La Fortune de Gaspard/XVII

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Librairie Hachette et Cie (p. 223-233).


XVII

COLÈRE DU PÈRE THOMAS


Gaspard courut chez son père qui était aux champs ; sa mère était à la ferme.

Gaspard.

Ma mère, je viens vous annoncer une grande et bien heureuse nouvelle. M. Féréor veut m’adopter, et je viens par son ordre vous demander votre consentement.

La mère Thomas fut si surprise qu’elle ne put articuler une parole. Gaspard la regardait en souriant et attendait sa réponse.

La mère.

T’adopter ! Devenir le fils de M. Féréor ? Nous renier pour tes parents ? Je ne veux pas, moi. Tu es assez riche par toi-même pour vivre honnêtement sans avoir les millions de M. Féréor. Je te tiens du bon Dieu et je ne céderai mes droits à personne.

Gaspard.

Mais, ma mère, je resterai tout de même votre fils ; c’est pour m’avoir de droit chez lui pour faire ses affaires, qu’il m’adopte.

La mère.

Il peut bien te garder sans t’adopter.

Gaspard.

Certainement, mais il en est plus sûr en m’adoptant.

La mère.

Laisse-moi tranquille ; je ne veux pas, moi, et je refuse.

Gaspard fut bien près de s’emporter, mais, habitué à se vaincre et à se commander, il contint son irritation et dit avec froideur :

« Comme vous voudrez ; la chose se fera tout de même, mais ce sera plus long, et vous m’aurez fait, ainsi qu’à M. Féréor, une offense grave. Où est mon père ?

La mère.

Aux champs. Prends garde qu’il ne te reçoive à coups de bâton et qu’il ne te chasse à coups de pied. »

Gaspard leva les épaules et sortit, un peu inquiet de la réception que pourrait lui faire son père. Il le trouva en chemin, revenant à la maison.

Thomas.

Ah ! te voilà, enfin ? Il y a plus d’un mois que je ne t’ai aperçu.

Gaspard.

Je viens vous annoncer une bonne nouvelle, mon père. M. Féréor, toujours bon et indulgent pour moi, désire m’adopter, et je viens vous demander votre consentement.

Thomas.

Très bien ; tu es en âge de faire à ton idée. Il me restera Lucas qui a toujours été un bon fils. Quant à toi, tu n’as jamais été ce que je voulais. Voici ta fortune assurée ; tu auras les millions auxquels tu voulais arriver. Adieu, Gaspard ; tu n’as plus besoin de moi, je n’ai pas besoin de toi ; va-t’en chez ton Féréor, et moi je vais m’arranger pour laisser à Lucas toute ma fortune.

Gaspard.

Faites comme vous voudrez, mon père ; j’abandonne très volontiers à Lucas mes droits sur votre fortune, et je suis enchanté qu’il profite aussi des intentions généreuses de M. Féréor.

Le père Thomas s’adoucit devant ces paroles de Gaspard ; il s’attendait à de la résistance, de la colère, et il ne trouvait que douceur et respect.

Thomas.

Écoute, Gaspard, je ne m’oppose pas à ce que tu te laisses adopter par M. Féréor ; tu le considères comme ton bienfaiteur, sois son fils. Moi, je le regarde comme un voleur qui m’a enlevé le fils que Dieu m’avait donné, et je ne l’aime pas ; et je ne veux le voir que lorsque je ne pourrai faire autrement. Va donc rejoindre ton nouveau père, et abandonne pour lui les vieux parents qui ne te sont plus bons à rien. Adieu, Gaspard, va-t’en ; ta vue me met en colère.

Gaspard.

Mon père, avant de vous quitter, je demande votre bénédiction.

Thomas.

Je te la donne très volontiers. Vis longtemps, sois heureux ; entasse millions sur millions, et laisse-nous tranquillement comme de bons paysans, sans t’inquiéter de nous. Va voir ta mère.

Gaspard.

Je l’ai vue, mon père ; elle refuse son consentement.

Thomas.

