La Fortune de Gaspard/XI

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Librairie Hachette et Cie (p. 135-147).


XI

FUREUR DE FRÖLICHEIN. GASPARD REND UN SERVICE IMPORTANT.


Lucas attendait le retour de Gaspard pour savoir quand il entrait chez M. Féréor ; il fut surpris et peiné de voir arriver M. Soivrier tout seul. Le père et la mère Thomas furent très mécontents de l’enlèvement de Gaspard.

Thomas.

Nous ne lui avons seulement pas dit adieu !

La mère.

Il n’a pas seulement une chemise de rechange !

Thomas.

Je ne sais seulement pas si la position lui plaît.

Soivrier.

Soyez donc tranquilles, il viendra vous voir dimanche ; vous lui direz adieu à votre aise jusqu’au dimanche suivant. Je viens chercher ses effets. Faites-en un paquet, mère Thomas, et mettez-y ses livres ; il en aura besoin.

La mère.

Je ne les connais pas, moi ; je n’y ai jamais regardé.

Lucas.

Je les reconnaîtrai bien ; d’ailleurs, s’il en reste, il viendra les quérir dimanche.

Le paquet fut bientôt fait, et Soivrier n’eut pas de peine à le placer dans sa carriole. Chacun à la ferme resta étonné de la promptitude de ce départ.

Le charretier.

C’est comme ça que M. Féréor fait ses affaires ; c’est pour ça que tout marche chez lui.

Thomas.

Il a raison, je crois. Vois-tu, femme, j’aurais attendu, hésité entre les deux, et peut-être me serais-je décidé pour le moins bon. M. Féréor venant lui-même, il n’y avait pas à lui résister ni à lui poser des conditions. A-t-il enlevé ça ! Aucun de nous n’avait soufflé mot que Gaspard était parti.

La mère.

Et je ne l’ai seulement pas embrassé, tout de même.

Thomas.

Tu l’embrasseras dimanche ; d’ailleurs, il n’y tient déjà pas tant, je crois.

Le lendemain de ce brusque départ, M. Frölichein, plein d’espoir et décidé à l’emporter à tout prix sur M. Féréor, son rival détesté, entra tout doucement chez le père Thomas comme on finissait le dîner.

« Ne fous térangez pas, mes pons amis, dit-il, voyant qu’on se levait de table.

Thomas.

Nous finissons, monsieur, il n’y a pas de dérangement.

M. Frölichein.

Ché fiens engore bour fous vaire safoir que che foudrais pien afoir fotre carçon.

Thomas.

Je le sais bien, monsieur, je le vois bien, mais, voyez-vous, m’sieur, M. Féréor en a bonne envie aussi, et vous savez m’sieur, qu’il n’est pas disposé à céder ; quand il veut quelque chose, il faut qu’il l’ait.

M. Frölichein.

Mais, mon pon bère Domas, il ne faut bas qu’il ait fotre carçon. Ça ne lui fa bas ; fous safez, il est chanchant ; fotre carçon sera mis à la borte en guelgues mois.

Thomas.

Pourtant, m’sieur, hier encore, M. Féréor me disait…

M. Frölichein.

Comment ! Comment ! Véréor est venu ici hier ?

Thomas.

Oui, monsieur, lui-même. Il me disait…

M. Frölichein, effrayé.

Mein Goth ! Mais il fa fous endordiller ; il fa fous enlefer ce carçon.

Thomas.

C’est déjà fait, m’sieur ; il l’a emmené.

M. Frölichein, de même.

Emmené ! et fous l’afez laissé aller ! bauvre impécile ! Et fous n’allez pas le rafoir ! Ne fa-d-il bas refenir ?

Thomas.

Non, m’sieur. Il y est entré tout à fait. Le premier commis est venu chercher ses effets.

M. Frölichein, en colère.

Miséraple ! Bourguoi fous ne m’afez bas adendu ? Ché fous aurai tonné blus que ce foleur, ce pricand. Et bourguoi fous me faites bertre mon temps à fous brier ?

Thomas.

Laissez-moi donc tranquille, monsieur l’Allemand. Est-ce moi qui vous ai appelé ? Vous m’avez assez ennuyé de vos visites que je ne vous demandais pas. Je vous ai toujours refusé Gaspard. Est-ce ma faute si vous avez fait le câlin pour l’avoir ? Bien le bonjour, m’sieur, j’ai à faire.

