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La Franc-maçonnerie des femmes/30

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Bourdilliat (p. 291-299).

CHAPITRE XXI

La fête d‘une mère.


Une seconde visite avait été faite par Marianna à Mme de Pressigny. Comme dans la première, elle s’était montrée décidée à poursuivre son œuvre vengeresse. La plupart des instructions envoyées par elle à la marquise n’avaient pas été exécutées ; c’était là un acte d’opposition inouï, sans précédents, et qui pouvait entraîner les conséquences les plus graves pour la grande-maîtresse. Aux explications qui lui furent demandées par Marianna, Mme de Pressigny répondit vaguement, évasivement. Étonnée, Marianna comprit tout de suite que la marquise était en demeure de lui résister sans enfreindre les statuts. Mais, dans ce cas, pourquoi ne jetait-elle pas résolument le masque ? Pourquoi semblait-elle chercher à gagner du temps ? Il fallait que son plan de résistance ne fût donc pas complètement organisé ; et s’il n’était pas complètement organisé ; et s’il n’était pas complètement organisé, Marianna avait encore l’espoir de le renverser. Il s’agissait de pénétrer ce plan.

Les moyens matériels ne faisaient pas défaut à Marianna : elle était riche. Elle pouvait avoir sa police, elle l’eut. Elle voulut savoir jour par jour, heure par heure, quel avait été l’emploi du temps de la marquise de Pressigny depuis leur premier entretien : un rapport circonstancié, et tel qu’elle le désirait, lui fut adressé. Dans ce rapport, son esprit ne fut frappé que d’une chose : le voyage à Épernay. Ce fut à saisir les causes de ce voyage que Marianna appliqua immédiatement toutes ses facultés. Elle y parvint. À première vue, cela peut paraître difficile ; mais qu’est-ce qui ne paraît pas difficile à première vue ?

On se rappelle, si du moins on ne le sait par cœur, le conte de Voltaire où le philosophe Zadig, se promenant auprès d’un petit bois, est accosté par le grand-veneur, qui lui demande s’il n’a point vu passer le cheval du roi.

— C’est, répondit Zadig, le cheval qui galope le mieux : il a cinq pieds de haut, le sabot fort petit ; les bossettes de son mors sont d’or à vingt-trois carats ; ses fers sont d’argent à onze deniers.

— Quel chemin a-t-il pris ? où est-il !

— Je ne l’ai point vu et je n’en ai jamais entendu parler, répondit Zadig.

Zadig disait vrai. Conduit devant ses juges, voici comment il s’expliqua :

— Vous saurez que, me promenant dans les routes de ce bois, j’ai aperçu les marques des fers d’un cheval ; elles étaient toutes à égale distance. « Voilà, ai-je dit, un cheval qui a un galop parfait. » J’ai vu sous les arbres, qui formaient un berceau de cinq pieds de haut, les feuilles des branches nouvellement tombées ; j’ai reconnu ainsi que ce cheval y avait touché, et que, par conséquent, il avait cinq pieds de haut. Quant à son mors, il est d’or à vingt-trois carats, car il en a frotté les fossettes contre une pierre que j’ai reconnu être une pierre de touche et dont j’ai fait l’essai.

Ce fut par une suite d’inductions pareilles à celles de Zadig que Marianna réussit à percer le mystère du voyage de la marquise. Elle sut qu’à Épernay habitait une sœur de l’association. Les informations qu’elle fit prendre lui apprirent que cette sœur, par sa position obscure, n’avait jamais été à même de rendre d’importants services à la Franc-maçonnerie des femmes. Raisons de plus, de la part de Mme de Pressigny, pour exiger d’elle un sacrifice décisif et destiné à payer toutes ses dettes en une fois. Quelle pouvait être la nature de ce sacrifice ? Un mystère planait évidemment autour de la maison et de la famille Baliveau. Un tel isolement avait sa cause ; une tristesse si particulière devait être motivée. Deux idées se présentèrent en même temps à Marianna :

L’idée de ruine ;

L’idée de maladie.

Elle se confia à un homme d’affaires pour la première. Elle s’adressa à un médecin pour la seconde. L’homme d’affaire et le médecin allèrent camper à Épernay. Inutile de dire que l’un et l’autre avaient été choisis par Marianna dans ces bas-fonds de l’intrigue parisienne où se débattent tant d’intelligences corrompues. Après huit jours, l’homme d’affaires et le médecin revinrent rendre compte de leur mission, en disant :

— Oui, il y a ruine.

