La Forteresse de Vnézapné - Scènes de la guerre du Caucase

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La Forteresse de Vnézapné - Scènes de la guerre du Caucase
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 334-367).

LA FORTERESSE


DE VNEZAPNE


SCENES DE LA GUERRE DU CAUCASE.




Parmi les voyageurs qui ont recueilli et publié leurs souvenirs sur le Caucase, je n’en connais aucun qui ait visité la partie de cette région montagneuse qu’on nomme Tchétchénia. Pour la plupart, ils se sont bornés à comprendre les Tchétchens dans l’énumération des diverses tribus qui habitent les montagnes caucasiennes. C’est pourtant cette peuplade qui constitue la principale force de Shamyl, et qui supporte presque tous les efforts de la lutte soutenue depuis tant d’années par ce chef des montagnards indépendans contre la Russie. Un séjour assez prolongé dans les pays du Caucase m’a permis d’observer cette ancienne tribu dans sa vie intime comme dans sa vie guerrière ; il m’a en même temps montré l’armée russe sous des aspects bien peu connus encore, et sur le théâtre où elle révèle le mieux ses qualités particulières, c’est-à-dire dans une des forteresses qui bornent les montagnes voisines de la mer Caspienne, puis au milieu de ces montagnes mêmes et aux prises avec les tribus ennemies. C’est ce théâtre de quelques épisodes de mon voyage que je voudrais d’abord faire connaître, avec l’espoir que l’intérêt qui s’attache ici aux lieux comme aux hommes justifiera la place donnée dans mes récits à des souvenirs tout personnels.

La province du versant nord des montagnes caucasiennes, qui porte le nom de Tchétchénia, est comprise entre les bords du Soulak à l’est, tout près de la mer Caspienne, et les limites de la Petite-Kabarda à l’ouest. Elle se lie au sud à la grande chaîne du Caucase, dont les contreforts viennent expirer dans la plaine des Tatares-Koumouiks. Cette plaine n’est elle-même que la continuation des steppes qui s’étendent de la mer Caspienne à la mer d’Azof ; elle est fermée au nord par le Térek, large fleuve qui la sépare dans toute sa longueur du pays habité par les Cosaques de la ligne[1]. Bien qu’elle soit peuplée de nombreux villages, elle est à peu près inculte, parce que les habitans, quoiqu’offrant assez d’analogie avec les Tchétchens et musulmans comme eux, ne peuvent s’écarter sans danger de la portée des canons qui défendent leurs aouls (villages). Aussi le laboureur mène-t-il sa charrue avec la carabine sur l’épaule et le poignard à la ceinture. Du reste, les habitans de la plaine travaillent peu ; ils font peu ou point de commerce, et l’on se demande comment ils font pour vivre depuis que les Russes, auxquels ils sont soumis, ne leur permettent plus de se livrer au pillage, ce dont ils se vengent en faisant tout le mal qu’ils peuvent à leurs conquérans.

La montagne au contraire, excepté dans ses parties les plus élevées, présente à la vue une belle végétation qui produit en beaucoup d’endroits des forêts impénétrables, remparts des indomptables Tchétchens. Pour protéger ses conquêtes contre ces turbulens ennemis, la Russie a établi une ligne de forteresses sur les dernières pentes de la chaîne. Les troupes qui les occupent communiquent entre elles au moyen de forts détachemens qui marchent toujours avec du canon. Tout cet appareil de guerre n’empêche pas les Tchétchens, qui forment la plus audacieuse et la plus infatigable cavalerie légère que l’on puisse voir, de passer journellement entre ces forteresses et de battre en tous sens la plaine des Koumouiks, poussant quelquefois leurs excursions jusqu’au-delà du Térek. On les voit partout où il y a quelque chose à prendre, quelques bestiaux à enlever, quelque ennemi à égorger, qu’il soit Russe ou Tatare, car dans leurs goûts de pillage ils n’épargnent pas beaucoup plus leurs coreligionnaires soumis de force à la Russie que les Russes eux-mêmes. Je les ai vus plus d’une fois arriver inopinément à la porte même d’un village fortifié, enlever ce qui leur tombait sous la main, et disparaître avant qu’on eût eu le temps de prendre les armes. Peu de temps après mon arrivée dans les provinces caucasiennes, un moullah (prêtre musulman), comptant sur le saint prestige de ses fonctions sacerdotales, sortit du village d’Andreva, accompagné de trois serviteurs seulement ; il était à peine en dehors de la palissade qui protège les maisons, qu’il fut assassiné avec deux de ses gens ; le troisième eut le bonheur de se sauver et vint donner l’alarme. On mit immédiatement les troupes sur pied ; mais il était déjà trop tard : l’ennemi avait disparu. J’en fus un peu contrarié, parce que j’avais espéré pouvoir assister cette fois à une bonne escarmouche. Depuis que j’étais au Caucase, je n’avais pu voir encore que d’innocens coups de fusil, qui, tirés hors de portée, n’inquiétaient personne : c’est là une des récréations qu’on se donne journellement dans la plaine des Koumouiks.

« Les amis de nos ennemis sont nos ennemis, » disait un jour Shamyl à des Tatares du versant sud des montagnes qui étaient venus en députation auprès de lui pour réclamer un troupeau que ses gens avaient enlevé. C’est probablement pour se conformer à ce précepte de leur chef, que les Circassiens sous ses ordres tombent sur tous ceux qu’ils rencontrent. Shamyl mentait d’ailleurs lorsqu’il se donnait gain de cause en prononçant cette sentence, qu’il rendait en feuilletant le Coran à genoux : il sait fort bien que les Tatares, quels qu’ils soient, ne sont pas les amis des Russes, et que, s’ils sont soumis, c’est qu’ils ne peuvent faire autrement ; mais il faut supposer qu’il avait besoin du troupeau enlevé par ses gens, et que, lorsque ceux-ci l’avaient pris à leurs risques et périls, ce n’était pas pour le rendre.

Cette règle a cependant une exception : des liaisons d’amitié existent parfois entre quelques individus des deux camps, même entre les musulmans ennemis et les Cosaques de la ligne ; ces relations sont, il est vrai, et demeurent purement personnelles. Dans ce cas, les guerriers des deux camps s’épargnent mutuellement ; ils se protégent au besoin et se donnent réciproquement l’hospitalité, s’exposant ainsi à toutes les conséquences fâcheuses que peut entraîner cet excès de zèle. Il arrive souvent qu’un homme vient passer plusieurs jours chez son kounak (ami) du parti opposé, et l’on ne connaît pas d’exemple de trahison de l’un à l’autre. Le respect pour le titre d’ami est le principal, peut-être le seul lien de société de tous les peuples circassiens[2]. On comprend avec quelle exactitude Shamyl doit être tenu au courant de ce qui se passe dans l’armée russe, à la faveur de cette particularité des mœurs caucasiennes. L’espionnage devient ainsi facile, et ce sont les montagnards qui en profitent le plus. Du reste, il y a une foule d’espions amateurs qui arrivent chez les Russes attirés par l’appât d’une pièce de monnaie ; mais leurs rapports sont rarement véridiques, parce qu’ils savent bien que Shamyl ne leur pardonnerait pas une révélation qui pourrait lui être funeste. Aussi se bornent-ils, le plus souvent, à venir annoncer avec grand mystère une attaque prochaine, qui n’a lieu que lorsqu’on n’y pense plus. On sait cela, et l’on se tient sur ses gardes. Il y a des endroits où il se passe peu de nuits sans qu’un certain nombre de soldats ne soient en embuscade, ce qui devient fort pénible et surtout fort ennuyeux.

Il est bien rare qu’on sorte d’une forteresse russe de la plaine des Koumouiks sans voir des Tchétchens qui rodent dans les environs, et si on ne les voit pas, ils n’y sont pas moins. L’ennemi est partout dans ce pays inhospitalier ; chaque ravin, chaque buisson, chaque pierre cache un tigre qui attend sa proie ; trop souvent on ne connaît sa présence que par l’explosion d’une arme et la chute d’un homme qui tombe atteint d’une balle. Malheur à l’imprudent qui s’écarte du rempart d’une forteresse ou de l’escorte d’un convoi ! il est rare qu’il revienne. Je n’ai connu que trop d’exemples de semblables malheurs. Tous ceux qui ont entendu parler des abrecks savent quelle terreur inspirent ces ennemis invisibles. Un abreck est un Tchétchen qui a fait vœu de ne laisser reposer sa carabine que lorsqu’il aura immolé un certain nombre d’ennemis dont il fixe lui-même le chiffre. Dès qu’il a prononcé son terrible serment, il ne s’appartient pour ainsi dire plus ; il est tout entier au but qu’il s’est proposé d’atteindre. Muni des provisions nécessaires à son existence pour plusieurs jours, il va se poster sur un lieu de passage ou auprès de quelque forteresse. Là, blotti dans un buisson, invisible à tous les regards, il attend, comme un chasseur à l’affût, que le gibier humain s’offre à portée de son arme ; son coup de feu lâché, il s’esquive furtivement, à moins que les circonstances ne lui permettent de dépouiller sa victime, opération qu’un Circassien ne néglige jamais. Un homme qui meurt est aussitôt presque complètement dépouillé. L’abreck ne revient chez lui que pour renouveler ses provisions, et cette existence continue jusqu’au jour où son vœu est entièrement accompli. La prudence des Russes déjoue bien quelquefois ses projets ; mais, pour un abreck tué, combien de victimes de ce fanatisme ne compte-t-on pas ! Ce n’est plus la guerre, c’est la chasse à l’homme, c’est l’assassinat devenu un article de foi. Le Tchétchen tue en effet pour voler avant tout ; toutefois, si c’est un chrétien que sa balle a frappé, il espère que cet acte méritoire lui sera compté après sa mort. Si l’abreck a un ami dans le village près duquel il est posté, il viendra peut-être se reposer chez lui, et quelquefois ils s’entendront tous deux pour tenter un coup de main sur les soldats russes qui sont cantonnés dans les maisons des Tatares. Le soldat est facile dans ses rapports avec les gens chez lesquels il se trouve ; il se lie avec eux. Ceux-ci, exploitant son insouciance, l’enivrent et profitent de son sommeil pour l’emporter dans les montagnes. Si leur projet devient impraticable, ils l’assassinent, pourvu qu’ils aient le moindre espoir de le faire impunément. Exposé chaque jour à la mort, le soldat russe finit par devenir indifférent à toute espèce de dangers, et il s’inquiète peu de ce qui arrivera, s’il peut s’amuser un moment. Il croit aussi que, lorsque son heure dernière aura sonné, il ferait inutilement des efforts pour retarder une mort inévitable.

On peut maintenant se faire une idée du pays et des hommes au milieu desquels j’allais vivre, quand j’arrivai à Vnézapné dans les premiers jours du mois de septembre de l’année 1847. Vnézapné est le nom d’une forteresse qui s’élève sur la rive droite d’un petit cours d’eau venu des montagnes et qui tient en respect les Tatares du village d’Andreva, le plus grand et le plus populeux de toute la contrée. La forteresse était jadis située sur une petite butte de la rive opposée ; mais quoique sa position fût meilleure au point de vue de la défense, la difficulté de se procurer de l’eau, qui avait fait dire « qu’un seau d’eau coûtait un seau de sang, » a forcé depuis longtemps les Russes à s’établir là où ils sont aujourd’hui.

Comme la plupart des forteresses du Caucase, le petit établissement de Vnézapné est protégé par des remparts en terre et entouré d’un fossé. Il est armé d’une quarantaine de bouches à feu ; c’est un matériel très suffisant pour la défense d’un fort dont l’enceinte est aussi peu développée. Avec ses quarante canons, Vnézapné est à peu près imprenable pour les Circassiens, qui peuvent bien tenter des coups de main sur les campemens russes, mais qui sont dans l’impossibilité de faire régulièrement un siège contre n’importe quel point fortifié. La petite forteresse s’élève près de l’aoul d’Andreva et à l’entrée d’une vallée occupée par l’ennemi. On peut même, du haut des remparts, apercevoir la fumée des villages circassiens. Vnézapné doit à cette situation une importance toute particulière, et on la compte au premier rang parmi les forteresses russes de tout le Caucase. Le pays qui l’entoure est boisé du côté du sud, et la végétation ne tarderait pas à envahir le terrain voisin des remparts, si les soldats n’avaient la précaution de détruire les arbustes qui poussent dans les alentours, afin de n’être pas exposés aux balles des abrecks. Malgré cette précaution, les indomptables partisans de Shamyl trouvent encore le moyen de se glisser jusqu’à une portée de fusil des remparts pour tirer sur les hommes dans le court trajet qu’ils ont à faire parfois de la forteresse à l’aoul d’Andreva.

