La Force mystérieuse (Rosny aîné)/Épilogue/1

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ÉPILOGUE

I

ROCHE-SUR-YONNE


Cette nuit sauva les habitants de Roche-sur-Yonne, de Collimarre et de Vanesse. Les carnivores battus ne tentèrent aucun retour offensif ; ils se répandirent vers le nord où ils rencontrèrent des hordes parisiennes qui les anéantirent. Revenus au village, Langre et Meyral organisèrent sa défense au point d’en rendre les retranchements inaccessibles aux bandes qui sillonnaient le territoire et dont aucune n’était considérable. Deux ou trois de ces bandes esquissèrent une attaque nocturne ; elles reculèrent devant la lueur des phares, dont le nombre et l’éclat faisaient pressentir une garnison importante et des moyens de défense redoutables.

Comme les pertes avaient été minimes, sauf au hameau de Rougues, les groupes atteints n’éprouvèrent que des souffrances tolérables, qui ne déterminèrent aucune mort. Les récoltes de la champignonnière suffisaient à juguler le carnivorisme. L’état sanitaire se trouva meilleur qu’en temps normal. Le lien surnaturel qui unissait les groupes prenait un charme qui semblait s’accroître avec l’accoutumance. Chez Langre et Meyral, la collaboration atteignit une unité extraordinaire.

Quoiqu’il n’y eût télépathie que pour certaines sensations, des pensées identiques naissaient, à la longue, de la connexion nerveuse. Il arrivait si souvent aux physiciens d’avoir la même idée ou la même intention qu’il leur devenait impossible de distinguer si une découverte appartenait à l’un ou à l’autre. Ils ne l’essayaient plus ; il s’abandonnaient au plaisir d’une solidarité qui décuplait leurs facultés inventives. Leurs découvertes s’accroissaient en nombre et en profondeur.

La dernière tantôt les exaltait, tantôt les plongeait dans une sorte d’extase : ils avaient créé, après de nombreux tâtonnements, une solution colloïdale, dont la substance agissante était tirée des spores de la fausse oronge. Préparée dans des conditions particulières, cette solution semblait parfaitement isotrope. Mais, traversée par les lignes qui unissaient entre eux les membres du groupe, elle dédoublait faiblement les rayons lumineux, surtout les rayons violets. Si l’éprouvette ou le verre qui contenait la solution se trouvait entre Langre et Meyral, le dédoublement était à peine discernable, il devenait plus apparent lorsque plusieurs êtres se trouvaient réunis dans le laboratoire ; et particulièrement lorsqu’ils se rangeaient de manière à ce que les lignes traversassent parallèlement le liquide. Dès les premières expériences, les savants se convainquirent qu’il ne s’agissait pas proprement d’une double réfraction, mais de faits en tout comparables à ceux qui avaient précédé la Catastrophe Planétaire.

Pendant une semaine, on ne fit aucune découverte. Langre et Meyral cherchaient à accroître l’intensité du phénomène. Ils y réussirent par le rangement en deux files des humains et des animaux.

On ne tarda pas à faire une nouvelle observation, concernant les rayons violets : ces rayons s’affaiblissaient sensiblement lorsque l’action des lignes de communication était très énergique et que les dit rayons tendaient à former un angle droit avec les dites lignes.

En prolongeant l’expérience, on détermina la disparition d’une légère zone de rayons violets :

— Nous entrons dans le gouffre des énergies inconnues ! s’exclama Langre, qui tremblait de joie.

Meyral était aussi exalté que le vieux maître. Ils s’acharnèrent et, élargissant le champ d’expériences, ils recoururent à trois autres groupes, choisis dans le village parmi ceux qui comptaient la plus forte proportion d’humains. La zone de transformation s’élargit ; on obtint la disparition d’un large faisceau de rayons violets, un affaiblissement notable des rayons indigo, une légère décoloration des rayons bleus. En somme, les physiciens reproduisaient presque les phases de la Catastrophe Planétaire.