Elle refuse ; attends, je la ferai bien consentir. Suis-moi et ne dis rien, quoi que je dise.

Gaspard suivit son père ; ils entrèrent à la ferme.

Thomas.

Femme, tu as perdu l’esprit. Pourquoi refuses-tu à Gaspard la permission de nous quitter pour toujours ; de choisir un autre père ; de vivre à son gré, dans l’or jusqu’au cou ; de nous dédaigner, de renoncer à nous ? Il est indigne d’un regret ; il nous plante là : plante-le aussi, loin de ton cœur et de ton souvenir.

La mère, pleurant.

Je ne peux pas, Thomas ; c’est mon fils.

Thomas.

Ton vrai, ton seul fils est Lucas ; Gaspard a toujours travaillé à nous quitter. Consens vite et laisse-le aller.

La mère Thomas hésitait. Le père Thomas reprit avec colère :

« Donne ton consentement, je te dis, et dépêche-toi… Ah çà ! veux-tu avoir une scène bien soignée ? Ce ne sera pas la première fois, tu sais. Vite, dis oui, et que ça finisse.

— Oui, dit la mère en pleurant. Va, mon pauvre enfant, et sois heureux.

— Je reviendrai plus souvent que jadis, dit Gaspard en l’embrassant. Adieu, ma mère ; je vous aime, vous le savez bien. Adieu, mon père.

Thomas.

Adieu, et va-t’en. »

À peine fut-il parti que Lucas entra.

Lucas.

Qu’avez-vous, ma mère ? Vous pleurez ! Et vous, mon père, vous avez l’air contrarié et mécontent.

Thomas.

Ta mère est une sotte de pleurer ; et moi, je suis un imbécile d’être contrarié. Qu’est-ce que ça nous fait que Gaspard nous renie ? Il ne nous a déjà pas tant gâtés depuis des années !

Lucas.

Gaspard ? Qu’a-t-il donc fait ? Est-il venu ?

Thomas.

Oui, il est venu tout courant, tout joyeux, pour nous dire, sais-tu quoi ? Devine.

Lucas.

Il a gagné de l’argent ?

Thomas.

Oui, beaucoup. Mais il y a mieux que ça.

Lucas.

Quoi donc ? Je ne devine pas… Ah ! il se marie.

Thomas.

Pas du tout ; il n’y songe pas.

Lucas.

Mais dites-moi ce que c’est, mon père. Je n’y suis pas du tout.

Thomas.

Il a choisi un autre père. Il a trouvé que j’étais trop brute, trop paysan, trop gueux.

Lucas.

Ah ! je comprends : M. Féréor l’adopte.

Thomas.

Tout juste. A-t-on vu chose pareille ?

Lucas.

Ah bien, tant mieux pour lui ; c’est ce qui peut lui arriver de plus heureux.

Thomas.

Comment, animal, tu l’approuves, tu le trouves heureux ?

Lucas.

Certainement, mon père. Depuis son enfance, Gaspard a aimé étudier ; il a désiré entrer dans la mécanique ; vous savez vous-même que, malgré vos efforts, il n’a jamais aimé que l’étude, que l’école.

Thomas.

Ça, c’est vrai.

Lucas.

À seize ans, il a la bonne chance d’entrer chez M. Féréor avec votre consentement. Il y fait son chemin par son application, son intelligence extraordinaire, son zèle, son exactitude, son dévouement à M. Féréor. Il recueille le fruit de son travail, de sa persévérance. Et vous lui en voulez ? Et vous êtes fâchés ? Mon père et ma mère, permettez que je vous dise que ce n’est pas juste, que ce n’est pas bien.

La mère.

Je crois que tu as raison, mon Lucas. Thomas, tu as été méchant pour Gaspard et pour moi.

Thomas.

Et toi donc, qui ne voulais pas donner ton consentement, que j’ai dû te menacer d’une scène !

Lucas.

Le pauvre Gaspard a dû être bien triste d’avoir été si mal reçu quand il accourait vous apporter une bonne nouvelle, qu’il croyait devoir vous réjouir.

