendrie et consolatrice. Il n’a quitté son poste que pour mourir.

Cette histoire serait incomplète, et aussi l’expression de nos gratitudes, si, à la mémoire de M. Daveluy, je n’associais pas celle d’un homme qui, avec une amitié inaltérable pour lui et un attachement pour l’Ecole égal au sien, l’a constamment aidé dans sa tâche simple et facile aux yeux de certains juges, délicate, malaisée et plus d’une fois décourageante en réalité. Edouard Thouvenel, ce diplomate d’une habileté incontestée, cette haute intelligence, ce noble caractère, a monté tous les degrés de sa carrière durant une existence relativement courte, et ses fonctions diverses l’ont de bonne heure éloigné de l’École. Mais le ministre plénipotentiaire de France à Athènes, après avoir quitté cette situation, qu’il ait été, avec le même titre à Munich, puis ambassadeur à Constantinople, puis ministre des Affaires étrangères et sénateur, au milieu des préoccupations les plus graves, n’a pas un seul jour perdu de vue l’institution dont, en 1847, secrétaire de légation de M. Piscatory, il avait, à côté de son chef, secondé les premiers efforts. De loin, sans nous le dire, il veillait à l’avancement, aux récompenses, d’accord avec l’ami de là-bas. Deux jours avant de s’éteindre, au palais du Luxembourg, où il était grand référendaire, il se crut guéri par une heureuse illusion de mourant ; il lit appeler un ancien membre de l’Ecole et lui proposa de le suivre à Constantinople où il désirait retourner comme ambassadeur : dernier et précieux témoignage d’affection donné à tous dans la personne de celui-là.


VII

Je m’arrête ici. Un autre écrira l’histoire tout entière de l’Ecole depuis sa naissance jusqu’à son prochain cinquantenaire. Je n’ai voulu que rétablir la vérité au sujet des deux premières promotions. J’espère avoir réduit à néant la légende, trop longtemps répétée, dont le trait saillant était : pendant quatre ou cinq ans, des phrases, rien ; tout à coup, des œuvres. C’eût donc été, à un moment précis, une révolution. Or, il n’y a eu, de 1847 jusqu’aujourd’hui, qu’une évolution, et la plus naturelle. Les fondateurs ne s’étaient pas trompés ; leur idée était grosse d’un avenir, elle l’a produit peu à peu. Les « Argonautes » normaliens, sur leur navire, à peine pourvu d’agrès et secoué par des vents contraires, n’ont pas conquis la Toison d’Or : ils le savent bien ; mais ils ont ouvert les routes de la géographie comparée, de la topographie, de la mythographie, de la description des monumens antiques, de l’histoire de l’art, de l’esthétique ; ils s’y sont méthodiquement avances et en ont rapporté, non des amplifications de rhétorique, mais des résultats qui, pour la plupart, demeurent acquis.

Afin d’en parler exactement, j’ai eu sous les yeux les documens officiels, mes souvenirs consignés à l’époque même sur mon journal régulièrement tenu, quelques écrits de mes camarades[18] ou d’amis sincères et informés[19]. Les anciens remercient leurs chers successeurs d’avoir porté l’Ecole au degré de vigueur et de fécondité dont les fouilles de Delphes par M. Homolle et ses collaborateurs sont la plus récente et la plus brillante manifestation. Cette institution a été un modèle qu’ont imité les étrangers ; elle a heureusement essaimé en Italie en suscitant l’Ecole archéologique de Rome, devenue de plus en plus grande et forte, sous la direction redoublée d’A. Geffroy, et maintenant de l’abbé Duchesne ; elle enrichit chaque année la science et l’histoire de l’antiquité ; elle forme une élite de jeunes professeurs qui, à certains égards, renouvellent notre enseignement supérieur ; enfin, telle est sa vitalité qu’en dépit de bien des obstacles, elle a duré plus qu’aucun de nos gouvernemens depuis un siècle. Notre audace de 1847 n’était donc pas une folie. De pareils établissemens ne sont pas seulement la parure d’une nation ; ils sont une partie de cette puissance intellectuelle qui, avec les armées, met un peuple à son rang.


CHARLES LEVEQUE.