— Oui, il y a maladie.

— La ruine est du côté du mari.

— La maladie est du côté de la femme.

Seulement, comme la dissimulation provinciale est encore plus forte que la rouerie parisienne, aucun d’eux ne put chiffrer la ruine, aucun d’eux ne put spécifier la maladie. C’en était assez néanmoins pour Marianna. À ses yeux, il était clair que la marquise de Pressigny devait spéculer sur ces deux circonstances. Dans quel but ? Elle n’en pouvait avoir de plus actuel et de plus sérieux que de conjurer les périls qui s’amoncelaient sur l’époux de sa nièce.

C’était donc pour conjurer ces périls qu’elle avait fait le voyage d’Épernay, qu’elle avait été au-devant de cette maladie, de cette ruine.

Une ruine se détourne.

Une maladie s’utilise.

Sur cette pente, Marianna ne s’arrête pas ; elle alla si loin, qu’elle atteignit l’invraisemblable vérité. Il fut évident pour elle que la marquise de Pressigny voulait faire de sa nièce une franc-maçonne, et que, pour cela, elle avait jeté les yeux sur Mme Baliveau. Marianna frémit, car elle ignorait que le hasard seul était l’auteur de cette combinaison. Elle crut que la marquise avait acheté la vie d’une femme, et elle chercha le moyen d’annuler ce marché épouvantable.

En conséquence, un soir, au sortir du salut, une vieille dame, dont les traits étaient comme ensevelis dans des coiffes noires, s’approcha de Mlle Anaïs Baliveau, au moment où celle-ci trempait ses doigts dans le bénitier, et lui dit à voix basse :

— Veillez sur votre mère, elle veut attenter à ses jours.

L’effroi rendit Anaïs immobile. Lorsqu’elle fut en état d’ouvrir la bouche, elle ne vit plus personne autour d’elle. Ce sinistre avertissement la trouva d’abord incrédule ; car, dans la pureté de sa conscience, elle ne pouvait admettre le suicide que comme un épouvantable et dernier refuge ouvert aux remords par le crime, et la vie de sa mère lui était trop bien connue pour laisser place à un seul soupçon. Anaïs s’appliqua néanmoins à l’observer avec une attention nouvelle, épiant ses démarches, commentant ses paroles ; et elle ne tarda pas à remarquer en elle un redoublement de tendresse qui lui causa d’indicibles transes. Un drame pénible se développa alors.

Mme Baliveau se montrait plus avide que jamais des caresses et du sourire de sa fille ; elle la serrait à chaque instant et à toute occasion dans ses bras, la regardait avec délices, passait des journées entières à l’initier aux choses du ménage, à lui donner des conseils ; et cela, avec un accent, des regards, une émotion qui ne s’étaient jamais produits chez elle à un degré semblable.

— Ne croirait-on pas que vous devez me quitter ma mère ? lui disait quelquefois Anaïs en la regardant fixement.

— Non ; mais il convient que tu sois instruite dans tous les devoirs d’une bonne épouse.

D’autres fois c’étaient ses propres parures, ses bijoux de noces, ses dentelles et ses robes de jadis, que Mme Baliveau allait extraire du fond de ces mystérieuses armoires de province, arches de la famille où dort le souvenir des beaux jours, de la vie, des coquetteries solennelles, des fastes touchants ; tabernacles pieux et qu’on n’ouvre pas sans être attendri. Elle remuait tout cela, et elle venait ensuite répandre sur les genoux de sa fille les colliers aux perles jaunies par le temps, les merveilleuses guipures qui n’ont été portées qu’une fois, les écrins du baptême, les mouchoirs, brodés, tous ces trésors intimes qui gardent jusqu’au doux parfum du passé.

À chacun de ces cadeaux, Mme Baliveau paraissait attendre de sa fille un élan de joie, un mouvement de surprise charmée. Au lieu de cela, Anaïs demeurait muette.

— Hélas, lui dit à la fin Mme Baliveau découragée, tu trouves tout cela indigne de ta beauté et de ta jeunesse, n’est-ce pas ?

— Ô ma mère ! pouvez-vous le penser ?

