La Franc-maçonnerie des femmes/4

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CHAPITRE IV

Étude de femme.


Un jour qu’Irénée de Trémeleu passait dans le faubourg Poissonnière, il fut frappé de la beauté d’une jeune fille qui marchait vite et seule, plusieurs cahiers de musique sous le bras.

À je ne sais quoi de délibéré dans la démarche, de résolu dans le port de tête et de déjà savant dans le coup d’œil, M. de Trémeleu - qui avait le pied parisien, comme d’autres ont le pied marin - reconnut immédiatement une élève du Conservatoire, section du chant.

C’était précisément l’heure à laquelle ces jeunes personnes sortent de leur classe, bandes coquettes où l’avenir recrute ses cantatrices altières, têtes brunes et blondes qui iront plus tard s’épanouir sous les lustres de la Fenice, de Covent-Garden ou de l’Opéra. M. de Trémeleu, qui était alors un jeune homme absolument voué au plaisir, mit son pas à l’unisson de celui de la jeune fille, et, sans trop réfléchir, il la suivit à une distance bienséante. Tout en la suivant :

— Voici pourtant, se disait-il, une enfant de seize ans à peine, en brodequins de coutil, en robe modeste, avec un chapeau dont la coiffe et les rubans ont été changés autant de fois que le manche de la lame du couteau de Janot ; c’est pauvre, c’est inconnu… et dans quelques années peut-être cela se lèvera et traversera le monde, à la façon des ouragans. Des passions, des désespoirs, des consolations, des courages seront éveillés par elle dans cette course folle qu’entreprennent les femmes de théâtre au milieu des enthousiasmes et des opulences. Après l’avoir vue et entendue, des hommes en prendront le boire et le manger, se ruineront, accompliront des crimes mêmes ; d’autres, au contraire, sentiront leur front se relever plus illuminé et plus glorieux. Elle sera maudite, elle sera bénie. De tous ceux qui passent à côté d’elle aujourd’hui en la regardant d’un œil indifférent, il y en aura peut-être un qui sanglotera plus tard à sa porte, en la suppliant d’accepter sa fortune, son nom, son existence, et qui sera orgueilleusement refusé par cette petite fille, dont les souliers usés trempent à cette heure dans le ruisseau !

En pensant ainsi, Irénée de Trémeleu ne se doutait pas qu’il venait de tirer son propre horoscope. Il suivit la jeune fille jusque dans la rue de Chabrol. Elle entra dans une de ces grandes et hautes maisons que l’on s’est avisé récemment de construire, avec d’immenses croisées, de vastes cours, pour y loger spécialement des peintres. M. de Trémeleu fit prendre des renseignements, et, au bout de deux jours, il sut tout ce qu’il voulait savoir au sujet de la jeune élève du Conservatoire.

Elle s’appelait Marianne Rupert ; son berceau avait été environné de ténèbres. Mise au monde en plein Paris, dans une mansarde de la rue du Four-Saint-Honoré, les deux premiers visages dont elle gardait souvenir étaient celui d’un homme rouge et très violent - son père - et celui d’une femme qui passait ses jours à tortiller des chiffons et à arranger ses cheveux devant un miroir - sa belle-mère.

Les époux Rupert tenaient une boutique de peintre colleur : mastic, vitres, pinceaux, essences.

Après avoir passé quelques temps à l’école des sœurs, Marianne, dès qu’elle fut un peu grande, se vit employée aux travaux de la maison : on lui fit balayer la cour, éplucher de la laine pour les matelas, récurer les chandeliers le samedi. En même temps, son père commença à devenir brutal envers elle. Et puis, il était venu d’autres enfants aux époux Rupert.

La veille du jour où Marianne devait faire sa première communion, son père lui appliqua un soufflet énorme. Il sortait d’un dîner et avait la tête échauffée. Le lendemain, elle alla à l’église avec une bosse au-dessus de l’œil. Sa belle-mère lui avait taillé un costume blanc dans une vieille robe de mariée ; elle lui avait donné, en outre, des gants de percale et des souliers puce. Néanmoins, la petite, qui ressemblait à un chien soiffé, se croyait naïvement la mieux de toutes.

