La Forêt de Rennes/8. Tutelle

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La Forêt de Rennes
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 39-40).
VIII
TUTELLE.


Quelques heures après l’étrange bataille que nous avons rapportée, M. de la Tremlays et son écuyer furent enfermés à la Bastille.

Il est permis de croire que le vieux Breton fit des réflexions assez tristes lorsqu’il franchit le seuil de la néfaste forteresse. Quantà Jude, on peut affirmer qu’il ne réfléchit pas du tout.

Quelles que fussent ses angoisses secrètes, Nicolas Treml était trop fier et trop fort pour les laisser paraître sur son visage. Il monta en silence les noirs escaliers de la Bastille, et entra dans son cachot comme il entrait jadis au grand salon du château de la Tremlays, le front haut et la tête calme.

Mais le diable n’y perdit rien. Une fois seul, le vieux gentilhomme donna cours à son désespoir. Il s’accusa d’avoir abandonné Georges, et maudit presque son patriotisme inutile. Son entreprise lui apparaissait maintenant sous son véritable jour. La vue de la cour avait changé ses idées. Il comprenait, mais trop tard, que sa tentative, qui eût été téméraire au temps de la chevalerie, devenait, au dix-huitième siècle, un véritable acte de démence.

— C’était pour la Bretagne ! se répétait-il en manière de consolation.

Mais cela ne le consolait point.

Sa douleur et ses regrets eussent été bien plus amers encore s’il eût pu voir ce qui se passait dans son château de la Tremlays. Hervé de Vaunoy, en effet, ne faisait point les choses à demi. Quelques mots échappés à Nicolas Treml, dans la dernière conversation qu’ils avaient eue ensemble, avaient mis Hervé sur la voie, et il devinait à peu près le but du voyage de son vieux parent. Ce lui en était assez pour conjecturer le reste.

Il laissa passer une semaine. Au bout de ce terme, il regarda le retour de Nicolas Treml comme étant pour le moins fort problématique, et agit en conséquence. La majeure partie des vieux serviteurs du château fut congédiée. Vaunoy ne garda que ceux qu’il avait su se concilier dès longtemps, et Alain, le maître d’hôtel, qui était un peu son confident.

Vaunoy avait totalement changé de caractère. Depuis deux ans, il rêvait nuit et jour la possession du riche domaine de Treml, et voilà que tout à coup ce rêve s’était accompli. Pauvre hier et ne possédant que son manteau râpé de gentillâtre, il s’éveillait aujourd’hui plus opulent que pas un membre de la haute noblesse bretonne. Il y avait de quoi mettre une cervelle d’ambitieux à l’envers, et celle de Vaunoy fit la culbute.

Il est vrai que, à bien prendre, cette opulence n’avait rien de réel. Entre les mains d’Hervé, le château avec ses dépendances n’était qu’un dépôt, et son rôle celui d’un fidéicommissaire. Mais, pour qui sait conduire sa barque, ce rôle de fidéicommissaire peut mener loin. Tout homme est mortel ; le pupille est soumis à cette foule de hasards déplorables qui menacent notre pauvre humanité : on meurt de la fièvre, du croup ; on meurt pour ne point manger assez ou pour manger trop ; on est croqué par le loup, même ailleurs que dans les contes de Perrault ; on se noie : que sais-je ? Plus tard, il y a les duels, les chutes de cheval et l’amour, qui perdit Troie. À cause de tout cela, le pupille d’un fidéicommissaire bien appris atteint rarement sa majorité lorsque l’héritage mérite considération.

Or, M. de Vaunoy était un homme fort capable. Seulement, comme il était impatient outre mesure de jouir sans contrôle, il ne fit point grand fond sur ces éventualités que nous venons d’énumérer. Le petit Georges, à la rigueur, pouvait sortir victorieux de toutes ces épreuves, et M. de Vaunoy entendait ne point courir les chances de ce jeu périlleux. Le Breton est bon et généreux d’ordinaire, mais quand il se met à être mauvais, les traîtres du boulevard sont des anges auprès de lui : rien ne lui coûte, et les moyens qu’il emploie alors sont d’une brutalité diabolique. Le lecteur en pourra juger sous peu.

Vaunoy continua de traiter Georges comme le fils chéri et respecté de son seigneur. Il voulait se faire un appui de l’affection de l’enfant pour le cas redoutable où M. de la Tremlays fût revenu inopinément quelque jour. Un mois, deux mois se passèrent. Hervé avait fait maison nette de tout ce qui portait amour au vieux sang de Treml. Néanmoins, il y avait un fidèle serviteur qu’il n’avait point pu chasser : c’était Job, le chien favori de Nicolas Treml.

En vain les valets armés de fouets avaient poursuivi Job jusqu’à une grande distance dans la forêt ; il revenait toujours. Au moment où Hervé le croyait bien loin, il le retrouvait, le soir, assis auprès du berceau de Georges endormi, le chien veillait, et nous ne pouvons point affirmer que, sans la présence de ce vaillant gardien, l’héritier de Treml eût passé ses nuits sans péril, car M. de Vaunoy jetait souvent d’étranges regards sur la couche où reposait son jeune cousin.

Job n’était pas seul à veiller sur le petit Georges : un autre protecteur couvrait l’enfant de sa mystérieuse vigilance. Avec l’or de Nicolas Treml, Jean Blanc avait soulagé les souffrances de son père. Il ne travaillait plus : le jour, il dormait ou rôdait autour du château ; la nuit, il montait dans l’un des arbres du parc, dont les longues branches venaient frôler les fenêtres de la chambre où dormait Georges, et là, il faisait sentinelle jusqu’au matin. Hervé l’avait bien menacé parfois du fusil de son veneur, mais Jean Blanc savait courir sur la verte couronne des arbres comme un matelot dans les agrès de son navire. Il ne craignait point les balles, et d’ailleurs il avait dit : Je tâcherai !

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