La Forêt de Rennes/32. La chambrette

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La Forêt de Rennes
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 168-176).
XXXII
LA CHAMBRETTE.


Fleur-des-Genêts soutenait de son mieux le capitaine endormi sur la selle. Elle ne voulait point s’avouer elle-même que la fatigue l’accablait, mais elle n’était qu’une jeune fille, et ses forces défaillaient rapidement.

Par bonheur, si violent que fût le narcotique administré par maître Alain, son effet ne put résister longtemps au mouvement du cheval. Au bout de quelques minutes, les membres de Didier se roidirent et son corps entier éprouva de légères convulsions.

— Mon Didier ! s’écria joyeusement Marie, éveille-toi, je t’ai sauvé.

C’était une de ces rares nuits où l’automne breton déride son sévère aspect et oublie d’agrafer son éternel manteau de brouillards. La lune pendait, brillante, au centre d’un ciel limpide. Une fraîche brise courait entre les troncs centenaires de l’avenue, et venait à l’odorat tout emprégnée des âpres parfums de la glandée. Les hautes cimes des chênes se balançaient avec lenteur et harmonie, secouant çà et là sur les bruyères leurs couronnes humides de rosée.

Certes, on pourrait difficilement se figurer un réveil à la fois plus fantastique et plus délicieux que celui qui attendait Didier. Pendant quelques secondes, le jeune capitaine crut poursuivre un rêve étrange. Il se sentait emporter par le galop d’un cheval, et entendait vaguement à son oreille les sons d’une voix aimée. Ses yeux voulaient s’ouvrir ; mais il les tenait obstinément fermés pour garder son illusion.

Mais la brise de la forêt arrivait de plus en plus froide à son front, et chassait les dernières brumes de l’opium. Il souleva enfin sa paupière alourdie, et aperçut le charmant visage de Fleur-des-Genêts penché sur le sien, et si proche que les blonds cheveux de la jeune fille caressaient doucement sa joue.

Il porta la main à ses yeux, étonné de la persistance de ce songe bizarre. Fleur-des-Genêts écarta sa main en se jouant et il fut forcé de la voir encore.

— Est-ce donc bien toi ? murmura-t-il en se redressant sur la selle par instinct de cavalier ; — toi ici, à cheval, à cette heure… avec moi ?

La voix du capitaine exprimait une stupéfaction si profonde que Marie ne put retenir un sourire.

— C’est bien moi, dit-elle ; je t’expliquerai ce mystère… N’éprouves-tu point quelque souffrance, Didier ?

Elle ne répéta point ce mot qu’un premier mouvement de triomphe lui avait arraché : je t’ai sauvé. Ce sens si sûr, ce tact si exquis, que la nature donne aux filles de la solitude, comme aux grandes coquettes de nos villes, lui enseignait la discrétion ; elle devinait ce que pour un soldat le péril a d’attrait, le devoir de puissance, et n’avait garde de révéler, en ce moment, ce qui venait de se passer au château.

Didier aspirait fortement l’air de la nuit. La fraîcheur vivifiante de l’atmosphère et la force de sa constitution combattaient le malaise que laissait à tous ses membres l’énervante action du narcotique. Néanmoins il souffrait ; son crâne pesait à son cerveau comme un casque de plomb.

— Allons, dit-il en essayant de secouer la torpeur pénible où il restait plongé en dépit de lui-même, — cela m’a tout l’air d’un enlèvement, mais je n’y joue pas le rôle ordinaire des officiers de Sa Majesté… Mettons pied à terre, Marie… Je ne sais… j’ai besoin de repos…

Ils avaient passé les derniers arbres de l’avenue ; et le dôme de la forêt était sur leurs têtes. Marie se laissa glisser de la croupe du cheval et toucha le gazon.

— À merveille ! murmura Didier ; c’est toi qui me sers d’écuyer… Mais où ai-je donc mis mon esprit et ma force ? Soutiens-moi.

Il fit quelques pas en chancelant et s’affaissa au pied d’un arbre où il s’endormit aussitôt. Marie attira le cheval dans le taillis, mit li tête de Didier sur ses genoux et demeura immobile. Il était sauvé ; elle était heureuse, et veillait avec délices sur son sommeil.

Un quart d’heure à peine s’était écoulé, lorsqu’elle entendit un bruit de pas dans le sentier. Elle retint son souffle et vit d’abord quatre hommes dont chacun portait le bras d’une civière, où un cinquième individu était étendu garrotté. Ces quatre hommes marchaient en silence. Ils passèrent.