Marianne, à douze ans, faisait déjà les gros savonnages, et elle se levait au point du jour afin d’aller rincer le linge à la fontaine. Elle aidait aussi à la cuisine. La haine de ses parents croissait en proportion des services qu’elle leur rendait. Elle tremblait de tous ses membres quand elle entendait la voix de son père. « Arrive donc ici ! lui criait-il, et regarde-moi cela ; c’est donc bien fait, cela, c’est donc bien essuyé ? pif ! paf !… »

Demandait-elle à manger, sa belle-mère lui répondait : « Ne faudrait-il pas te pendre un pain de six livres au cou ? Tu mangeras quand tu auras fini de travailler. » Et souvent le soir s’avançait qu’elle n’avait rien pris encore ; car la belle-mère tenait les provisions sous clef. Dans ce cas, la pauvre enfant s’avisait quelquefois d’un stratagème : comme on avait crédit chez les fournisseurs, elle prenait chez l’épicier une livre et demie de fromage au lieu d’une livre seulement qu’on l’y envoyait chercher, et elle mangeait en chemin, à la dérobée, la demi-livre de surplus. Souvent aussi elle se nourrissait de la graisse dans laquelle on faisait frire le poisson. Le pain qui tombait sous la table, elle le ramassait avec soin et le cachait dans ses poches, pour le dévorer le soir dans le grenier où elle se couchait sans chandelle. Ses vêtements ne lui tenaient pas sur le corps ; elle n’avait qu’une robe et qu’un petit bonnet à trois pièces. On lui laissait ses bas jusqu’à ce qu’ils lui tombassent des pieds, en raison du proverbe : « Tant qu’il y a de la jambe, il y a du talon. »

Il semblait qu’elle ne fît plus partie de la famille. Chez les gens du peuple, plus qu’ailleurs, il survient de ces changements extraordinaires, de ces revirements d’affection que rien ne motive. Une première brutalité, souvent irréfléchie, en amène une seconde qui est calculée. C’est que là où le père devait se repentir, il a, au contraire, essayé de se justifier. Il a cherché une raison à sa colère, et il en a trouvé une. Désormais l’habitude est prise : son sourcil demeurera froncé pour son enfant, car un père ne doit pas montrer d’illogisme dans sa conduite ; désormais il se mettra à l’affût de toutes les occasions propres à attiser sa colère, et les occasions viendront au devant de lui. La colère est progressive comme l’ivresse ; elle engendrera la haine, et la haine appellera la cruauté. Ainsi, pour avoir voulu être infaillible une première fois, il descendra un à un tous les degrés de la démence et de l’inhumanité. L’orgueil, dans les basses classes, lorsqu’il est poussé jusqu’à l’entêtement, produit des résultats épouvantables.

Plus le peintre colleur battait sa fille, plus elle lui devenait odieuse. L’injustice arrivait chez lui à des vertiges surprenants. Il lui trouvait tous les défauts, toutes les laideurs, toutes les insipidités ; il n’aurait jamais voulu l’avoir sous les yeux, disait-il, et quand il ne la voyait pas, il criait avec fureur après elle. Peu à peu, il s’était forgé un raisonnement qui eût étonné même une brute ; il pensait :

— Puisque je la bats si souvent et si fort, il faut donc que ce soit un monstre ?

