La Force mystérieuse (Rosny aîné)/1/IV

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit et Cie (p. 79-107).

IV

LE CRÉPUSCULE DE LA VIE


La journée fut paisible. Les radiotélégrammes annonçaient la fin de l’agitation sur toute la planète, sauf dans les États méridionaux de la République Argentine, en Tasmanie et dans la Nouvelle-Zélande où pourtant s’accusait une défervescence appréciable. À mesure, des inquiétudes nouvelles ne cessaient de croître. Elles n’atteignaient guère encore les sous-sols populaires, mais vivement disséminées par les hommes de culture supérieure, elles effleuraient les couches moyennes. Les savants suivaient avec une anxiété ardente « le mal de la lumière ». Des expérimentateurs avaient surpris la singularité primitivement notée par Meyral. Sans ajouter rien d’essentiel aux remarques de Langre et de Georges, leurs observations suivaient, jusqu’à son évanouissement, le phénomène de double réfraction anormale ou plutôt le dédoublement de la lumière. À Paris, à Berlin, à Londres, à Bruxelles, à Rome, à Amsterdam, dans toute l’Europe centrale, la fin des premières phases du phénomène se produisait vers trois heures et demie du matin. Elle se manifestait un peu plus tôt dans l’Europe orientale et en Asie, plus tôt encore dans les régions boréales. L’Amérique du Nord retardait, sauf aux hautes latitudes. Sous les tropiques et surtout dans les terres australes, le retard s’accentuait encore. Toutes les heures étaient ramenées à l’heure de Greenwich. Il apparaissait que les phases ne dépendaient aucunement de la position du soleil. Quant aux nouvelles phases, elles suivaient leur cours. Depuis sept heures du matin, heure à laquelle, tant à Paris qu’à Londres, Liverpool, Amsterdam et Iéna, on signalait la disparition d’une bande étroite de l’extrême violet (et de tous les rayons ultra-violets), on voyait progressivement pâlir et disparaître le reliquat de la zone. Toutefois, à sept heures du soir, il en subsistait une partie, mais l’indigo se révélait terne.

Différents phénomènes secondaires survinrent. On vérifia d’abord, comme l’avaient fait Langre et Meyral, que le pouvoir fluorescent de l’orange et du rouge ne cessaient de croître ; bientôt aussi, on remarqua que ces deux couleurs acquéraient des propriétés chimiques singulières, du reste peu intenses. D’autre part, la conductibilité électrique des métaux décroissait : le fer était le plus atteint. Les communications par câble sous-marin devenaient capricieuses. Si le rendement des lignes terrestres demeurait normal pour les lignes moyennes, il fléchissait sur les grandes lignes ; on produisait difficilement les ondes hertziennes ; le travail des usines électriques donnait lieu à de nombreux mécomptes.

Les perturbations s’accusèrent pendant la nuit. Au matin, la zone violette du spectre était invisible ; les communications par voie sous-marine n’existaient plus ; les grandes lignes télégraphiques fonctionnaient à peine, et seulement par intermittences ; toutes les usines électriques chômaient ; les réactions chimiques devenaient capricieuses dans les fabriques comme dans les laboratoires, et certaines cessèrent de se produire ; par suite, le bois et le charbon brûlaient mal, en donnant des flammes mornes ; le magnétisme terrestre s’affaiblissant, l’aiguille aimantée donnait des indications douteuses, qui rendaient la navigation périlleuse ; une lumière jaunâtre éclairait la planète.

Ce fut un jour funèbre. Un souffle de fin du monde passait sur l’humanité. Les êtres sentaient l’immensité du phénomène, son affreux mystère et s’assemblaient frileusement, saisis par l’instinct de troupeau. On voyait surgir ces créatures fantasmagoriques qui annoncent les cataclysmes. Et personne ne savait rien ! Les hommes des laboratoires et ceux des livres, les savants qui nombrent les astres et ceux qui pèsent les atomes, n’offraient pas même une conjecture aux affres de la multitude : leur pouvoir se bornait à décrire minutieusement les épisodes du drame.

