La Force et la Faiblesse des gouvernements démocratiques

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La Force et la Faiblesse des gouvernements démocratiques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 40 (p. 210-221).
LA
FORCE ET LA FAIBLESSE
DES
GOUVERNEMENS DEMOCRATIQUES

En 1873, il s’éleva entre M. de Bismarck et le comte Arnim, alors ambassadeur d’Allemagne à Paris, un différend assez vif sur la question de savoir quelle sorte de gouvernement un bon patriote prussien devait souhaitera la France. Ils s’accordaient l’un et l’autre, cela va sans dire, à reconnaître que ce gouvernement devait être le plus détestable du monde ; mais leur accord n’allait pas plus loin. M. de Bismarck pensait qu’il était d’un bon patriote prussien de faire des vœux pour le progrès des idées républicaines en France ; il avait décidé, que la république conduit fatalement un peuple de la dyspepsie à l’apepsie et de l’apepsie à l’anarchie la plus complète. Le comte Arnim prétendait que cette conséquence n’était pas nécessaire. S’il s’était fait à Versailles quelque tentative sérieuse de respiration monarchique, il y aurait volontiers prêté les mains, estimant que toute monarchie restaurée se trouverait aux prises avec d’insurmontables difficultés, qu’elle devrait employer toutes ses forces à se défendre, sans pouvoir rien entreprendre au dehors, que sa devise serait : Tout pour la vie, rien pour l’honneur. Il prétendait qu’au contraire la république pourrait assurer à la France l’ordre et la prospérité. Il allait jusqu’à prévoir le cas ce où l’on verrait en Allemagne un gouvernement faible et impopulaire et de l’autre côté des Vosges un gouvernement républicain qui ferait bonne figure et s’imposerait au respect de l’Europe. Un tel cas, disait-il, deviendra plus vraisemblable à mesure que la France se détachera davantage des souvenirs et des traditions monarchiques. »

Les prédictions qu’on peut faire touchant l’avenir que se prépare un peuple en adoptant telle ou telle forme de gouvernement sont toujours incertaines. Il n’y a pas en politique de fatalités que ne puisse conjurer la sagesse ; autrement, à quoi serviraient les hommes d’état ? Toutes les institutions humaines ont leurs avantages ; elles ont aussi leurs inconvéniens, leur vice originel. Elles apportent toutes au monde le germe de la maladie qui les emportera ; mais il ne tient qu’à elles de prolonger presque indéfiniment leur vie par une sage hygiène ou par des remèdes judicieusement appliqués. Quand elles abondent dans leur sens, elles se perdent infailliblement ; quand elles ont la prudence de se modérer, de réagir contre leurs penchans naturels, elles peuvent fournir une longue et glorieuse carrière. Aristote, qui ne manquait pas de bon sens et qui avait un goût prononcé pour les gouvernemens mixtes, jugeait qu’il dépend de tout gouvernement de corriger ses défauts, de modifier son caractère par d’habiles mélanges, par des transactions, par d’heureuses inconséquences. Il remarquait que les aristocraties peuvent se faire pardonner beaucoup de choses en prenant à cœur l’intérêt des petits, en les traitant avec les égards qu’on doit à des parens pauvres, que la tyrannie elle-même réussit à se rendre supportable, lorsqu’elle se donne les apparences d’un régime constitutionnel. Il nous a appris que de toutes les tyrannies grecques celle de Sicyone avait duré le plus longtemps, c’est-à-dire près d’un siècle, parce qu’elle ne foulait pas le peuple et qu’elle lui donnait l’exemple de l’obéissance aux lois. Il appliquait ce raisonnement à la démocratie, il lui recommandait les précautions, la mesure et la tempérance, il lui représentait que « la meilleure constitution démocratique n’est pas la plus démocratique, mais la plus durable. »