En conséquence de ce principe, on ne trouverait pas dans toute l’enfance de Marianne quelque chose qui ressemble à un plaisir, même à un loisir. Les dimanches, dans l’après-dînée, sa petite tête mélancolique apparaissait quelquefois un instant à la lucarne du grenier ; de là, elle regardait dans la rue les petites filles. Les petites filles sautaient, se trémoussaient, jouaient à la marchande de rubans ; pour tirer au sort celle qui, devait jouer le rôle principal dans le jeu, elles se rassemblaient autour de la plus grande, qui les comptait du bout du doigt en répétant une de ces mélopées naïves qui se transmettent de génération en génération, telles que :

Belle pomme d’or à la révérence

N’y a qu’un roi qui gouverne en France ;

Adieu mes amis, la guerre est finie,

Belle pomme d’or restera dehors !

ou bien :

Une poule sur un mur, etc.

Il y en a d’autres moins connues ; celle-ci, par exemple :

Un i, un l,

Ma tante Michel,

Des raves, des choux,

Des raisins doux.

Ne passez pas

Par mon jardin,

Ne cueillez pas

Mon romarin,

Ni ma violette,

Mistouflette !

Mistouflette !

Mistouflette à vêpres,

Qui chante comme les prêtres !

Pimpon d’or,

Chapeau d’épinette,

La plus belle

Ira dehors !

Et, quels cris d’oiseau poussait celle sur qui le doigt s’arrêtait ! Et après les jeux, quelles belles rondes ! Tout le chapelet défilait, depuis les Compagnons de la Marjolaine, jusqu’aux Trois cents soldats revenant de la guerre ; et ces voix claires résonnaient dans le crépuscule d’été, ces cheveux s’agitaient ; elles recommençaient toujours :

La violette se double, double, La violette se doublera…

Marianne les regardait avec des yeux démesurés.

Il ne fallait pas que les époux Rupert la trouvassent endormie lorsqu’ils revenaient de la promenade avec leurs autres enfants. Son père la tricotait alors avec un rotin qu’il avait rapporté des Iles, ou bien il cinglait à tour de bras avec des liures de cotrets rassemblées en poignée de verges. Tout le quartier avait connaissance ce ces mauvais traitements et s’en indignait, mais il ne se trouvait personne pour les dénoncer : ni le boulanger d’en face, ni le boucher, ni le perruquier, ni le charcutier ; car tous ces gens-là avaient la pratique du peintre et ne voulaient pas la perdre par une dénonciation.

Il n’y a pas de caractère possible avec une telle éducation ; il n’y a que des sensations et une sorte d’habitude machinale et plaintive. Marianne comprenait vaguement qu’elle faisait l’office d’une bête de somme, mais sa pensée n’allait pas jusqu’à rêver l’affranchissement. La nuit la plus absolue régnait dans son intelligence et dans son cœur ; elle ne se rendait compte de rien - elle n’avait pas le temps - elle n’aimait ni n’abhorrait personne, pas même son père ; elle le craignait simplement. Cependant nous ne pouvons passer sous silence un trait caractéristique, résultat, ou plutôt contre-coup singulier des brutalités réitérées auxquelles elle était en butte.

Dans la maison du peintre, il y avait, au fond d’un corridor commun, un appartement habité par un pauvre couple : l’homme, la femme et une petite fille de six ans à peu près. L’homme travaillait sur le port de Bercy, la femme faisait des ménages ; tous les deux partaient le matin pour ne rentrer que le soir ; ils laissaient la petite fille seule au logis avec un sou de lait pour sa nourriture. Régulièrement, lorsque la nuit tombait, cette petite fille, qui avait peur des ténèbres, venait timidement se placer sur le seuil de la porte d’allée, en attendant ses parents. Elle était laide, et tout son être exprimait la souffrance. Vêtue rien que d’un lambeau d’indienne pendant l’hiver, elle repliait ses bras et cachait ses mains sous ses aisselles pour éviter le froid. La douleur résignée de cette attitude serait difficilement rendue. Eh bien ! Marianne ne manquait jamais, chaque fois qu’elle traversait ce corridor, de lui donner en passant une calotte ou un coup de poing. La petite fille s’enfuyait en criant et la redoutait comme la peste.

