La Forêt de Rennes/11. Fleur-des-Genêts

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La Forêt de Rennes
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 49-52).
XI
FLEUR-DES-GENÊTS.


Pelo Rouan, avant de poser son pichet sur la table, ajouta comme complément de son toast :

— Et à la confusion du Loup Blanc et de ses louveteaux ! — À la bonne heure ! dit la vieille Goton, lorsque chacun eut applaudi à ce souhait charitable ; Pelo Rouan est un pauvre homme de la forêt. Il y a pour lui courage à maudire tout haut le Loup Blanc, qui est fort puissant, et dont mille bras exécutent les ordres ! car tout à l’heure il va prendre son bâton de houx et affronter la nuit le domaine des Loups ! à la bonne heure ! Je ne veux point de mal à Pelo Rouan. — Merci, dame, prononça lentement le charbonnier ; moi, je vous veux du bien.

C’était un homme étrange que ce Pelo Rouan. Pendant qu’il parlait ainsi, son regard fixe couvrait Goton, tandis que la ligne rouge de ses paupières clignotait à la lumière du feu. Il y avait dans ce regard une gratitude plus grande que ne le méritait à coup sur l’observation de la vieille femme de charge. Du reste, et nous devons le dire tout d’abord, la plupart des actions de cet homme étaient difficiles à expliquer. On croyait deviner chez lui parfois une marche lente et systématique vers un but mystérieux ; mais on ne tardait pas à perdre sa trace, et l’espionnage le plus fin comme le plus obstiné eût été dérouté par sa conduite. Nul ne songeait d’ailleurs à l’espionner. À quoi bon l’eût-on fait ? Ses fréquentes visites à la maison de M. de Vaunoy, ennemi personnel et acharné des Loups, éloignaient toute idée de connivence avec ces derniers, et cette connivence seule aurait pu donner quelque force à un homme si bas placé dans l’échelle sociale.

Il y a quinze ou seize ans que Pelo (Pierre) Rouan était venu s’établir dans la forêt de Rennes. Il avait amené avec lui une petite fille au berceau. Solitaire d’habitude et paraissant fuir la société de ses pareils, il s’était bâti une étroite loge à l’endroit le plus désert de la forêt, avait creusé un four souterrain et faisait, depuis lors, ce qu’il fallait de charbon pour soutenir son existence et celle de sa fille.

Marie avait pris la taille d’une femme. En grandissant, elle était devenue bien belle, mais elle l’ignorait. Beaucoup prétendront que ces derniers mots renferment une impossibilité flagrante ; nous soutenons néanmoins notre dire. Marie, enfant de la solitude, n’avait de hardiesse que contre le danger. La vue de l’homme la troublait et l’effrayait. Lorsque la trompe de chasse criait dans les allées, Marie faisait comme les biches ; elle se cachait dans les buissons. Jamais un des galants gentillâtres du pays n’avait pu l’approcher d’assez près pour l’appeler mignonne, en lui prenant le menton, — comme font tous les gentillâtres, depuis l’antiquité la plus reculée ; — jamais elle ne mettait de fromages dans un panier verni pour le porter au château, avec des pommes, des œufs et de la crème, comme cela se pratique encore de nos jours, au théâtre de l’Opéra-Comique ; elle ne dansait ni sur la fougère, ni même sous la coudrette ; en un mot, ce n’était en aucune façon une rosière de madame de Genlis, mirant ses pudiques attraits dans le cristal des fontaines, ni une ingénue de M. de Marmontel, raisonnant sur Dieu, la nature et le reste. C’était une fille de la forêt, simple, pure, demi-sauvage, mais portant en soi le germe de tout ce qui est noble, gracieux, poétique et bon.

L’expression générale de son visage était un mélange d’exquise gentillesse et de sensibilité exaltée. Elle avait de grands yeux bleus pensifs et doux, dom le sourire échauffait l’âme comme un rayon de soleil. Sa joue pâle s’encadrait d’un double flot de boucles dorées, molles, flexibles, élastiques, qui ondoyaient à chaque mouvement de tête, et se jouaient sur ses épaules modestement couvertes. La nuance de cette chevelure eût embarrassé un peintre, parce que les couleurs dont peut disposer l’art humain sont parfois impuissantes. Cette nuance, dans un tableau, semblerait terne ; ses candides reflets affadiraient le regard ; elle ne repousserait point assez la blancheur de la peau ; mais cela prouve seulement que l’homme n’a su dérober que la moitié de la palette céleste. Chez Marie, c’était un charme de plus, ses traits fins, mais hardiment modelés, apparaissaient suaves et comme voilés sous cette indécise auréole. Cela faisait l’effet de ce nuage mystique, aux rayons naïvement adoucis que les peintres du moyen âge donnaient pour ornement au front divin de la mère de Dieu. Marie était comme son père, elle aimait la solitude. Lorsqu’elle ne restait point dans la loge, occupée à tresser des paniers de chèvrefeuille que Pelo Rouan vendait aux foires de Saint-Aubin-du-Cormier, Marie errait, seule et rêveuse, dans les sentiers perdus de la forêt.