La présence d’un Français, d’un Frenck, comme ils nous appellent, fit événement chez les habitans russes comme chez les Tatares de Vnézapné et d’Andreva. Jamais ils n’avaient vu un étranger venu d’aussi loin, et les Tatares surtout ne comprenaient pas que je vinsse chez eux pour le simple plaisir de les voir. Ces hommes à peine civilisés n’ont qu’une idée très confuse de notre nation, qu’ils ne connaissent que par des récits presque fabuleux de la campagne de Russie. Le nom de Napoléon leur est seul arrivé à peu près intact. C’est à la faveur de ce grand nom que leur a été révélée l’existence des peuples d’Occident, qu’ils désignent tous par ce nom de Frenck. Il faut avoir vécu longtemps dans des pays lointains, et avoir vécu surtout chez des peuples tatares, pour comprendre ce qu’a de suave tout ce qui vous parle de la patrie absente, à plus forte raison quand c’est une de ses gloires qui vous procure ces douces émotions.

Le prince Bariatinski, aujourd’hui lieutenant-général et chef du flanc gauche du versant nord du Caucase, n’était alors que colonel. Il venait de recevoir le commandement du beau régiment d’infanterie des chasseurs du prince Tchernicheff, plus connu sous le nom de régiment de Kabarda, fort de plus de six mille hommes. Je lui avais été présenté à Moscou, et il m’avait fait, l’honneur de m’inviter, si j’effectuais mon voyage au Caucase, à venir lui faire une visite. C’était une excellente occasion de parcourir cette curieuse contrée, et à peine étais-je depuis quelque temps dans le pays, que je me décidai à me diriger vers Vnézapné, quartier ordinaire de l’état-major du régiment de Kabarda. Le prince me reçut avec toutes les marques de la plus aimable bienveillance, et je dois dire que pendant toute la durée de mon séjour dans la partie de la province placée sous son commandement, je n’eus qu’à me louer de ses attentions pleines de tact et de délicatesse. On a souvent accusé les Russes de n’être hospitaliers que par besoin de distraction. Sans nier complètement ce qu’il peut y avoir de vrai dans cette assertion, il convient néanmoins de reconnaître que chez les personnes vraiment bien élevées, ce mobile, si toutefois il existe, s’aperçoit à peine, et qu’une fois la première impression passée, il ne vous reste plus que le charme d’un accueil plein d’agrément. Du reste, quand on est bien reçu, est-il nécessaire d’en chercher toujours le pourquoi ? Pour ma part, s’il m’est arrivé d’avoir à critiquer quelque chose dans cette hospitalité, ce n’est que très exceptionnellement, et à coup sûr ce n’est pas chez le prince Bariatinski qu’on aurait pu avoir à s’en plaindre.

Les hauts faits militaires du prince qui commandait en 1847 le régiment de Kabarda sont assez connus pour que je n’aie point à insister sur une carrière si étroitement liée à l’histoire des guerres du Caucase. Je me bornerai à parler de quelques incidens qui ont précédé ses grandes et glorieuses expéditions dans la Tchtéchénia occidentale. Le prince avait déjà fait ses preuves au Caucase, quand il vint prendre sous ses ordres le régiment dans lequel il avait précédemment servi, et dont deux blessures graves l’avaient obligé de se séparer deux fois. Sa réputation de bravoure était faite chez les soldats auxquels il venait commander ; lui-même il les connaissait presque tous personnellement, il les aimait et voulait leur faire tout le bien possible, malgré les récriminations de quelques officiers subalternes, ennemis nés de toute contrainte qui limitait leurs caprices. Fort de la conscience de son devoir et de son dévouement à l’empereur, le colonel des Kabardiens mit dans l’accomplissement de ses projets toute la vigueur et la délicatesse qui caractérisent un grand caractère, et quelquefois même une générosité qui ne lui était imposée que par de rares qualités de cœur. Sans vouloir critiquer personne, je crois pouvoir avancer ici que le prince Bariatinski est un des officiers, trop rares dans l’armée du Caucase, dont les actes ont pour mobile principal le bien de leur pays.

Les Tatares n’avaient appris qu’avec une sorte d’effroi son arrivée à Vnèzapnaïa-Kriépost[3]. Ils le craignaient, et la peur qu’il leur inspirait se trahissait dans des récits pleins d’exagérations. Ainsi un jour il se présenta chez lui un Tatare qui venait de son village pour voir cet homme « qui, disait-il, jetait les roubles comme des grains de sable et faisait sauter une tête comme un bouchon de bouteille. » Il fut introduit, fixa sur le prince des yeux pleins de curiosité, et partit sans proférer une seule parole, ce qui est assez dans les habitudes des gens de ce pays.

Deux circonstances avaient contribué à répandre ce bruit et d’autres semblables. Le prince Bariatinski avait fait une grande provision de chaînes en or, de montres, de cuirs marocains, de velours et d’une foule d’autres articles qu’il savait être un objet de convoitise pour ces peuples. Quand cet assortiment arriva, nous nous amusâmes à étaler le tout dans une pièce de son modeste logement. On invita ensuite les principaux personnages de l’aoul à venir visiter cette collection. Ils en furent éblouis, et ils exprimaient leur étonnement en faisant claquer la langue au fond de la bouche, ce qui est pour eux l’expression de la plus grande admiration. Alors un vieux Tatare, que le prince Bariatinski gardait souvent auprès de lui, leur adressa majestueusement ces quelques mots : « Amis, vous voyez toutes ces richesses ? Eh bien ! elles seront pour vous, si vous servez fidèlement la Russie, sinon… » Et, tirant son sabre, il fit un geste que ses amis comprirent parfaitement. Ils sortirent pleinement satisfaits de cette visite.

Un autre fait n’avait pas moins contribué à fortifier parmi les Tatares l’ascendant du colonel des Kabardiens. Un homme, Juif ou Tatare, que le brave et infortuné colonel Lévitzki, qui commandait alors un bataillon du régiment de Kabarda[4], avait jadis sauvé de la potence à Mosdok, et qui, par reconnaissance, s’était voué corps et âme à son service secret, fit savoir un jour qu’à la faveur d’une petite foire tenue à Andreva, quelques ennemis s’étaient introduits dans l’aoul. On supposait même qu’un naïb (chef) bien connu par son audace était du nombre. Les ennemis devaient sortir la nuit pour retourner chez eux. On fut les attendre aux trois portes du village, et le lendemain matin trois morts et un blessé étaient entre les mains des Russes. Le naïb ne se trouva pas du nombre. Les soldats s’étaient un peu trop hâtés de faire feu, ce qui avait permis à quelques hommes de se sauver. Les montagnards étaient furieux de cette mésaventure, tout comme si les Russes avaient empiété sur leurs droits. Ils firent annoncer qu’ils viendraient prendre leur revanche ; on les attendit pendant plusieurs jours, mais personne ne parut, et ce qu’on trouva plus surprenant, c’est qu’ils ne vinrent pas pour racheter les morts, pas plus que pour tenter de les déterrer. Les Tatares d’Andreva seulement réclamèrent le blessé, sous prétexte qu’il était de leur aoul. Le prince leur fit répondre qu’il serait fusillé. J’ignore si telle a été la fin de ce malheureux ; mais j’en doute, parce que les Russes n’ont pas l’habitude de maltraiter leurs prisonniers.

C’était par de tels actes de fermeté que le prince Bariatinski s’était fait une grande réputation chez ces hommes, qui ne comprennent guère que la raison du plus fort. Pour eux, indulgence est synonyme de faiblesse. Tout homme, à les entendre, peut donner une récompense ; mais le chef tout-puissant a seul le droit de punir, et c’est par la jouissance de ce droit qu’il doit prouver sa puissance : s’il ne le fait pas, ce n’est pas par bonté, c’est qu’il a peur. Shamyl, qui les connaît, n’emploie qu’un seul moyen : la force. Les Tatares sont grands appréciateurs du courage, et ils l’estiment même chez leur ennemi. J’ai connu un officier qui était condamné à servir comme soldat (ce qui se voit quelquefois dans l’armée russe) et qui, à la suite de nombreuses aventures périlleuses survenues pendant qu’il allait seul à la chasse, s’était fait chez les Tchétchens une si haute réputation de bravoure, qu’il pouvait désormais se promener librement dans tout le pays et venir s’installer dans un village ennemi non-seulement sans danger, mais même avec l’assurance d’être parfaitement reçu. Cet homme intrépide avait tué en diverses circonstances quatorze Tchétchens, incendié les foins d’un village ennemi auxquels son colonel lui avait dit d’aller mettre le feu, et j’ai entendu dire que, pendant une expédition dans les montagnes, il avait suppléé avec le produit de sa chasse au manque d’alimens, et entretenu les chefs de son détachement dans l’abondance, quand d’autres compagnies en étaient réduites à donner jusqu’à cinq roubles pour un morceau de pain. Si l’année russe avait beaucoup de soldats de cette trempe, bientôt la campagne lui appartiendrait complètement, et l’on n’aurait plus à enregistrer tant de meurtres isolés. Du reste, les Tchétchens ne se décident pas aisément à attaquer les chasseurs de l’infanterie russe ; ils les connaissent comme excellens tireurs et préfèrent, s’ils peuvent, entrer en arrangement avec eux. Ils tiennent à la vie plus qu’on ne le pense, et ils ne l’exposent pas volontiers pour rien.

Quelques jours après mon arrivée à Vnézapné, le prince Bariatinski voulut que je fisse connaissance avec son régiment. À cet effet, il me fit passer en revue quelques compagnies alors occupées à protéger les travaux d’une tour que l’on construisait sur une hauteur voisine de la forteresse, et qui, conjointement avec une autre tour, devait en défendre les abords contre l’ennemi. Je vis là de beaux types de soldats dont la physionomie expressive et martiale me plut infiniment. Je remarquai la croix de Saint-George de soldat[5], que beaucoup portaient sur la poitrine comme signe d’une bravoure incontestable. Quand un groupe d’hommes se distingue, on donne une croix, et c’est à la majorité des voix de ces mêmes hommes qu’elle est décernée au plus digne. Après la revue, nous nous dirigeâmes vers l’aoul d’Andreva, qui, malgré l’intérêt de la nouveauté, produisit sur moi un bien triste effet. L’aspect misérable de ces maisonnettes qu’on appelle sakles, l’expression farouche des figures qu’on y rencontre et qui, sans faire le moindre mouvement, vous suivent constamment des yeux, n’avaient rien en effet de bien attrayant. Je fus un grand sujet d’attention pour ces sauvages, « qui, disaient-ils ensuite, auraient bien voulu voir la couleur de mon sang. » C’était mon costume français qui avait probablement excité en eux ce bizarre mouvement de curiosité. J’avais ainsi vu en peu d’instans les deux classes d’habitans de ces régions lointaines, les Russes et les Tatares, ou, si on l’aime mieux, mes défenseurs et ceux qui auraient pu devenir mes assassins. Les précautions du prince Bariatinski furent ma sauvegarde, et peu de temps après je me fis auprès des Tatares une réputation qui me valut des invitations de quelques-uns des principaux personnages de l’aoul, chez lesquels je vins amicalement prendre le thé et même boire du vin de Champagne. On pense bien que je n’y venais pas seul, quoique je n’allasse que chez des individus auxquels la Russie avait donné des grades et des pensions. On me donnait toujours une escorte de soldats pour dessiner dans la rue, car quelquefois, à la tombée de la nuit surtout, on y tirait des coups de fusil sur les Russes. Pour ces gens-là, tout homme qui travaille sur du papier avec un crayon fait un plan ; donc il est dangereux, et par conséquent il faut s’en débarrasser le plus tôt possible.

