La Foux-aux-Roses/09

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901



CHAPITRE IX


Dans les beaux champs parfumés où Irène avait accompagné sa tante dès le matin, une armée de femmes et de fillettes, à genoux entre les longues rangées des plants de violettes, cueillaient sans merci les petites fleurs. Loin d’avoir la modestie de sa sœur des bois qui se cache humblement sous ses feuilles, la violette de Parme qu’on cultive pour les distilleries redresse sa jolie tête d’un mauve tendre et s’épanouit hardiment comme les roses. Les femmes âgées travaillaient activement, n’échangeant entre elles que de brèves paroles, car le propriétaire les paye suivant le poids des fleurs récoltées par elles ; les jeunes ouvrières, au contraire, s’encourageaient à l’ouvrage par leurs chants et leurs rires.

Irène, légère comme un oiseau, allait et venait au milieu de la troupe embesognée portant les corbeilles pleines à la tante Dor qui les pesait aussitôt, abritée par les branches d’un gros figuier.

« Te voilà, Thérésine, dit-elle tout à coup en s’arrêtant devant une enfant à peine plus âgée qu’elle et qui semblait des plus actives ; tu ne vas donc plus à l’école ?

— J’ai treize ans, mademoiselle Irène. Ah ! mon Dieu, qui gagnerait notre pain en ce moment si j’apprenais encore des leçons ! Mon père a été renvoyé de chez M. Brial ; il est parti chercher du travail à Nice ; maman est malade au lit…

— Et Batitou ? » s’informa Irène.

Thérésine, qui n’était autre que la sœur du grand Riouffe, répondit en soupirant :

« Batitou n’a plus peur de papa puisqu’il est parti ; il refuse l’ouvrage, passe la journée à jouer aux boules.

— Alors, tu travailles seule pour toute la famille, pauvre fille ? »

Thérésine fit un geste affirmatif et, les lèvres serrées, les mains tremblantes d’anxiété, poursuivit sa cueillette. Il était évident qu’inhabile à cette besogne elle s’efforçait de remplir sa tâche pour loucher le salaire d’une bonne ouvrière.

« Viens avec moi trouver tante Dor, dit la compatissante petite fille, elle fera bien sûr quelque chose pour toi.

— C’est inutile, mademoiselle, votre tante est très charitable, mais elle a reproché à mes parents de laisser Batitou devenir un vaurien, en ajoutant qu’elle ne se mêlerait plus de nos affaires. »

Malgré l’inépuisable bienfaisance de Mlle Lissac, Irène savait qu’on ne la faisait pas céder lorsqu’elle avait prononcé une pareille sentence et, au fond de son bon petit cœur, elle cherchait un remède à la peine de Thérésine ; lorsque celle-ci, qui se trouvait assez éloignée des autres ouvrières, poussa une exclamation de détresse :

« Ah ! pécaïre ! c’est le diable ! mes fleurs ! mes fleurs !

— Ouah ! ouah ! » répondit le diable noir et frisé qui gambadait autour des deux fillettes.

Au même moment, une voix argentine criait dans le lointain :

« N’aie pas peur, Irène, Morilo n’est pas méchant, il n’a jamais mordu personne… Ici, Morilo ! couchez là et demandez pardon.

— Plus loin, Morilo, plus loin ! répéta Irène en s’efforçant de repousser le toutou qui, dans un accès d’obéissance, se couchait à ses pieds ; tu écraserais toutes les violettes de la pauvre Thérésine, c’est bien assez d’avoir répandu sa récolte.

— Il a donc vraiment fait une sottise ? demanda Nadine qui arrivait tout essoufflée.

— Hélas oui ! elle se donnait tant de mal pour cueillir ses fleurs, répondit Irène désignant Thérésine dont les joues étaient couvertes de larmes.

— Oh ! combien je suis fâchée d’avoir consenti à l’emmener. Fi ! le vilain sot ; qu’il est maladroit ! »

Irène se mit à rire.

« Tu auras beau le gronder, il ne comprend rien à la cueillette des fleurs, tâchons plutôt de réparer le malheur… Console-toi, Thérésine, nous allons t’aider. »

Les deux amies, sans perdre de temps, s’agenouillèrent pour rassembler les violettes éparses, qui avant l’accident remplissaient le panier de la jeune campagnarde.

« Généreuse m’a amenée, elle se repose sous le figuier auprès de Mlle Lissac, dit Nadine ; je suis venue ce matin parce que tantôt M. Brial nous emmène visiter sa distillerie, et j’avais hâte de te voir ; Norbert désire savoir si tu as été punie pour la promenade en bateau ?

