La Fortune de Gaspard/XXII

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Librairie Hachette et Cie (p. 293-307).


XXII

EFFET DE LA JOIE SUR LE PÈRE THOMAS.


Pendant que Gaspard réfléchissait, M. Féréor s’applaudissait de la détermination de son fils.

« Cinq millions récompensent grandement son acte de dévouement, pensait-il. Il doit être bien heureux maintenant qu’il sait à un million près quelle est ma fortune. Ce bon garçon, je l’aime de tout mon cœur ! Et comme il m’est attaché ! C’est la première fois de ma vie que je me vois aimé, mais réellement aimé, sans aucun calcul, avec un entier dévouement. C’est la seule chose qui me manquait ; je l’ai, je suis content… Je voudrais que ce mariage fût déjà fait. Ce gredin de Frölichein ne pourra plus me faire de tort quand sa fille sera ma belle-fille. Pauvre Gaspard ! »

Le surlendemain de la lettre, M. Frölichein arriva chez M. Féréor qui déjeunait avec Gaspard, ce dernier se leva, le fit entrer, et referma soigneusement la porte.

M. Frölichein.

Mon cheune ami…

Gaspard, avec froideur.

Voici mon père, monsieur ; c’est chez lui que vous vous trouvez.

M. Frölichein.

Mon ger monsieur, ché fiens…

M. Féréor.

Nous savons pourquoi vous venez ici. C’est une affaire à terminer vite. Mon fils épouse votre fille pour éviter la concurrence que vous pourriez faire à notre découverte. Les conditions seront : Pour vous une dot de cinq millions au moins !

M. Frölichein.

Cinq millions ! C’est tonc pien frai ! Je ne boufais croire à un si grand ponheur, et ma fille…

M. Féréor.

Taisez-vous et laissez-moi finir. Votre fille sera logée chez moi. Vous vous engagerez, par le contrat de mariage, à ne nous faire aucune concurrence dans notre industrie, à ne rien établir ni entreprendre sans notre consentement, à ne faire aucun usage du vol que vous nous avez fait pour les toiles cuivre et zinc, et à nous livrer le secret du perfectionnement que vous avez trouvé pour la fabrication des toiles cuivre et zinc.

M. Frölichein.

Oh ! mein Goth ! Ger Monsieur…

M. Féréor.

Je vous prie de ne pas m’appeler cher monsieur ! Je ne vous suis pas cher, pas plus que vous m’êtes cher. Vous nous vendez votre fille pour être associé à ma maison, à mes affaires, et pour assurer votre fortune. Gaspard paye la vente de sa personne. Quand la marchandise sera encaissée, nous n’aurons de relations que celles des affaires industrielles… Je me charge du contrat. Quand pourrons-nous signer ?

M. Frölichein.

Tans guinze chours, si monsieur fotre fils feut pien.

Gaspard.

Moi, ça m’est égal. Le plus tôt possible sera le mieux.

M. Frölichein.

Foulez-vous fenir foir Mina ?

Gaspard.

C’est inutile, je la verrai le jour du mariage.

M. Frölichein.

Mais c’est imbossible ! Il faut pien gue fous fassiez connaissance et gue fous feniez foir fotre fudure.

Gaspard.

Je n’ai pas le temps : nos affaires nous occupent constamment.

M. Frölichein.

Mais gue tira la famille ?

Gaspard.

Elle dira ce qu’elle voudra ; cela ne me regarde pas.

M. Frölichein.

Une vois, une seule, mon pon monsieur, seulement pour le pon effet.

Gaspard.

Quand le contrat sera prêt à signer, monsieur.

M. Frölichein.

Fous ferrez comme Mina est cholie ; tout mon bordrait.

M. Féréor.

Gaspard, reconduis monsieur ; notre conférence est terminée.

Gaspard ouvrit la porte et la referma dès que M. Frölichein fut sorti.

Gaspard, riant.

Mon père, avez-vous entendu ? Sa Mina lui ressemble.

M. Féréor, souriant.

Que veux-tu, mon ami ? la chance est contre nous. Nous la laisserons dans son coin sans la regarder, comme tu disais. Et à présent, mon fils, il faut t’occuper de la loger. Tu feras venir de suite mon tapissier de Paris, et tu lui feras arranger et meubler richement l’appartement dans l’aile opposée au mien.

Gaspard.

Oui, mon père ; mais accordez-moi une dernière faveur.

M. Féréor.

Tout ce que tu voudras, mon cher enfant. Demande.

Gaspard.

Mon père, laissez-moi la chambre que j’occupe près de vous. Je continuerai ainsi à être à votre portée le jour comme la nuit. Si vous êtes souffrant, je vous soignerai ; et enfin, nous continuerons notre bonne vie en tête-à-tête.