Le régiment de Kabarda, comme tous ceux qui sont au Caucase, ne quitte jamais le pays[6] ; il fait partie de presque toutes les expéditions qui vont attaquer les Circassiens, et ses hauts faits sont connus dans toute l’armée d’occupation. Qui dit un Kabardien dit implicitement un brave ; les soldats le savent et en tirent une vanité qui tourne au profit de leur courage. Aussi, quand ils apprirent que le siège de Salté (village du Daghestan), que faisait alors un corps d’armée russe, traînait en longueur, ils dirent tout naïvement que cela ne devait étonner personne, puisque Kabardinski n’y étaient pas. Ces braves soldats étaient si bien persuadés qu’on ne pouvait pas réussir sans eux, qu’ils s’attendaient à être appelés à chaque instant en aide auprès du corps expéditionnaire, ce qui leur eût fait grand plaisir, car ils ne sont jamais si heureux que lorsqu’ils entrent en campagne. Là au moins ils n’ont pas le temps de s’ennuyer comme dans leurs tristes forteresses, et de plus ils sont mieux payés et mieux nourris. J’ignore si l’esprit de corps existe ainsi dans tous les régimens de l’armée russe, mais je sais que dans celui dont je parle il est très fortement développé. Cette haute réputation qu’il a acquise par tant de combats ne l’empêche pourtant pas d’avoir un rival tout près de lui dans le régiment des chasseurs du prince Woronzoff, connu sous le nom de Koura. Néanmoins cette rivalité de gloire ne produit entre les soldats de ces deux régimens qu’une constante fraternité, qui se traduit des deux côtés par une foule d’attentions et de prévenances. Ce sont aussi les deux seuls régimens du versant nord du Caucase qui soient traités en camarades par les Cosaques du Térek.

Le soldat russe est naturellement brave ; il est simple dans ses habitudes militaires parce qu’il n’a pas à faire parade de son courage ailleurs que devant ses camarades. S’il se distingue par quelque action d’éclat, le bruit qui pourra en résulter ne dépassera pas le cercle étroit de son régiment ; ses pareils, les amis qu’il a laissés au village qui l’a vu naître, sa femme, s’il est marié et qu’elle ne l’ait pas suivi à l’armée, personne en un mot n’en saura probablement jamais rien, et peut-être que des deux parts on ne s’en inquiète pas beaucoup. Malgré l’absence de ces excitations de l’amour-propre si puissantes chez d’autres peuples, il se bat bien et même avec une certaine gaieté ; s’il n’a pas ce que les Italiens ont appelé la furia francese, il est, comme chacun le sait, très solide. Il joint à une haute opinion de la puissance de son pays une grande confiance dans la sagesse de son chef suprême, et, une forte dose de fatalisme aidant, il est ce qu’on appelle un bon soldat. L’officier fait peut-être trop de cas de la bravoure personnelle, qu’il semble priser plus que la science militaire ; aussi s’entend-il mieux souvent à soutenir le feu de l’action qu’à la diriger. Il a plutôt les qualités d’un vaillant soldat que celles d’un chef habile[7]. Toujours prêt à se jeter au milieu du danger, il ménage peu sa vie et l’expose trop souvent comme le dernier de ses soldats. On cite à ce propos, dans l’armée du Caucase, un mot bien caractéristique d’un général en chef. On venait lui annoncer que l’officier supérieur commandant son arrière-garde faisait le coup de fusil comme un simple soldat. Il répondit : « Eh bien ! nous avons un soldat de plus et un général de moins. »

J’étais depuis quelque temps à Vnézapné, j’avais déjà parcouru les parties accessibles du pays environnant, j’avais dessiné tous les points de vue qui me paraissaient un peu pittoresques, et l’existence casanière qu’on mène en pareil lieu commençait à me devenir fastidieuse, malgré l’agréable société de quelques officiers, quand une circonstance imprévue vint faire diversion à mes pensées.

Un matin, on vit arrivera la porte du Forsladt[8] un homme portant le costume circassien et ayant la tête rasée, comme un vrai disciple de Mahomet : la garde l’arrêta ; mais qu’on juge de l’étonnement des soldats, quand dans le prétendu Tchétchen ils reconnurent Ivan, leur ancien camarade, qu’ils avaient perdu depuis huit mois ! Conduit immédiatement devant son colonel, Ivan raconta comment, dans des circonstances dont il n’avait qu’une idée confuse, il avait été enlevé de l’aoul et amené prisonnier dans les montagnes. On ne lui avait fait subir aucun mauvais traitement. Pris pour domestique par un chef circassien, il avait mené une existence qui aurait pu être tranquille, si le souvenir de ses compagnons d’armes et de son pays avait laissé son cœur en repos ; mais les velléités de fuite s’évanouissaient toujours devant de nombreux obstacles, lorsqu’un jour une bonne occasion se présenta. On l’avait envoyé cueillir des noisettes dans la forêt Une fois dans le bois, les chances de réussite excitèrent son courage, et il prit intrépidement le chemin de la Russie. De fourrés en fourrés, il était arrivé sain et sauf jusqu’à la porte de la forteresse : il était sauvé ; il était chez les siens. Comme il n’y avait aucun doute sur sa conduite, qui avait toujours été bonne, on le rendit à ses amis, qui alors le reçurent avec des transports d’allégresse. On imaginerait difficilement la joie que son retour causa dans le bataillon dont il faisait partie. On l’avait cru mort ; il revenait presque de l’autre monde, car on ne revient pas facilement de chez Shamyl. Il apportait de sa captivité des détails curieux pour tous, mais d’un haut intérêt pour son chef, qui jugea à propos de les mettre à profit.

Au nombre des renseignemens que donnait le fugitif Ivan, il en était un qui avait plus particulièrement attiré l’attention du prince Bariatinski : c’est que, dans l’aoul de Zandak, situé au fond d’une vallée, à quarante verstes[9] environ de Vnézapné et à trente verstes de la forteresse russe la plus rapprochée, il existait une pièce de canon parfaitement montée. La pensée d’enlever cette pièce d’artillerie et de détruire par un rapide coup de main ce repaire d’ennemis s’offrit à l’esprit actif et entreprenant du colonel. Je ne fus pas mis dans la confidence de ce projet, qui avait pour but d’obliger Shamyl à se priver du concours d’une partie des hommes qu’il employait contre une armée russe qui opérait à la même époque dans le Daghestan. Les préparatifs se firent avec tant de précautions, que, jusqu’au moment où l’on prit définitivement la route de la vallée qui mène au village de Zandak, personne ne supposa qu’on méditait une course sérieuse : on ménageait a la garnison de Vnézapné comme à moi-même une surprise. Le prince Bariatinski m’avait bien dit plus d’une fois qu’avant de nous séparer, il me donnerait « une représentation de sa façon ; » mais je n’y comptais presque plus quand cette bonne fortune se présenta.

Une fois persuadé que j’allais parcourir les montagnes du Caucase avec une colonne expéditionnaire, je ne fus pas, je l’avoue, sans quelque inquiétude. N’ayant jamais été militaire, je n’avais aucune idée de l’effet que ferait sur moi le sifflement des balles. Je ne me rendais pas bien compte de la manière dont je me comporterais au moment du danger, et j’allais me trouver en mesure de représenter la bravoure française devant un public qui se connaissait en fait de courage, et qui, je suppose, n’était pas fâché de voir un Français à l’œuvre, Je me disais bien que les gens sensés ne jugeraient pas de ma nation d’après moi seul : Dieu merci, la France n’a plus besoin de faire sa réputation militaire ; mais qui savait si on ne serait pas un peu satisfait, le cas échéant, de rire aux dépens d’un Français qui tombait, ainsi sous la main, et de saper en détail une gloire depuis longtemps acquise ? Ces pensées me venaient d’autant plus aisément, que je suis convaincu qu’entre deux grandes nations qui se respectent, un peu de rivalité n’est pas un mal. J’aime trop mon pays pour ne pas respecter tout homme qui est sincèrement attaché au sien, pourvu que ce ne soit pas là un motif de dire du mal de celui des autres. Toutefois le désir que j’avais d’assister à un spectacle si nouveau pour moi me fit mettre toutes mes craintes de côté, et, persuadé que l’homme peut tout ce qu’il veut sur lui-même quand il sait bien vouloir, je n’hésitai pas à courir une aventure dont les risques pouvaient être dangereux pour moi.

Le rendez-vous, pour le départ, était fixé à quatre heures de l’après-midi. — Nous allions, m’avait dit le prince, Bariatinski, faire une partie de plaisir dans une stamitza[10] des Cosaques de la ligne. — Dans le cas où j’aurais pris les paroles du prince au sérieux, je n’aurais pas tardé à être détrompé. Un petit incident relatif à la couleur de mon cheval, dont la robe était presque blanche, éveilla la sollicitude du prince à mon égard. Il ne voulait probablement pas m’exposer la nuit comme un but aux balles ennemies : mais la difficulté de trouver un autre cheval qui fût, comme celui-là, habitué au bruit de la fusillade, et quelques autres raisons qu’il est inutile de mentionner ici, le déterminèrent enfin à me laisser cette monture. En outre, la compagnie qui formait notre escorte portait des provisions de bouche, ce qui ne se faisait pas pour les courses de tous les jours, et, par extraordinaire, le chirurgien-major du régiment était avec nous. Si c’était une partie de plaisir qu’annonçaient toutes ces précautions, à coup sûr elle devait avoir un cachet tout particulier.

Il faisait nuit quand nous arrivâmes à la petite forteresse de Kaça-Iourt, située à l’entrée de la gorge au fond de laquelle s’élèvent les cabanes du village de Zandak. .Nous y trouvâmes un peu plus de deux mille hommes d’infanterie du régiment de Kabarda, deux cents Cosaques du Don, et quatre pièces d’artillerie de montagne qui avaient été dirigées sur ce point par fractions et avec assez de précautions pour ne pas donner de soupçons à l’ennemi. Devant cet appareil de guerre et sur le point de sortir du territoire russe, le prince Bariatinski ne pouvait me laisser plus longtemps dans l’ignorance du véritable but de notre course. En effet, il me dit, avec toutes les marques d’un intérêt plein de cordialité, les dangers auxquels j’allais être exposé, afin que, dans le cas où je n’aurais pas été bien aise de l’accompagner, je pusse rester à la forteresse pour y attendre son retour. Il n’y avait pas à hésiter : j’acceptai avec empressement la proposition qui m’était faite d’assister à l’incursion projetée, et dès ce moment nous ne nous occupâmes plus qu’à mettre nos armes en bon état. Un officier distingué du régiment de Kabarda, le colonel Lévitzki, avec qui je m’étais lié d’une affection toute particulière, parce qu’il m’avait donné des preuves d’une véritable amitié et qu’il joignait à un grand cœur une haute intelligence, m’avait engagé à charger au moins un de mes pistolets avec du gros plomb, afin d’être plus sûr, au besoin, de mettre un agresseur hors de combat. Je suivis ce conseil, qui peut être surtout très utile dans les pays soumis à la Russie, parce que là on n’a à craindre ordinairement que des brigands que la moindre blessure peut faire retrouver par la police russe. Aussi ces coupeurs de route abandonnent-ils le combat dès qu’un des leurs a été blessé, poussant même le soin de leur sûreté jusqu’à se débarrasser de celui-ci par un meurtre, afin d’anéantir toute trace qui pourrait les trahir. Dans le Caucase, c’est mauvais signe quand on en vient à se servir du pistolet ; là l’ennemi n’agit de près que lorsqu’il se bat en désespéré ou qu’il considère son succès comme certain.