M. Frölichein.

Crossier baysan, fa ! Ché ne feux bas de don Gaspard, gand même tu me temanterais à chenoux de le brendre. Ché le laisse bourrir gé don voleur, ton pantit.

Thomas.

Eh ! m’sieur, laissez-moi tranquille et allez vous promener. Est-ce que je vous demande quelque chose pour Gaspard ? Je me moque pas mal de votre colère. M. Féréor vous écraserait comme une puce si vous le gêniez.

M. Frölichein, hors de lui.

Une buse ! une buse ! Du me le bayeras, credin, pricand ! »


« Tu me le bayeras, credin, pricand ! »

M. Frölichein montra le poing et sortit. Il put entendre les éclats de rire de Thomas et de sa maison.

« Le mauvais garnement ! le méchant homme ! »

Thomas.

Est-ce de la chance que M. Féréor soit venu nous enlever Gaspard ?

La mère.

Et quand je pense qu’il n’a tenu à rien que Gaspard entrât chez ce grand brutal ! »

Quand Gaspard vint les voir le dimanche suivant, chacun lui adressa des questions sur ce qu’il faisait, sur ses camarades, sur les contremaîtres, sur M. Féréor lui-même.

Gaspard.

Je suis très bien, très heureux ; les camarades ne sont pas mauvais, les contre-maîtres ne sont pas trop regardants, pas assez même, à mon gré ; ils laissent faire des choses qui ne devraient pas se faire. M. Féréor vient souvent, mais il ne reste pas ; il voit le plus gros, mais pas le détail.

Après leur avoir raconté quelques histoires des usines, il sortit avec Lucas et son père pour aller se promener. En longeant un petit bois taillis, Gaspard remarqua que le voisin avait planté des arbres au bord du fossé qui bordait le bois.

Gaspard.

Mon père, vous avez laissé planter des arbres sur votre terrain. Le voisin Basile n’a pas le droit de planter là.

Thomas.

Si fait, mon ami ; c’est lui qui me borne.

Gaspard.

Mais la loi défend qu’un voisin plante des arbres plus près que six pieds (deux mètres) d’un terrain qui ne lui appartient pas.

Thomas.

Es-tu sûr de ce que tu dis ?

Gaspard.

Très sûr ; j’ai étudié tout ça avant d’entrer chez M. Féréor. Vous voyez bien que lorsque les arbres grandiront, ils feront tort au bois et surtout à la haie, et que vous perdrez votre fossé et le terrain pour le réparer.

Thomas.

Tu as raison ; et moi qui ai laissé faire !

Gaspard.

Il n’y a pas de mal ; vous pouvez les lui faire arracher et replanter plus loin.

Thomas.

Ce coquin de Basile ! Voyez-vous ça ! il m’avait chipé six pieds de terrain tout le long du bois ! Dis donc, mon Gaspard, toi qui connais la chose, va parler à Basile, et dis-lui qu’il ait à arracher ses arbres et à les planter plus loin.

Le père Thomas fut enchanté de la découverte de Gaspard, qui était parti de suite pour faire la commission de son père.

Thomas.

Hé, hé, Lucas, il est pourtant bon d’être savant ! Si Gaspard n’avait pas étudié, j’aurais perdu six pieds de terrain tout le long de ma pièce, et ma haie et mon fossé. Toi, tu n’as jamais aimé à étudier, et tu as eu tort.

Lucas.

Non, père, je ne le pense pas. Ne vous faut-il pas quelqu’un pour vous aider à la ferme, qui prenne intérêt à vos affaires, qui vous serve fidèlement, qui vous remplace quand vous êtes malade ou absent ?

Thomas.

Je ne dis pas non ; mais vois ce que gagne Gaspard à seize ans. Il a cinq cents francs maintenant ; dans dix ans, il en aura peut-être six mille.

Lucas.

C’est possible ; mais si j’avais fait comme Gaspard, qui est-ce qui resterait près de vous dans vos vieux jours ? Qui est-ce qui ferait marcher la ferme ? Qui est-ce qui habiterait cette terre où vous êtes né, où est né mon grand-père ? Non, je ne regrette pas de vous avoir servi comme je l’ai fait, et je compte bien ne jamais vous quitter et mourir chez vous.

Thomas.

Ou chez toi, car tu penses bien que c’est toi qui auras la ferme après nous.

Lucas.

À partager avec Gaspard.

Thomas.