La troisième nuit vit disparaître les dernières communications électriques : les piles donnaient des courants dérisoires, l’induction dynamique semblait abolie, aucun appareil ne produisait plus d’ondes hertziennes. Au matin, les hommes se trouvèrent privés de ce système nerveux qui les unissait « innombrablement » à travers la planète. Le soir, ils s’avérèrent inférieurs aux peuples des vieux âges : la vapeur les abandonnait à son tour. Les alcools, les pétroles et plus encore le bois ou le charbon étaient devenus inertes. Pour produire un peu de feu, il fallait recourir à des produits rares qui, on en avait la certitude, ne tarderaient pas à sombrer dans la mort chimique.

Ainsi, en trois jours, et sans qu’aucun indice décelât les origines de la catastrophe, l’humanité se trouvait réduite à l’impuissance. Elle pouvait encore naviguer à la voile ou à la rame, atteler des chevaux à ses voitures, mais il lui était interdit d’allumer ces feux dont l’ancêtre sauvage goûtait la caresse rouge à l’orée des forêts, dans la plaine profonde ou sur la rive des fleuves.

Chose infiniment énigmatique : la vie se maintenait. L’herbe continuait à croître dans les prairies, le froment dans les emblavures, la feuille au bout des ramuscules ; la bête et l’homme accomplissaient leurs fonctions subtiles ; en somme, la chimie organisée semblait intacte. Pas tout à fait. Une teinte cuivreuse se mêlait aux verdures, la peau humaine se cendrait ; partout, les physiologistes percevaient un ralentissement des fonctions pigmentaires. L’émotivité aussi semblait décroître. Sans doute, une peur continue agitait les créatures, mais les « pulsations » de cette peur se décelaient moins violentes qu’au début. Parce que la menace atteignait tout le monde, elle semblait moins terrifique. On n’éprouvait pas la révolte individuelle, qui est de beaucoup la plus âpre et la plus intolérable. Chez les vieillards, les malades, les débiles, et plus encore chez ceux qui se savaient atteints d’un mal mortel, un sentiment de « revanche » atténuait la détresse. Mais outre ces éléments psychologiques, il y avait de la narcose. Les nerfs perdaient leur sensibilité habituelle : contusions et blessures n’éveillaient que des souffrances sourdes ; l’imagination se trouvait appesantie et appauvrie. Seule l’intelligence déductive ne montrait aucune défaillance. Quant à l’esprit d’observation, ce qu’il perdait en promptitude, il semblait le regagner en précision et en constance.

Le matin du quatrième jour, Langre et Meyral, après un déjeuner sommaire, tenaient conseil dans le laboratoire.

— Le bleu a presque disparu ! murmura le vieillard.

Il était pâle et affligé ; ses yeux perdaient leur fièvre ; une stupeur détendait son masque fervent.

— Rien ne peut plus sauver les hommes, affirma-t-il.

— C’est probable ! acquiesça Meyral. Les chances de salut sont faibles. Toutefois, elles ne sont pas nulles. Cela dépend de ce que j’appellerais la trajectoire du cataclysme. Car je ne crois pas du tout, grand ami, que ces phénomènes soient durables. Ils passeront !

— Quand ? demanda morosément Langre.

— C’est le nœud du problème. Si l’on supposait que les phases sont régulières et comparables, on pourrait passer à la limite.

— Quelle limite ? J’en vois plusieurs ! Car, enfin, toute la lumière et les rayons infra-rouges vont disparaître, ou bien la destruction s’arrêtera… soit au vert… soit au jaune… à l’orangé… au rouge… Autant de limites !