Alors même que la démocratie n’écoute pas les conseils d’Aristote et qu’elle s’abandonne avec trop de complaisance à ses inclinations natives, elle n’engendre pas nécessairement la dyspepsie, l’apepsie et l’anarchie ; le comte Arnim avait raison de le dire. Sans doute il y a dans ce monde, en Amérique par exemple, des républiques démocratiques où les dissensions civiles et les conjurations de caserne mettent incessamment en péril l’ordre social ; ces républiques végètent, leur industrie est médiocre, leurs finances sont embarrassées, car les révolutions coûtent toujours très cher. Mais on peut se représenter aussi une nation honnête, travailleuse et riche, qui profiterait des libertés que lui donne la démocratie pour s’enrichir encore ; son commerce fleurirait, ses industries et ses finances seraient prospères, elle exciterait l’envie des autres peuples par la plus-value de ses impôts et de ses revenus, elle se ferait gloire de ses excédons. A côté des républiques maigres, à qui il ne reste que la peau et les os, il peut y avoir des républiques grasses et plantureuses, dont la maladie serait plutôt un excès d’embonpoint. Les républiques grasses, ayant le bonheur de posséder une armée qui ne se mêle pas de faire de la politique, se sentent suffisamment protégées contre le désordre et l’anarchie.

Le gouvernement démocratique est à certains égards le plus fort de tous les gouvernemens. Dans les temps de crise, dans les journées d’orage et de péril, il peut tout oser, tout exiger ; à lui seul il est permis de se faire exécuteur des hautes œuvres, de frapper sans ménagement, de se montrer implacable dans les répressions, d’avoir des muscles et de n’avoir point d’entrailles ni de nerfs. Rien n’est plus rare dans ce monde que le courage qui accepte toutes les responsabilités personnelles et qui porte jusqu’au bout son fardeau sans fléchir. « La peur des responsabilités, disait un grand personnage qu’il n’est pas besoin de nommer, est une maladie qui travaille tout particulièrement notre siècle, une maladie qui a pénétré jusqu’au sommet de la hiérarchie sociale. » Ce même homme d’état disait quelques années plus tard : « Depuis que je suis entré dans la vie politique, j’ai eu l’honneur de me faire beaucoup d’ennemis. Allez de la Garonne à la Vistule, du Belt au Tibre, promenez-vous sur les bords de l’Oder et du Rhin, et vous n’aurez pas de peine à vous convaincre que je suis l’homme de ce temps et de ce pays qui est le plus détesté. Je le sais et je m’en fais gloire. » Est-il beaucoup de politiques capables de tenir un si fier langage ? N’a-t-on pas vu des souverains qui s’étaient acquis un renom de courage et d’habileté, des souverains qu’on avait pu sans flatterie comparer à Ulysse, après avoir longtemps bravé les révolutions, lâcher pied tout à coup ? Assaillis par le dégoût ou l’inquiétude, le cœur leur a manqué ; ils se sont dit : Après tout, il ne s’agit que de moi, et derrière moi il n’y a personne. C’est un genre d’angoisses que ne connaissent pas les gouvernemens démocratiques ; ils n’assument que des responsabilités collectives. Aussi peuvent-ils accomplir de redoutables besognes, dont personne n’oserait se charger à leur place, et on les voit dans les heures difficiles montrer cette résolution à toute épreuve qui est le partage des gouvernemens anonymes.

On est bien placé pour défendre l’ordre social quand on ne combat ses ennemis ni au nom d’une famille, ni au nom d’un prince, mais au nom de la loi. C’est une grande force que de représenter, non des intérêts privés et des ambitions personnelles, mais la volonté de toute une nation. A ceux qui lui disent : Qui êtes-vous pour nous résister ? — un gouvernement démocratique peut répondre : Je ne suis personne, car je suis tout le monde, je suis la société, je suis le salut public. Au mois de février 1873, M. Thiers nous parlait un soir à Versailles des grèves orageuses qui venaient d’éclater dans le département du Nord et qu’il avait facilement réprimées. Il nous disait : « On me reproche de ne rien oublier et de ne rien apprendre. J’ai appris pourtant quelque chose dans ma vieillesse, j’ai découvert la puissance magique attachée au mot de république. J’ai servi un roi, et quand j’étais président de son conseil, je ne me suis jamais senti aussi fort que je le suis aujourd’hui. » Il ajoutait : « J’ai dit aux ouvriers grévistes que je n’entendais pas les obliger à travailler, mais que je leur défendais de faire des attroupemens dans la rue, à quoi ils ont répondu que la rue était à tout le monde. — Vous avez raison, leur ai-je répliqué ; elle est aussi à moi, et je m’y promène avec vingt mille hommes. »