Non, non, Gaspard aura sa part en argent ; j’en ai pas mal de placé et j’en place tous les ans ; l’argent lui fera plus de profit que la terre.

En rentrant, ils trouvèrent le père Guillaume qui venait au-devant d’eux.

Guillaume.

Dis donc, Thomas, je te cherche pour te demander un service. Peux-tu me prêter cinq cents francs ? Je suis dans une mauvaise passe, grâce à ce petit drôle de Guillaume. Tu sais que j’avais acheté l’an dernier le bout de terre qui touche à ma cour.

Thomas.

Oui, je me souviens bien ; pour cinq cents francs à payer au bout de l’année.

Guillaume.

Tout juste ! C’est le mois dernier qu’il fallait payer. Je vais chez le voisin une fois, deux fois, trois fois ; toujours sorti. Il vient chez moi à son tour. J’étais allé à la foire de chevaux, à Mortagne ; et voilà qu’il me fait dire que j’aie à le payer, que le délai est passé, et je ne sais quoi encore. Je mesurais des pommes, je ne pouvais y aller. Alors je dis à Guillaume : « Tiens, voici cinq cents francs ; va les porter à Basile, et surtout, que je lui dis, prends un reçu. » Il part et revient avec le reçu qu’il me donne. J’étais pressé par le marchand de pommes ; avec ça que je ne lis pas facilement l’écriture. J’ouvre ; je vois en grosses lettres cinq cents francs, en bas la signature ; je dis à Guillaume de serrer le papier avec les autres, et je ne m’en occupe plus. Mais ne voilà-t-il pas que je reçois ce matin une assignation par huissier pour payer ces cinq cents francs ! Je cours chez Basile qui nie les avoir reçus ; je retourne chez moi pour demander des explications à Guillaume, qui me dit les avoir remis à Basile lui-même. Je cherche le reçu ; j’ouvre, je vois cinq cents francs et la signature de Basile. J’y retourne ; il me dit que ce n’est pas un reçu, mais un consentement d’attendre le payement des cinq cents francs à la première sommation.

« Comme je te disais, je ne suis pas fort sur la lecture et surtout pour lire l’écriture. Je ne pouvais croire à une pareille filouterie ; je cours chez le maître d’école, il me dit que c’était bien ça, pas un reçu, mais un délai jusqu’à première réquisition. Je retourne chez Basile plus mort que vif : je lui parle doucement d’abord, puis je m’emporte, je l’agonise d’injures, et finalement je lui donne une roulée qui pourra compter.

« Il envoie chez le maire pour porter plainte et dire qu’il est hors d’état de bouger. M. le maire arrive, cause avec lui, vient chez moi ; je lui raconte la chose ; il me dit que Basile est un fripon, mais qu’il faut payer, et de plus, que je serai traduit devant le juge de paix pour avoir battu Basile. Nous allons chez ce brigand : le maire arrange l’affaire ; Basile renonce à porter plainte, moyennant que je paye une seconde fois ces cinq cents francs dans les quarante-huit heures : et pour éviter les friponneries, c’est le maire qui se charge de les recevoir et de faire l’acte. Voilà pourquoi je viens te demander cinq cents francs que je n’ai pas et que je ne te rendrai que dans un mois, à la foire Saint-Martin.

Thomas.

Ah bien ! voilà une belle affaire ! Cinq cents francs ! Le gredin, le brigand ! C’est comme pour moi. Il était en train de me voler six pieds de terrain tout le long de mon bois taillis et tout le fossé avec. Heureusement que Gaspard est savant et qu’il m’a prévenu ; il y est dans ce moment pour lui signifier d’avoir à arracher ses arbres.

Le père Guillaume.

Mais peux-tu me prêter les cinq cents francs ?

Thomas.

Oui, je te les prêterai, quoique ça me gêne un brin. Je vais te les compter, et Gaspard nous fera le reçu.

Gaspard ne tarda pas à rentrer ; il écrivit un reçu bien en règle. Guillaume le signa et partit pour remettre l’argent à M. le maire.

Thomas.

Eh bien ! Gaspard, et les arbres ?

Gaspard.

Je lui ai fait signer un papier comme quoi il s’engageait à arracher ses arbres et à les planter six pieds plus loin. J’ai été longtemps parce qu’il ne voulait pas. Il n’y a consenti que lorsque je lui ai dit que vous alliez porter plainte au juge de paix ; alors il a signé tout de suite.

Vignette de Bertall
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