La limite serait alors la fin de toute radiation et la fin de toute vie supérieure. Je suppose que les mammifères ne résisteraient pas à la disparition du jaune et de l’orangé, même en admettant que la dernière phase fût courte. Il est inutile d’envisager cette éventualité. Mais imaginons que la crise atteigne son maximum quand une partie des rayons jaunes seront éteints et qu’à ce moment commence la réaction ? Il semble évident que plus les phases seront brèves et plus nous aurons chance de survivre. Eh bien ! il a fallu trois jours pour manger le violet, l’indigo et le bleu… Il faudra environ un jour pour faire disparaître le vert. Mettons encore un jour pour entamer le jaune. Dans quarante-huit heures nous atteindrions la limite et, en même temps, la rétrogradation commencerait !

Gérard regardait son compagnon avec pitié :

— Mon pauvre enfant ! Quand tous les calculs humains sont aussi effroyablement bafoués, comment peut-on encore construire des hypothèses ! Il n’y a aucune raison pour que les radiations ne disparaissent pas jusqu’à la dernière.

— J’aperçois pourtant une certaine logique « compensatoire » dans la marche du phénomène : outre que le rouge et l’orangé sont décidément devenus plus intenses, la température est à peu près normale. Ce dernier fait permet une espérance.

— Une si faible espérance ! protesta chagrinement Langre. Certes, cela peut signifier que l’énergie perdue d’une part tend à s’accroître d’autre part, mais cela peut n’être qu’un résidu de transformation ! Car si nous supposons que les radiations d’ordre lumineux sont converties graduellement en énergies inconnues, on doit s’attendre à des réactions… Mais ces réactions ne prouvent aucunement que la conversion n’ira pas jusqu’au bout… Puis, je ne crois pas que l’humanité supporte la disparition, même momentanée, des ondes vertes ! J’ai toujours tenu que c’était une couleur essentielle à la vie. Pour le demeurant, acheva-t-il avec un rire triste, il est possible – en toute autre circonstance je dirais probable – que le phénomène soit transitoire. Les débuts sont trop brusques et son évolution trop rapide pour que notre logique y voie autre chose qu’un immense accident. Mais que vaut ici notre logique ?

Il se tut et se remit au travail. Pendant une demi-heure, ils se livrèrent à de mélancoliques expériences. Puis, Meyral soupira :

— L’accident est-il dû à l’espace interstellaire ?

— Comme simple perturbation de la planète, il me paraîtrait excessif, riposta Langre qui épiait une plaque fluorescente, et comme perturbation solaire, invraisemblable : il faudrait compliquer à l’infini l’influence solaire pour concevoir que l’abolition des ondes supérieures se vérifie exactement de même la nuit et le jour… pour le moindre feu allumé par l’homme et pour la lumière des étoiles. J’incline à admettre que la catastrophe est d’origine interstellaire.

— Elle influencerait alors le soleil et, dans ce cas aussi, on devrait découvrir des différences entre l’action diurne et l’action nocturne ?

— Mais des différences incomparablement moins grandes que si le soleil agissait seul. N’importe, il est nécessaire que nous les recherchions. Peut-être une lecture attentive de notre journal d’expériences nous en révèlerait quelques-unes… Alors…

Un peu de cet enthousiasme amer, qui l’avait soutenu contre les spoliations et les dénis de justice, houla sur son visage.

— Pauvre vieux maniaque ! grommela-t-il, en se frappant ironiquement la poitrine. Misérable machine à rêves ! L’humanité va périr, et toi !…

Une affliction frileuse fit frémir ses épaules.

— Je n’en puis plus ! gémit-il. Groupons-nous. Unissons nos petites vies, avant de sombrer dans le brouillard sans forme.

Meyral l’écoutait avec une compassion immense, qui se déversait sur sa propre personne.

— Oui, répondit-il, il faut vivre ensemble ; il ne faut plus vous séparer des vôtres… fût-ce pendant une heure. C’est impie !

— Catherine ! cria le vieillard.