Le gouvernement démocratique est tour à tour et, selon les cas, le plus fort ou le plus faible de tous. Si dans les temps de crise il peut tout oser impunément, dans l’habitude de la vie il a plus de peine qu’un autre à avoir une volonté et à la faire prévaloir. Il est très fort à l’égard de ses ennemis, et rien ne lui est plus facile que de réprimer leurs menées quand elles lui paraissent dangereuses. En revanche, il a des faiblesses fâcheuses à l’égard de ses amis, auxquels il est incapable de rien refuser. Le gouvernement n’est fort que dans les pays où l’opinion publique est toujours vigilante, toujours prête à rappeler à ses mandataires qu’ils sont chargés de faire ses affaires et non celles d’un parti, toujours empressée aies avertir avant qu’ils aient commis, une de ces fautes qui ne se réparent point. Or dans les démocraties plus qu’ailleurs l’opinion n’a qu’une vigilance intermittente, elle est sujette à de pesans sommeils interrompus par des réveils subits. Nulle part le gouvernement n’est plus libre de faire des fautes qui l’affaiblissent et de dégénérer en gouvernement de parti. Il s’aperçoit que la nation est souvent absente et que ses amis sont toujours là ; il ne s’occupe que de les satisfaire, de leur être agréable, de leur procurer de grands et de petits plaisirs, oubliant qu’on se trouve toujours mal de trop obliger ses amis et que les gouvernemens de parti n’ont jamais une assiette ferme et solide.

Le grand Frédéric, qui avait chargé Sulzer de la direction de l’enseignement primaire en Silésie, lui demandait un jour des nouvelles de ses écoles. « Elles marchent bien mieux, lui répondit ce naïf philosophe, depuis que nos instituteurs se sont instruits à l’école de Rousseau et ont adopté le principe que l’homme est naturellement bon. — Ah ! mon cher Sulzer, s’écria le roi, vous ne connaissez pas encore assez cette maudite engeance à laquelle nous appartenons, vous et moi. » L’un des caractères de cette maudite engeance à laquelle nous appartenons aussi bien que Sulzer et que le grand Frédéric, c’est qu’elle a peu de goût pour les avantages qui sont communs à tous et qu’elle n’attache de prix qu’aux droits qui sont des privilèges. Dans les pays de suffrage universel, il arrive trop souvent que la partie la plus éclairée et la plus honnête de la nation se désintéresse des affaires publiques, tombe dans cet état d’indifférence et d’apathie que déplorait Tocqueville. On s’occupe de ses propres affaires, on travaille ou on s’amuse, on se retire à l’écart avec sa famille et ses amis, on se crée une petite société à son usage, on abandonne volontiers la grande société à elle-même, on se retranche dans son bonheur particulier comme dans un fort détaché. Hormis « certains hommes que la hauteur de leur âme ou l’inquiétude de leurs désirs mettent à l’étroit dans la vie privée, » la politique n’intéresse et n’occupe que ceux qui ne savent pas faire autre chose ; elle devient un métier, où l’on tâche de trouver son compte et qu’on pratique tant bien que mal, car d’habitude on ne fait pas de grande politique quand on en vit. Cela se voit en Suisse, cela se voit aux États-Unis, cela se voit aussi en France.