Puis un sourd fracas retentit dans la direction de la Tremlays, augmentant sans cesse et approchant avec rapidité. Marie, effrayée, traîna le capitaine au plus épais des buissons. Presque au même instant, la cohue des Loups envahit le sentier.

Ils n’allaient plus en silence et tâchant d’étouffer le bruit de leurs pas, comme lorsque le pauvre Jude les avait rencontrés quelques heures auparavant. C’était un désordre, une joie, un vacarme délirants. Ils couraient chantant ou devisant bruyamment. Sur leurs épaules sonnaient gaiement de gros sacs de toile tout pleins des pièces de six livres de M. l’intendant royal. La prise était bonne ; la nuit s’était passée en pillage et en orgie ; c’était fête complète pour les bonnes gens de la forêt.

Nous ne prenons point mission d’excuser le pillage, fussent les coupables nos excellents amis les Loups ; néanmoins, à ceux qui jetteraient à ces pauvres paysans un mépris trop entier ou un blâme trop sévère, nous poserions une simple question : — Avez-vous lu, leur demanderions-nous, les récents débats du comité vinicole (ce mot est burlesque, mais à la mode) ? Avez-vous entendu parler de ces hardies et fortes filles de Rebecca qui se font justice sommaire toutes les nuits dans le pays de Galles ? — Les Rebeccaïtes ressemblent un peu à nos Loups ; les vinicoles voudraient fort ressembler aux Rébeccaïtes. Il n’y a entre toutes ces choses que des différences de temps, de mœurs et d’audace. Partout où la force légale opprimera le faible, il y aura réaction nécessaire, sinon légitime. La réaction se traduira en bavardages si les opprimés sont journalistes, gascons ou députés ; en violentes représailles, s’ils sont braves et trop pauvres pour attendre, un demi-siècle durant, la tardive justice du pouvoir.

Quoi qu’il en soit, à raison ou à tort, les Loups étaient ivres et contents d’eux-mêmes autant que s’ils eussent fait œuvre pie. L’argent qu’ils emportaient doublait de prix à leurs yeux, pour avoir été volé au fisc, leur mortel ennemi, et nous pouvons affirmer qu’aucun remords ne troublait leur conscience.

Fleur-des-Genêts tremblait. Dans cette course folle, un soubresaut pouvait jeter quelqu’un des Loups hors de la route et lui faire découvrir le capitaine endormi. Or, d’après la conversation qu’elle avait entendue dans la loge entre Pelo Rouan et Yaumi, l’envoyé des Loups, elle devait croire que ces derniers en voulaient à la vie de Didier.

Tous passèrent cependant sans encombre.

À la suite de la cohue, marchait encore ce personnage bizarre qu’on nommait le Loup blanc dans la forêt. Loin de partager la joie de ses compagnons, il semblait triste, et courbait son visage masqué de blanc sur sa poitrine.

Lorsqu’il passa devant Fleur-des-Genêts, la jeune fille tressaillit et tendit le cou en avant.

— Serait-ce lui ? murmura-t-elle avec émotion et frayeur.

Le Loup blanc disparut comme ses louveteaux derrière un coude de la route. Tout rentra bientôt dans le silence, et l’on n’entendit plus que la mystérieuse et fugitive harmonie qui descend, par une belle nuit, de la cime balancée des grands arbres d’une forêt.

Les heures s’écoulèrent. Ce fut seulement lorsque la brise, plus piquante, annonça le prochain lever du jour, que Didier vainquit sa léthargie. Il était perclus et glacé. Ses membres roidis refusaient de se mouvoir.

En s’éveillant, il s’étonna comme la première fois, et fit questions sur questions.

— Tu es avec moi, répondit Marie ; — voudrais-tu être ailleurs ?… Viens… J’ai une chambrette bien close dans la loge de mon père. Je veux t’y donner asile.

— Mais pourquoi ne pas aller au château ? demanda Didier. — Il y a en tout ceci un singulier mystère que je m’efforce en vain de comprendre… mes idées sont confuses… Je me souviens vaguement qu’un irrésistible sommeil s’est emparé de moi hier à la table de M. de Vaunoy… Que s’est-il passé, Marie ? je veux le savoir.

