La Franc-maçonnerie des femmes/13

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Bourdilliat (p. 149-155).

CHAPITRE IV

Philippe Beyle à son ami Léopold


« 2 octobre.


« Mon pauvre Léopold, la semaine a été mauvaise pour moi ; il m’est arrivé l’accident le plus imprévu, le plus ridicule, le plus honteux qu’on puisse imaginer. Même vis-à-vis de toi, je ne sais comment m’y prendre pour raconter cela. Enfin je vais tâcher d’être le moins sot possible.

« Tu te rappelles que dans ma dernière lettre, je t’entretenais d’un secrétariat d’ambassade qui m’avait été formellement promis. Tout allait pour le mieux : je n’avais qu’un seul concurrent, ce brave Charles de N…, que je crois t’avoir nommé. Il est vrai que, de son côté, il mettait en jeu tous les leviers du noble faubourg, toutes les influences en souliers à boucles de l’ancien régime. Moi, comme de coutume, j’avais la banque et un peu des Tuileries. Enfin, les chances étaient parfaitement équilibrées ; on ne pouvait pas faire autrement que de nommer un de nous deux.

« La veille du jour où le ministre devait se prononcer, je pris une décision : j’allai chez Charles.

« Je viens te faire une proposition, lui dis-je.

— Laquelle ?

— Nos situations sont égales, nos espérances sont communes.

— C’est vrai.

— Le ministre signe demain la nomination de l’un de nous, et, franchement, je ne lui crois pas de préférence.

— Moi non plus.

— Veux-tu que le sort décide avant lui ?

— Comment cela ? dit Charles.

— Nous allons jeter une pièce en l’air ; celui dont elle trompera l’attente en tombant se retirera du débat et signera généreusement une abdication de ses prétentions.

— Et puis ?

— Le reste est facile à deviner. Celui qui se présentera demain matin au lever du ministre avec le désistement de son concurrent dans la poche, celui-là est certain d’emporter la place d’assaut. Qu’en dis-tu ?

— Oui, c’est une idée, fit Charles, mais…

— Mais quoi ?

— Je n’ai guère de bonheur au jeu, dit-il en riant.

— Bah ! j’en ai, moi, depuis trop longtemps pour ne pas être sur le point de commencer à perdre.

— Allons, tu me tentes : jette la pièce en l’air, je demande face. »

« La pièce tomba pile. La fortune était pour moi, mon cher Léopold, et jusque-là mon historiette n’a rien que d’heureux. Mais le reste ! le reste ! J’emportai le renoncement de Charles de N…, qu’il signa, je dois l’avouer, avec l’empressement le plus cordial. Ma journée s’acheva en courses dernières, en démarches suprêmes par lesquelles j’assurai mon triomphe du lendemain. Le soir fut consacré à Pandore.

« J’ai l’habitude excellente, même à travers mes effusions, de ne jamais entretenir les femmes de mes affaires. Il faut croire néanmoins que mon visage rayonnant parla pour moi ce soir-là, car Pandore m’accabla de questions auxquelles je ne pus me dispenser de répondre par quelques explications brèves, mais suffisantes pour lui faire partager mon contentement et mes espérances. Elle voulut que nous soupassions ensemble, chez elle, seuls tous les deux. J’avais l’esprit trop en fête pour lui refuser quelque chose. Pandore fut adorable ; je ne l’avais jamais vue ainsi, c’est-à-dire si brillante et si bonne à la fois. Notre causerie se prolongea fort tard ; je me plaisais à voir se succéder les heures dorées et rapides. Cependant, malgré les efforts qu’elle fit pour me retenir, je rentai chez moi, d’où j’étais plus rapproché de l’hôtel du ministère, car je ne perdais pas de vue mon audience du lendemain matin.

« Eh bien, cette audience, je la manquai !

« Tu bondis, n’est-ce pas ? tu te demandes si cela est bien possible, et comment cela a pu se faire ? La vérité est que je ne suis pas encore revenu de ma stupeur. Moi qui suis assuré de me réveiller ponctuellement à l’heure que j’ai fixée la veille, et qui en outre avait pris cette nuit-là, par extraordinaire, des précautions inusitées, je manquai mon entrevue ! je la manquai, non pas d’une demi-heure, non pas d’une heure, mais de quatre heures — de quatre heures, entends-tu bien !