— Pas du tout ; quand je lui ai raconté comment cela s’était passé, tante Dor m’a seulement dit : « Une autre fois, je ne me fierai plus aux Raybaud », puis elle a ajouté : « Ton cousin fera honneur à notre famille, il est fin comme l’ambre, et il a la franchise de son père. J’aime ces caractères-là. » Je me demande comment elle sait que Norbert…

— Elle ne t’a donc pas dit qu’il a passé la Foux sur les grosses pierres d’en bas pour plaider ta cause ?

— Oh non ! j’y avais bien pensé, mais je n’osais pas le croire… Comme c’est gentil à lui d’avoir fait cela ! et ma tante ne s’est pas fâchée ! Vois-tu, Nad, à présent il me semble qu’un jour nous passerons tous la Foux sur le pont fermé ! »

Les dernières violettes répandues étaient de nouveau dans la corbeille de Thérésine qui se remit fiévreusement à l’ouvrage.

« Vois comme elle se dépêche ! » fit remarquer Irène.

Et elle raconta à son amie les chagrins de la jeune campagnarde.

« Si nous l’aidions pour de bon ? proposa Nad, nous augmenterons toujours un peu sa récolte.

— Quelle excellente idée, je vais chercher un panier et prévenir tante Dor. »

Irène revint en courant :

« Ma tante a haussé les épaules et répondu : « Faites comme vous voudrez » : cela signifie qu’elle trouve notre idée très bonne.

— Tu crois ?

— J’en suis certaine, c’est sa manière de m’approuver, te dis-je, je l’ai lu dans ses yeux.

— Vite à l’ouvrage, alors !… Ici, Morilo, tu as chagriné Thérésine, il faut travailler pour elle. »

L’intelligent caniche fit entendre un léger grognement (c’était aussi sa manière d’approuver), puis il vint se ranger près des deux amies, tenant le panier dans sa gueule et recevant adroitement les fleurs qu’elles cueillaient. Leurs quatre petites mains s’employaient à la besogne et, chose remarquable, leurs langues n’en marchaient que mieux :

« Pauvres fleurs ! soupira Nadine tout en cueillant ; elles étaient si heureuses dans leur champ au beau soleil !

— Bah ! répliqua Irène, elles finiraient par se faner tout de même sur la plante sans profit pour personne, tandis qu’ainsi elles aident beaucoup de gens à vivre : d’abord ceux qui les cultivent, puis les femmes qui font la cueillette, les distillateurs comme le cousin Brial et leurs ouvriers, puis encore les marchands qui vendent la parfumerie… Je suis sûre que, si j’étais une petite violette, je préférerais être cueillie et donner mon parfum que de sécher comme une égoïste dans un champ.

— Tu as raison ; mère dit souvent que nous devons être utiles aux autres, mais les fleurs ne peuvent pas raisonner comme nous… Sais-tu comment on s’y prend pour extraire leur parfum ? Je crains de ne pas comprendre grand’chose en visitant la distillerie ; Marthe a voulu me renseigner, mais elle embrouille tout.

— Ce n’est pourtant pas difficile : chez le cousin Honoré tu verras de grands cadres de bois garnis de fil de fer au milieu ; sur ces fils les ouvriers étendent des toiles de coton trempées dans de l’huile d’olive très pure…

— De l’huile ?… Pouah ! c’est gras !

— Justement, tante Dor m’a expliqué que les corps gras s’imprègnent très vite des parfums. On sème les violettes sur les toiles huilées et on empile les cadres remplis les uns sur les autres. Tous les trois jours, quand on remplace les fleurs fanées par des fraîches, elles ont laissé leur parfum dans l’huile. À la fin, on porte les toiles dans un autre atelier ; les ouvriers les pressent pour en faire sortir l’huile parfumée qui tombe dans des vases d’alcool…

— Je devine, dit Nad, qui avait écouté attentivement, l’huile parfume l’alcool.

— Oui, mais ce n’est pas fini : on distille l’huile et l’alcool pour les séparer, l’huile reste sans odeur au fond de l’alambic, et le parfum mêlé à l’alcool devient de l’extrait de violettes qui se vend très cher.

— À la bonne heure ! comme cela je comprends… et quand il n’y aura plus de violettes à cueillir, que fera-t-on ?