Malgré des efforts opiniâtres et les dispositifs les plus ingénieux, ils ne purent positivement faire disparaître les rayons bleus ni les rayons verts, mais ils firent d’autres découvertes.

La première montra que, longtemps soumise à l’action orientée des groupes, la solution colloïdale gardait des traces durables de l’expérience. En prolongeant les poses, on constata, à l’aide de la lumière rouge, que des lignes pareilles à des filaments persistaient dans le liquide. Ces lignes étaient la reproduction affaiblie des lignes qui reliaient entre eux les individus d’un même groupe. À force d’ingéniosité et de patience, on parvint à accroître leur visibilité, et sans doute, leur diamètre. On pouvait maintenant les rendre perceptibles à l’aide des rayons orangés et même des rayons jaunes les moins réfrangibles ; mais les autres rayons semblaient n’avoir aucune action sur eux.

— Il n’y a pourtant aucun doute que l’action existe ! disait Georges.

Elle existait effectivement. Une série d’expériences particulièrement subtiles montra que les filaments affaiblissaient les ondes violettes :

— Affaiblir ou faire disparaître, c’est tout un ! remarqua Meyral. Donc nous obtenons des lignes de force fixes qui ont les propriétés du phénomène mystérieux.

Une tentative ultime, faite à l’aide d’un pinceau très délié de rayons violets, pris aux environs de la zone ultra-violette, aboutit à l’évanouissement du pinceau.

— Encore un pas ! soupirait Langre, toujours plus exalté que son compagnon.

Ce pas fut franchi. Une des solutions, qui avait fait disparaître une quantité relativement considérable d’ondes violettes, commença, après avoir été isolée durant quinze jours, à dégager une quantité insolite d’énergie électrique et calorifique.

— Réversibilité indirecte, murmurait Langre avec recueillement.

— Et qui explique la période d’exaltation, ajoutait Georges. Vieil ami, nous atteignons vraisemblablement aux limites… Nous avons dépassé de loin nos plus belles espérances ! Non seulement nous reproduisons le phénomène dans ses grandes lignes, mais nous réussirons à en garder une forme aussi stable que nos formes matérielles. Peut-être pouvons-nous conclure.

— Nous le pouvons – et hardiment ! cria le fougueux Gérard.

Il s’interrompit ; une rumeur grandissait dans la rue :

— Le facteur ! dit Georges, qui était allé auprès de la fenêtre… On dirait qu'il apporte de la correspondance.

— La vie sociale aurait repris ? fit Langre d’un ton incrédule.

— Un journal !

Césarine apportait le Temps, imprimé sur quatre petites pages. Les deux hommes considérèrent ce message social avec un attendrissement étrange. Était-ce la fin de l’ère maudite, le retour de l’harmonie humaine, ou seulement une éclaircie parmi les rafales ?… Depuis quinze jours, le terroir était tranquille ; on ne voyait plus de bandes ; mais aucun groupe n’osait se hasarder dans les plaines et les villages dont la guerre carnivore avait fait des solitudes ou des lieux redoutables.

Le Temps annonçait que le fléau était en pleine défervescence. Le carnivorisme s’éteignait ; en France, on croyait qu’il ne devait subsister que dans quelques districts lointains : sa décroissance avait été rapide, brusque même, et coïncidait avec un relâchement sensible des liens solidaires ; partout on constatait un relèvement de l’énergie individuelle ; quelques groupes de l’Auvergne et de la Touraine manifestaient des symptômes de dissolution ; l’existence normale tendait à reprendre dans les grandes villes ; des trains circulaient par intermittence ; les principales lignes télégraphiques fonctionnaient plusieurs heures par jour ; on imprimait des journaux à Paris, à Lyon, à Marseille, à Bordeaux et à Lille. Mais les pertes dues au carnivorisme semblaient immenses. À Paris, le cinquième de la population avait été immolé ou avait péri à la suite des massacres ; on signalait des pertes aussi graves dans le Lyonnais, plus graves encore dans quelques grandes villes et dans quelques territoires étrangers. Le Temps estimait la perte moyenne à un dixième de la population européenne :

— Nous avons été prodigieusement favorisés ! dit Meyral.