Tous nos préparatifs de départ une fois achevés, le colonel Lévitzki m’invita à prendre le thé avec lui, en m’engageant à manger le moins possible, dans la prévision de quelqu’une de ces blessures qu’un surcroît de nourriture peut rendre plus dangereuses. Il en parlait, disait-il, par expérience. Nous étions tranquillement assis par terre, dans un coin de la cour de la forteresse, quand un officier vint, de la part du prince Bariatinski, me dire que j’étais attendu pour le souper. Le grand air excite singulièrement l’appétit ; négligeant les avis pleins de sagesse qu’on venait de me donner, je me rendis immédiatement chez le prince. Ce repas, qui réunissait des hommes prêts à commencer une entreprise dont il était impossible d’apprécier les chances, ne fut pas triste ; mais il ne fut pas gai non plus, car on ne savait pas si toutes les personnes qui se trouvaient là se reverraient au retour. On ne parle pas beaucoup la veille d’un combat, et si la gaieté se montre parfois, elle n’est généralement accueillie que du bout des lèvres. La solennité du moment elles préoccupations de l’avenir sont trop puissantes pour laisser place aux facéties ordinaires. C’était la première fois d’ailleurs que le prince Bariatinski allait commander en chef et assumer sur sa tête toute la responsabilité d’une expédition[11].

À huit heures, nous montâmes à cheval, et peu après, par une belle nuit d’automne, nous traversions la petite rivière qui baigne le pied de la forteresse, et dont nous devions constamment suivre la rive gauche. Nous nous dirigions vers le sud, du côté des montagnes, en remontant une vallée qui se rétrécissait à mesure que nous nous éloignions de la plaine des Koumouiks.

D’abord nous ne parcourûmes qu’un terrain uni et dépourvu de végétation, c’était encore la steppe ; mais nous ne tardâmes pas à nous engager dans des broussailles assez épaisses. Il avait été défendu de fumer, et surtout de parler à haute voix. Les chiens qui accompagnent ordinairement les soldats avaient tous été consignés à la forteresse, et on tâchait d’étouffer le hennissement des chevaux, s’il venait à ceux-ci l’envie de se faire entendre. Toutes ces précautions n’étaient pas superflues vis-à-vis d’un ennemi aussi vigilant que le sont les Tchétchens. La soirée était superbe ; la lune, qui se levait à notre gauche, nous promettait une clarté qui nous était utile d’abord pour reconnaître notre route, et qui devait plus tard nous rendre de plus notables services. Une marche rapide et silencieuse, faite de nuit et dans des lieux inconnus, avec la perspective de dangers plus ou moins grands, a quelque chose de solennel qui frappe les esprits les moins accessibles à l’émotion. Aussi tous, officiers et soldats, semblaient-ils marcher sous l’influence de la même pensée : le mystère. Quelques vanneaux, dont notre arrivée avait troublé le repos et qui s’enfuirent en poussant leur cri plaintif, rompirent seuls le silence profond qui nous entourait. Nous avancions toujours. Souvent le peu de largeur du chemin obligeait la colonne à s’allonger indéfiniment, et l’on profitait des espaces vides pour se resserrer autant que le permettait la rapidité de notre mouvement. Alors on ne marchait pas, on courait, car les compagnies de tête ne s’arrêtaient jamais. Les Cosaques étaient en avant comme éclaireurs (on sait qu’ils ne font aucun bruit), guidés par le fidèle Ivan et un espion tatare sur lequel on comptait assez peu pour le faire surveiller de près par un homme sûr qui avait ordre de lui brûler la cervelle aux moindres apparences de trahison.

Nous marchions ainsi depuis quelque temps, quand un coup de fusil retentit tout à coup au centre de la colonne et excita quelques aboiemens de chiens sur notre droite, dans le lointain. Un léger frémissement d’inquiétude courut dans les rangs. C’était un soldat qui par maladresse venait de produire ce bruit en faisant partir son arme ; mais l’impression ne fut pas de longue durée. Il n’est pas rare d’entendre un coup de fusil dans ces lieux, et nous n’en marchâmes que plus rapidement. Après bien des montées, des descentes et des détours continuels, nous arrivâmes devant une petite fortification des Tchétchens. C’était une palissade faite avec des branches entrelacées et garnies de terre. Elle est établie en travers de la route, sur une petite élévation qui domine le côté par lequel nous arrivions, et elle est percée d’une porte à claire-voie à l’endroit où la route y aboutit en droite ligne. On appelle ce lieu la Porte de Goëtimir. En dedans de cette palissade, et tout près de l’entrée, est un tombeau à côté duquel s’élève une longue bigue ornée, vers son extrémité, d’un simulacre de drapeau suspendu à une hampe courte et fixée horizontalement dans la bigue. C’est le lieu de repos éternel d’un chef, peut-être de celui dont le nom est resté à ce passage. — « Ici, me dit le colonel Lévitzki avec son calme habituel, nous aurons des coups de fusil au retour, et peut-être plus que nous n’en voudrions. — Vous croyez ? lui répondis-je ; eh bien ! j’en prends note, et nous verrons si vous êtes un bon prophète. »

Nous avions a peine franchi cette porte, qui du reste n’était pas fermée, que j’aperçus à quelques pas de moi, sur la gauche, les restes d’un feu qui brillait encore. Le colonel Lévitzki, à qui je fis part de ma découverte, ordonna immédiatement a ses soldats d’entourer ce feu, mais on n’y trouva personne, Un officier rapporta seulement une paire de souliers circassiens et des baguettes qui servent à appuyer le fusil. Il était visible que ce feu avait été naguère entretenu. Les Cosaques du Don étaient probablement passés trop rapidement pour l’apercevoir. Nous entrions alors dans un bois de chênes blancs, et cette troupe de cavaliers n’était pas loin de nous. Tout à coup il se fit dans les rangs un mouvement d’alerte. Il faut peu de chose en pareille circonstance pour émouvoir les hommes. Prenant leurs lances en main, les soldats s’enfoncèrent en avant, dans l’épaisseur de la forêt. Nous ne sûmes pas ce qui avait causé cette sensation ; peut-être (on pouvait le supposer ainsi) était-ce le bruit que fit en fuyant quelque homme qui était posté là en vedette.

« Si, au lieu des Cosaques du Don, nous avions eu quelques-uns de mes vieux Cosaques de la ligne, me dit mon ami le colonel, cet homme ne se serait aperçu de notre présence que lorsqu’il n’aurait plus été en état de faire un mouvement ni de pousser un seul cri. » Je crus sans peine le colonel Lévitzki, car je savais tout ce qu’il avait fait d’extraordinaire quand il commandait le régiment des Cosaques de Mosdok[12].

Au milieu de la forêt, nous fûmes arrêtés par une bifurcation de la route. Les Cosaques étaient hors de vue ; il fallut, à la faveur des rayons de la lune que filtraient les grandes masses de feuillage qui nous entouraient, chercher sur la terre la trace des pieds des chevaux. Enfin nous laissâmes derrière nous ce bois, qui ne nous promenait rien de bon pour le retour, et nous entraînes dans une grande plaine qui portait des traces de culture et qui était parsemée d’arbres de la plus belle venue. On y fit une halte d’une demi-heure pour laisser à l’infanterie le temps de reprendre haleine. J’en profitai pour lier conversation avec les soldats, qui, voulant me témoigner leur sympathie, m’offraient leur pain et leur eau-de-vie. Je leur recommandai alors de faire attention à moi, et surtout de ne pas me prendre pour un Tchétchen. (Je portais le costume des Cosaques de la ligne, qui est le même que celui des indigènes.) — Oh ! ne craignez rien, me dirent-ils, nous vous connaissons et nous connaissons aussi votre cheval, qui a appartenu à notre ancien colonel ; mais comment, monsieur, pouvez-vous venir dans un pareil lieu ? — Il m’est très agréable de me trouver avec vous, leur répondis-je. — C’est étrange, car enfin rien ne vous y oblige, et vous n’avez pas de grades à gagner. » Ces braves gens ne pouvaient pas comprendre que la curiosité seule m’eût décidé à les suivre ainsi en amateur. Les officiers me témoignaient la même cordialité, et mes réponses durent leur prouver combien j’étais touché de ces marques d’intérêt.

On se remit en marche. La plaine que nous avions à parcourir est assez étendue ; à son extrémité, nous rencontrâmes un bas-fond couvert de petits arbres à travers lesquels un sentier assez étroit allait en descendant. Il fallut nous engager dans ce coupe-gorge, où il n’était pas facile de faire passer l’artillerie. Au fond du ravin, le terrain était marécageux ; puis nous eûmes à gravir le talus opposé, au sommet duquel nous trouvâmes un plateau ombragé de quelques grands arbres. À partir de ce lieu, la route s’engageait dans une profonde vallée. En arrivant sur le plateau, la tête de la colonne dut s’arrêter pour donner le temps au reste de la troupe de sortir de ce trou. Nous n’étions plus qu’à deux verstes de l’aoul de Zandak, et rien n’indiquait que l’ennemi se doutât de notre présence. Le moment critique arrivait : il fallait, sans perdre de temps, prendre le village d’assaut, l’incendier si c’était possible, et emporter la pièce de canon promise à notre courage. Nous causions des mesures à prendre pendant que les troupes continuaient à se masser, lorsque tout à coup une forte et brève fusillade éclata à l’extrême arrière-garde. C’était l’ennemi. — Qu’allons-nous faire maintenant ? dis-je au colonel Lévilzki. — Na leva krougom (demi-tour à gauche), me répondit-il, car nous ne trouverions plus rien à prendre dans le village, si ce n’est beaucoup de coups de fusil, et la satisfaction de brûler de pauvres cabanes ne vaut pas le mal que nous y aurions. — Les Circassiens déménagent vite, et, d’après ce que nous apprîmes plus tard, au premier signal d’alarme, tous ceux qui ne pouvaient pas combattre étaient partis pour la montagne en emportant toutes leurs richesses, y compris la pièce de canon.

Notre coup était manqué, et, quels que fussent nos regrets, il n’y avait rien à faire. Nous n’étions pas en nombre pour enlever rapidement un village prêt à se défendre, et qui pouvait, d’un instant à l’autre, recevoir du secours. Il n’y avait donc plus qu’à nous retirer. En effet, le prince Bariatinski donna immédiatement l’ordre de commencer le mouvement de retraite. On tourna sur place. Le bataillon du colonel Lévitzki, qui jusqu’alors avait été en tête, dut ainsi former l’arrière-garde. Il pouvait être minuit et demi. Le temps était toujours superbe, et la lune se trouvait au milieu de sa course. J’étais arrivé sur le plateau avec l’avant-garde, et m’étant mis un peu de côté, vers l’ouest, je pus distinguer, à une petite distance de nous, des hommes qui, comme des ombres, se glissaient, entre les buissons. Les coups de feu ne se firent pas attendre, et les balles, passant au-dessus de ma tête en sifflant, allèrent se perdre dans la montagne voisine. Peu après, le mouvement de retraite se fit sentir jusqu’à l’extrême arrière-garde. Les Tchétchens se réunissaient sur le terrain que nous abandonnions, et ne cessaient pas de tirer sur les Russes, qui ne ripostaient pas. Nous avions gardé jusqu’alors notre incognito ; mais, lorsque les derniers soldats se furent engagés dans la descente, la trompette se fit entendre, et ses sons répétés aux deux bouts de la colonne, puis répercutés par les échos des montagnes, firent enfin savoir que c’étaient bien les Russes qui, à cette heure indue, se promenaient dans la vallée, et les soldats prouvèrent à l’ennemi, par une vive fusillade, que notre promenade n’était pas purement sentimentale. Ce fut là un beau moment dont je conserverai toujours l’impression. Il paraît toutefois que les Tchétchens n’étaient pas encore en grand nombre, car ils nous laissèrent sortir du bas-fond sans trop nous inquiéter.