Dans ces démocraties grasses et prospères dont nous parlons, il y a quelques milliers de politiciens de profession et quelques millions de gens qui les laissent faire. Il est vrai que, lorsqu’on ne s’occupe pas de politique, elle vous joue quelquefois le mauvais tour de s’occuper de vous. Quand ces indifférens qui ne font pas de politique souffrent de la politique des autres, qu’elle compromet leurs intérêts ou menace de troubler le repos public, ils sortent subitement de leur apathie. Leurs affaires vont-elles mal, ils s’en prennent au gouvernement ; mais tant qu’elles vont bien et que la paix générale paraît assurée, ils laissent le champ libre aux amateurs. Dès lors tout se passe entre un certain nombre de comités, qui s’arrogent une véritable omnipotence, et les candidats à la députation, qui concluent avec eux une sorte démarché. — Une élection, disait un spirituel sénateur, consiste à promettre une quantité de petits bureaux de tabac à l’effet d’en obtenir un grand pour soi-même. — Quand il n’y a pas marché, il y a contrat. Le comité est un tyran dont on n’obtient la faveur qu’en épousant toutes ses passions, en adoptant son programme tout entier, sans y rien ajouter, sans en rien retrancher. Nous lisions dernièrement dans une remarquable biographie de Burke que, s’étant présenté devant ses électeurs de Bristol pour les remercier de l’honneur qu’ils lui avaient fait en le portant au parlement, il se crut tenu de leur déclarer qu’il aurait toujours les plus grands égards pour leurs opinions, leurs vœux et leurs désirs et qu’il s’engageait à préférer en toute occurrence leurs intérêts aux siens, mais que, pour ce qui était de son jugement et de sa conscience, il entendait en demeurer le libre possesseur et ne les sacrifier ni à Bristol ni au reste de l’univers[1]. On croit lire un conte de fées, et voilà assurément un genre de déclarations qui n’a pas cours dans les démocraties ; selon toute apparence, il y serait pris en mauvaise part. Après cela, il est juste d’ajouter que Burke ne fut pas réélu. La consolation de celui qui a le malheur d’avoir un maître est de devenir à son tour le maître de quelqu’un ; il se dédommage en commandant de la nécessité d’obéir. Ces mandataires de la nation, qui sont à la merci d’un comité, tiennent à leur tour le gouvernement de leur choix dans une étroite dépendance. Ils ont besoin de lui pour s’acquitter des engagemens qu’ils ont pris et pour satisfaire les passions qu’ils ont promis de servir sans les éprouver toujours. Ils ont sans cesse une requête à présenter, quelque chose à demander, et ils demandent sur un ton impérieux. Tout refus les courrouce, et les faveurs qu’on leur octroie ne leur inspirent qu’une médiocre reconnaissance : le gouvernement n’a fait que son devoir.

Platon, qui a été souvent injuste pour la démocratie et qui en parlait sur un ton fort irrévérencieux, disait que les hommes d’état de son temps étaient chargés de nourrir et d’apprivoiser un grand animal d’humeur difficile, que tout l’art de la politique consistait à étudier les mœurs et les appétits du monstre, à deviner ses goûts, ses désirs, ses fantaisies, à découvrir où il fallait le gratter pour lui être agréable, à savoir par quels gestes, par quels claquemens de la langue on réussissait à l’amadouer. Le premier devoir d’un chef d’état, disait-il aussi, est de déclarer que tout ce qui plaît au grand animal est bien que tout ce qui lui déplaît est mal, qu’il est un juge toujours compétent et toujours infaillible. Les temps sont bien changés. La démocratie athénienne était une aristocratie, un régime de privilégiés, et les Périclès comme les Cléon avaient à régler leurs comptes avec une-assemblée du peuple composée de vingt mille propriétaires d’esclaves. Dans nos grandes démocraties, il n’y a plus d’esclaves, grâce à Dieu, et le peuple ne se rassemble plus. Les gouvernemens modernes ne sont pas tenus de s’occuper beaucoup du grand animal, lequel dans beaucoup de cas n’a pas d’opinion : l’indifférence n’en a pas. Quand ils parlent de l’opinion publique, du vœu populaire, des désirs de la nation, il ne s’agit fort souvent que de l’opinion de tel ou tel, du vœu émis par un comité, du désir exprimé par quelque personnage influent dont on a peur. Mais leur situation n’en est pas plus commode. Peut-être était-il plus facile de faire entendre raison au grand animal qu’il ne l’est de contenter une dizaine de personnages influens, avec lesquels on ne saurait se brouiller sans danger, et ceux qu’il importe le plus de satisfaire, ce sont les plus exigeans, ceux qui crient le plus fort, ceux qui joignent les sommations aux requêtes, ceux qui mettent volontiers leur bonnet de travers, surtout quand ce bonnet est un bonnet phrygien.