Quelle satisfaction secrète trouvait donc Marianne à reporter sur une autre une partie des barbaries paternelles ? Il y a là des questions d’animalité qui font frémir. Effroyables joies que celles qui consistent à se venger des coupables sur les innocents ! La laideur de cette petite malheureuse, sa physionomie mélancolique, rien ne pouvait désarmer Marianne, qui semblait dire en la battant : « Je fais donc souffrir quelqu’un, moi aussi ! »

Marianne allait finir sa douzième année. Elle aimait à chanter. Elle retenait avec une facilité surprenante les airs que venaient écorcher les orgues dans la cour. Cette aptitude précoce frappa un professeur de musique qui demeurait au troisième étage. Il offrit aux parents de développer les dispositions de Marianne, et, comme il ne demandait aucun argent pour cela, il obtint facilement leur consentement. Tous les jours, après avoir fait les grosses commissions du matin, l’enfant venait s’asseoir au piano du professeur. Honteuse et charmée, elle recueillait ses moindres paroles avec cette avidité, cette crainte, ces grands yeux ouverts, cette haleine retenue, cette sueur, qui attestent la dévotion de la vocation.

Les progrès de Marianne furent tels que le professeur se rendit chez un éditeur de musique connu par ses idées, et qu’il le pria de venir entendre son élève. Marianne chanta devant ces deux hommes, lesquels, très satisfaits intérieurement, se gardèrent bien d’en témoigner quelque chose devant elle. L’éditeur, particulièrement, s’était composé un visage impénétrable ; les mains appuyées sur la pomme de sa canne, il regardait fixement la petite fille, de manière à l’intimider ; quelquefois seulement, avec son pied, il marquait la mesure. Lorsqu’elle eut chanté pendant une heure environ, ils la renvoyèrent sans une caresse. Marianne pleura, et crut n’avoir aucun talent.

Alors, entre le professeur et l’éditeur à idées, il y eut une très longue conversation, à la suite de laquelle tous les deux se rendirent chez le père et la belle-mère de Marianne. Là, un singulier traité, mais dont les exemples sont nombreux dans notre époque, fut conclu entre les quatre personnes. Les époux Rupert vendirent Marianne. Ils la vendirent pour une certaine somme et pour un certain temps, c’est-à-dire jusqu’à sa majorité.

Jusqu’à sa majorité Marianne demeurait la propriété de l’éditeur de musique, qui se chargeait de l’élever, de la placer au Conservatoire, de contracter pour elle des engagements, de la lancer enfin, le tout à ses risques et périls. Mais aussi, tout ce que le talent de Marianne pourrait produire de bénéfices d’ici à l’expiration du traité, revenait de droit à l’éditeur de musique. C’était comme une terre qu’il affermait pour un certain laps d’années.

L’ idée pouvait être mauvaise - elle fut excellente, grâce à la vigoureuse et sincère organisation artistique de Marianne Rupert. Le marché pouvait être déplorable - il fut superbe ! On redoutait les maladies, la croissance. On fut ravi ; l’ élève grandit en pleine santé, et rien n’altéra sa voix pendant les années qui séparent l’enfance de la jeunesse. Une chose aussi, sur laquelle on n’avait pas compté, et qui vint surprendre délicieusement l’éditeur, ce fut le rapide développement de la beauté de Marianne. Hors de la mansarde paternelle, transportée dans un plus vaste milieu d’air, soumise à un régime approprié à sa nouvelle condition, elle se transforma tout à fait ; elle perdit ce cachet de souffrance et de gêne qui s’attache fatalement aux filles du peuple, fleurs des miasmes parisiens, gaietés malsaines des maisons noires. Sa tête, que l’habitude de la réprimande lui avait fait tenir courbée, se releva aux appels mystérieux et éclatants de son avenir. Ses cheveux étaient rares et courts, dépourvus de sève ; ils tombaient sous le peigne ou se cassaient dans la main ; en moins d’un an, ils s’épaissirent et se lustrèrent. Ses mains, que ne gerça plus l’eau seconde, acquirent une blancheur vivante. L’œil naquit pour la pensée, la bouche pour le sourire. Le corps entier s’élança, gracieux et puissant, comme sous le travail d’un statuaire invisible.