À partir de ce moment, les coups de feu ne cessèrent plus. On les entendit alternativement à l’arrière et à l’avant, quelquefois même de tous les côtés à la fois, suivant les avantages du terrain ou le plus ou moins d’arbres que l’ennemi jugeait être à sa convenance pour tirer sur nous sans trop s’exposer. Notre course avait néanmoins perdu une grande partie de son intérêt. Il ne s’agissait plus maintenant que de nous retirer avec le moins de mal possible. Les choses allèrent assez bien jusqu’à la porte de Goëtimir. C’est là que les Tchétchens nous attendaient. La porte était fermée cette fois ; il fallut la démolir, et pendant ce temps nous pouvions distinguer parfaitement la voix des hommes qui couraient dans le bois. — Que disent-ils ? demandai-je à un soldat avec qui j’étais occupé à partager ma provision de tabac, car nous pouvions fumer alors, en cachant avec soin le feu du cigare que l’ennemi n’eût pas manqué de prendre pour but. — Ils disent de se hâter, — me répondit celui-ci. Devant la porte, une forte décharge de mousqueterie, tirée presque à bout portant, accueillit les soldats, qui s’élancèrent à la baïonnette à la poursuite des Tchétchens ; mais ceux-ci n’essayèrent pas de tenir, et s’enfuirent à toutes jambes vers la rivière, que nous avions maintenant à notre droite, et dont les escarpemens devaient leur servir d’abri.

Les Circassiens qui nous poursuivaient s’étaient donné rendez-vous en cet endroit ; aussi à peine fûmes-nous sortis de la palissade, que tout le bois environnant sembla peuplé d’ennemis. On tirait de tous les côtés en même temps, mais c’était surtout à l’arrière et sur la droite que le feu était le plus nourri. Il fallut nous arrêter. Les combattans étaient assez près de nous pour que de temps à autre nous pussions les apercevoir et entendre les injures qu’ils nous débitaient, tout en s’excitant mutuellement au combat par un cri qui peut se rendre par la syllabe hi, dite en traînant et répétée plusieurs fois. On leur répondait injure pour injure, et les coups de fusil faisaient le reste. Ces cris, au milieu du bruit des armes, donnaient à ce combat une teinte de mœurs antiques qui avait bien son originalité. Ils me rappelaient aussi ces tableaux de Wouwermans, dans lesquels on voit tous les combattans représentés bouche béante.

L’ennemi venait quelquefois si près des soldats, que ceux-ci chargèrent à la baïonnette à plusieurs reprises, mais inutilement, car il s’enfuyait à l’instant. On fit jouer l’artillerie, qui tira à mitraille. Les Tchétchens guettèrent alors le moment où l’on devait mettre le feu à la pièce. Couchés à plat-ventre derrière de petits tertres ou se cachant dans une construction en pierres qui était de leur côté, ils ne se montraient qu’après que le coup était parti, en poussant des cris sauvages et en faisant pleuvoir une grêle de balles à l’endroit qu’occupait la pièce de canon ; mais les coups qui, par un feu plongeant, nous arrivaient du côté de la porte de Goëtimir étaient bien autrement dangereux que ceux qui, tirés ainsi à la hâte et sous une fusillade soutenue, se perdaient au-dessus de nos têtes.

Les soldats, échelonnés en tirailleurs, avaient seuls beaucoup à faire, et ils y mettaient une bonne volonté telle qu’une quantité de balles pleuvaient toujours à l’instant sur le lieu d’où un coup de feu était parti. La difficulté de se déployer sur un terrain inconnu, et que l’obscurité ne permettait pas de sonder, constituait notre principal désavantage. La lune était alors voilée par un nuage. Je causais avec un officier, quand les balles parurent se diriger de mon côté et passèrent assez près de nous pour que nous pussions distinguer, d’après l’intensité du sifflement, la différence de grosseur de quelques-unes, ce qui fit dire à mon interlocuteur qu’il devait y avoir là quelques fusils russes, car les carabines circassiennes ne portent ordinairement que de très petites balles. — C’est, me dit cet officier, votre cheval blanc qui nous vaut cette visite. Nous ferions beaucoup mieux de mettre pied à terre et de ne pas nous exposer ainsi à une mort inutile. — Il faut dire qu’outre mon cheval, qui par sa couleur brillait au milieu des soldats qui nous entouraient, j’avais un bonnet de fourrure d’une blancheur éclatante. Je suivis son conseil, et nous continuâmes notre conversation jusqu’à ce que la compagnie de cet officier fût appelée à en remplacer une autre qui se retirait de la ligue des tirailleurs après avoir épuisé ses munitions. La compagnie russe est ordinairement composée de trois cents hommes ; chaque homme porte avec lui soixante cartouches, d’où il résulte que la compagnie en question avait tiré près de dix-huit mille coups, et l’on suppose bien qu’elle n’était pas la seule à combattre.

Les Russes chargent leur arme avec une grande rapidité et fournissent un grand nombre de coups en très peu d’instans ; mais ils tirent mal, car ils n’ajustent pas. Quand on leur demande pourquoi ils n’y apportent pas plus d’attention, ils répondent naïvement que « ce n’est pas nécessaire, attendu que la balle saura bien trouver son homme. » Par suite de ce raisonnement, ils cherchent peu à mettre à profit les accidens de terrain qui pourraient les garantir ; en effet, il est inutile qu’ils se cachent, si la balle se charge elle-même d’aller trouver son homme. D’ailleurs se cacher est contraire aux idées de bravoure du soldat ; il faut bien qu’il se montre, s’il veut être vu et admiré. Les Circassiens, qui ne donnent pas tant d’esprit à leurs projectiles, profitent au contraire de tout pour se mettre à couvert, et pour peu qu’une pierre soit grosse, ils trouveront le moyen de s’en faire un abri. Il est curieux de voir avec quelle adresse ils se blottissent derrière le premier objet venu : un serpent ne ferait pas mieux. Toutefois ils perdent beaucoup de temps pour charger leurs carabines, qui sont presque toujours à balle forcée ; ils ménagent la poudre, ajustent longtemps, et tirent bien quand ils peuvent appuyer leur arme sur un objet quelconque. Ils tirent mal à bras francs. La réputation d’excellens tireurs qu’on leur a faite n’est donc méritée qu’à de certaines conditions. On comprend qu’un homme qui, durant toute sa vie, se sert d’une même arme, qui en étudie la portée, et qui ne tire que lorsqu’il est parfaitement établi dans un lieu à sa convenance, on comprend, dis-je, que cet homme manque rarement son but, quelque mauvaises que soient les carabines que les montagnards fabriquent chez eux. Il m’est arrivé de tirer à la cible avec des Tatares ; j’avais une carabine de leur fabrique, qui était plutôt belle que bonne, et ils étaient fort étonnés de voir qu’à bras francs je tirais aussi juste qu’eux appuyant leur arme sur des baguettes dont ils sont toujours munis. Cependant je sais fort bien que je ne puis me donner comme un habile tireur.

Nous fûmes retenus longtemps à cette porte de Goëtimir, et, tout en me promenant parmi les soldats, j’admirais le spectacle curieux qu’offrait ce combat de nuit dans une gorge étroite et boisée. Le côté triste de la bataille, c’est-à-dire les morts et les blessés, n’attirait pas beaucoup mes regards à cause de l’obscurité, et les coups de canon, répercutés mille fois par les montagnes voisines, produisaient des bruits lointains qui ressemblaient à la magnificence d’un orage dont les balles figuraient les grêlons.

Cependant l’ennemi semblait perdre de son ardeur. Son chef était tombé sous la mitraille ; ses pertes étaient plus fortes que celles des Russes, qui, après tout, n’avaient pas beaucoup de mal. Le feu se ralentissait sensiblement ; le moment était donc venu de continuer notre retraite, que les blessures de quelques chevaux d’artillerie rendaient opportune. On ne cessa pas néanmoins de riposter à l’ennemi ; mais on y mit moins d’ardeur aussi, et le jour ne tarda pas à venir permettre aux soldats de tenir les agresseurs à distance. Cela n’empêchait pourtant pas les balles d’arriver encore au milieu de nous. On ne s’en inquiétait plus beaucoup toutefois. Vers six ou sept heures du matin, nous rentrâmes dans la plaine, et l’ennemi nous abandonna tout à fait. Alors la gaieté revint, et les chants recommencèrent. Le soldat russe chante toujours. Chaque compagnie a son corps de chanteurs qui célèbrent, dans des couplets de leur composition, les exploits du régiment ou des souvenirs d’amour. Les chants du peuple russe sont mélancoliques ; ceux du soldat au Caucase sont gais et très animés. Un homme chante ordinairement le couplet, et le chœur accompagne au refrain, en y mêlant le ron-ron d’un tambour de basque, pendant qu’un homme ou deux, agitant une espèce de petit chapeau chinois dans chaque main, précèdent en dansant. J’ai connu un tambour, cher au régiment de Kabarda, le seul de tous ceux que j’ai eu occasion de voir qui m’ait rappelé le tambour français. Cet homme, en débitant son couplet, s’animait à un tel point que ses traits se contractaient et que sa figure en devenait bleue.

Nous allions ainsi assez paisiblement, quand un cadavre, qui avait été placé en travers sur la selle d’un cheval des Cosaques, tomba, et vite un des danseurs s’en alla donner un coup de main au conducteur du cheval pour l’aider à replacer le mort sur la selle, puis, sans plus de façon, il revint à sa place continuer ses entrechats. Tel est l’effet de l’habitude des combats. Un homme que l’on connaissait depuis longtemps meurt, et l’on chante des refrains d’amour à côté de son cadavre. Cependant cet homme a là des camarades qui l’ont aimé, qui le regretteront peut-être ; mais ils sont depuis si longtemps familiarisés avec l’idée de la mort, qu’elle n’a plus d’aspects effrayans pour eux. De plus, la vue du cadavre d’un homme qu’une mort rapide est venue frapper dans un moment d’action n’a rien de bien attristant, et ses traits portent encore longtemps les traces de l’expression qu’ils avaient au moment où il est tombé.

Enfin on s’arrêta en plein champ, au milieu de la plaine. Un peu de repos n’était pas à dédaigner. Le prince Bariatinski avait fait porter avec lui tout ce qui pouvait compléter un déjeuner passable, auquel on fit, comme on pense bien grand honneur, et bientôt on se mit à raconter les nombreux épisodes de la nuit. Certainement, cette affaire n’était rien pour ces hommes qui avaient assisté à tant d’engagemens plus sérieux, mais elle avait une grande importance pour beaucoup de jeunes soldats qui venaient d’y recevoir, comme on dit, le baptême du feu, et qui s’étaient vaillamment conduits, à la grande satisfaction de leurs officiers et des braves vétérans qui, par des récits de batailles, formaient depuis longtemps les cœurs de leurs compagnons inexpérimentés à cette périlleuse existence. L’honneur du régiment était bien confié. Le fait suivant pourra donner une idée de la force de l’esprit de corps qui existe chez les Kabardiens. Un officier grièvement blessé au moment d’une lutte terrible contre les montagnards n’eut rien de plus important à dire à son colonel, qui était venu le voir : « Eh bien ! osera-t-on prétendre encore que ceux du régiment de Koura valent autant que nous ? »

Le prince Bariatinski, que, pendant l’action, on avait vu sur tous les points où les circonstances pouvaient demander la présence du chef, était satisfait de la manière dont il avait relié connaissance avec ses officiers et ses soldats, qui, de leur côté, avaient admiré son calme et sa présence d’esprit. Ils pouvaient supposer, dès ce moment, que cette course n’était que le faible prélude de beaucoup d’autres plus sérieuses, de celles, en un mot, qui depuis ont porté si haut le nom de cet officier. Le colonel Lévitzki, dont la prédiction ne s’était que trop bien accomplie, avait son habit percé de cinq balles, dont une seulement l’avait légèrement touché. Il avait eu son trompette et l’aide de camp de son bataillon blessés à ses côtés[13].