— Nous cueillerons la cassia, le jasmin, l’héliotrope et la fleur d’oranger qui se montre tout à la fin ; mais on n’extrait pas les parfums de toutes les fleurs par « enfleurage » comme je viens de t’expliquer, c’est seulement pour la violette, le réséda, le jasmin, l’iris qu’on ne peut pas distiller. Il y a d’autres fleurs qu’on écrase et qui sont mises tout de suite dans l’huile chaude. »

Nad hocha la tête d’un air satisfait :

« Quand je disais l’autre jour que tu pouvais m’apprendre beaucoup de choses ! avais-je raison ? Mais, quand tu viendras à Paris, ce sera mon tour de te montrer du nouveau. »

Irène, levant les bras avec un grand soupir, s’écria :

« À Paris ! je n’irai jamais, ma pauvre Nad, c’est trop loin pour que Vol-au-Vent m’y conduise, et tante Dor déteste de plus en plus les chemins de fer. »

Pour la deuxième fois Morilo, accompagné de sa maîtresse, apportait à Mlle Lissac le panier plein de fleurs ; la grande Généreuse quitta sa place et arrondit encore ses yeux ronds.

« C’est-il Dieu possible qu’on soit aussi paresseux que les gens de ce pays-ci ! dit-elle. Chez nous on ne voudrait point perdre son temps à cueillir les fleurs des champs.

— Mais, Généreuse, répliqua Nadine, en Provence, c’est la récolte… Avec ces fleurs, on fera un parfum délicieux comme celui que j’ai versé hier sur ton mouchoir.

— Possible, mamzelle Nad, mais, si j’étais de ce pays, je planterais plutôt des betteraves et du colza.

— Qui ne pousseraient pas ici, riposta sèchement Mlle Lissac ; nous nous entendons aussi bien que les Normands à cultiver nos terres. Vous parlez des gens qui perdent leur temps, ma bonne, il y a une heure que vous regardez les autres travailler.

— Dame, j’attends mamzelle Nad.

— C’est inutile, puisque Nadine s’amuse de la cueillette ; retournez dire à Mme Jouvenet que je la garde à déjeuner, je m’arrangerai pour l’envoyer à la distillerie Brial que, si j’ai bien compris, elle doit visiter à trois heures. »

Le ton impérieux de la vieille demoiselle intimida Généreuse ; elle s’en fut sans réplique, et le long du chemin elle murmurait :

« Je vous demande un peu queu travail j’aurais pu faire au milieu de ces fainéantes qui s’amusent à cueilli des fleurs ! »

Les deux fillettes s’étaient jeté un coup d’œil ravi, mais Irène avait prudemment entraîné son amie :

« Nous remercierons tante Dor plus tard, elle est trop occupée, ça l’impatienterait. »

La matinée s’acheva gaiement : Morilo prenait goût à l’ouvrage, et d’un air affairé portait tout seul les paniers pleins.

« À table ! » cria la voix retentissante de Mlle Dorothée quand les cloches de Grasse tintèrent midi dans le lointain.

Marie-Louise avait dressé un couvert rustique sur une table à l’ombre du gros figuier ; le seul aspect des bonnes choses étalées là aiguisait l’appétit ; mais ce qui intéressa particulièrement la petite Parisienne ce fut le repas des ouvrières assises par terre sous l’arbre voisin : Mlle Lissac, qui aimait à régaler son monde, servit à chacune sur un morceau de pain une belle tranche de chou farci, le mets préféré des Grassois ; elle y ajouta des figues sèches et du vin.

« À présent, dit la tante d’Irène quand le repas fut terminé, vous allez retourner toutes les deux à la bastide avec Marie-Louise, elle attellera Vol-au-Vent et tu pourras conduire Nadine dans ton équipage jusqu’à la distillerie.

— Oh ! merci, tante ! que tu es bonne ! »

Mlle Dorothée fronça les sourcils :

« Chut, je n’aime pas qu’on m’interrompe : je te permets cette promenade parce que l’usine est loin de la Foux et de Beau-Soleil. Prenez la route d’en bas et soyez prudentes. »

Quelle fête pour Irène : assise près de son amie dans sa jolie charrette, elle faisait trotter son petit âne dont les grelots tintaient à son oreille comme la plus délicieuse musique. Morilo aussi trouvait cela charmant. Pour témoigner sa joie, il accompagnait Vol-au-Vent de ses aboiements ; celui-ci, perdant patience, secoua la tête, dressa les oreilles et changea son trot en un galop échevelé au grand plaisir des jeunes filles.

Dans la cour de la distillerie, Philippe et Marthe attendaient Nadine. Ce fut Irène qui les aperçut lorsqu’elle arrêta la charrette.

« Descends vite, Nad, il faut que je reparte », dit-elle avec un soupir de regret.