La sinistre servante apparut. Dans la lumière cuivreuse, elle montrait un visage où l’épouvante avait creusé des trous et des rides. Ses prunelles se dilataient comme des prunelles de chat au crépuscule :

— Dites à Mme Vérannes que nous l’attendons ici avec les enfants, ainsi que Berthe et Césarine, fit le vieux savant d’un ton amical. Vous-même resterez avec nous si vous le préférez…

— Oh ! oui, Monsieur, bien sûr que je le préfère ! s’exclama-t-elle.

L’instinct de troupeau se manifestait dans le geste des bras projetés vers son maître : elle avait confiance non seulement dans ce vieillard, dont elle prisait l’âme farouche et fidèle, mais encore dans les instruments énigmatiques assemblés sur les tables et contre les murailles.

— Il n’y a pas de lettres ? demanda-t-il… ni journaux ?

— Ni lettres, ni journaux ; Monsieur sait que je les lui aurais apportés.

— Hélas !

— Y aura peut-être un journal à midi… comme hier.

Quelques instants plus tard, Sabine parut avec les enfants et la femme de chambre. Césarine suivait à pas furtifs. La lueur rougeâtre dissimulait mal la pâleur des visages, mais les enfants ne montraient aucune tristesse : quelque langueur, toutefois, ralentissait leurs gestes.

Le rongement d’esprit amaigrissait la jeune femme. Elle n’avait guère d’espoir. Sa longue épreuve avec Vérannes et la vie dramatique de Langre l’avaient « entraînée » aux sensations noires. Après avoir si souvent envisagé le pire, elle s’étonnait à peine de l’immense et subtil désastre qui menaçait l’humanité. Une correspondance mystique s’établissait entre cette infortune totale et les afflictions accumulées en elle. Si elle envisageait le dénouement fatal sans révolte, elle en souffrait amèrement pour les autres, et elle endurait aussi un insondable remords pour avoir fait de sa jeunesse un usage ridicule.

Son regard interrogea craintivement le visage de Langre. Le vieillard se détourna ; mais elle démêlait les nuances de ses traits impatient, inaptes à la dissimulation.

— C’est l’an mille ? fit-elle, car elle ne voulait terrifier ni Berthe, ni Césarine.

— On ne sait pas.

Elle entendit retentir le glas à Saint-Jacques ; puis un cri perçant s’éleva dans la rue.

— C’est le journal ! dit Catherine.

Trois minutes plus tard, elle rapportait une feuille intitulée Le Bulletin, feuille de fortune, imprimée à l’aide d’une presse à bras, où un groupe de journalistes et de savants condensait les nouvelles. On n’y relatait rien de futile ; la forme anecdotique y était abolie.

Langre la parcourut avidement. À part quelques nuances, les renseignements d’ordre scientifique ne lui apprirent rien qu’il ne sût déjà. Les autres faits n’étaient que la conséquence du fait général ; mais l’un d’entre eux était redoutable : à Paris, la mortalité avait triplé pendant les dernières vingt-quatre heures. Elle suivait une marche ascendante. De huit heures du matin à midi, les médecins avaient constaté trente-neuf décès, de midi à quatre heures, quarante-quatre, de quatre heures à huit heures du soir, cinquante-huit, de huit heures du soir à minuit, quatre-vingt-deux, de minuit à quatre heures du matin, cent dix-huit, de quatre heures du matin à huit heures, cent soixante-dix-sept. Au total, cinq cent dix-huit. Les deux tiers des malades étaient emportés par un mal mystérieux et rapide, sans souffrance positive, hors une terrifiante crise d’inquiétude qui se manifestait environ une heure avant l’agonie.

Cette inquiétude aboutissait à un état de stupeur suivi du coma.

À aucun moment on ne constatait de fièvre quoique les mouvements du malade accusassent, au début de la maladie, des frissons et de la courbature. Les pupilles étaient constamment dilatées, la peau sèche et rouge, d’un rouge roussâtre, qui ne tenait aucunement à l’afflux du sang.