  1. MM. Paul Girard et B. Haussoullier.
  2. Le directeur était M. Daveluy ; les membres étaient : Louis Lacroix, historien ; M. Ch. Benoit, Ch. Hanriot, Houx, Grenier, littérateurs ; M. E. Burnouf et Charles Lévêque, philosophes. — Blancard, d’abord interprète, ensuite économe !
  3. Victor Cousin.
  4. A l’Association des anciens élèves de l’École normale, dont il est le dévoué président, notre éminent confrère et ami M. Gaston Boissier, dans son éloquente allocution du 13 janvier 1895, dit sur ce penchant à la routine : « Peut-être sommes-nous, à l’Ecole, des esprits trop critiques. A force d’aiguiser et d’affiner l’intelligence, de chercher les dessous des choses, de vouloir en tout distinguer et saisir le bien qui se mêle au mal et le mal qui se mêle au bien, on devient hésitant, indécis, impuissant à s’attacher fortement aux opinions, on perd ces ardeurs de foi qui rendent capable de résolutions énergiques ; et, comme on n’a guère gardé, dans cette indifférence générale, qu’une grande estime pour soi-même, on est tenté de se moquer de ceux qui conservent les qualités qu’on a perdues, on les regarde comme des esprits courts et grossiers et on les crible de railleries. Heureusement, ces railleries n’ont pas entamé l’œuvre de M. Duruy, elle a victorieusement résisté à toutes les oppositions, et l’on peut dire que l’instruction publique vit encore chez nous de l’impulsion qu’il a donnée. Ce succès est une grande leçon ; il nous montre d’une façon éclatante combien pèsent peu, dans les affaires humaines, la sagesse apparente des routiniers, les grands airs des hommes d’Etat, les railleries piquantes des gens d’esprit, et qu’on ne fonde quelque chose qui dure qu’à deux conditions : c’est de croire et de vouloir. »
  5. M. H. Haussoullier l’a citée, dans son article du Dictionnaire des Antiquités.
  6. Essai sur le droit public à Athènes. Paris, 1867, p. 11.
  7. Dictionnaire des Antiquités. Article Agora, par MM. Caillenier et Ed. Guillaume.
  8. La Grèce, Rome et Dante. Études littéraires. L’essai a paru ici même : 15 juin et 1er juillet 1844.
  9. Soliveaux Lundis, t. XII, p. 351.
  10. L’Acropole d’Athènes, tome II, page 314 : « J’essaierai d’expliquer les deux bas-reliefs que reproduit la planche 4. Ils sont complets, ils ont du charme, et le sujet n’est ni sans intérêt, ni sans nouveauté. Malheureusement, j’ai dû les laissera Athènes. En commençant les fouilles à mes frais et en mon nom, j’avais pris l’engagement de donner à la Grèce les antiquités que je découvrirais. Quand je continuai les travaux au nom et aux frais du gouvernement français, il ne me convenait pas de faire d’autres conditions. » Mais c’est la partie principale du travail, la découverte de l’escalier et de l’entrée des Propylées, que Beulé avait faite à ses frais.
  11. Voir notamment la page 51.
  12. Il faut rapprocher de ce travail la thèse ingénieuse et savamment approfondie de M. Alfred Mézières : De fluminibus inferorum.
  13. Voir, dans la Revue du 1er mars 1896, le bel article de M. Paul Guiraud, où l’importance de la thèse latine, comme première forme du grand ouvrage de Fustel de Coulanges, est par trop amoindrie.
  14. Revue des Deux Mondes du 15 février 1894, page 781.
  15. Conclusion reproduite, sur l’invitation de nos amis, en forme d’appendice, à la fin du 1er volume de la Science du beau.
  16. Praxitèle, Essai sur l’histoire de l’art et du génie grecs, depuis l’époque de Périclès jusqu’à celle d’Alexandre. — Ouvrage publié sous les auspices de S. E. M. Duruy, ministre de l’Instruction publique (et dédié à M. Daveluy). Paris, P. Tandon et Cie, 1864. — Voyez, sur ce livre, la Revue du 13 octobre 1865.
  17. A. Geffroy, qui l’avait eu pour professeur de rhétorique au lycée Charlemagne, écrivait, quarante-cinq ans après, en parlant de lui : « Ses jugemens littéraires, ses appréciations morales nous pénétraient comme des rayons subits. »
  18. Ch. Benoît, doyen honoraire de la Faculté des lettres de Nancy : La Grèce ancienne étudiée dans la Grèce moderne, 1892. — Du même : Excursions et Causeries littéraires autour d’Athènes et en Argolide, 1893. — Ch. Hanriot : L’École française d’Athènes, Discours de rentrée à la Faculté des lettres de Poitiers. — Hanriot est mort en 1895. Nous ne sommes plus que trois de la première promotion : M. Ch. Benoit, M. E. Burnouf, et l’auteur du présent article. — Emile Gebhart : Un Anniversaire athénien. Journal des Débats du 2 novembre 1895.
  19. Ernest Vinet, bibliothécaire de l’École nationale des Beaux-Arts : l’Art et l’Archéologie, Paris, 1874.