— Tu sauras tout, répondit Fleur-des-Genêts en soupirant ; — mais tes membres sont glacés, mon beau capitaine… Je ne veux pas te voir trembler ainsi ; cela me donne froid jusqu’au fond du cœur… Viens, te dis-je, je te coucherai dans mon lit et je veillerai sur toi.

— Veiller sur moi ! répéta Didier.

— Comme on veille au chevet de ceux qu’on aime, s’empressa d’ajouter Marie ; — comme une mère veille auprès de son enfant. Mais, viens donc !

Elle entraîna Didier qui, vaincu par son engourdissement morbide, n’avait plus ni volonté ni force. Tous deux se mirent en selle et le cheval galopa dans la direction du carrefour de Mi-Forêt. À une centaine de pas de la loge, Marie mit pied à terre.

— Reste là, dit-elle à voix basse ; il ne faut pas que mon père te voie.

Elle s’avança doucement vers la loge. Sa porte était ouverte.

— Mon père ! dit Fleur-des-Genêts, en allongeant sa jolie tête à l’intérieur.

Personne ne répondit.

— Il n’est pas là ! pensa la jeune fille avec joie. — Dieu soit loué ! Didier aura un abri.

Elle s’élança à la rencontre du capitaine, qu’elle prit par la main. Tous deux gagnèrent la loge.

— Chut ! murmura Marie ; — marche doucement.

Ils franchirent la sombre salle basse où nous avons assisté à l’entrevue de Jude et de Pelo Rouan, puis Marie ouvrit lu porte de sa chambre et poussa Didier à l’intérieur.

— Maintenant, dit-elle en fermant la porte en dedans, nous sommes en sûreté !… Tu es sous ma garde et jamais mon père ne vient ici.

Fleur-des-Genêts n’avait pas aperçu, en traversant la loge, deux yeux rouges et flamboyants briller derrière le tas de paille qui servait de couche à Pelo Rouan. Tandis qu’elle passait, ces yeux rayonnèrent un plus sanglant éclat. Quand elle fut passée, ils changèrent brusquement de positron et s’élevèrent de plusieurs pieds. C’est que Pelo Rouan, qui était étendu sur la paille, venait de se dresser sur ses genoux.

— Je remercie Dieu, murmura-t-il avec haine, de m’avoir donné des prunelles de bête fauve, des yeux qui voient dans la nuit… Je l’ai bien reconnu, le Français maudit !… Il est là !… Marie ! pauvre fille !

Ces derniers mots furent prononcés d’un (on de tendresse profonde et de paternelle pitié, — ce qui n’empêcha point Pelo Rouan de décrocher le vieux mousquet suspendu au mur et d’y couler deux balles sur une copieuse charge de poudre.

Cela fait, il visita soigneusement la batterie, sortit au dehors, et grimpa sans bruit aucun et presque sans efforts apparents le long du tronc droit et fisse d’un bouleau planté devant la fenêtre de Marie et dont les branches passaient par-dessus la loge.

Il s’assit sur l’une des branches, de telle façon que, caché par le tronc, il pouvait plonger son regard dans l’intérieur de la chambre de Marie.

En ce moment la fenêtre était fermée. Pelo Rouan attendait immobile.

Une demi-heure après, le ciel à l’orient prit une teinte rosée ; les ténèbres s’éclaircirent peu à peu et les oiseaux se prirent à chanter leur joyeuse chanson dans le feuillage.

Fleur-des-Genêts vint ouvrir sa fenêtre. L’âme de Pelo Rouan passa dans ses yeux.

Avant de rentrer dans l’intérieur de sa chambrette, Marie fit ce qu’elle faisait chaque matin. Elle s’agenouilla, joignit ses petites mains blanches sur l’appui de la croisée et dit sa prière à Notre-Dame de Mi-Forêt.

Ensuite elle revint auprès du lit, en chantant un couplet de la romance d’Arthur, et présenta un vase plein de lait au capitaine.

La chambrette de Fleur-des-Genêts était une sorte de petit nid, tout frais et gracieux, pris sur la largeur de la sombre pièce où couchait le charbonnier. Les murs étaient blancs et parsemés de bouquets de fumeterre, jolie fleur qui, selon l’antique croyance des hommes de la forêt, a la propriété de chasser la fièvre. Vis-à-vis de la fenêtre un petit lit de chêne noir, sans pieds ni rideaux, donnait à la cellule un aspect de virginale austérité. Au-dessus du lit il y avait un pieux trophée, formé d’un bénitier de verre, d’une statuette de Notre-Dame et d’une branche de laurier-fleur, bénite le saint dimanche des Hameaux, à la paroisse de Liffré.