Tout était donc fini. Il ne nous restait plus qu’à reprendre le chemin de Kaça-Iourt, et de là celui de Vnézapné. Le même jour, un fort détachement de Circassiens, envoyé par Shamyl au secours du village un moment menacé, vint s’établir à la porte de Goëtimir, où il campa pendant une semaine. Un des principaux avantages de ce chef consiste à pouvoir, en tout temps et sans faire de longs trajets, se porter avec toutes ses forces sur n’importe quel point de sa frontière ; ce qui oblige les Russes à être en mesure de résister, partout où ils sont établis, à une vigoureuse attaque. Shamyl est au centre d’une immense circonférence occupée entièrement par les Russes, qui ne peuvent dépasser leurs limites sans s’engager immédiatement dans des vallées étroites et fortifiées, où un petit nombre d’hommes suffit presque toujours pour retarder, sinon arrêter la marche d’une armée envahissante. Si les hommes qu’il avait envoyés contre nous étaient arrivés à temps, il est vraisemblable que nous aurions eu beaucoup à souffrir avant d’être sortis de la vallée.

Les Russes doivent regretter de n’avoir pas depuis longtemps pratiqué, sur une grande échelle, ce système de courses dont on a vu les heureux résultats dans notre guerre de l’Algérie ; peut-être aujourd’hui, grâce à ce système fidèlement poursuivi, seraient-ils maîtres de l’isthme caucasien. Il a fallu à la France vingt années pour dominer complètement un pays habité par une population plus nombreuse et peut-être plus intrépide que celle du Caucase, placé aussi de manière à pouvoir se procurer du dehors des ressources que les Circassiens ne peuvent attendre de personne. Les Russes nous disent à cela que les montagnes de l’Algérie ne sont pas aussi escarpées que celles dans lesquelles ils ont à combattre. Je n’ai pas vu notre Afrique française, il me serait donc impossible d’établir une juste comparaison entre ces deux pays ; mais, s’il faut en croire les descriptions qu’on en a faites, je dois supposer qu’il y a là des difficultés de terrain qui valent bien celles que les Russes ont à surmonter au Caucase. Leur armée d’occupation pour toutes les provinces circassiennes, dans lesquelles on comprend l’immense étendue de pays qui se déploie au sud de la chaîne de montagnes jusqu’aux frontières de la Perse et de la Turquie, est, dit-on, de cent quatre-vingt mille hommes[14], que les maladies viennent souvent assaillir dans des forteresses mal garanties contre les effets d’un climat généralement pernicieux. Je ne parle pas de ceux que la guerre décime : le nombre des morts causées par le feu de l’ennemi est peu considérable relativement à la mortalité entretenue par les maladies et les fièvres de tous genres que provoque dans ces lieux la moindre imprudence. On sait que le soldat russe est peu observateur des règles de l’hygiène. En ce moment encore, les efforts du général en chef prince Woronzoff, pour combattre les causes de ces maladies, viennent se briser contre l’insouciance du soldat, et les officiers qui devraient l’aider dans cette œuvre d’humanité aiment mieux laisser faire les hommes placés sous leurs ordres que de courir le risque de s’en faire détester en les gênant dans des habitudes que souvent ils suivent eux-mêmes. Ainsi, par exemple, on a distribué à chaque homme un plastron de flanelle qu’il doit porter sur l’estomac, et qu’on ne trouve que rarement sur lui, à moins qu’il ne l’ait dans sa poche. Il y a dans les rangs inférieurs de l’armée russe une force d’inertie pour certaines choses qui finit par lasser les chefs les plus persévérens. C’est, sous un autre point de vue, la même indifférence que vis-à-vis du danger. À cette occasion, je me souviens d’un fait qui peut venir à l’appui de ce que j’avance. Je marchais un jour, accompagné de quelques soldats, sur un sentier dont l’un des côtés était coupé à pic au-dessus d’un torrent, et le terrain sur lequel nous marchions ne présentait aucune garantie de solidité ; mais, comme les soldats ne s’en inquiétaient guère et qu’un malheur pouvait facilement arriver, je les engageai à ne pas longer le précipice, sur quoi le caporal me dit : « Un Kabardinski ne craint rien, et, si vous nous ordonniez de sauter en bas, nous sauterions. — Je le crois parfaitement, ajoutai-je ; mais, comme il n’y a rien qui presse et que je ne vois pas de raison pour que vous exposiez inutilement votre existence, je vous ordonne de vous tenir un peu plus de l’autre côté. » - Mon caporal était, ce me semble, un peu vantard ; mais je n’en étais pas moins persuadé qu’au besoin il eut été capable d’exécuter ce qu’il avançait. À mon arrivée, je lui donnai de quoi boire à ma santé, lui et ses compagnons. Il en coûte si peu, avec eux, pour faire des heureux, qu’on peut facilement se procurer cette satisfaction. On ne saurait dire que le soldat russe soit réellement malheureux au Caucase. S’il lui manque certaines jouissances qu’il pourrait se procurer en Russie, il n’y trouve pas non plus les désagrémens sans nombre d’une ville de garnison. Ainsi il a peu ou pas du tout d’exercice à faire ; il est rarement puni ; excepté les jours où il est de garde, il s’habille à peu près comme il l’entend, et si avec cela il peut quelquefois boire un petit verre d’eau-de-vie, il est le plus heureux des mortels. Je suis même porté à croire que ceux qu’on prend dans les régimens du Caucase pour les faire entrer dans la garde impériale doivent bien souvent regretter leurs anciennes habitudes. Cette manière de voir surprendra peut-être bien du monde, mais je suis d’avis qu’il faut apprécier le plus ou moins de bonheur d’un peuple d’après son caractère particulier, et ne pas toujours vouloir le rendre heureux à la façon des autres. En somme, à l’égard du soldat, la discipline militaire dans l’armée russe du Caucase n’est pas aussi brutale que quelques personnes pourraient le supposer. Quant à l’officier, s’il est trop facilement porté à abuser des prérogatives que lui donnent ses épaulettes[15], il rachète ces défauts par une bravoure qui ne demande que l’occasion de se déployer.

En campagne, le soldat russe aime à se charger d’une foule de petits objets qui constituent un de ses plus chers agrémens. L’officier a des goûts analogues ; aussi on ne se figure pas tout ce qu’il y a de bagages à la suite d’un corps expéditionnaire. Outre l’embarras que ces nombreux bagages jettent dans la marche d’une armée, il en résulte un encombrement de chevaux qu’il n’est pas toujours facile de nourrir. Tous les officiers d’infanterie vont à cheval au Caucase, et soit qu’ils traînent après eux une petite charrette (pavoska) ou qu’ils mettent leurs effets sur le dos d’une bête de somme, il ne faut pas compter moins de deux ou trois chevaux pour chacun d’eux. Un bataillon est composé de quatre compagnies ayant chacune quatre ou cinq officiers auxquels il faut joindre le commandant, le chirurgien et toujours quelques jounkers (cadets), qui à eux tous amènent ainsi une cinquantaine de chevaux, sans compter ceux qui sont strictement nécessaires pour le service général du bataillon. Parmi les régimens d’infanterie, ce ne sont guère que ceux des chasseurs qui vont aux expéditions. Les régimens de ligne sont employés à la garde des forteresses qu’ils ne quittent presque jamais. Pour toute cette armée de fantassins, il n’y a qu’un seul régiment de cavalerie régulière, le 9e de dragons, fort, dit-on, de trois mille hommes. Il est cantonné à Tchir-Iourt, sur la rive droite du Soulak. Le service de cavalerie est fait principalement par les Cosaques du Don et de la ligne. En outre, à chaque expédition, on appelle sous les drapeaux de la Russie de nombreux miliciens pris parmi les peuplades soumises, et qui, à pied ou à cheval, rendent parfois d’importans services. Ce sont des auxiliaires néanmoins sur lesquels il ne faudrait pas trop compter en cas de défaite.

On comprend à peine comment, devant des forces aussi considérables que celles que la Russie entretient dans ce pays, Shamyl peut lui résister si longtemps dans un coin de terre où il est parfaitement enfermé, et qui fournit à peine de quoi nourrir les hommes auxquels il commande. On serait tenté de se demander, — et si je m’arrête à cette question, c’est parce qu’elle m’a été adressée bien des fois depuis mon retour en France, — on serait tenté de se demander si la Russie fait bien sérieusement au Caucase une guerre de conquête. En effet, pour celui qui compare les immenses ressources et les nombreux soldats dont l’empereur de Russie dispose au petit territoire qu’il s’agit ici de soumettre, il y a lieu peut-être de supposer que la Russie n’entretient dans ces montagnes qu’une école militaire pratique à l’usage de ses officiers ; mais quand on la voit perdre tant de braves soldats et exposer la vie de ses plus chers généraux, on ne peut s’empêcher de penser différemment, car si c’était un amusement, il faudrait, reconnaître au moins qu’il coûte bien cher, et l’on sait que l’empereur de Russie aime trop ses sujets pour que son cœur put accepter si longtemps un pareil sacrifice. Il faut donc trouver à la durée de cette guerre de plus sérieuses causes, sur lesquelles l’étude des faces diverses d’une si grave question peut seule jeter quelques lumières. Ce qui est certain, c’est que la Russie poursuit au Caucase une œuvre de civilisation, et, quelles que puissent être les chances par lesquelles elle devra passer avant d’arriver à un résultat définitif, nous ne pouvons, nous Français, faire autrement que d’applaudir à ses succès sur cette frontière de l’Europe.

Il était environ quatre heures de l’après-midi, quand nous rentrâmes à la forteresse de Vnézapné. Une grande partie des troupes de notre petite expédition était restée à Kaça-Iourt, d’où chaque fraction devait retourner au lieu de son séjour habituel. Nous n’avions plus avec nous que les compagnies qui étaient cantonnées à Vnézapné et les blessés qui devaient entrer à l’hôpital. Ces malheureux avaient été frappés presque au milieu de la nuit précédente, et ils avaient ainsi passé plus de douze heures sur une charrette non suspendue ; cependant pas un cri, pas une plainte n’avait encore trahi leurs souffrances. Quand nous parûmes devant la porte de la forteresse, nous assistâmes à une scène touchante. Chacun de nous avait des amis qui étaient restés là pour nous attendre. Ils nous avaient vus partir avec la persuasion que nous allions faire tout simplement une course d’agrément, et qu’on juge de leur anxiété, lorsque, dans la nuit, ils entendirent la fusillade et le bruit du canon qui leur arrivaient très distinctement à cause du rapprochement produit, par la ligne droite. Ils étaient restés dehors pendant tout le temps, et, prêtant une oreille attentive ils avaient suivi, au hasard de leur imagination toutes les phases de notre marche rétrograde. Il fallait voir avec quelle inquiétude chacun de ces hommes restés à la forteresse cherchait ses amis dans nos rangs ! Cette nuit avait dû leur paraître bien longue ! Comme en définitive il n’y avait pas beaucoup de mal, on n’eut bientôt plus qu’à nous féliciter de notre heureux retour, et toute la soirée se passa en joyeux propos.

Pour ce qui me regardait personnellement, j’étais assez satisfait (pourquoi craindrais-je de le dire ?) de la manière dont j’avais traversé cette épreuve, qui était un sujet de commentaires pour tout le monde. Cette course, faite en amateur, me valut une réputation de courage qui dépassa bientôt toutes les limites de la vérité, de telle sorte qu’on ne tarda pas à m’attribuer une foule d’exploits imaginaires. Il ne se tuait plus un seul homme aux environs de Vnézapné sans que je dusse inévitablement y être pour quelque chose, et plus tard, quand j’eus quitté la forteresse, on m’assura que l’époque du passage du French dans cette contrée avait servi de date pour quelques-uns des événemens qui avaient précédé ou suivi mon séjour.

Le prince Bariatinski, désirant avoir un plan approximatif de la route que nous avions parcourue, s’adressa à cet effet aux officiers qui avaient été avec nous, et dont aucun ne put se charger de ce travail. Alors on m’en parla. Quelle que fût la difficulté de me souvenir d’un chemin fait pendant la nuit, dans les circonstances que j’ai décrites, et de plus sans avoir pris aucunes notes ni aucunes mesures, j’essayai de faire un plan qui put donner une idée des lieux. Je le soumis ensuite à tous les officiers, qui n’y trouvèrent rien à corriger. Il fut donc adopté, et on le fit copier par un jeune officier qui, sachant un peu de lavis, le mit en couleur et y ajouta son nom.