— Alors, d’où viennent ton silence et ta froideur ?

— Eh bien ! si vous voulez que je vous l’avoue, je crois recueillir votre héritage.

— Quelle singulière pensée tu as là !

— Pourquoi renoncer à ces parures que j’aurais tant de plaisir à vous voir porter encore ?

— Tu te maries ; n’est-ce pas à ton tour de briller ?… Voudrais-tu, avec mon âge et mes cheveux gris, que j’eusse recours à ces sacrifices ?

— Votre âge, ma mère ? Mais tout le monde ici vous trouve aussi jeune que moi.

Mme Baliveau sourit.

— Crois-moi, ma chère Anaïs, dit-elle, le seul bonheur qui m’est réservé à présent, c’est de me voit revivre en toi, et comme femme, et comme mère.

— Ne craignez-vous pas de me voir appartenir à un autre ?

— Non, je sais d’avance quel partage égal tu feras de ta tendresse. Mais, vois ces broderies : il n’y en a de ta tendresse. Mais, vois ces broderies : il n’y en a pas de plus belles dans Épernay. Je suis sûre qu’elles t’iront à ravir.

Anaïs ne regardait pas.

— Veux-tu les essayer ?

— Comme vous voudrez, ma mère.

Les broderies tombèrent tristement des mains de Mme Baliveau.

— C’est donc bien passé de mode ! murmura-t-elle presque timide ; je sors si peu ; j’ignore, en effet, ce qui est beau et riche maintenant. Excuse-moi. Pourtant Étienne m’a souvent répété qu’elles étaient magnifiques. Il y a bien longtemps, c’est vrai. Pauvres défroques !

— Ma mère, je vais vous communiquer une idée qui vous paraîtra déraisonnable, folle.

— Dis toujours.

— Cette idée me poursuit sans relâche ; il faut que je m’en débarrasse, car elle me fait trop de mal.

— Qu’est-ce donc, mon enfant ?

— Il me semble, sans que je m’en rende bien compte, qu’un malheur nous menace.

— Que veux-tu dire ? demanda la mère inquiète.

— Depuis quelque temps, je ne vous trouve plus la même.

— Plus la même ! Est-ce que, sans m’en apercevoir, je ne te témoignerais plus autant d’affection ?

— Au contraire, murmura la jeune fille.

— Je ne te comprends pas ; explique-toi, je t’en prie. Anaïs, ma chère enfant, qu’as-tu ? On dirait que tu es près de pleurer. Quelle peine involontaire ai-je pu te causer ?

— Aucune, ma mère, aucune… mais depuis quelques jours…

— Eh bien ! depuis quelques jours ?

— J’ai peur.

La mère pâlit.

— Peur ? répéta-t-elle.

— Oui, ma mère.

— Peur… de quoi ?

La jeune fille garda le silence.

— Je sais ce que c’est, dit Mme Baliveau en essayant de sourire : c’est l’approche de ton mariage qui t’effraye. J’étais comme cela, moi aussi.

— Non, ma mère, ce n’est pas l’approche de mon mariage qui m’effraye.

— Alors ?

— Vous rappelez-vous le jour où vous avez reçu la lettre de cette dame de Paris, votre amie de pension ?

— Ô mon Dieu ! pensa la mère.

— Eh bien ! mes craintes datent de ce jour-là.

— Quelles craintes, Anaïs ?

Et, la regardant à son tour avec anxiété, elle ajouta :

— Est-ce que… tu nous aurais écoutées ?

— Oh ! ma mère !

— Non, non ! pardonne-moi, je ne sais ce que je dis. Mais c’est ta faute. Tu me troubles avec tes chimères. Voyons, quelle est l’inquiétude qui t’agite ? Tes mains sont brûlantes, en effet. Que crains-tu ?

— Je crains de vous perdre, répondit sourdement la jeune fille.

— Ah !

Mme Baliveau porta la main à sa gorge pour y arrêter un cri. Anaïs fondit en larmes.

— Me… perdre ? dit enfin la mère en faisant un puissant effort sur elle-même ; qui a pu t’inspirer une pareille effort sur elle-même ; qui a pu t’inspirer une pareille supposition ? ai-je donc l’air d’être malade ?

— Non, ma mère, ce n’est pas cela.

— Ce n’est pas cela, dis-tu ?