« C’était à huit heures qu’il me fallait être dans le cabinet du ministre ; ce fut à midi que je me réveillai. La nomination de Charles de N… fut annoncée par les journaux du soir.

« Fais comme moi : accuse le sort, maudis la fatalité, mais ne te creuse pas la cervelle à chercher une cause à ce déplorable événement. Je me suis comporté d’ailleurs comme il le fallait : j’ai donné d’abord un démenti à ma pendule, ensuite j’ai voulu chasser mon domestique Jean. Que te dirai-je ? j’ai même été jusqu’à soupçonner Pandore. Mais c’était absurde, je l’ai compris tout de suite. »

« Un narcotique ? Pourquoi ? Tous les désirs de Pandore doivent tendre au contraire vers ma fortune. J’ai même remarqué en elle des préoccupations de spéculation. L’autre jour elle s’est fait expliquer longuement par moi le méca nisme de la Bourse, après quoi elle a tenté de m’induire en ces affaires, dont je venais de faire briller à ses yeux les bénéfices possibles. J’ai traité la chose en badinant ; mais elle s’est piquée ; elle est revenue plusieurs fois à la charge ; et, bref, cette étonnante discussion a failli dégénérer en querelle. La plaisante petite fille, n’est-ce pas ?


« En général, je n’aime guère la fantaisie qui pousse certaines femmes à s’affubler de noms impossibles, tels que Paillette, Cerisette, Mousseline, Pervenche, Abeille ou Jeunesse. Conséquemment, je lui ai demandé un jour :

« — D’où vous vient ce surnom de Pandore ?

« — Oh ! cela remonte à bien longtemps, a-t-elle répondu.

« — Bien longtemps, pour vous, c’est combien ? ai-je dit en souriant.

« — Quatre ans ; peut-être davantage. Un grand artiste à qui mon nom de baptême déplaisait m’a choisi une nouvelle patronne dans le dictionnaire de la Fable.

« — Quel est donc votre vrai nom ?

« — Michelle.

« — Pandore est plus joli, effectivement ; mais savez-vous ce que c’était que la Pandore antique ?

« — On me l’a raconté ; je ne m’en souviens pas beaucoup. C’était, je crois, une statue qui devint une femme.

« — Oui. Mais c’était autre chose encore. C’était le principe de toute beauté et de tout mal, de toute séduction et de tout désespoir.

« Pandore se mit à rire.

« — Selon vous, dit-elle, je réalise ce mélange mythologique, et je justifie entièrement

« —mon surnom.

« — Je ne vais pas si loin ; mais je comprends que cette idée ait pu venir à l’esprit de quelques personnes.

« — Voyons : avouez que vous brûler du désir de m’envoyer un méchant compliment enveloppé dans un madrigal. Je connais cela. Vous voulez me classer dans la catégorie des jolis monstres…

« — Oh !

« — Des vampires délicieux, des vipères à robe chatoyante…

« — Non.

« — Dites tout de suite que je suis un gouffre de corruption, que je n’ai aucun côté naïf, que mon cœur est plus usé et plus racorni que le cœur d’un vieux diplomate autrichien. Faites à mon intention une mixture de Manon Lescault et de la comtesse Fœdora, et servez chaud.

« Voilà comment elle me déconcerte, mon cher Léopold, en allant elle-même au-devant de mes appréhensions, et cela avec une mutinerie, un entrain que la plume ne peut te traduire.

« Une autre fois (car je me plais à l’interroger sur toutes les matières, et ses raisonnements ont pour moi un attrait analogue à celui de l’acidité de certains fruits), je lui demandai si la vie honnête et bourgeoise ne lui faisait pas envie. »

« — Non, me répondit-elle.