— Grâce à notre régime et à notre victoire sur les carnivores ! Par contre, nous ne constatons encore aucune décroissance dans la cohésion de notre groupe, ni des autres groupes du village.

— Je crains que ce ne soit aussi une conséquence du régime. Sans doute, notre retour à la norme sera-t-il plus lent que partout ailleurs.

— Diable ! fit Langre, qui parut soucieux.


Chaque jour, les nouvelles devenaient plus favorables. Le lien surnaturel qui entravait les sociétés se défaisait rapidement ; l’action individuelle reprenait ; des automobiles reparaissaient sur les routes, des trains nombreux circulaient sur les rails ; la poste, le télégraphe, le téléphone fonctionnaient avec une manière de régularité ; quelques avions planèrent au—dessus des terres dévastées ; les journaux se multiplièrent, on recommençait à cultiver la terre ; les usines et les fabriques se rouvraient une à une. Au printemps, il ne demeurait que des traces éparses de «  groupisme », et uniquement dans les milieux où le mal avait été bénin. Parmi ces milieux, les uns manifestaient un relâchement notable du lien collectif ; les autres, très rares, ne décelaient aucune amélioration sérieuse : on sut bientôt que cette persistance coïncidait avec un régime spécial, le régime que Meyral avait introduit à Roche-sur-Yonne. Il est remarquable que les groupes retardataires n’enduraient aucune souffrance et même qu’ils jouissaient de privilèges singuliers : hommes et animaux semblaient invulnérables aux maladies parasitaires, en sorte que la mortalité était très faible. À Roche et Collimarre, on n’avait constaté, durant l’hiver, que le décès d’un vieillard.

Néanmoins, Meyral et surtout Langre ressentaient quelque inquiétude, mais cette inquiétude ne se manifestait que par intervalles. Quant aux gens du village, après une période de méfiance, ils se rassuraient : leur situation n’avait rien de désagréable ; ils accomplissaient vaille que vaille leurs tâches ; les bêtes domestiques travaillaient comme par le passé, mieux peut-être. Pour le demeurant, les rustres s’en rapportaient aveuglément aux « sorciers » : leur foi, à cause des répercussions collectives, était presque religieuse.

En un sens, cette situation plaisait aux physiciens : elle permettait de pousser jusqu’au bout les expériences, de les vérifier dans leurs moindres détails et de multiplier les preuves. Les mémoires de Roche-sur-Yonne révolutionnaient le monde scientifique. Quoiqu’ils se rencontrassent sur quelques points avec des savants anglais, allemands, américains, italiens et russes, Meyral et Langre laissaient loin en arrière les plus subtiles investigations de leurs rivaux. Et quand ils annoncèrent une vérification officielle de leurs découvertes, toutes les académies du monde envoyèrent des délégués. La date de la séance était fixée au 20 avril.

Dès le 15, on vit survenir des personnages anxieux de s’assurer une place. Du 17 au 19, Roche-sur-Yonne s’emplit d’une population que la diversité des origines rendait hétéroclite. De petits Nippons jaunâtres, de maigres Hindous couleur cannelle, des mulâtres, des nègres se croisaient avec d’immenses Scandinaves, des Germains myopes, de rudes Anglo-Saxons, d’impatients Italiens ou des Slaves flexibles.

Il fallut disposer les appareils dans les jardins, sous des garages qui les abritaient des rayons solaires. Pour telles expériences qui exigeaient la pénombre, les spectateurs furent réduits à défiler par petits groupes.

D’abord, certains spectateurs, surtout ceux qui, eux-mêmes, prétendaient à de notables découvertes, montrèrent quelque scepticisme. Peu à peu, l’étonnement et l’admiration grandirent jusqu’à l’enthousiasme. Les deux faits capitaux — la destruction des rayons violets et la conservation des lignes de force — exaltèrent positivement le savant auditoire.