C’est un grand avantage dans la vie que d’avoir un mauvais caractère. Il y a dans presque toutes les familles un homme déraisonnable, susceptible, irascible, plein de difficultés ; tout le monde s’applique à le ménager, on s’étudie à adoucir son humeur ; on a de grands égards pour ses nerfs, on parle bas devant lui, on lui cède la première place, et s’il consent à se déclarer satisfait, on lui sait un gré infini de sa condescendance. Les gouvernement démocratiques ne se donnent pas beaucoup de peine pour plaire aux gens modérés ; ils les renvoient au témoignage de leur bonne conscience, qui est chargée de les récompenser. En revanche, ils se soucient beaucoup de se faire agréer par les exagérés de leur parti. On a pour eux d’inépuisables complaisances, on répond à leurs incartades par des aménités, à leurs injures par d’obligeans sourires, on s’obstine à leur tendre une main qui a été cent fois repoussée. Quand ces atrabilaires ont d’aventure un bon mouvement, quand ils renoncent à faire du tapage dans la rue, quand ils décommandent une manifestation dangereuse pour le repos public, quand ils ont la magnanimité de se soumettre à la loi comme tout le monde, on se récrie sur ce beau trait, on s’extasie sur leur sagesse, on les donne en exemple à toute la terre, même aux honnêtes gens, on éclate en transports de reconnaissance, on verse des larmes d’attendrissement. Deviennent-ils trop exigeans, on parlemente avec eux. Le gouvernement leur dit d’un ton modeste : « Je vous jure que dans le fond nous sommes de votre avis. Sur quoi porte noire dissentiment ? Il ne s’agit que d’une nuance ; se fâche-t-on pour une nuance ? Vous ne tenez pas assez compte de la difficulté de notre situation ; quand on est aux affaires, on découvre combien les choses sont compliquées. De grâce, mettez-vous à cotre place. » À quoi ils répondent : « Mais c’est précisément ce que nous demandons et ce qui finira par arriver. » C’est ainsi, qu’on voit souvent dans les démocraties un gouvernement composé d’hommes raisonnables, qui font leur principale étude de satisfaire les gens déraisonnables un gouvernement modéré qui pactise sans cesse avec les immodérés, de telle sorte que les opinions extrêmes deviennent le meilleur moyen d’arriver à tout. — « Fâcheuse situation pour un état, s’écriait en 1873 un conservateur espagnol, que de devoir son salut à la tempérance des fous ! »

Si savoir céder à propos est la moitié de l’art de gouverner, on n’est pas un homme d’état quand on ne sait pas résister aux caprices de ses amis et à ses propres entraînemens. Les sauvages ne sont contens que lorsqu’ils mangent leurs ennemis, et les passions politiques tiennent du sauvage. Sans contredit un gouvernement représente les idées et les principes du parti qui l’a mis au pouvoir, mais il représente aussi la paix publique, dont il répond, les intérêts généraux du pays, dont il est le garant, les droits des minorités dont il a la tutelle. Un gouvernement qui ne s’occupe que de cultiver ses amitiés manque, à la première de ses lâches, qui est de servir d’arbitre entre les partis et de ne réduire personne au désespoir ; mais, pour être arbitre, il faut être fort et se sentir capable de refuser quelque chose à ses amis. Les faibles cherchent à se donner l’apparence de la force en faisant des actes d’étourderie et l’apparence de l’activité en tracassant beaucoup. Les démocraties ont l’humeur impatiente, elles brusquent les aventures, elles veulent toucher à tout et tout faire à la fois, elles méprisent le passé, et on dirait qu’elles ne croient pas à l’avenir, elles se hâtent comme si le monde devait finir demain. Le pape Pie IX disait que le feu roi Victor-Emmanuel ne craignait pas Dieu, mais qu’une fois par semaine il avait peur du diable. C’est un redoutable métier que celui de législateur quand on a la crainte de Dieu, c’est-à-dire le respect de l’éternelle justice ; il n’en est pas de plus facile quand on ne traite qu’avec le diable, c’est-à-dire avec un parti à qui on veut complaire coûte que coûte. On s’agite, on se presse, on se prépare des repentirs. On promulgue des décrois qu’il faudra révoquer, on accouche avant terme de lois qui ne seront pas viables. On ne compte pas avec le temps, on s’imagine qu’il ne fait rien à l’affaire, on ne songe pas qu’il mûrit tout, qu’il est le secret de tout, que le temps, c’est de l’espérance pour tout le monde. On prend quelquefois au pied levé des décisions de la dernière gravité et on n’a garde de réfléchir aux conséquences. On se flatte que les peuples se résignent toujours aux faits accomplis ; on oublie qu’il est des faits impossibles à accomplir, qu’on n’en trouve pas la fin. Arrive-t-il qu’on prenne une sage et utile mesure, la précipitation avec laquelle on procède lui donne l’air d’un mauvais coup.