Et, dès que son amie eut sauté à terre :

« Hue ! Vol-au-Vent, hue donc ! Nous retournons à la bastide. »

Au lieu d’obéir, l’âne, sans doute irrité des taquineries du caniche, baissa la tête et se raidit dans une pose qui le faisait ressembler à un âne de carton. Son infortunée conductrice se démenait pour le décider à se mettre en route.

« Hue donc ! Vol-au-Vent ! » crièrent Marthe et Nadine se rapprochant pour lui venir en aide.

Philippe s’était d’abord contenté de rire aux éclats, heureux de voir l’embarras d’Irène ; néanmoins, il finit par avancer et d’un ton protecteur :

« Laissez-moi faire ; est-ce que des filles savent conduire ? Vous allez voir comme je m’y prends ! »

En même temps, Vol-au-Vent recevait sur l’échine deux coups violents d’un bâton que le jeune garçon venait de ramasser ; la pauvre bête fit entendre un hi-han de détresse et partit au galop.

« Bravo ! » cria Philippe.

« Bravo ! » voulut sans doute répéter Morilo qui s’élança en jappant de plus belle aux côtés de l’âne.

Les cris perçants des petites filles et les exclamations de M. Brial qui sortit de son bureau en courant leur répondirent.

Vol-au-Vent avait tourné brusquement pour éviter le caniche, et Irène, debout dans la charrette, perdant l’équilibre, venait d’être lancée sur la route.

Pendant quelques secondes, la confusion fut grande : aux pleurs et aux cris des deux fillettes, Morilo mêlait ses aboiements et s’empressait autour d’Irène que sa chute avait étourdie. Philippe, brave comme toujours, s’était aplati le long du mur en appelant au secours.

Heureusement, le secours arrivait sous les traits de M. Brial ; il releva la petite fille :

« Êtes-vous blessée, ma chère enfant ? répondez vite. Où souffrez-vous ? demanda-t-il avec intérêt.

— Nulle part, cousin Honoré, je suis au contraire très contente puisque vous m’appelez : « ma chère enfant », répondit la nièce de Mlle Lissac, rouge de plaisir. Je… oui je le dirai à tante Dor pour lui prouver que vous n’êtes pas notre ennemi comme elle le croit… Mais, je ne puis pas rester sur la route… Comment faire, puisque Vol-au-Vent refuse de marcher !

— Le plus sage est d’entrer avec nous à l’usine et d’attendre que l’humeur de votre âne se soit radoucie ; pour cela, il lui faut un peu de repos, nous allons le laisser au concierge qui en prendra soin. »

Irène, hésitante, regardait tour à tour M. Brial, Nadine et Marthe qui s’était rapprochée. Tout à coup cette dernière s’impatienta :

« Comme tu es longue à te décider, dit-elle, tu n’es donc pas pressée de faire connaissance avec moi ?

— Oh ! je t’assure que si, Marthe, et je vous remercie, cousin Honoré ; mais je me demande ce que dira ma tante en apprenant que je suis restée à la distillerie avec vous tous ; elle m’a expressément défendu d’aller à Beau-Soleil, et l’usine c’est chez vous comme Beau-Soleil, n’est-il pas vrai, cousin ?

— Très vrai, ma chère petite, mais de toutes les manières il faut vous résigner à ce que la pauvre Dorothée soit fâchée, contre vous si vous entrez, ou contre moi, si je vous laisse là avec votre âne récalcitrant.

— Alors, dit Irène, se décidant aussitôt, j’aime mieux que ce soit contre moi, cela passera plus vite. »

Pendant que sa petite maîtresse, donnant le bras d’un côté à Marthe et de l’autre à Nadine, franchissait le seuil de la distillerie, Vol-au-Vent, doucement conduit par le concierge, consentit à se mettre en marche, mais, en passant devant Philippe toujours appuyé au mur, l’animal eut un mouvement de recul.

« Que fais-tu là, mon ami ? demanda M. Brial à la vue du jeune garçon dont la mine, moitié penaude, moitié offensée, était vraiment risible ; allons, prends ton parti de la maladresse que tu as commise. En frappant un âne qui s’obstine on risque des accidents. À ton âge, on n’est pas toujours prudent, mais je t’assure que bouder ne raccommode rien.

— Je ne boude pas, monsieur, pas du tout, je… je me suis tordu le pied, il me fait horriblement souffrir et je préfère m’asseoir dans le bureau que de visiter la distillerie.

— À ton aise, mon garçon, suis l’exemple de Vol-au-Vent, soigne ton caractère », répliqua gaiement M. Honoré qui, démêlant fort bien le mensonge du jeune orgueilleux, l’abandonna à lui-même.