Quand Langre fit l’exposé synthétique des recherches entreprises à Roche-sur-Yonne, des ovations l’interrompirent. Mais la péroraison fut écoutée en silence :

« Il ne saurait guère y avoir de doute sur la nature de la catastrophe qui faillit détruire la vie animale sur notre planète. Un ouragan d’énergies a balayé l’étendue qui nous environne, mais ces énergies n’ont avec les nôtres que des analogies lointaines. Toutefois les analogies existent, puisque nos énergies ont subi, au passage du cyclone interstellaire, des modifications qui, pour certaines d’entre elles, aboutirent à de véritables destructions. Des expériences qu’un concours favorable de circonstances nous ont permis de poursuivre un peu plus loin que nos glorieux confrères, on peut induire que ces destructions furent en définitive des métamorphoses. La preuve générale en a été donnée, après le cataclysme, par ce grand afflux d’énergies qui donna à la végétation une luxuriance extraordinaire et qui détermina, chez les hommes, la plus étrange exaltation vitale ; la preuve particulière, Messieurs, nous avons eu l’heureuse fortune de la produire ici même ; elle est, croyons-nous, plus décisive que l’autre. De l’ensemble de nos vérifications, nous osons conclure que les énergies incidentes comportent, outre des formes inimaginables, un grand nombre d’oscillations longitudinales, ou plutôt hélicoïdales, avec cette particularité que la partie transversale des ondes est excessivement réduite. Lorsque ces ondes rencontrent les ondes lumineuses, il y a un conflit qui, suffisamment prolongé, aboutit à la disparition des ondes ultraviolettes, violettes, indigo, bleues et même vertes.

« Ces ondes sont littéralement vaincues par les ondes inconnues. Il n’en est plus de même des ondes jaunes, orangées, rouges et infra-rouges. Les ondes jaunes résistent à l’attaque. Les ondes orangées, rouges et infra-rouges vont plus loin ; elles l’emportent dans la lutte, elles réussissent à transformer une partie des ondes inconnues : aussi avons-nous remarqué, avec d’illustres confrères, que pendant la catastrophe planétaire, les zones rouges et orangées accusaient un léger accroissement d’éclat. Des phénomènes de fluorescence ont montré qu’il en avait été de même pour l’infra-rouge ; toutefois, au-delà d’une certaine longueur d’onde, il semble que le phénomène change de signe ou devienne plus complexe.

« Le conflit entre les rayons rouges et les ondes inconnues est particulièrement captivant, parce qu’il se décèle le mieux aux yeux de l’observateur. En effet, nous remarquons que les lignes de force qui unissent notre groupe deviennent perceptibles lorsqu’on éclaire les lieux de leur passage à la lumière rouge. Cette perceptibilité est indirecte : elle résulte du conflit des ondes – les ondes rouges formant une sorte de gaine autour des lignes de liaison, qui seraient des faisceaux d’ondes hélicoïdales.

« Bien des processus resteront à jamais obscurs – telle, sans doute, l’action des énergies mystérieuses sur les phénomènes chimiques, mais on peut espérer, et nous faisons à cet égard des recherches, fournir quelques suggestions sur les perturbations subies par les diverses autres formes des énergies. Dans l’état actuel de la question, mieux vaut remettre à plus tard ces délicats problèmes.