M. Féréor.

Mon cher enfant, je te remercie et je t’accorde avec joie ta demande. Je n’aurais jamais voulu te retenir loin de ta femme, mais puisque tu le veux…

Gaspard.

Je vais écrire au tapissier, mon père.

M. Féréor.

Et quand tu auras fini, il serait bon d’aller demander le consentement de ton père et de ta mère, indispensable pour te marier.

Gaspard.

C’est vrai ; rien ne peut se faire sans eux.

M. Féréor.

Pendant que je serai aux usines, et que j’arrangerai le contrat avec le notaire que nous emmènerons, tu iras chez ton père ; tu viendras me rejoindre quand tu voudras ; je repartirai vers cinq heures.

Gaspard.

Oui, mon père. Et faut-il que j’aille prévenir le notaire ?

M. Féréor.

Oui, mon ami, et dis qu’on attelle dans une heure.

Deux heures après, Gaspard était chez son père. Il le trouva indisposé et n’ayant pu sortir.

Thomas.

Comment, encore toi ! Mais tu es donc rendu à la liberté, depuis que tu es M. Féréor fils ?

Gaspard.

Non, mon père, je suis aussi tenu que jamais ; mais j’ai une requête à vous adresser. Je viens vous demander votre consentement à mon mariage.

Thomas, surpris.

Ton mariage ! Mais il n’en était pas question l’autre jour. Et avec qui ?

Gaspard rougit.

« Avec Mlle Frölichein.

Thomas.

Pas possible ! La fille de ce grand Allemand que tu as mis à la porte dernièrement.

Gaspard.

Tout juste. Sa fille, Mlle Mina.

Thomas.

Quel âge a-t-elle ?

Gaspard.

Je n’en sais rien.

Thomas.

Quelle fortune a-t-elle ?

Gaspard.

Je n’en sais rien.

Thomas.

C’est drôle, ça. Est-elle jolie ?

Gaspard.

Je n’en sais rien ; je ne l’ai jamais vue.

Thomas.

Mais ce n’est pas possible. Comment, tu épouses une femme que tu n’as jamais vue ?

Gaspard.

Oui, mon père ; c’est un mariage d’affaires. C’est pour l’avantage des usines.

Thomas.

Et si cette femme est laide, sotte et mauvaise ?

Gaspard.

Il faudra bien que je la garde tout de même.

Thomas.

Malheureux ! Mais tu mèneras une vie de chien, une vie de galérien !

Gaspard.

Non, mon père. Je vivrai pour M. Féréor et pour ses usines.

Thomas.

Et si tes enfants tiennent de ton affreuse femme ?

Gaspard.

J’espère ne pas en avoir, et si j’en ai qui ressemblent à ma femme, je ne les regarderai pas.

Thomas.

Et que te donne ton nouveau père pour conclure le marché ?

Gaspard.

Cinq millions tout de suite et autant après lui.

— Cinq millions ! » répéta trois fois le père Thomas. Et il se tut.

La mère.

Miséricorde ! Que vas-tu faire de tout ça ? Et puisque tu es si riche, donne-moi une pièce de dix francs pour la pauvre femme Mathurin, la mère d’Henri : elle a été malade, son fils est à la ferme de Millard, elle doit son loyer, et on menace de la mettre dehors.

Gaspard retira de sa poche deux pièces de vingt francs.

Gaspard.

Voilà, ma mère ; ne vous gênez pas pour me demander de l’argent pour les pauvres ; je vous donnerai toujours ce que vous voudrez.

La mère.

Merci, mon enfant ; c’est un bon sentiment que tu as là ; et je suis sûre que ta charité te vaudra la bénédiction du bon Dieu pour ton mariage.

Gaspard soupira pour toute réponse.

La mère.

Et à quand la noce, mon ami ?

Gaspard.

Le plus tôt possible, ma mère ; dans une quinzaine… Il faut que vous y veniez, ma mère, et mon père, et Lucas.

Gaspard se retourna vers son père en disant ces mots, et il ne put s’empêcher de pousser un cri.

Le père Thomas était tombé la tête renversée sur son fauteuil, les yeux retournés, le visage violet, les mains crispées.

La mère répéta le cri de Gaspard et se précipita vers son mari, lui enleva sa cravate et demanda de l’eau fraîche. Gaspard en apportait ; ils mouillèrent le front, la nuque, les tempes du père Thomas, mais il ne revenait pas.

« Lucas, Lucas ! qu’on aille chercher Lucas ! cria la mère.

Gaspard.

Je cours l’avertir, ma mère. Où est-il ?

La mère.

Il laboure le champ des dix hectares. »

Gaspard y alla de toute la vitesse de ses jambes. Pendant que Lucas courut à la ferme, Gaspard alla chercher le médecin ; il était chez lui, et il accompagna Gaspard chez le père Thomas, qui était toujours dans le même état. Il le saigna : le sang ne coula pas. Après avoir employé inutilement tous les moyens possibles pendant plus d’une heure, le médecin tâta le pouls : il ne battait plus ; il écouta la respiration qui avait cessé.