Le reste du mobilier se composait d’une chaise et d’une demi-douzaine de paniers de chèvrefeuille, affectant diverses formes et que Fleur-des-Genêts avait appropriés à ses besoins, de manière à remplacer carions, armoires et commodes.

Didier était couché dans le lit, Marie s’approcha sans crainte ni honte, et se remit à genoux. Elle ignorait le mal et restait au-dessus de la pudeur, cette vertu que n’avait point la première femme, lorsqu’elle sortit immaculée et presque divine des mains du Créateur.

Didier la contemplait avec tendresse et respect. Tous deux se souriaient et goûtaient silencieusement ce bonheur infini des jeunes amours, que les poètes sentent et qu’ils ne savent pas peindre, parce que l’homme n’a point pris souci d’inventer des mots pour de si rares et si fugitives félicités.

Le jour venait. Jusqu’alors Pelo Rouan n’avait rien pu distinguer dans la chambrette. Il aperçut enfin les lignes mâles du profil de Didier se détachant sur l’oreiller blanc. Il eut un tressaillement de rage et serra convulsivement son mousquet.

Qu’on est bien ainsi ! murmura Marie avec recueillement.

Diaier prit sa blonde tête il deux mains et attira le front de la jeune fille jusqu’à sa lèvre. Pelo Rouan entendit le bruit d’un baiser.

Il arma son mousquet.

— Qu’est-ce cela ? dit tout à coup Marie en s’emparant de la médaille que mademoiselle de Vaunoy avait passée au cou du capitaine.

Didier prit la médaille, et ses traits exprimèrent un léger étonnement.

— Ce que c’est ? répondit-il avec lenteur ; — ce sont mes titres et parchemins, Marie. C’est, — je l’ai toujours pensé, — le signe qu’une pauvre femme, ma mère, mit à mon cou en m’exposant à la charité des passants… Mais ne parlons pas de cela, ma fille… Je croyais l’avoir perdue : je la cherchais en vain depuis un an… Il y a de la magie dans ce qui s’est passé cette nuit !

Marie regardait toujours la médaille.

— C’est étrange ! dit-elle enfin : — j’en ai une toute pareille.

Elle enleva rapidement le cordon qui retenait la médaille au cou de Didier, et tirant en même temps la sienne de son sein, elle s’élança vers la croisée afin de comparer.

Pelo Rouan, qui depuis cinq minutes guettait le moment où Marie cesserait de se trouver entre lui et le capitaine, poussa un soupir de soulagement et mit le capitaine en joue.

— Elles sont pareilles ! s’écria Marie avec une joie d’enfant : — toutes pareilles !

Pelo Rouan tenait la poitrine du capitaine au bout de son mousquet ; il allait tirer. Le cri de Marie détourna son attention, et son regard tomba involontairement sur les deux médailles.

Il jeta son fusil, qui de branche en branche dégringola bruyamment jusqu’à terre ; une exclamation de surprise s’échappa de ses lèvres. Marie leva la tête, aperçut son père et demeura terrifiée.

Par un mouvement tout instinctif, elle voulut se rejeter en arrière et fermer la croisée, mais Pelo Rouan l’arrêta d’un geste impérieux et mit un doigt sur sa bouche pour lui recommander le silence.

Didier avait fermé les yeux et donné son esprit à quelque douce rêverie d’amant heureux.

Pelo Rouan se laissa glisser le long d’une des branches du bouleau et atteignit la toiture de chaume de la loge d’où il s’élança sur l’appui de la croisée. — Marie n’osait bouger et le capitaine ne voyait rien. — Pelo prit les deux médailles et mit une grande attention à les examiner. Puis il écarla sa fille afin de s’avancer vers le lit.

— Ne le tuez pas, mon père ! oh ! ne le tuez pas ! s’écria Marie en pleurant.

Didier se redressa d’un bond sur son séant à ce cri ; mais Pelo Rouan l’avait prévenu et faisait peser déjà sa lourde main sur l’épaule nue du capitaine.

— Mon père ! mon père ! cria encore Marie avec désespoir.

— Chut ! dit le charbonnier à voix basse.