Thomas.

Au fait, ça ne change rien à sa position vis-à-vis de nous.

Lucas.

Et ça lui assure une position superbe et que personne ne peut lui enlever.

Thomas.

C’est pourtant vrai… Animal que je suis ! Ce pauvre Gaspard ! Et quand il m’a demandé ma bénédiction, quelle bénédiction je lui ai donnée ! Chaque mot était une injure. Que faire, Lucas ?

Toi qui as de la raison, conseille-nous.

Lucas.

Voulez-vous que j’aille le féliciter et lui dire que ni vous ni ma mère vous n’aviez songé que cela ne changeait rien à sa position vis-à-vis de vous, et que vous m’avez chargé tous deux de lui apporter votre bénédiction, mais une vraie, bonne bénédiction, bien paternelle, bien maternelle ? Ce pauvre Gaspard serait bien content, j’en suis sûr.

Thomas.

C’est ça, mon Lucas ! C’est bien ça ! Va vite, et ajoute que je lui fais bien mes excuses, que je me suis conduit comme un misérable, et qu’il a tout à fait raison de préférer M. Féréor à une brute comme moi. Cours vite, mon garçon ; je serai plus tranquille quand il m’aura envoyé son pardon.

La mère.

Tu l’embrasseras pour moi, Lucas ; tu lui diras que je l’aime bien, que je suis contente de son bonheur.

Lucas.

Merci, mon père ; merci, ma mère. Je pars.

Et Lucas partit en courant.

Il arriva tout essoufflé chez Gaspard ; il entra précipitamment et se jeta au cou de son frère, qui était debout près de la porte, et qui lui dit à l’oreille en l’embrassant :

« Prends garde ! Monsieur est ici. »

Lucas se retourna et vit M. Féréor qui parut étonné de cette brusque entrée.

Lucas.

Monsieur ! pardon, monsieur ! Je viens seulement embrasser mon frère et lui faire la commission de mon père et de ma mère. Me permettez-vous, monsieur, de la faire devant vous et de la faire bien franchement ?

M. Féréor.

Parle, mon ami, et bien sincèrement ; j’aime la franchise.

Lucas remercia et fit tout au long la commission de ses parents, sans omettre les injures que s’était dites le père Thomas, et les bénédictions du père et de la mère.

Gaspard.

Monsieur me permet-il de faire la réponse devant lui ?

M. Féréor.

Oui, mon fils ; je suis bien aise même de l’entendre.

Gaspard.

Dis à nos parents que je les remercie, que je les aime, que je serai toujours leur fils respectueux ; mais que rien au monde ne me fera oublier le bienfaiteur généreux qui veut bien mettre le comble à ses bienfaits et à mon bonheur en me donnant le droit de lui consacrer ma vie et mon intelligence. Sa volonté sera la mienne ; ses désirs seront ma loi. Va, mon bon Lucas, je t’aime bien. Embrasse nos parents pour moi.

Lucas embrassa son frère, salua respectueusement M. Féréor, et sortit.

M. Féréor.

Il est bien, ce jeune homme ; sa physionomie me plaît. Voyons, mon ami, continuons notre affaire ; il faut tâcher de mettre ton idée à exécution le plus tôt possible.

Ils se mirent au travail.

La nouvelle usine que fit bâtir M. Féréor pour les cuivres et zincs malléables de Gaspard fut modeste, mais jolie.

« Nous ne sommes pas encore bien sûrs de notre invention, dit-il à Gaspard : allons doucement, modestement. Si les premières expériences réussissent, nous ferons quelque chose de convenable, en rapport avec la grandeur de l’invention.

Gaspard fut chargé de tout diriger dans cette nouvelle entreprise ; il demanda à M. Féréor de prendre pour aide André, auquel Gaspard avait reconnu une intelligence toute particulière pour tout ce qui concernait la mécanique. Il ne redoutait plus sa concurrence, depuis que M. Féréor avait si magnifiquement récompensé son zèle et son dévouement.

Vignette de Bertall
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