C’est une chose assez étrange de voir des sociétés fortes, puissamment organisées, dont le gouvernement plie à tous les vents, comme un roseau. Il n’est pas moins étrange de voir des nations qui ne s’occupent de politique qu’à leurs momens perdus et dont le gouvernement réduit tout à la politique. C’est ce qui arrive souvent dans les démocraties. La politique y joue un rôle exorbitant, elle s’y fait la part du lion, elle y préside à tout, mais principalement au choix des fonctionnaires. Tels ministres consacrent leurs veilles à épurer indéfiniment leur personnel, qui ne leur paraît jamais assez pur. S’agit-il de nommer un juge de paix ou un percepteur, ils regardent non au mérite, mais aux opinions. La souplesse, la docilité, leur paraissent les premières des vertus ; ils professent un souverain mépris pour les connaissances spéciales, pour les hommes de métier, vieillis sous le harnais ; leur faveur n’est acquise qu’aux candidats bien pensans. Ils ne peuvent souffrir qu’on se retranche dans l’exercice paisible de sa profession, ils n’admettent pas que qui que ce soit ait été mis au monde pour y rendre des arrêts et non des services. Un homme de beaucoup de cœur et de beaucoup d’esprit, qui a laissé à tous ceux qui l’ont connu un ineffaçable souvenir et les plus vifs regrets, écrivait peu de temps avant sa mort : « Il est naturel qu’un gouvernement désire avoir une administration dévouée à son principe, mais il doit désirer avant tout une bonne administration, des fonctionnaires qui sachent leur métier ; or pour le savoir, il n’est pas mal de l’avoir appris. Un gouvernement doit être assez modeste pour ne pas croire qu’il confère avec le titre la capacité. La grâce légitimiste, la grâce bonapartiste, la grâce républicaine, peuvent bien donner à un homme la foi, surtout la foi en lui-même ; elles ne lui donneront pas les œuvres. L’enthousiasme, aidé de l’écriture, peut à la rigueur faire un garde champêtre, il aura de la peine à faire un ingénieur. Nous savons ce que c’est qu’un pont solide qui supporte les charges et le choc des grandes eaux ; nous ne voyons pas aussi bien ce que c’est qu’un pont républicain, et nous y regarderons à deux fois avant de passer dessus[2]. » Après tout, si le pont vient à crouler, on le rebâtira. L’essentiel est que le gouvernement puisse procurer à ses amis toutes les places qu’ils lui demandent et fournir aux députés tous les agens électoraux dont ils ont besoin pour conjurer les inconstances du suffrage universel. Pourquoi l’état n’a-t-il pas encore racheté les chemins de fer ? Les profanes ne voient dans un chemin de fer qu’un moyen d’aller plus vite ; pour un député, c’est autre chose. Il se dit que si l’état avait racheté la ligne qui traverse son arrondissement, chefs de gare et hommes d’équipe recevraient l’ordre de travailler à sa réélection, qui lui parait douteuse. Rien n’est plus propre à exalter son imagination, à exciter sa gourmandise ; l’eau lui en vient à la bouche.

Le régime démocratique offre de grands avantages qu’on aurait bien tort de méconnaître. Il est plus conforme que tout autre à la justice et plus favorable au bien-être, aux aises de la vie, à l’égale répartition du bonheur et de l’espérance. Il rend les peuples non-seulement plus heureux, mais plus humains ; n’a-t-on pas remarqué que les mœurs s’adoucissent à mesure que les conditions s’égalisent ? Dans les circonstances ordinaires, le penchant des démocraties ne les porte ni aux grandes perversités ni aux crimes éclatans ; ce qu’il faut appréhender poubelles, c’est plutôt l’affaiblissement des caractères, le laisser-aller des volontés, le goût du médiocre en toutes choses. « J’avoue, disait Tocqueville, que je redoute bien moins pour les sociétés démocratiques l’audace que la médiocrité des désirs. Ce qui me semble le plus à craindre, c’est qu’au milieu des petites occupations incessantes de la vie privée, l’ambition ne perde son élan et sa grandeur, que les passions humaines ne s’y apaisent et ne s’y abaissent en même temps, de sorte que chaque jour l’allure du corps social ne devienne plus tranquille et moins haute. »