Dans les premiers temps, elle n’eut pas connaissance de sa beauté. L’éducation exclusivement artistique qu’elle recevait fut un bien moral pour elle.

Et puis, il faut dire aussi que l’éditeur manifestait pour Marianne des vigilances de duègne ; cela se concevra sans effort. Il avait commis à sa garde une de ses parentes à lui, très malheureuse du côté de la fortune, et qui n’avait par conséquent tout intérêt à le bien servir. Cette dame conduisait Marianne au Conservatoire et l’en ramenait régulièrement ; le reste de la journée, pendant ses études, elle restait à côté du piano, occupée à coudre.

Cela n’empêcha pas que, le premier jour où cette personne fut retenue au logis par un violent rhumatisme, Marianne ne fît la rencontre d’Irénée de Trémeleu.

Irénée était, nous l’avons déjà dit, jeune, riche et oisif. Il entreprit d’éveiller le cœur de Marianne, et il y réussit. Les moyens qu’il employa sont vieux comme les mondes. Il écrivit, il parla. Sur ces entrefaites, les rhumatismes de la dame augmentèrent. Irénée ne croyait d’abord qu’à une amourette ; mais, peu à peu, la candeur de Marianne, son intelligence croissante, la puissance de son exaltation en matière d’art, tout cela opéra tellement sur son imagination que ce qui n’ait été qu’une fantaisie ne tarda pas à prendre les proportions d’une passion véritable. De son côté, Marianne aima Irénée, mais comme on aime pour la première fois, c’est-à-dire timidement, avec plus de curiosité que d’ardeur. Leur liaison fut pure.

À dix-sept ans, Marianne Rupert, qui ne s’était produite que dans des concerts, où son succès avait été considérable, revêtit pour la première fois la pourpre des prima donna et parut sur le Théâtre-Italien. « Tout Paris était là », selon l’expression accoutumée des gazettes, et Dieu sait si ce tout Paris est fait pour donner le vertige ! En présence de ces habits noirs et de ces robes blanches, vis-à-vis de ces épaules écrasées de diamants, de ces cheveux semés d’étincelles, de ces bras nus reposant sur le velours des loges, devant le silence et devant cette flamme, sous l’obsession de ces grosses lorgnettes jumelles qui ressemblent à des canons, l’enfant de la rue du Four-Saint-Honoré sentit tout à coup une commotion au cœur ; le sang parut jaillir sou son fard, et ses yeux se fermèrent pendant trois secondes. Mais un radieux effort de volonté dissipa cette impression. Marianne, s’indignant contre elle-même, fit un pas de statue vers la rampe, et donnant d’un regard le signal au chef d’orchestre dont le bâton était resté immobile, elle attaqua son air avec une énergie qui renversa dans leurs stalles les habitués les plus blasés.

La foudre des applaudissements tomba sur elle avant que la dernière note expirât dans son gosier. Il y eut des fleurs jetées, des cris, cent conversations au foyer, tout l’attirail d’un triomphe parisien. Remontée dans sa loge après le premier acte, Marianne s’affaissa dans un fauteuil en murmurant :

— Suis-je vivante ?

Et elle demeura ainsi, muette, sans mouvement, enveloppée dans la nue de sa gloire naissante, jusqu’à ce qu’un soupir poussé à côté d’elle l’eût tirée de cette extase. C’était Irénée de Trémeleu. Elle l’avait oublié.

Sur l’affiche, Marianne était devenue Marianna ; c’était encore une des idées de l’éditeur. Elle le laissa faire, il était dans son droit. Elle le laissa également contracter pour elle un engagement à l’étranger, car, au point de vue de l’éditeur, il suffisait qu’elle eût reçu la consécration du public le plus intelligent de l’Europe. Ensuite, il voulait la soustraire aux enivrements de toute sorte qui suivent les succès de théâtre.