Langre passa le journal à Meyral en disant :

— C’est le tour de la chimie vivante !

— Hélas ! fit Georges tout bas lorsqu’il eut lu à son tour, si j’espère contre l’espérance, c’est que la crise morbide aurait dû, ce semble, être atteinte plus tôt. Mais ne l’était-elle pas… dans un mode plus lent que l’autre !

Langre se promenait de long en large. Sabine, devinant que les nouvelles étaient sinistres, préférait ne pas interroger les deux hommes : à quoi bon, puisqu’elle s’attendait au pire ? Quant à Berthe, Catherine et Césarine, recoquillées dans les encoignures, elles renonçaient à rien comprendre, elles remettaient leur destinée aux mains des maîtres.

Meyral continuait sa lecture. De brefs paragraphes notaient que les animaux étaient diversement atteints : le mal frappait énergiquement les herbivores ; en revanche, les chiens et surtout les chats résistaient mieux que les hommes. Les oiseaux domestiques s’engourdissaient, sans que leur mortalité dépassât de beaucoup la normale ; on n’avait pu établir de statistique sur les oiseaux sauvages non plus que sur les insectes, mais leur vitalité apparaissait ralentie.

Les deux hommes échangèrent un regard chagrin.

— Si les radiations vertes disparaissaient… commença Langre.

Il se mit à examiner attentivement le spectre solaire. Pendant un quart d’heure, les deux hommes prirent des mesures précises. Puis Meyral chuchota :

— Le vert est entamé !

Il y eut un silence misérable. Toute parole semblait dérisoire. Le froid du néant enveloppait cet îlot d’êtres perdu dans une catastrophe sans bornes… Par les vitres, on percevait le Val-de-Grâce et le Luxembourg dans une lueur de feu de Bengale. Quelques créatures passaient sur les trottoirs, d’un pas de fantôme ; un silence noir se condensait sur le faubourg. Cependant, midi retentit à la tour prochaine et cette sonnerie prit on ne sait quelle grandeur, comme si elle venait du fond des âges, toute frémissante de souvenirs millénaires.

— L’heure du déjeuner ! fit machinalement Langre.

Catherine se leva de l’encoignure où elle était tassée et dit :

— Je vas servir.

Dix minutes plus tard, ils se trouvaient réunis dans la salle à manger. Il y avait des fruits, des biscuits, des conserves et du vin. Langre et Meyral épiaient les mets avec méfiance ; ils redoutaient qu’ils fussent devenus immangeables. Dès les premières bouchées, ils se révélèrent intacts. Et malgré tout ce pauvre repas eut sa douceur. Tous avaient faim, une faim « ralentie » mais continue, et le vin les animait : sa gaieté confuse, glissant de fibre en fibre, réveillait d’insolites confiances.

— En un sens, le cataclysme est clément pour la vie ! fit Meyral…

Langre avala une pleine rasade pour combattre le brouillard pessimiste qui épaississait sa pensée, et mentit avec un sourire :

— Nous nous en tirerons !

Il avait pris la petite Marthe sur son genou ; il était comme un condamné à mort dont l’opium ou la morphine auraient tout ensemble exalté le sens du néant et apaisé la détresse. Une tendresse extraordinaire emplissait son vieux cœur – l’amour du père et de l’aïeul étroitement amalgamé à l’amour de la race humaine, à l’amour de toute la vie terrestre qu’enveloppait une force incomparablement plus cruelle que toutes les forces qui avaient assailli les créatures à travers les temps myriadaires.

— Allons voir nos semblables ! fit-il, mû par un désir subit et violent.

À peine eût-il parlé, le même désir émut Georges, Sabine et jusqu’aux servantes. Chacun, à la mesure de son instinct et de son intelligence, sentait le grand lien de l’espèce.