« Il nous faut maintenant, Messieurs, aborder la plus troublante des énigmes, je veux dire cette étonnante série de phénomènes organiques qui, tour à tour, charmèrent et épouvantèrent notre espèce. Les faits qui ressortissent à l’observation et à l’expérience scientifiques sont de deux ordres, les uns physiologiques, les autres physico-chimiques. Nous ne parlerons guère ici des premiers, qui ne sont point de notre compétence. Toutefois, rappelons les propriétés singulières des champignons, par rapport au carnivorisme, et les effets remarquables de notre solution colloïdale, préparée à l’aide des spores de la fausse oronge. Il y a là des indices propres à intéresser non seulement le physiologiste, mais encore tous ceux qui s’occupent de la chimie physique. Quant au groupisme même, si, d’une part, il semble devoir rester un mystère, d’autre part, on ne saurait douter qu’il dépend d’un double milieu organique : le milieu organique terrestre et un milieu organique extérieur. En d’autres termes, l’homme et les animaux ont été un terrain de culture, défavorable sans doute, mais possible, pour des germes venus des espaces interstellaires. Il est permis de conjecturer que chaque groupe animal et humain fut la proie d’un de ces germes, ergo d’un être vivant. Les individus qui se développèrent ainsi à nos dépens ressortissent fatalement au milieu énergétique qui fut si néfaste à la lumière. Nous ne connaissons, avec une précision approximative, que deux des éléments dont se composent nos prodigieux parasites : 1° les taches, qui signalèrent d’abord le mal ; 2° les réseaux de liaison. Les propriétés physiques des taches vous sont connues. Elles ne décèlent aucune ressemblance avec notre matière et, pourtant, elles se comportent comme des corps solides – j’ajouterai comme des corps ultra-solides, puisqu’elles résistent à tout moyen de destruction ou même de déformation. Elles semblent si parfaitement perméables à tous nos corps qu’on pourrait croire que, pour elles, l’imperméabilité n’existe pas. Nous n’avons pu y découvrir aucune apparence de masse, mais elles s’étendent en tous sens. Elles doivent contenir des ondes analogues à celles qui détruisent les rayons violets et avivent les rayons rouges, puisque, en somme, elles font légèrement pâlir les premiers et accroissent faiblement l’éclat des autres. Dans l’ensemble, tout se passe comme si nous avions affaire à des énergies stabilisées[1]. Les mêmes observations s’appliquent aux faisceaux qui retiennent entre eux les individus d’un même groupe ; elles s’y appliquent d’une manière plus précise et plus saisissante. Ici, en effet, nous n’obtenons pas seulement un affaiblissement des rayons violets, mais leur destruction, pourvu que nous considérions un faible pinceau de rayons et l’action des rayons rouges est manifeste. Enfin, nous réussissons, dans nos solutions colloïdales, à immobiliser des faisceaux exactement comme nous pourrions immobiliser des courants de fluides en les solidifiant par un procédé quelconque. Dès lors, il est difficile de nier que les ouragans d’énergies qui balayèrent la surface terrestre comportent des permanences de forme, comparables aux permanences de nos corps solides. Est-ce à dire qu’il faille pousser l’analogie jusqu’au bout ? Nous ne le croyons pas. Il y a, entre les énergies inconnues et notre système énergético-matériel des différences telles que les mêmes termes ne peuvent servir aux deux modes d’existence, et pourtant les analogies sont réelles, puisque nous voyons d’une part nos énergies absorbées et transformées par les énergies envahissantes et, d’autre part, celles-ci – plus faiblement, il est vrai – absorbées et transformées par nos énergies : la phase exaltante qui a suivi la phase déprimante de la catastrophe est une reprise partielle des formes d’énergies perdues.

« Permettez-moi, Messieurs, de terminer par une hypothèse, mais une hypothèse que, pour notre part, nous considérons comme l’impérieuse suggestion de l’observation et de l’expérience. Considérant que l’ouragan interplanétaire a comporté un cycle de phénomènes qui, d’une part, est analogue, quoique lointainement, à nos phénomènes physico-chimiques, et qui, d’autre part, est analogue, plus lointainement encore, mais sûrement, à nos phénomènes organiques, on peut conjecturer que c’est un monde ou un fragment de monde qui a rencontré notre terre. De toute évidence, ce monde appartient à un système très différent de nos systèmes solaires. Il ne s’ensuit pas qu’il fasse partie de systèmes situés en dehors des étendues occupées par la voie lactée et par les autres nébuleuses[2]. Il se peut que notre espace comporte des espèces différentes d’univers, tantôt susceptibles d’agir partiellement les uns sur les autres, tantôt d’une indifférence et même d’une perméabilité mutuelles à peu près complètes. Dans ce dernier cas, la coexistence des univers, quelle que soit leur proximité, ne donne lieu à aucun trouble perceptible, tandis que dans le premier cas des cataclysmes proportionnels aux analogies sont possibles. Le monde qui vient de passer au travers de notre système n’avait pas assez d’analogie avec le nôtre pour détruire notre terre (la masse planétaire semble n’avoir subi aucune modification sérieuse), mais il en avait suffisamment pour attaquer nos énergies superficielles et pour menacer la vie. Un degré d’analogie de plus ou un passage moins rapide de la catastrophe et l’animalité terrestre disparaissait.