Mais, si actif et si attentif qu’il se montrât, il ne put empêcher cependant qu’avant son départ pour Londres certains hommages ne parvinssent sous les yeux aux oreilles de Marianne. Les financiers, ces éternels tentateurs, les journalistes et les grands seigneurs de toutes les nations descendirent dans les coulisses, et se pressèrent sous les quinquets des portants, pour encenser de plus près la nouvelle idole. Sa loge se trouva chaque soir encombrée de bouquets merveilleux, éclos dans les serres de l’impossible ; chaque soir, en dépit de ses défenses réitérées, l’habilleuse affecta de laisser traîner sur la toilette les présents de Turcaret et les billets doux de Moncade.

Marianna n’avait pas quitté son appartement de la rue de Chabrol ; seulement la dame aux rhumatismes avait été remplacée. La curiosité vint la poursuivre jusque-là ; le garçon de théâtre, chargé de lui porter les bulletins de répétition, eut désormais tous les matins ses mains pleines de messages et de cartes de visite.

Parmi les cartes qui se représentaient le plus obstinément dans sa loge des Italiens et dans son appartement, Marianna fit remarquer celle d’un jeune homme appelé M. Philippe Beyle. Irénée la remarqua aussi. Écrivons-le ici en lettres de feu : entre tous le supplice que le poète florentin se plaît à entasser dans les cercles de son poème infernal, il n’en est pas de comparable à celui qui consiste à aimer une comédienne. On ferait un lac à couvrir l’Europe avec les larmes et le sang que ces femmes brillantes ont fait répandre depuis l’invention des spectacles. Irénée, dès qu’il vit un lustre resplendir sur l’objet de son adoration, eut le pressentiment des souffrances qui l’attendaient. Il jeta, ce soir-là, un regard haineux sur la salle entière, et il comprit qu’entre lui et le public la lutte allait commencer. Se rencontrant avec l’éditeur de musique dans une pensée commune, il hâta le départ de Marianna pour l’Angleterre.

Marianna quitta Paris avec un certain regret ; il lui en coûtait d’abandonner ainsi son public ; et malgré tous les raisonnements que l’amour suggéra à Irénée, elle lui en voulut un peu de ce qu’elle appelait son égoïsme.

Constatons aussi qu’en dehors de son talent et de sa beauté, Marianna n’avait rien de supérieur aux autres femmes. C’était un esprit à créer, une âme à animer. D’ailleurs, pourquoi aurait-elle partagé les craintes d’Irénée, lorsque l’art, la faisant passer sous sa plus belle porte, ne lui promettait que des enchantements ?

Quelques affaires firent que M. de Trémeleu ne partit point ne même temps que Marianna. Il resta un mois à Paris. Ce mois devait lui être funeste. La première carte que reçut Marianna, deux jours après son arrivée à Londres, fut celle de M. Philippe Beyle.

M. Philippe Beyle n’était pas, comme Irénée, un personnage discret et posé. Son extérieur, des plus favorables du reste, annonçait la bonne humeur et l’audace. Il était grand, il parlait haut et agissait vite. Quelque chose se sentait en lui de la race des Courtisans militaires de l’époque de Louis XIII.

Il afficha tout de suite et bruyamment ses prétentions sur la Marianna. C’était un excellent moyen, sinon pour écarter ses rivaux, du moins pour les intimider, car bien que puissent en maugréer les cœurs délicats, il n’y a que les ficelles qui réussissent en amour comme en littérature. À toutes les subtilités du sentiment, la majorité des femmes préférera toujours la déclamation et les témérités. Et c’est dans la majorité des femmes que nous avons classé Marianna.