La rue des Feuillantines était déserte ; des passants circulaient dans la rue Saint-Jacques et la rue Gay-Lussac ; ils marchaient furtivement dans la lumière roussie ; ceux qui allaient par couples ou par groupes ne s’adressaient guère la parole. On avait l’impression de ces crépuscules qu’évoquent les poètes du Nord et qui ne sont pas les crépuscules d’un jour mais d’un âge. L’absence de voitures aurait suffi pour rendre la ville silencieuse ; dans l’atmosphère molle, les bruits se dissolvaient ; les bottines des passants semblaient feutrées. Toutes les faces révélaient la mélancolie, l’amertume et une crainte qu’atténuait la stupeur.

Au boulevard Saint-Michel, la foule devint compacte. Les jeunes hommes, s’abandonnant à l’instinct de troupeau, formaient des bandes ; de pauvres filles enfarinées et la lèvre pourpre, comme si elles eussent accompli un rite, se glissaient lugubrement le long du trottoir ; de-ci de-là, émergeait quelque tête blême de savant ou de philosophe ; on rencontrait des artisans, des domestiques, des boutiquiers, des rentiers, des industriels du pavé, des parasites de la vadrouille, des mendiants et même une bouquetière qui, d’un air ahuri, offrait des lilas flétris.

Les frontières subtiles qui départagent les instincts, les goûts et les mentalités, séparaient encore ces êtres et maintenaient une hiérarchie vague. D’ailleurs, la foule était douce et ralentie. La nature de la catastrophe, la sinistre subtilité des péripéties, refrénaient les impulsions brutales. L’épouvante même était contenue et comme dilatée par la stupeur. Et il y avait une grande unité d’émotion ; les simples sentaient aussi vivement que les plus intellectuels combien cette aventure était en contradiction avec la destinée humaine. Que la terre engloutit ses habitants, que les mers noyassent les continents, qu’une épidémie funeste enlevât tous les êtres, que le soleil s’éteignit, qu’un astre de feu les calcinât ou qu’une planète désorbitée fracassât notre planète, – c’étaient des événements concevables, à l’image de ce qui s’était accompli depuis les origines… Mais cette mort fantastique de la lumière, cette agonie des couleurs qui atteignait la plus humble flamme aussi bien que les rayons du soleil et ceux des étoiles, démentait dérisoirement l’histoire entière des animaux et des hommes !

Ils acceptent plus facilement que je ne l’eusse imaginé, constata Langre. Et pourquoi pas, après tout ? La destruction qui les menace tous ensemble devait les menacer l’un après l’autre… Combien évitent le cancer, la colique néphrétique, les nuits d’étouffement, les névralgies faciales, tout ce qui menace l’infime créature !

Son discours ne le consolait point. Cette humanité qu’il croyait mépriser et haïr, lui devenait étrangement chère. Quoique l’attente de sa mort et de la mort des siens suffît à remplir son âme, il éprouvait une horreur sacrée, une douleur fraternelle, qui dépassaient de loin son propre drame.

Cette horreur était plus profonde en Meyral. Il épiait la multitude avec une compassion tendre. Dans les réserves de son moi, s’élevait un sentiment religieux, car il était de ceux pour qui l’avenir de l’humanité est une passion et une promesse. En tout temps, l’énergie et la persistance de l’espèce avaient exalté sa propre énergie et le sentiment de sa persistance.


Tandis qu’ils passaient devant Cluny, Sabine eut un sursaut et se rapprocha des enfants. Quelques secondes plus tard, Meyral tressaillit à son tour ; il venait d’apercevoir Vérannes.

— Et qu’importe ! se disait-il. Ce n’est plus qu’un malheureux.

Dans la lumière orange, Vérannes avait un air souffreteux et débile. Il était de l’autre côté de la rue ; il se dissimulait à demi dans la foule ; visiblement, il épiait la jeune femme.

— Que regardez-vous ? demanda Langre.