« Et comme je m’étonnais :

« — C’est compréhensible pourtant, reprit-elle ; je n’ai pas encore souffert par le désordre. Supposez un Parisien authentique, un Parisien de Paris, n’ayant jamais quitté l’ombre de la colline Montmartre, et demandez-lui s’il aimerait habiter la province. Il ne saura trop d’abord que vous répondre, mais il aura ’’non’’ sur les lèvres ; il vous répétera ce qu’il a entendu raconter de la province : qu’on s’y ennuie à mourir, qu’on s’y pétrifie, qu’il n’y a personne dans les rues, qu’on s’y couche à neuf heures. Eh bien, j’ai les mêmes préjugés et les mêmes préventions vis-à-vis de l’honnêteté. Cela est probablement absurde, et plus tard je penserai sans doute d’une toute autre manière ; mais, en attendant, j’ai le caractère de mon âge ; je ne suis pas encore assez fatigué pour aspirer au repos. L’honnêteté, c’est comme un théâtre où je ne serais pas encore allée, un théâtre au-delà des ponts, un troisième Théâtre-Français, si vous voulez ; on m’a dit qu’on s’y ennuyait, et c’est pourquoi je n’y vais pas. Le hasard m’y conduira peut-être le jour que j’y penserai le moins.

« À travers tout cela, je ne saurais dire au juste si Pandore m’aime. J’ai souvent là-dessus des doutes qui m’enragent. Dans la même journée, elle passe quelquefois du charme le plus naturel et le plus pénétrant à la froideur la plus insolente et la plus capable de me faire pousser aux mains le bâton des anciennes comédies. Dans ces moments-là, je me demande comment j’ai pu m’enticher d’une poupée semblable, moi qui ne suis pourtant ni un collégien ni un vieillard, deux extrêmes qui se ressemblent tant. Je me dis que c’est une entrave à mes projets, ou du moins un tracas. Alors je saisis une plume, je veux écrire pour me dégager ; puis, je m’arrête au moment où je vais noircir la feuille de papier, et je me dis invariablement, avec cette conscience de la faiblesse qui se cache sous un sourire :

« — Bah ! il sera toujours temps !

« Ou bien : — Après tout, elle est amusante !

« Je te serre les mains, mon cher Léopold, et je t’envie le bonheur calme dont tu jouis, et que tu mérites si bien. »


« 25 octobre.


« Pandore a voulu me faire un cadeau. Il a quelques jours, elle a envoyé chez moi un joli petit pupitre en bois de rose, rehaussé à tous ses angles d’ornements en cuivre, meuble mignon sur lequel se griffonnent d’habitude les billets doux, et rempli de mystérieux tiroirs fabriqués exprès pour receler des boucles de cheveux, des portraits en médaillons, des violettes desséchées.

« — Mettez-y ce que vous avez de plus précieux, m’a-t-elle dit en venant m’apporter les clefs elle-même.

« J’y ai mis mon argent.

« Cette opération, à laquelle d’ailleurs je n’ai procédé qu’au milieu de la plus parfaite solitude, a été pour moi la source d’une foule de méditations contristantes. C’est que, depuis trois mois, mes quatre-vingt mille francs ont reçu des brèches furieuses. Le souffle des fantaisies de Pandore a dispersé dans l’air une partie de ces petits papiers chiffonnés dont je te parlais l’autre jour en poète lyrique plutôt qu’en calculateur. Il est temps que j’avise à préserver le reste. Mais quel ennui, et surtout quel ridicule ! Me vois-tu, moi, mon cher, Léopold, à la recherche du meilleur placement, consultant les notaires, lisant les prospectus des entreprises, comme M. Gogo.

« Quoi qu’il en soit, mes fonds (mes fonds !) seront mieux placés partout ailleurs que chez moi ; cela est de toute évidence.

« J’ai projeté avec Pandore, pour demain, une promenade aux alentours de Paris ; les beaux jours touchent à leur fin, c’est un adieu que nous voulons faire à l’automne. Est-ce que, dans ma précédente lettre, je ne te disais pas beaucoup de mal de Pandore ? Dans tous les cas, raye cela de tes papiers. Si l’épithète d’ange n’avait pas été employée et compromise par tant de plumitifs, je n’hésiterais pas à la lui appliquer immédiatement. À défaut, je te la donne pour le type féminin le mieux organisé qu’on puisse voir, et il faut bien qu’il en soit ainsi pour que je me sois laissé prendre à son piège, petit à petit, morceau par morceau, et finalement tout entier comme dans les engrenages d’une machine. »