Le gouvernement n’est pas seulement appelé à être l’arbitre des intérêts, il a aussi pour tâche de réagir contre les faiblesses d’une nation qui s’abandonne, il doit travailler à élever son niveau, en la dotant d’une aristocratie de l’intelligence ; mais cette entreprise demande un esprit libre et une main vigoureuse. Le mal est que les gouvernemens démocratiques viennent en aide à la médiocrité, qu’ils se font ses complices, non-seulement en peuplant les administrations de fonctionnaires qui n’ont pas d’autre mérite que leurs opinions, mais en portant dans l’instruction publique des vues utilitaires et des méthodes d’Un effet douteux. On ne peut trop les louer de leur sollicitude pour les écoles primaires, de leur empressement à les multiplier partout, mais leur façon d’entendre l’enseignement secondaire prête à la critique. L’éducation classique reposait sur ce double principe que rien n’est plus utile en ce monde que l’inutile, et que les études les plus propres à fortifier l’esprit sont les plus convenables à la jeunesse. Tout en l’instruisant, on s’occupait surtout de lui apprendre à apprendre, et on avait découvert que les mathématiques et les humanités sont la meilleure gymnastique de l’intelligence. Les démocraties se sont brouillées avec Montaigne ; elles ne jugent plus comme lui qu’une tête bien faite vaut mieux qu’une tête bien pleine, qu’un instituteur avisé ne considère pas un cerveau d’enfant comme un entonnoir où l’on peut tout verser pêle-mêle et sans choix, qu’il importe plus de forger les esprits que de les meubler, « qu’on les rend serviles et couards pour ne leur laisser la liberté de rien faire de soi, » qu’une chose bien sue et bien digérée profite plus à l’entendement que tous les à-peu-près du monde. En réformant l’instruction publique, les démocraties se proposent de préparer tous les petits électeurs en espérance à bien remplir un jour leurs devoirs civiques, et en même temps elles tiennent à meubler leur cerveau de toutes les connaissances nécessaires à la consommation personnelle d’un citoyen qui se respecte et qui veut se mettre en état d’en remontrer à son curé. On leur enseignera dès l’âge de douze ans beaucoup de morale, les droits de l’homme et un peu de physique, un peu de chimie, un peu de zoologie, un peu de botanique, un peu de géologie, un peu de minéralogie, un peu de tout. Rien de plus admirable que la science, pourvu qu’on l’enseigne scientifiquement ; mais le moyen de rien démontrer à un apprenti physicien qui ne sait pas un mot d’algèbre et qui joue encore à la marelle ? Aussi n’est-ce pas de cela qu’il s’agit ; on entend seulement réduire la science en une sorte de catéchisme que l’enfant apprendra par cœur comme l’autre et qui est peut-être destiné à remplacer l’autre.

On peut se représenter un pays où l’enseignement primaire ne laisserait rien à désirer et où les universités pourvues des plus admirables laboratoires, ne serviraient pas à grand chose, un pays où tout le monde saurait lire et écrire et dans lequel on n’écrirait et ne lirait rien qui vaille, un pays où tout le monde saurait un peu de physique, un peu de chimie, un peu de géologie, un peu de botanique, et qui ne produirait ni un grand physicien, ni un grand chimiste, ni un géologue de renom, ni un naturaliste éminent, un pays où tout le monde posséderait sur le bout du doigt le catéchisme de la libre pensée et où personne ne penserait, un pays qui appliquerait avec profit les inventions des autres et qui jamais n’inventerait rien. On peut imaginer aussi une nation riche et prospère qui ne trouverait dans sa richesse ni le bonheur, ni la gloire. Elle aurait des finances florissantes et des caisses bien remplies, et cependant elle souffrirait d’une sorte de stérilité latente, d’une secrète impuissance. Il s’y commettrait peut-être moins de délits qu’ailleurs, mais il ne s’y ferait jamais rien d’extraordinaire, et les grandes vertus y seraient aussi rares que les grands crimes. Il n’y aurait pas de désordre dans les rues, mais il y aurait de l’incertitude et du trouble dans les esprits, faute d’une direction puissante et suivie. Elle vivrait tant bien que mal, elle éviterait avec soin toutes les funestes aventures, et elle passerait son temps à faire et à dire des choses médiocres.