Tournant la tête, il aperçut à son tour le personnage. Cette vue le ranima jusqu’à le courroucer ; il esquissa un geste de menace. Un rassemblement cacha le mari de Sabine, et l’on vit un adolescent qui venait de s’évanouir ; deux hommes le soutenaient. Une rumeur s’étendit, rumeur d’une foule languissante, aux émotions ralenties.

Puis, coup sur coup, un étudiant s’affaissa contre une façade, un enfant roula sur le pavé… On les releva, on les emporta ; il y eut une sorte de halètement collectif.

— Le mal s’aggrave ! susurra un long homme maigre qui remontait le boulevard.

Langre et Meyral reconnurent le docteur Desvallières.

— Quel mal ? demanda machinalement le vieux physicien.

Desvallières, qui s’apprêtait à franchir la chaussée, tendit la main à Langre.

— Je ne sais pas, avoua-t-il. Le mal planétaire ? Ces trois dernières heures ont été effrayantes. En outre, les morts sont de plus en plus subites.

Tandis qu’il parlait, on entendit une plainte légère. Une femme venait de crouler sur le trottoir. Un sergent de ville et deux ouvriers la soulevèrent. Elle avait les yeux larges ouverts ; on voyait son regard s’éteindre de seconde en seconde. Desvallières, penché sur elle, lui tâta le cou, à la place d’une des carotides. Des mots confus errèrent au bord des lèvres livides :

— Cécile… je veux… ah !…

Il y eut un faible râle, très court :

— Elle est morte ! déclara le médecin.

L’horreur paralysait Sabine ; elle avait les yeux pleins de larmes. Meyral chuchota à l’oreille de Langre :

— Il faut rentrer au plus tôt. Je crains la contagion mentale.

Avant que le petit groupe eût tourné le coin de la rue du Sommerard, on put voir encore un vieillard qui s’évanouissait devant le café Vachette et une fillette inanimée dans les bras d’un artisan. Langre avait saisi la main de Sabine ; Meyral portait un des enfants ; et les servantes marchaient à grands pas. Dans la rue Saint-Jacques, presque déserte, les passants ne flânaient plus ; tous se hâtaient de gagner leur abri ; on voyait, dans le ciel fauve, rougir sinistrement le soleil.

La route parut interminable, une fatigue croissante appesantissait la marche et l’angoisse eût été affreuse, si la faculté de souffrir n’avait été singulièrement réduite :

— Enfin ! soupira Langre, lorsqu’il se vit devant sa porte.

Il poussa vivement Sabine car, là-bas, il discernait des hommes qui emportaient un corps inerte… Trois minutes plus tard, ils se trouvèrent réunis dans la petite patrie des chambres. Douceur du refuge ! L’immense péril cessait d’être perceptible ; ils se rapprochaient, ils cherchaient comme des enfants cette sécurité qui vient d’être ensemble, dans le même nid, au sein des éléments mystérieux.

Cela ne dura point. Un grand malaise faisait frissonner leur faiblesse ; ils s’effrayaient de leurs faces où la pâleur prenait des teintes cuivreuses, où le secret de l’heure inscrivait ses menaces.

Furtivement, Meyral s’était dirigé vers une des grandes tables du laboratoire ; Langre le suivit :

— Le vert décroît ! fit le jeune homme à voix basse.

— Chose peut-être aussi grave, répondit Langre sur le même ton, la température baisse – il semble que l’éclat du rouge ait cessé de s’accroître. Il n’y a plus compensation

— Un degré – ce n’est guère, et cela peut tenir à des causes normales. Quant à l’éclat du rouge, s’il est resté stationnaire dans la région élevée, il s’est accru dans le voisinage de l’infrarouge. Il semble même… oui, il semble que la région se soit légèrement élargie…

Ils mesurèrent la largeur de la bande rouge au micromètre :

— Elle s’est élargie.

— C’est encore une manière de compensation ! fit amèrement le vieillard.