« Il est mort, dit-il à l’oreille de Gaspard. Une apoplexie foudroyante l’aura frappé. »

Gaspard était consterné. C’était la joie des cinq millions qui avait tué le père Thomas. Lucas se précipita sur le corps de son père et sanglota. La mère poussa des cris lamentables. Après une heure de larmes et de sanglots, elle appela la fille de ferme et se mit à arranger convenablement le corps inanimé. Gaspard chercha à consoler Lucas qui pleurait amèrement.


Effet de la joie du père Thomas.
Gaspard.

Reste près de ma mère, Lucas ; je vais faire prévenir à la mairie qu’on vienne faire l’acte de décès. Je reviendrai.

Lucas serra la main de Gaspard sans répondre. Avant d’aller à la mairie, Gaspard se rendit à l’usine, trouva M. Féréor dans son cabinet.

« Mon père, s’écria-t-il en entrant, mon pauvre père, celui que je tiens de Dieu, vient de mourir.

M. Féréor.

Mourir ! mourir ! Mais on ne t’avait pas dit qu’il fût malade.

Gaspard.

Il allait bien quand je suis entré, mon père ; quelques instants après, il était frappé d’une attaque d’apoplexie foudroyante.

M. Féréor.

Et à propos de quoi, donc ?

Gaspard.

À propos des cinq millions que je tiens de votre généreuse bonté, mon père. Il a été si saisi, qu’il n’a pu que répéter trois fois : Cinq millions ! Et puis il s’est affaissé sur sa chaise, et il n’a plus ni parlé ni bougé.

M. Féréor.

Et ton mariage ? Frölichein va croire que nous n’en voulons plus.

Gaspard.

Non, mon père ; ce sera, au contraire, une excellente raison pour éviter la noce, pour faire le mariage sans aucun étalage.

M. Féréor.

Mais le grand deuil ?

Gaspard.

Le deuil n’empêche rien, du moment que nous ne faisons pas d’invitations et que nous n’y mettons aucun apparat. Ce deuil nous sera même très utile pour ne pas faire là-bas la visite obligée ; et, sous prétexte de chagrin et d’affaires urgentes, faire amener la fille le jour du mariage, et nous marier à minuit.

M. Féréor.

Et le contrat !

Gaspard.

On le leur portera à signer chez eux ; ils auront une soirée s’ils le veulent, mais nous n’y serons pas.

M. Féréor.

Très bien, très bien, mon cher enfant. Presse tout cela ; écris à l’Allemand pour lui annoncer ce malheur, et tâche de dire un mot aimable pour la fille.

Gaspard.

Je tâcherai, mon père ; mais je la déteste d’avance.

M. Féréor.

Déteste tant que tu voudras ; mais, vis-à-vis d’elle, conserve les dehors.

Gaspard.

Je vous obéirai, mon père… Avant d’écrire, il faut que j’aille à la mairie pour faire constater le décès et faire l’acte.

M. Féréor.

Envoies-y quelqu’un. Tu ne manques pas de monde pour faire tes commissions. Mon fils doit être obéi et servi comme moi-même.

Gaspard.

Merci, mon père, mais je ne ferai rien sans vous consulter.

M. Féréor.

Bien, mon enfant. Donne tes ordres, écris tes lettres, et retourne chez ta mère. Est-elle bien affligée ?

Gaspard.

Je crois que oui, au premier moment ; mais elle a Lucas, et mon père ne la rendait pas heureuse. Il ne la ménageait guère ; je l’ai vu bien des fois frapper ma mère, et bien rudement. Elle sera plus tranquille seule avec Lucas.

M. Féréor.

Tant mieux, alors. Et toi ? Parle franchement, est-ce un chagrin pour toi ?

Gaspard.

C’est toujours douloureux de perdre un père, mais le mien ne m’a jamais aimé ; je ne puis donc le regretter très vivement : je ne l’avouerai à personne qu’à vous, car je n’aime au monde que vous, et je ne dis ce que je pense qu’à vous.

M. Féréor.

Et moi, mon fils, si je venais à mourir, aurais-tu du chagrin ?

Gaspard.

Vous, mon cher père ? Vous ? Ce serait le malheur de toute ma vie. »

Et Gaspard, s’inclinant devant M. Féréor, lui baisa les mains avec émotion.

M. Féréor rayonnait ; il le serra dans ses bras, regardant attentivement la belle figure de Gaspard.

M. Féréor.

Tu dis vrai, mon cher fils, tu m’aimes bien ! Tu n’aimes que moi, et tu n’as jamais aimé personne que moi. Et c’est pourquoi je t’aime, et je n’ai jamais aimé personne que toi. Va, mon ami, et que Dieu te bénisse !

Vignette de Bertall
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