Souvent le voyageur s’arrêtait pour écouter une voix pure et semblable à la voix des anges, qui chantait la complainte d’Arthur de Bretagne, dont nous avons parlé dans la première partie de ce récit. Ceux qui se souvenaient du pauvre Jean Blanc songeaient à lui en entendant sa romance favorite ; la plupart savouraient la musique sans évoquer la mémoire de l’albinos, car bien d’autres que lui répétaient ce refrain qui berce les enfants dans toutes les loges du pays de Rennes. Du reste, on entendait toujours Marie comme on écoute le rossignol, sans la voir. Dès qu’elle apercevait un étranger, son instinct de timidité sauvage la portait à fuir. On voyait le taillis s’agiter comme au passage d’un faon, puis plus rien. Marie était alerte et vive. On eût couru longtemps avant de l’atteindre.

Quelques-uns cependant l’avaient vue, et le bruit de sa beauté sans rivale s’était répandu dans le pays. On ne savait point son nom, car Pelo Rouan ne souffrait guère de questions, surtout lorsqu’il s’agissait de sa fille, et Marie devenait muette dès qu’un homme lui adressait la parole. À cause de cette ignorance, et par un reste de cette chevaleresque poésie qui a fleuri si longtemps sur la terre de Bretagne, on choisissait pour désigner Marie les noms des plus charmantes fleurs. Les jeunes gens de la forêt parlaient d’elle d’autant plus souvent que son existence était plus mystérieuse. À la longue, la coutume effeuilla cette guirlande de jolis sobriquets. Un seul resta, qui faisait allusion à la couleur des cheveux de Marie : on l’appela Fleur-des-Genêts.

Pelo Rouan laissait à sa fille une liberté entière, dont celle-ci usait tout naturellement et comme on respire, sans savoir qu’il en pût être autrement. D’ailleurs, le charbonnier, quand même il l’aurait voulu, n’aurait point pu surveiller fort attentivement la jeune fille ; car il faisait de longues et fréquentes absences. Le motif de ces absences était un secret, même pour Marie. Parfois, durant des semaines, le four de Pelo Rouan restait froid ; mais quand il revenait, il travaillait le double et réparait le temps perdu.

Personne n’était admis dans la loge. On venait chercher Pelo Rouan de temps en temps la nuit. Dans ces circonstances, ceux qui avaient besoin du charbonnier, — pour des causes que nous ne saurions dire, — frappaient à la porte d’une certaine façon. Pelo sortait. Marie, habituée à ce manège, ne prenait pas garde.

Un jour pourtant, en l’absence de Pelo Rouan, un étranger avait franchi le seuil de la loge inhospitalière : c’était un beau jeune homme, et Fleur-des-Genêts n’eut pas peur. Son cœur battit bien fort ; un rouge brûlant remplaça le délicat coloris de sa joue ; mais la loge paternelle lui sembla tout d’un coup moins enfumée, les arbres plus verts, le ciel plus brillant au travers des éclaircies du feuillage. Elle se sentit vivre davantage et mieux.

Depuis ce jour, ses vagabondes promenades eurent un but : elle rencontrait le bel étranger qui lui mettait un baiser sur la joue et s’asseyait près d’elle au pied d’un chêne. Les chevreuils seuls ou quelque renard espionneur auraient pu dire le sujet de leurs longs entretiens ; mais le bonhomme La Fontaine était mort, et les bêtes ne savaient déjà plus parler. Cela dura quelques mois, puis l’étranger partit, laissant son souvenir au cœur de Marie, qu’il avait gardée pure comme s’il eût été un frère.

Une fois l’étranger parti, les gens de la forêt revirent Fleur-des-Genêts dans les taillis. Elle allait au hasard, la tête penchée, l’œil rêveur, et chantait bien mélancoliquement la complainte d’Arthur de Bretagne.

Pelo Rouan ne lui demandait point la cause de sa tristesse, parce qu’il l’avait devinée.

Cependant la veillée continuait dans la cuisine du château de la Tremlays. Après avoir porté le toast qui ouvre ce chapitre, Pelo prit son bâton, comme l’avait annoncé la vieille femme de charge ; mais, au lieu de partir, il secoua lentement sa pipe, et se planta, le dos au feu, en face de maître Simonnet.

— Et… sait-on son nom ? dit-il en jouant l’indifférence.

— Le nom de qui ?

— Du nouveau capitaine.

— Notre monsieur le sait peut-être, répondit Simonnet.

— Au fait, ce doit être un bon serviteur du roi, c’est le principal… Il logera au château ?

— Ou chez M. l’intendant royal.

Pelo Rouan sembla hésiter au moment de faire une nouvelle question.

— C’est juste, dit-il enfin, c’est à qui recevra ce brave officier et les bons soldats de la maréchaussée.

À ces mots il se dirigea vers la porte. En passant auprès d’Yvon, il lui serra furtivement la main, et adressa à Corentin un regard d’intelligence.

— Bonsoir, maître Simonnet et toute la maisonnée, dit-il.

Comme il mettait la main sur le loquet, un fort coup de marteau retentit frappé à la porte extérieure. Pelo resta. Quelques minutes après deux hommes, enveloppés de manteaux, furent introduits. Les larges bords de leurs feutres cachaient presque entièrement leurs visages. Cependant, à un mouvement que fit l’un d’eux, la lumière du foyer vint éclairer partiellement ses traits. Pelo Rouan tressaillit à son aspect ; et, au lieu de sortir, il se glissa prestement dans une embrasure.

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