C’est à quelques jours de là, et pendant que j’étais seul avec le prince Bariatinski, que j’eus avec lui la conversation suivante : — Vous aviez déjà fait la guerre ? me dit-il.

— Non, jamais, mon prince.

— Oh ! je suis persuadé que vous avez servi en Algérie.

— Je vous assure que je n’ai jamais servi nulle part.

— Alors c’est bien la première fois que vous vous êtes trouvé à un combat ?

— La première fois.

— Vraiment !

— Je vous en donne ma parole d’honneur. Et croyez bien que je n’aurais aucune raison pour dire autre chose que l’exacte vérité.

Le prince garda un moment le silence, puis il ajouta, comme en se parlant à lui-même : — Ces diables de Français !… ils naissent tous soldats. — Mon individualité disparaissait devant une telle appréciation. Ce n’était plus moi seul qu’on croyait capable de se bien conduire dans le danger, c’étaient tous les Français. J’étais heureux d’un résultat qui dépassait mon attente, et je me trouvais ainsi récompensé de l’effort que je m’étais imposé.

Il y a eu depuis, à cette même porte de Goëtimir, un combat dont les feuilles russes ont fait mention. J’ai appris aussi qu’à une époque bien antérieure à celle de mon séjour dans les pays caucasiens, une colonne russe, ayant avec elle dix pièces de canon, avait déjà été dirigée contre l’aoul de Zandak.

Après cette affaire, l’ennemi nous donna quelques jours de repos. C’était à lui maintenant de faire sentinelle et de veiller à l’entrée de toutes les vallées qui débouchent dans la plaine des Koumouiks. De leur côté, les soldats russes purent à leur aise se raconter leurs aventures. Ils trouvaient dans leur course nocturne de quoi se créer un sujet de distraction pour plusieurs jours, en attendant que l’ennemi vînt s’offrir de lui-même à leurs coups, ou qu’ils allassent encore le chercher chez lui. Le soldat russe est grand causeur ; il raisonne toujours et sur tout, et il est quelquefois curieux de le suivre dans ses plans de combats. Les officiers, qui savent jusqu’à quel point sa sagacité est pénétrante, s’en rapportent bien souvent à lui pour deviner la mission qu’ils auront à remplir, lorsqu’une fois ils ont reçu l’ordre de se préparer pour une sortie dont ils ignorent le but.

Quand les Tchétchens ne se montrent pas à Vnézapné, la conversation manque bientôt d’aliment, et l’ennui ne tarde pas à se faire sentir ; mais les Circassiens, qui, eux aussi, se fatigueraient bien vite d’une inaction qui ne leur est pas habituelle, laissent rarement passer une semaine sans venir se montrer devant la forteresse. Alors on se tire quelques coups de fusil, le canon même se mêle ordinairement de la partie, on se fait quelques blessures, et tout le monde est content.

C’est pendant les jours d’inaction qui suivirent la course à Zandak que nous allâmes rendre visite à un régiment de dragons dont les cantonnemens n’étaient éloignés de Vnézapné que d’une vingtaine de verstes. En sortant de l’aoul d’Andreva par la porte de l’est, nous traversâmes un petit bois peuplé de faisans qui se levaient devant nous presque à chaque pas ; puis nous arrivâmes dans la steppe, qui se prolonge jusqu’à Tchir-Iourt, village où sont cantonnés les dragons, et de là jusqu’à la mer Caspienne. En cet endroit, les dernières pentes des montagnes sont complètement nues ; c’est comme si la steppe avait été soulevée par immenses morceaux. Ces champs arides sont fréquentés par de nombreuses compagnies de perdrix qui, conjointement avec les lièvres, s’en sont adjugé la jouissance, que du reste, on leur dispute peu : les animaux sont à leur aise dans un pays où les hommes se font la chasse entre eux.

Je trouvai, parmi les dragons, beaucoup d’aimables officiers dont quelques-uns me firent la politesse de former eux-mêmes mon escorte, quand je voulus aller dessiner un très joli pont de bateaux jeté sur le Soulak. Après la garde impériale, ce n’est guère que dans les régimens de cavalerie qu’on peut encore rencontrer des officiers appartenant aux bonnes familles de l’aristocratie russe, et il faut ajouter, à leur éloge, qu’on est presque sûr de trouver en eux des hommes d’un esprit cultivé. J’ai souvent entendu dire que les officiers d’armée ne voyaient pas avec plaisir ceux qui sortent de la garde pour prendre du service au Caucase, parce que, ajoute-t-on, ils n’y viennent que pour recevoir des grades et s’en retourner après. Sans rechercher si ce grief est fondé sur des raisons solides, je crois cependant pouvoir émettre l’opinion que c’est de la garde que d’ordinaire sortent les officiers les plus instruits de l’armée russe, les plus distingués par la bravoure comme par le charme des manières. Chez les dragons de Tchir-Iourt, par exemple, je fus très cordialement accueilli. Leur chef, le colonel Kriukavskoy, qu’une balle perdue est venue tuer l’année dernière à la fin d’un combat victorieux, nous donna un dîner splendide pour le pays ; ce fut au moment du dessert, quand déjà on débouchait les bouteilles de vin de Champagne, qu’un courrier vint annoncer la prise de l’aoul de Salté, qui venait d’être emporté d’assaut par une colonne russe après un long siège. Tous les convives fêtèrent à l’envi cette victoire, et moi avec eux. La joie de ces aimables compagnons me gagna si bien, que je ne pus faire autrement que de mêler mes acclamations à leurs hourras et à leurs vœux pour le triomphe d’une cause qui avait conquis toute ma sympathie.

Le camp des dragons (on ne peut appeler autrement de misérables maisonnettes qui servent à peine à abriter les hommes) est placé à l’entrée même de la gorge par laquelle le Soulak débouche dans la plaine des Koumouiks. Comme les Tchétchens n’aiment pas à se risquer dans le voisinage de gens qui sont toujours en mesure de les poursuivre, les soldats peuvent cultives aux environs de leur demeure des plantes potagères qui rendent l’existence plus facile et plus agréable à Tchir-Iourt qu’à Vnézapné, qui, ne renfermant pas de cavalerie, ne peut malheureusement pas jouir des mêmes avantages : mais le climat y est en revanche moins supportable. Pendant tout l’été et une grande partie de l’automne, le vent soulève dans la Steppe des tourbillons de poussière qui couvrent toute la plaine depuis le matin jusqu’au soir, et forcent les habitans à rester enfermés chez eux presque chaque jour. Dès le retour de la saison des pluies, il n’est pas de village ni de forteresse au Caucase où l’on puisse aller à pied sans être exposé à se perdre dans la boue ; aussi on peut dire qu’une bonne partie de la vie d’un Tatare de ce pays se passe à cheval.

Quand nous primes congé des habitans de Tchir-Iourt, beaucoup d’entre eux voulurent faire de compagnie avec nous une bonne partie du chemin qui nous ramenait à la forteresse, où nous revînmes le même jour.

Je commençais à prendre Vnézapné en affection. Il m’en coûtait beaucoup de quitter des personnes que je n’étais pas sûr de revoir. Le brave colonel Lévitzki me regardait, m’avait-il dit, comme faisant partie de son bataillon, et par conséquent il ne pouvait pas accepter un combat en mon absence. Aussi, comme malgré la saison avancée il était encore campé sur l’esplanade qui sépare la forteresse de l’aoul d’Andreva, il me faisait prévenir chaque fois qu’il était menacé d’être attaqué, et je m’empressais de me rendre à son invitation. Nous passions ensemble la nuit sous la lente, où nous donnions malgré les coups de vent qui sans cesse ébranlaient ce fragile abri, malgré les cris réguliers et monotones des sentinelles, qui berçaient assez désagréablement notre sommeil.

Le bataillon allait-il faire du bois dans la forêt[16], le colonel m’expédiait immédiatement quelques hommes, et je partais avec lui. Comme cette opération exigeait ordinairement une journée entière, nous emportions de quoi faire un modeste déjeuner. Quand des piquets de soldats gardaient tous les sentiers, quand des sentinelles surveillaient les broussailles du haut des arbres sur lesquels elles étaient perchées, et que les travailleurs commençaient leur besogne, nous venions nous asseoir pour causer auprès d’une pièce de canon. Le hasard nous avait fait découvrir des amitiés communes à tous les deux, parmi lesquelles il se trouvait un de mes plus chers amis d’enfance, pour qui le colonel avait conservé un précieux souvenir de reconnaissance.

Cependant l’hiver, qui arrivait à grands pas, allait bientôt forcer les troupes qu’on ne pouvait loger dans le Forstadt à prendre leurs cantonnemens dans l’aoul d’Andreva. On prit des précautions pour protéger les soldats contre les attaques isolées des Tatares, qui n’aiment pas le contact des Russes, et qui, malgré cela, sont obligés de donner le logement pour au moins un millier d’hommes pendant une partie de l’année. Si les Tatares voulaient travailler, ils pourraient certainement se créer chez les Russes des ressources qui contribueraient à améliorer leur position ; mais ils ne veulent pas s’en donner la peine, et il est probable que la Russie ne viendra à bout de ces populations qu’en transplantant des villages entiers dans des contrées éloignées des montagnes. Les rapports continuels qui existent entre les Tchétchens et les Tatares-Koumouiks entretiennent, avec les chances d’impunité, des projets de vengeance contre la nation chrétienne. Bien que les individus des deux peuplades s’attaquent journellement, cela ne les empêcherait pas de se réunir au premier moment favorable pour eux, sauf à batailler de nouveau lorsque l’ennemi commun se serait retiré. L’esprit remuant de ces deux tribus pourrait seul s’opposer à une liaison durable entre des populations qui peut-être ne sont séparées que parce qu’une différence de position locale les a soumises à des chefs différens. En effet, ce sont, chez les habitans de la plaine et chez ceux de la montagne, même langue, même type, même religion, même costume, et, par-dessus tout, même haine de la Russie. Les gens de la plaine n’aiment pas les Russes, parce qu’ils n’aimeront jamais aucune domination, pas plus celle de Shamyl que celle de n’importe quelle puissance. Le gouvernement de la Russie ne les inquiète en rien. Il leur laisse leur religion, leurs coutumes, leur système électif ; mais il poursuit les assassins et les voleurs, et cela les gêne. La principale occupation des peuples circassiens est de guerroyer ; s’ils n’avaient pas d’ennemi commun, ils se battraient entre eux de tribu à tribu. Avant l’invasion des Russes, ils aimaient à se mettre à la solde des peuples qui se faisaient la guerre dans les provinces de l’Asie voisines du Caucase, mais ils étaient des auxiliaires souvent dangereux pour ceux-là même qui les payaient.

Pendant mon séjour à Vnézapné, mon attention s’est portée sur les Tatares aussi bien que sur les Russes. J’ai pu remarquer que ce qui manquait aux premiers, c’était le goût du travail et non l’intelligence. Les habitans du village d’Andreva, voisin de la forteresse, et qui ne compte pas moins de trois mille sakles, fabriquent d’assez bonnes armes, surtout des sabres et des poignards. J’ai fait faire chez ces armuriers un sabre dont j’ai payé la lame seule douze roubles argent (48 francs). Cette lame a été fabriquée avec des débris de vieilles faulx. Le travail n’en est pas beau, mais le fer en est bon. Les fusils et les pistolets de cet aoul n’ont pas une grande réputation ; ce sont ceux qu’on fabrique dans le Daghestan qui l’emportent dans l’opinion des gens du pays. Les Tatares excellent, par exemple, à ciseler l’argent bruni. Les dessins qu’ils font ainsi sont d’une pureté remarquable, mais peu variés. Il y a là aussi beaucoup de cordonniers qui ne confectionnent guère que des sandales. Les bottes viennent du Daghestan. Elles sont ornées de fers dont les pointes épaisses ressortent de plusieurs lignes aux deux extrémités du demi-cercle du talon, ce qui relève le derrière de la botte de telle façon que ceux qui sont chaussés de la sorte doivent constamment marcher sur la pointe du pied. Les Tatares sont longtemps à confectionner un ouvrage quelconque, car ils ne sont jamais pressés quand il s’agit de travailler ; aussi font-ils attendre des mois entiers la livraison du plus simple objet. En outre, comme chacun d’eux se renferme strictement dans une spécialité, il faut toujours avoir recours à plusieurs ouvriers pour une seule chose. Il faudrait donc une chance extraordinaire pour être servi un peu rapidement.