« Quoiqu’il en soit, nous posons l’hypothèse que nous avons subi le heurt d’un monde, incapable de compromettre l’existence de notre globe et même de troubler sa marche, et que ce monde comporte, comme le nôtre, un règne organique.

« Concluons par une parole consolante : il est tout à fait improbable qu’un tel accident se reproduise, du moins avant des milliards de millénaires – et les résidus d’énergies et d’êtres inconnus qui persistent encore parmi nous, ont cessé d’être dangereux. Les dernières expériences faites sur les groupes de Roche-sur-Yonne, dont nous faisons partie, paraissent à cet égard décisives ; les organismes parasitaires sont condamnés. Grâce à notre outillage, que des hasards heureux ont perfectionné, nous pouvons en quelque manière calculer les courbes de décroissance. Notre alimentation spéciale nous met à l’abri des crises et ces crises mêmes deviennent peu redoutables : les trames vivantes qui nous enveloppent ne nous menaceraient sérieusement que si nous tentions des séparations prématurées : il faut attendre que ces trames se rompent d’elles-mêmes. Faut-il avouer, Messieurs, que nous attendons ce dénouement sans impatience, et même que nous désirons le voir tarder pendant quelques mois encore ? À Roche-sur-Yonne, nous n’avons souffert – et faiblement – que pendant un temps très court ; des circonstances exceptionnelles nous préservaient des épreuves qui pesèrent sur l’immense majorité de nos semblables. Notre solidarité a fini par être si douce que nous la regretterons parfois, lorsqu’enfin nous aurons reconquis notre indépendance individuelle – et mon égoïsme de savant me le fera regretter plus que personne, car il est trop évident qu’elle a favorisé extraordinairement ma collaboration avec Georges Meyral. Toutefois, vous n’en doutez pas, Messieurs, nous sommes profondément heureux de voir la famille humaine délivrée du plus épouvantable cauchemar qu’elle ait subi, depuis le temps où nos humbles ancêtres allumèrent les premiers feux et balbutièrent les premières paroles. »


Un immense applaudissement retentit à travers les jardins, des faces houleuses s’avancèrent et le vieux Whitehead, chargé d’ans et d’honneurs, donna l’accolade aux deux physiciens, en déclarant :

— La postérité classera vos découvertes parmi les plus étonnantes qu’ait réalisées le génie de notre espèce.

L’acclamation retentit en tonnerre, les mains s’élevaient tumultueuses, un enthousiasme ardent allumait les prunelles, et Langre, les paupières baignées de larmes, sentit que cette gloire dont il avait désespéré pendant ses jours d’épreuves lui était enfin donnée et ne lui serait pas reprise.

II

SABINE


Sabine s’avançait sous les hêtres rouges, d’un pas de rêve, et quand elle sortit de l’ombre des ramures, elle parut toute proche des beaux nuages qui s’assemblaient dans l’occident. La lumière était fantasque et variable ; les pénombres palpitaient, et Sabine, considérant la rivière et ses nobles peupliers, goûtait la tiédeur vivante de la brise. La ferveur des races jeunes gonflait sa poitrine ; elle n’apercevait plus la vie comme une sylve pleine de pièges et il y avait de la témérité dans la manière dont elle secouait sa chevelure.