Aussi lui fut-il impossible, à la fin, c’est-à-dire au bout de quelques jours, de ne pas accorder son attention à ce jeune homme singulier qui lui envoyait des fleurs matin et soir, des lettres soir et matin, qui, au théâtre, ne la quittait pas des lorgnettes, et qu’elle était assurée de rencontrer sur son passage chaque fois qu’elle se hasardait à sortir.

Cette obsession qui lui parut être, à juste titre, assez pertinente, eut pour résultat progressif de la mettre en colère, puis de la faire rire, et finalement de la toucher. Elle compara la physionomie hardie et gaie de Philippe Beyle au visage chagrin d’Irénée. Ces façons d’agir, un peu vulgaires sans doute mais pleines d’entraînement et chassant devant elles les réflexions, l’étourdirent comme eût pu le faire un vin trop fort. Elle voulut être aimée avec joie, elle qui n’avait été aimée qu’avec mélancolie ; elle croyait, sans se rendre compte des nuances, que, de ces deux hommes, le supérieur était celui qui sollicitait l’amour avec despotisme au lieu de l’attendre avec humilité. Enfin Marianna estimait trop Irénée pour l’aimer ardemment - ces choses-là, nous le savons, sont cruelles à jeter sur le papier.

Bref, Marianna, qui n’avait pas failli avec Irénée de Trémeleu, succomba avec Philippe Beyle. Elle avait dix-huit ans. Philippe en avait vingt-huit environ ; il était spirituel et raisonnait ses folies. Il avait été plusieurs fois riche, et chaque fois il avait jeté sa richesse par les fenêtres, comme on fait d’une poignée de pralines. Il ne comprenait pas qu’on fût opulent à demi ; il voulait l’être tout entier, et il s’avançait vers l’avenir avec assurance d’un fils de famille qui aurait une lettre de crédit illimitée sur une maison de banque.

Ses parents, qui étaient de gros marchands de Normandie, en avaient fait d’abord un auditeur au Conseil d’État, ce qui lui avait permis de se pousser dans les salons de la finance et à la cour de Louis-Philippe. Il n’en demandait pas davantage. Ses instincts, plutôt que ses goûts, l’éloignaient de l’aristocratie, dont il croyait le rôle presque terminé. Après être resté au Conseil juste le temps nécessaire pour apprendre à marcher et à s’asseoir, il prit sa volée à travers l’Europe et courut les ambassades. Grâce à de hautes protections et surtout à maintes importunités électorales, il obtint du gouvernement quelques menues missions - ou commissions - qui lui entrouvrirent la porte des cabinets diplomatiques.

À cette époque, l’opinion du monde sur Philippe Beyle pouvait se résumer par ce mot des gens qui clignent de l’œil :

— Oh ! celui-là n’est pas embarrassé de faire son chemin.

Dans ses vagabondages, il avait en effet conquis une brutale mais réelle expérience des hommes et des faits. Quant aux femmes, il avait le don de les asservir après les avoir fascinées. Ce n’était pas que, comme tout le monde, Philippe n’eût aimé, n’eût souffert, n’eût maudit ; il était trop intelligent pour n’avoir pas été victime avant de devenir bourreau ; mais il avait l’habitude de dire que son noviciat était terminé. D’ailleurs, il approchait de l’âge où, selon un philosophe du dix-huitième siècle, qui, de la vie la plus enivrante a tiré les enseignements le plus amers, il faut que le cœur se brise ou se bronze. Philippe Beyle sentait chaque jour que son cœur allait se bronzer. Tel était l’homme avec qui Irénée se trouva en présence lors de son arrivée à Londres.

Il songea à repartir immédiatement pour Paris : il n’en eût pas la force. Son amour s’était accru depuis un mois de séparation, employé par lui à caresser des projets, à préparer des plans pour un avenir tout de calme et de demi-jour poétique. Il ne voulut pas renoncer en une heure à des rêves pétris pour ainsi dire avec le meilleur de son sang et dorés de tous les rayons de son imagination. Il appela à son secours les raisonnements les plus étranges, il évoqua les espérances les plus paradoxales. Vainement la dignité étendit-elle sur lui son beau bras de marbre pour tenter un dernier rappel, il repoussa brusquement la dignité et se plongea entier dans sa chère et douloureuse erreur.