— Non.

— Eh bien de quel accident crois-tu que je sois menacée ? Chasse, mon enfant, toutes ces terreurs sans motifs. Veux-tu m’alarmer moi-même ? Veux-tu alarmer ton bon père ? Tu auras été tourmentée, je le vois bien maintenant, par quelques-uns de ces rêves qui se représentent plusieurs fois et qu’on est tenté de prendre pour des avertissements, à cause de leur obstination. Il faut tâcher de t’étourdir. En continuant de t’abandonner à des idées aussi ridicules, tu risquerais de me faire une peine sérieuse… et ce n’est pas ton intention, n’est-ce pas ?

Mme Baliveau avait réussi à prononcer ces paroles avec un accent si calme, si naturel, qu’Anaïs sentit ses doutes s’évanouir.

— Laissons là ces toilettes, reprit Mme Baliveau ; elles sont la cause de cette conversation chagrine.

Un instant après, elle demanda, comme avec indifférence :

— À propos, Anaïs…

— Que voulez-vous ma mère ?

— Combien y a-t-il de jours que cette dame, Mme de Pressigny, est venue me voir ?

— Il y a quatorze jours.

Mme Baliveau ne fut pas maîtresse d’un mouvement de surprise.

— Quatorze jours, répéta-t-elle ; en es-tu bien sûre ?

— Oui, ma mère.

— Déjà ?…

Ce mot fut prononcé lentement et à voix basse. Ce mot résumait depuis quatorze jours tous ses bonheurs et tous ses regrets ! Au moment de quitter volontairement la vie, elle s’était sentie retenue par tous les liens du foyer, resserrés autour d’elle avec plus de force et de charme. Son mari auquel elle avait remis les soixante mille francs de la marquise, sous les apparences d’un prêt, son mari s’était départi envers elle de sa réserve accoutumée. Les soirées du petit salon violet en avaient reçu une gaieté plus franche. Mme Baliveau hâtait les préparatifs du mariage d’Anaïs avec M. Fayet-Vidal, le blond substitut. Tout riait à cette pauvre femme ; la maladie elle-même semblait l’oublier.

Une surprise lui était réservée ce même soir. C’était sa fête. Deux lampes de plus ornaient le salon. Les vases de la cheminée avaient été remplis de fleurs. Chaque invité brillait de cet air discret et de ce bon sourire qui sont l’éclat de la province ; on se parlait à mi-voix. Une partie de piquet commencées s’était achevée tout de travers. Catherine allait et venait avec une mine affairée. Le tablier blanc d’un pâtissier avait été aperçu dans l’entrebâillement d’une porte, puis M. Baliveau s’était levé pour aller pousser vivement la porte. Quelques yeux impatients se fixaient sur la pendule. L’arrivée du substitut, dont le paletot ne dissimulait pas suffisamment un énorme bouquet, compléta la réunion et devint le signal de la fête.

À minuit, tout le monde était encore dans le petit salon violet, ce qui n’avait jamais eu lieu jusqu’alors. Mme Baliveau tenait tendrement serrées les mains de sa fille dans les siennes.

— Je monterai demain dans ta chambre avec Catherine pour prendre la mesure de tes rideaux de fenêtre. J’ai de la mousseline avec des dessins de toute beauté ; je veux t’en faire cadeau, à toi et à ton mari, puisque vous nous avez promis de demeurer ici pendant quelque temps.

Trois jours après cette fête d’intérieur, Marianna était chez la marquise de Pressigny. Elle menaçait et elle demandait, à la grande-maîtresse de la Franc-maçonnerie des femmes, sa signature au bas d’un ordre dirigé contre Philippe Beyle. Après avoir vainement essayé de toutes les formes de supplication, Mme de Pressigny allait écrire son nom sur l’acte fatal, lorsqu’un valet entra, lui apportant une lettre. Un tremblement la saisit dès qu’elle eut jeté les yeux sur le timbre.

La lettre venait d’Épernay.

Elle la décacheta sous le regard inquiet de Marianna, et en retira un papier qui n’était autre que l’acte de décès de Mme Baliveau. Une profonde tristesse remplit le cœur de la marquise et voilà son front pendant un instant. Quand elle se retourna vers Marianna :

— Ma nièce Amélie est franc-maçonne, dit-elle, et son mari est désormais inviolable.