Tandis qu’elle s’abandonnait à l’étrange peuple des songes, elle perçut l’approche d’un être et se tourna. Meyral sortit de la pénombre. Il avançait avec une sorte de crainte ; ses grands yeux clairs n’osaient se fixer sur la jeune femme. Elle le regarda venir. Quand il fut près d’elle, il murmura :

— Dans peu de semaines, nous serons délivrés !

Une mélancolie passa sur leurs visages. Les liens qui les avaient unis pendant de longs mois étaient devenus si faibles qu’ils ne les sentaient qu’aux minutes d’exaltation. En cette minute, dans la brise sourdement orageuse, devant le paysage de Vieille France, ils communièrent dans un même regret :

— Je ne puis m’en réjouir, répondit-elle. Il me semble que je vais être seule.

Elle baissa la tête et ajouta à voix basse :

— J’aimais l’être mystérieux qui nous unissait !

— N’est-ce pas ? fit-il de sa voix mystique. Vous ne sauriez croire comme j’étais triste, tout à l’heure, en considérant les lignes frêles qui nous joignent encore ; j’ai cru sentir les pulsations d’agonie de Celui en qui nous vivions : mon sang s’est glacé.

— Je l’ai su ! J’ai partagé votre souffrance.

— Nous avons fini, sinon par le connaître, du moins par vivre en partie selon sa nature. Cette étendue étrange où il existe, cette étendue sans surface et sans profondeur, comme je la sens bien, et cette durée alternative dont chaque pulsation remonte en partie vers le passé !… J’ai en moi son rythme plein, son rythme renouvelle toutes nos idées sur l’essence des choses…

— Ah ! fit-elle, je suis surtout frappée par sa tristesse. Il se sait en exil, en exil à jamais, séparé de son monde par un inexprimable infini. Sa douleur se reflète en moi et je l’ignorais d’abord, car j’ignorais l’être lui-même ; puis, la communication s’est faite. Je pense, je vis avec lui !

— Lui aussi nous ignorait !… N’est-ce pas une de nos sensations les plus saisissantes de le percevoir peu à peu conscient de notre existence et s’attachant à nous ?

— Oh ! oui, soupira-t-elle… Comme sa plainte nous est sensible ! Et de quelle poésie elle se mêle…

— Seule la musique des maîtres pourrait nous en donner une impression très lointaine, si cette musique devenait absolument intérieure, envahissant chaque nerf dans ses profondeurs mystérieuses…

Il y eut un long silence. Puis elle regarda Meyral fixement. Leurs cœurs battirent.

Elle reprit, d’un accent un peu rauque et brusque :

— Je sais aussi pourquoi vous m’avez suivie.

— Sabine ! dit-il avec un tremblement. J’étais résigné, je puis l’être encore, mais prenez garde de ne me donner aucune vaine espérance : le réveil serait abominable !

Elle n’hésita qu’une seconde, puis :

— Si je voulais mettre en vous ma confiance ?

— Oh ! cria-t-il avec une joie prête à se changer en détresse. Ne me faites rien entrevoir si vous ne m’aimez pas !

Elle lui sourit, avec la malice tendre de la femme ; un immense frisson la secoua ; toute la beauté du monde passa dans un ouragan d’amour ; incliné devant elle, craintif et farouche, il dit d’une voix brisée :

— Est-ce vrai ? Ne vous trompez-vous point… N’est-ce pas de la compassion ?… je ne veux pas de compassion, Sabine.

Elle lui prit la main, elle se pencha vers le visage suppliant :

— Je crois que je serai heureuse !

— Ah ! soupira-t-il.

Il n’y avait plus de passé, ou plutôt la minute présente contenait toute la vie, tout le temps, tout l’espace. Il demeura une minute agenouillé sur la terre sacrée où se tenait Sabine ; la religion des races remplit sa poitrine et, lorsque la grande chevelure blonde toucha ses lèvres, il connut que sa destinée était accomplie.


FIN
  1. Le lecteur n’ignore pas que notre matière est elle-même considérée par d’illustres savants modernes comme un simple complexus d’énergies.
  2. Langre prend ici le terme de nébuleuse dans son double sens.