Durant quelques minutes il contempla le capitaine en silence. Pendant qu’il le regardait, une émotion extraordinaire et croissante se peignait sur ses traits noircis ; deux larmes contenues jaillirent enfin de ses yeux. Il se laissa tomber à genoux et baisa la main de Didier avec un respect plein d’amour.

— Que veut dire cela, mon brave homme ? demanda le capitaine étonné.

— Sa voix aussi ! murmura Pelo Rouan, plongé dans une sorte d’extase ; — sa voix comme ses traits… et je ne l’avais pas reconnu !

Didier le crut fou. Fleur-des-Genêts pensa rêver.

— Je comprends maintenant, reprit Pelo se parlant toujours à lui-même ; je comprends pourquoi Vaunoy voulait l’assassiner… Et moi qui le laissais faire ! Qui donc l’a sauvé à ma place ?

— Moi, prononça faiblement Marie.

— Toi, répéta Pelo Rouan, qui serra la jeune fille sur son cœur avec exaltation ; — toi, enfant ? Merci ! merci du fond du cœur !… Tu as fait tout ce que j’aurais dû faire… Tu l’as aimé, lorsque moi je le haïssais aveuglément… tu l’as deviné, lorsque je le méconnaissais… tu lui as donné ta couche, et moi je voulais le tuer !… Pardon, ajouta-t-il en revenant vers Didier qui restait ébahi et n’avait garde de comprendre, — pardon, notre jeune monsieur Georges.

— Georges ?… balbutia le capitaine ; vous vous trompez.

— Non, non ! je ne me trompe pas… Cette médaille que la Providence me fait retrouver, c’est moi qui l’ai mise à votre cou, il y a vingt ans, par une nuit terrible où Vâunoy tenta encore de vous assassiner… car il y a bien longtemps qu’il vous poursuit, notre jeune monsieur. Et moi qui avais peur grand’peur ! lorsque je vous voyais errer sous le couvert, tout seul avec Marie ! Comme si un Treml pouvait tromper une pauvre fille ! comme si tout ce qu’il y a de bon, de noble, de généreux, de loyal, ne se trouvait pas toujours réuni à coup sûr dans le cœur d’un Treml !…

— Mais, voulut encore objecter Didier qui restait incrédule, — dans tout ce que vous venez de me dire, je ne vois point de preuve.

— Point de preuves !… Votre œil n’est-il pas celui du vieux Nicolas Treml, — un saint vieillard dont l’âme est chez le bon Dieu ? — Votre voix, votre âge, la médaille, la haine de Vaunoy, qui vous a volé votre immense héritage… Écoutez ! ajouta tout à coup le charbonnier en se dressant sur ses pieds : — vous aviez près de six ans alors, et Dieu m’a donné un visage qu’on ne peut oublier quand on l’a vu une fois…

— Je ne vous connais pas, interrompit Didier.

Pelo Rouan s’élança hors de la chambre. On entendit dans la pièce voisine un bruit d’eau agitée et ruisselant sur le sol ; puis il se fit un silence ; puis encore un homme de grande taille, vêtu de peaux de lapins blancs et dont la face blafarde était mouillée comme s’il se fût abondamment aspergé, s’élança dans la chambre et atteignit d’un bond le lit où Didier était toujours étendu.

À la vue de cet homme dont les cheveux blancs tombaient épars sur les épaules, Didier éprouva une commotion étrange. Il passa la main sur son front à plusieurs reprises comme pour saisir un souvenir rebelle…

L’homme était là, devant lui, immobile, en proie à une visible et violente anxiété.

Enfin Didier parut voir clair en sa mémoire. Une rougeur épaisse couvrit sa joue, et sa bouche s’ouvrit presque involontairement pour prononcer ce nom :

— Jean Blanc !

Pelo Rouan frappa ses mains l’une contre l’autre avec une joie délirante :

— Il se souvient de mon nom ! s’écria-t-il les larmes aux yeux ; — de mon vrai nom ! Pauvre petit monsieur !… Il se souvient de moi !

— Oui, dit le capitaine ; — je me souviens de vous… et de bien d’autres choses encore… Un monde de souvenirs envahit mon cerveau… Je ne me trompais pas, hier, lorsque j’ai cru reconnaître les tentures de cette chambre…

— C’était la vôtre autrefois… Oh ! que Dieu soit béni pour n’avoir point permis que le vaillant tronc perdît jusqu’à sa dernière branche ! Que Dieu et Notre-Dame soient bénis pour la joie qui déborde de mon pauvre cœur.