Peut-être s’accommoderait-elle de son sort, peut-être aussi finirait-elle par s’en lasser et par s’en plaindre. Les nations sont pleines de contradictions que les hommes d’état doivent prévoir. Tantôt elles se livrent et tantôt elles se refusent ; tantôt elles s’abandonnent avec mollesse à la main maladroite qui les pétrit, et tantôt elles lui échappent brusquement. Aujourd’hui elles donnent un blanc-seing à leur gouvernement et le laissent pécher dix fois sans le citer à leur tribunal, demain elles le traiteront avec la dernière rigueur, en s’indignant de ce qu’il manque d’autorité au dedans et de prestige au dehors. Tour à tour elles chérissent leur médiocrité ou elles se sentent tourmentées subitement par de plus nobles appétits, leur cœur s’échauffe, leur esprit s’illumine, elles découvrent que l’homme n’est pas fait seulement pour vivre de pain. D’ailleurs, si riche et plantureuse que soit une démocratie, l’esprit de parti finit à la longue par engendrer un secret malaise. Une administration composée d’incapacités compromet tôt ou tard la prospérité des affaires. Des lois qu’on fait et qu’on défait, des décrets qu’on promulgue et qu’on révoque, le décousu, l’inconséquence, atteignent fatalement les intérêts. La faiblesse n’entraîne pas toujours l’anarchie, mais les gouvernemens faibles sont sujets à de fréquentes mutations. Comme le remarquait encore Tocqueville, « ils s’élèvent parce que rien ne leur résiste, ils tombent parce que rien ne les soutient, » et les peuples se prennent à douter, de l’avenir et à rêver d’un pouvoir fort. Un Genevois célèbre du dernier siècle, las des troubles qui agitaient la parvulissime république, laquelle ne laissait pas de gagner beaucoup d’argent, nourrissait le projet d’émigrer ; les pensées de l’homme sont si courtes qu’il se promettait de venir chercher le repos à Paris, sous l’égide tutélaire de Louis XVI. Il disait : « Je ne suis pas ambitieux, je ne demande qu’à me cacher comme une puce ; mais une puce est plus heureuse dans la crinière d’un lion que sur le dos d’un roquet qui passe sa vie à se gratter. » A de certaines heures, comme ce Genevois, les peuples voient passer dans leurs rêves des crinières de lions, et ils ont grand tort de caresser cette chimère, car les lions font toujours payer très cher leurs services.

Les gouvernemens démocratiques sont à la fois les plus forts et les plus faibles de tous. Ils feraient bien d’user de leur puissance pour combattre les défauts de la démocratie, au lieu de les favoriser et de les flatter ; tout irait bien mieux s’ils employaient à se défendre contre leurs amis une partie de la force qu’ils réservent tout entière pour détruire leurs ennemis. Il suffirait pour cela qu’ils eussent à leur tête un homme franc du collier, un homme qui sût vouloir. Il y a des momens où les démocraties sont prêtes à s’agenouiller devant la force ; elles devinent par une sot te d’instinct que ce qui leur manque surtout, c’est le caractère, et nous admirons toujours ce qui nous manque. Un homme de caractère et de volonté, voilà assurément la plus précieuse aumône que le ciel puisse leur faire. — Un cheval pour mon royaume ! mon royaume pour un cheval ! s’écriait Richard III. — Il est des jours où une nation qui se sent pauvre dans sa richesse en sacrifierait de grand cœur la moitié pour trouver un homme qui sache dire non.


G. VALBERT.

  1. Burke, by John Morley ; Londres, 1879 ; page 75.
  2. M. Bersot, dans un article du Journal des Débats du 8 Janvier 1880.