On comprend qu’un pays comme celui-là offre peu de ressources pour la nourriture des soldats. Aussi l’armée du Caucase doit-elle, tirer toutes ses provisions de la Russie, même les légumes frais, qu’il va chercher au-delà du Térek. Le prince Bariatinski, qui tenait constamment table ouverte pour tous les officiers de son régiment, était souvent fort embarrassé pour offrir un dîner passable à ses invités.

Avant de quitter le camp, le colonel Lévitzki eut l’idée de donner un bal à l’occasion de la fête de son bataillon. La tente qui servait d’hôpital dut ce jour-là devenir une salle de danse. On couvrit la terre d’une grande quantité de tapis plus ou moins larges ; ce fut la seule décoration qu’on put se procurer. Le régiment avait un corps de musiciens qui formèrent un orchestre passable, et l’on appela autour de la tente tous les corps de chanteurs. On se fera difficilement une idée juste de ce bal donné dans une forteresse du Caucase. Si les cavaliers ne manquaient pas à la réunion, les dames y étaient visiblement en trop petit nombre, bien qu’on eût invité tout le personnel féminin de la garnison, on ne put réunir que cinq dames et une enfant qui était absolument nécessaire pour former ce que nous appelions le grand quadrille, A cinq heures précises, tous les hommes étaient réunis auprès de la salle improvisée ; mais les dames se firent attendre. Ce retard semblait être une protestation contre la discipline militaire, et il paraîtrait qu’il fut ainsi interprété, car on se disposait à les envoyer chercher par la garde du camp, quand, heureusement pour la réputation de galanterie des officiers du régiment de Kabarda, ces dames parurent à la porte de la forteresse ; peu après, les danses commencèrent. Le colonel s’était procuré des rafraîchissemens auxquels il serait difficile de donner un nom, et qui arrivaient on ne sait trop d’où, mais auxquels on fit honneur sans trop s’inquiéter de la provenance. On se promettait beaucoup de plaisir, quand les valseurs s’aperçurent qu’à moins d’avoir des jambes de chamois, il était de toute impossibilité de danser sur des tapis superposés. Le prince Bariatinski dut alors mettre à la disposition de la société une partie de son habitation, dont il s’empressa de faire les honneurs en grand seigneur qu’il est. On dansa toute la nuit avec une incroyable ardeur, et le lendemain même on se battait contre les Tchétchens à la porte de la forteresse. Le prince Bariatinski me disait pendant la fête : « Maintenant on danse, et peut-être que dans quelques instans on se tirera des coups de fusil. Je suis persuadé que parmi tous ces officiers il n’en est pas un seul qui ne soit prêt à quitter le bal pour aller gaiement à une mort presque certaine. » - Quand on a vécu avec l’armée russe, on ne saurait trouver rien d’exagéré dans une telle assertion.

Ce bal ne précéda que de quelques jours mon départ de Vnézapné. Peu après, j’eus la douleur de voir partir le colonel Lévitzki, dont le bataillon allait tenir garnison dans une petite forteresse du voisinage. Nous nous promîmes bien de nous revoir ; mais, hélas ! nous comptions sans la guerre et les dangers qui l’accompagnent. Le prince Bariatinski allait aussi avoir à s’absenter de la forteresse ; une partie de son régiment était appelée à une expédition qui devait opérer à l’autre extrémité de la province. Il n’y avait plus rien qui pût me retenir dans le pays où m’avait amené l’invitation du colonel ; je me disposai donc à partir avec l’armée, et à la suivre dans sa marche vers la Tchétchénia occidentale.

Mon séjour dans la forteresse de Vnézapné me laissait mieux que d’agréables souvenirs : j’avais pu, soit par mes conversations avec les officiers russes, soit par mes propres observations, me faire une idée tout à la fois du théâtre de la guerre du Caucase et du système d’opérations qu’elle impose à la Russie. Cette vie de forteresse, dont j’avais partagé pendant trois mois les travaux et les privations, n’est qu’une des faces, la plus sévère peut-être, du tableau qu’offre cette guerre où la patience et la bravoure, deux des vertus distinctives du peuple russe, sont tour à tour si rudement éprouvées. La garde des frontières n’est ici qu’une moitié de la tâche à remplir, et c’est par des moyens plus énergiques qu’on s’efforce aujourd’hui de mener cette tâche à bien. Le théâtre principal des opérations de l’armée russe est divisé en trois zones, désignées par les noms de centre, flanc gauche et flanc droit. Le centre, qui comprend tout le pays situé entre, le Térek et le Kouban, peut être regardé maintenant comme soumis. Ce, n’est qu’aux deux flancs, — l’un qui s’étend à l’est jusqu’au Soulak, l’autre à l’ouest jusqu’à la Mer-Noire, — que la lutte se poursuit, et c’est sur le flanc de l’est, où les Russes sont en face de Shamyl, qu’elle prend un caractère particulier d’acharnement. Ce chef, en faisant, pour ainsi dire, pivoter ses bandes sur des rochers inaccessibles, peut, avec une égale rapidité, se porter au nord, vers le Térek, et à l’est, vers les côtes de la Caspienne. On a fait de nombreuses expéditions dans l’intérieur de ce qu’on peut appeler les possessions de Shamyl ; on a pris quelques villages, on en a détruit d’autres. Aujourd’hui les Russes semblent avoir renoncé à garder ces positions trop avancées dans les montagnes ; ils n’ont conservé que les aouls situés sur la rive droite du Soulak, abandonnant tous ceux dont ils s’étaient emparés au-delà de cette rivière. Il est vraisemblable qu’ils ont choisi ce cours d’eau comme limite de leur occupation dans le Daghestan. Le plan qu’ils suivent depuis quelques années consiste à enfermer le plus strictement possible l’ennemi dans les hautes régions montagneuses en lui enlevant progressivement toutes les terres mieux situées où il pourrait trouver des ressources pour son existence. Shamyl et les populations qui lui sont soumises ont vu leurs courses entravées du côté de l’Asie, où dans une partie de la montagne la Russie est déjà souveraine ; il reste à les enserrer du côté du nord, c’est-à-dire à leur enlever toute la Tchétchénia, et tel est le but des opérations actuelles du prince Bariatinski dans cette province. Grâce à ce nouveau système, la vie des soldats russes sera ménagée, et les tribus insoumises, au lieu d’être l’objet d’attaques meurtrières, seront prises par la faim. Quelques-unes de ces tribus commencent à comprendre l’inutilité d’une plus longue résistance ; mais, pour soumettre toutes les populations circassiennes, il faudra resserrer de plus en plus autour des montagnes le cordon de ces forteresses, de ces établissemens militaires dont j’ai pu observer à Vnézapné la puissante organisation ; il faudra aussi frayer des routes et abattre, souvent, pour faciliter les communications, des forêts entières. Pendant que la Russie poursuivra ainsi l’œuvre laborieuse du soldat et du pionnier, que fera Shamyl ? Il ne pourra se maintenir que parmi redoublement de violence dans l’exercice d’une autorité qui pèse déjà, dit-on, à ses auxiliaires autrefois les plus dévoués. C’est une garde formée de déserteurs russes et de Tatares fugitifs, dont le nombre varie, suivant les versions, de trois cents à six mille[17], qui est aujourd’hui la principale force du chef circassien. C’est ainsi appuyé qu’il gouverne les villages encore soumis à sa domination. Qui sait si ces hommes ne pourront pas rendre un jour un important service au pays qu’ils ont abandonné, et si une amnistie générale accordée par l’empereur à ses sujets transfuges ne lui livrerait pas tout le territoire ennemi ? En attendant, le rôle de la Russie, c’est non-seulement de se faire craindre, mais de faire comprendre aux populations caucasiennes les avantages du régime nouveau qu’elle vient substituer à leur sauvage indépendance. Elle a déjà su faire quelques pas heureux dans cette voie ; elle n’a, pour arriver à un succès complet, qu’à s’y affermir de plus en plus.


CHARLES REBOUL.

  1. On appelle ainsi tous les Cosaques établis sur la ligne qui s’étend le long des montagnes du Caucase.
  2. On m’a assuré qu’il est des endroits où ce titre ne lie réellement un homme que dans sa maison, et qu’au besoin l’ami ne se ferait pas scrupule d’aller attendre son hôte sur la route pour le dépouiller. Je dois remarquer à ce propos que le nom de Circassien, par lequel on désigne les habitans du Caucase en général et plus ordinairement les peuplades insoumises, ne devrait s’appliquer qu’aux Tcherkesses ou habitans de la Kabarda.
  3. C’est-à-dire forteresse de Vnézapnaïa. On dit ordinairement Vnézapné tout court.
  4. Un officier en Russie peut avoir un commandement de deux rangs au-dessus ou au-dessous de son grade. Le colonel Lévitzki, dont j’aurai souvent à parler dans ce récit, a été tué devant un aoul du Daghestan.
  5. Cette croix est la récompense de la bravoure militaire. L’ordre de Saint-George se divise en plusieurs classes. Il y a la crois de Saint-George d’officier et la croix de Saint-George de soldat.
  6. Il faut en excepter les Cosaques du Don, qui, ne servant que trois années consécutives, rentrent chez eux à l’expiration de ce temps.
  7. Avant d’aller au Caucase, j’avais entendu dire en Russie que les officiers, pour ne pas être exposés de préférence aux balles des Circassiens, revêtaient en expédition l’uniforme du soldat. Il faut bien peu connaître l’esprit de l’armée russe pour prêter créance à de si pauvres inventions. Il est bon de dire que le Caucase est pour certains Russes un tel sujet de frayeur, qu’ils croient volontiers à toutes les fables terribles qu’on leur débite sur ce pays.
  8. C’est une attenance de la forteresse, où logent les officiers, les soldats mariés et les troupes que ne peut contenir la forteresse proprement dite. Les Tatares amis ne peuvent y entrer que de jour et en déposant leurs armes à la porte.
  9. A peu près dix Houes et quart de Francc. La verste se compose de cinq cents sagènes ; la sagène est de trois archines, et l’archine vaut 0m71165 de mètre.
  10. C’est le nom qu’on donne aux villages fortifiés qu’habitent ces Cosaques.
  11. C’est le mot consacré. Les Russes l’emploient dans leur langue pour désigner toute opération un peu importante dirigée contre les Circassiens.
  12. C’est le nom d’un des régimens des Cosaques de la ligne.
  13. L’aide de camp du bataillon est un officier qui remplit des fonctions analogues à celles de l’adjudant sous-officier dans l’armée française.
  14. J’ignore si les Cosaques de la ligne sont compris dans ce chiffre.
  15. Ces réflexions ne m’ont pas été suggérées seulement parce que j’ai pu voir dans le régiment de Kabarda ; elles sont le résultat des observations faites pendant toute la durée de mon séjour dans les provinces du Caucase.
  16. On ne va le plus souvent qu’a deux ou trois verstes de la forteresse.
  17. Je cite ce dernier chiffre, quelqu’exagéré qu’il me paraisse, parce que je le tiens d’un officier qui a été quelque temps prisonnier des Circassiens. Blessé gravement dans une rencontre avec les montagnards, il fut emporté par eux dans leur retraite. On lui donna quelques soins, parce qu’on tenait à le conserver en vie dans l’espoir d’une forte rançon ; mais, l’état du blessé donnant des inquiétudes à ses gardiens, ils se décidèrent à le rendre aux Russes et se contentèrent d’une somme de 400 roubles argent. Shamyl, furieux de ce qu’on avait agi sans le prévenir, fit couper la tête aux auteurs de ce marché dès que la nouvelle lui en parvint.