Il se fit un instant de silence. Le capitaine se recueillait en ses souvenirs. Fleur-des-Genêts riait, pleurait et remerciait Notre-Dame de Mi-Forêt. Pelo Rouan ou Jean Blanc, penché sur la main de son jeune maître, savourait l’allégresse infinie qui emplissait son âme.

Au bout de quelques minutes, Jean Blanc se redressa. Ses sourcils étaient légèrement froncés et tous ses traits exprimèrent une grave résolution.

— Et maintenant, dit-il, Georges Treml, vous êtes Breton et noble ; il faut regagner l’héritage de votre père tout entier : noblesse et fortune !

Jean Blanc n’eut pas besoin de donner de longues explications à son jeune maître, qui savait en grande partie son histoire, l’ayant entendue de la bouche du pauvre écuyer Jude, sans se douter qu’il pût y avoir le moindre rapport entre lui, Didier, officier de fortune, et Georges Treml, le représentant d’une famille puissante.

Les circonstances, dit-on, font les hommes. Ce proverbe est vrai dans un sens et nous semble fort à la louange de l’humanité. Qui peut nier qu’un fils de grande maison, dépouillé par une fraude infâme, et patron naturel de toute une population souffrante, ne doive autrement se comporter qu’un soldat sans souci, n’ayant ici-bas d’autre mission que de se bien battre toujours et de se divertir à l’occasion ? Didier, en devenant Georges Treml, se sentit naître au cœur une gravité inconnue. Il comprit ce qu’exigeaient de lui son nom et la mémoire de ses pères. De brave qu’il était, il devint fort.

— Je vais me rendre à la Tremlays, dit-il ; j’aurai raison de M. de Vaunoy.

— Je l’espère, répondit Jean Blanc avec un sourire dont le capitaine ne put saisir la signification ; — allez à la Tremlays, monsieur Georges, et attendez-y M. de Vaunoy.

Avant de se séparer de Jean Blanc, le capitaine lui serra la main.

— Ce doit être, en effet, une noble race que celle de Treml, dit-il, — et je suis fier d’avoir un peu de ce bon sang dans les veines. Ce n’est pas une famille vulgaire qui peut avoir des serviteurs tels que vous… Jean Blanc, je vous remercie.

— Jude a fait mieux que moi, répondit l’albinos avec modestie, Jude est mort pour vous, le bon garçon… Il méritait cela, monsieur Georges : il vous aimait tant !

— Pauvre Jude ! murmura Didier ; c’était un cœur fidèle et pur…

— C’était un Breton ! interrompit Jean Blanc. — À propos, notre monsieur, il faudra oublier que vous avez porté l’uniforme de France… Les os de votre aïeul blanchissent là-bas et s’élèveraient contre vous si votre épée restait au roi de Paris.

Le capitaine ne répondit point. Il boucla son ceinturon, remit son feutre et se disposa à partir. Sur le seuil était Marie qui s’appuyait au mur et avait perdu son joyeux sourire.

Une triste pensée était venue parmi son allégresse. Elle s’était demandé ce que pouvait être la fille du charbonnier pour l’héritier de Treml ?

En passant auprès d’elle, le capitaine la pressa sur son cœur.

— Jean, mon ami, dit-il en souriant, vous auriez eu grand tort de me tuer, car, moi qui ai traité autrefois plus d’une noble dame en fillette, j’ai traité Marie en noble dame… et, si Dieu me donne vie, il faudra désormais que tout le monde la traite ainsi.

Marie redevint joyeuse. Le capitaine partit. Pelo Rouan s’approcha de sa fille et la baisa au front.

— Enfant, dit-il d’une voix grave et triste, tu es ma seule joie en ce monde et je t’aime comme le souvenir de ta mère… Mais il ne faut pas espérer. Treml ne se mésallia jamais, et, tant que je vivrai, ma fille ne sera point sa femme.

Fleur-des-Genêts pâlit et pencha sa blonde tête sur son sein.

— Il faudra donc mourir ? murmura-t-elle.

— Dieu te fera la grâce de l’oublier, répondit Pelo Rouan, et d’ailleurs notre vie est à Treml.

Il remit son costume de charbonnier, et, baisant une dernière fois la joue décolorée de Marie, il quitta la loge à son tour.

Marie s’agenouilla devant l’image de Notre-Dame ; puis, vaincue par ses larmes et les fatigues de la nuit, elle s’endormit.

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