Irénée resta donc à Londres. Spectateur assidu de l’Opéra, on put le voir pendant deux mois, assis à la même place, les yeux avidement fixés sur la scène quand paraissait la Marianna, le front tristement incliné quand elle avait disparu.

Souffre, jeune homme ! Baisse ton regard pour qu’on n’y voie pas trembler la lumière de tes larmes ! Porte les doigts à ta gorge pour y arrêter les sanglots qui s’y pressent. Que ton âme s’épanche et filtre à travers les notes gémissantes de la musique des maîtres. Souffre ! c’est l’âge de souffrir. Ton cœur a du sang pour tous les glaives ; ne crains pas d’aller au-devant des blessures ! On sera peut-être surpris par la scène que je vais essayer de rendre : mais j’atteste cependant qu’elle est bien dans le sentiment passionné.

Irénée se présenta chez Philippe Beyle, qu’il n’avait jamais rencontré que dans les corridors du théâtre, où leurs regards avaient été ce que sont les regards des gens du monde, c’est-à-dire froids, et, en apparence, indifférents.

— Monsieur, dit Irénée, vous sous attendiez probablement tôt ou tard à ma visite, car vous ne pouvez ignorer la nature et la force de l’intimité qui m’attachait à Marianna. Vous avez remporté sur moi un avantage, en présence duquel tout homme sensé devrait renoncer à ses prétentions ; mais je ne suis pas un homme sensé, je suis un homme qui aime. La question ainsi posée, il semblerait qu’il n’y eût qu’un seul moyen de la vider ; pourtant ce n’est pas à ce moyen que j’aurai recours. Non, je n’aurai pas le mauvais goût et l’ineptie de demander une préférence aux chances d’une provocation. Il est inutile que, devant vous, je cherche à justifier ce côté de ma résolution : plusieurs rencontres sérieuses sauvegardent suffisamment à cet égard ma dignité.

Philippe Beyle, quoique étonné, s’inclina. Irénée poursuivit :

— Le but de ma visite est plus simple et en même temps plus conforme aux lois du véritable honneur : il consiste à vous demander si vous croyez aimer Marianna autant que je l’aime, et si vous êtes disposé à faire pour son avenir et pour son bonheur ce que je ferais, moi. Je sais que j’excite au plus haut point votre étonnement, mais je sais aussi que les démarches les plus étranges échappent au ridicule lorsqu’elles ont un but honnête, et qu’elles sont accomplies avec simplicité. Or, voici ce que je ferais pour Marianna, si Marianna m’était rendue : je romprais immédiatement le traité qui la lie à son exploiteur, quelque exorbitant que soit le dédit attaché à la rupture de ce traité ; je l’arracherais à une profession, qui offense autant la pudeur qu’elle dénature et émousse les sensations intimes ; enfin, et bien qu’il ne me soit plus permis maintenant de réaliser des projets de mariage que j’avais conçus il y a trois mois, je ne lui en consacrerais pas moins mon existence tout entière ; j’irais vivre avec elle à l’étranger, au sein d’un luxe qu’il m’est facile de lui donner, et dans l’oubli d’un passé, pour lequel le ciel, moins inflexible que le monde, a réservé des trésors d’indulgence. Je ferais cela, monsieur, et je croirais encore ne pas faire assez, car j’aime Marianna presque autant que l’honneur. En venant ici, et en cherchant à dégager mes paroles de toute solennité, j’ai espéré, je l’avoue, que vous placeriez dans votre conscience votre amour et le mien, et que vous les pèseriez tous les deux. Nous appartenons à la même génération, au même milieu social, il ne peut y avoir aucun motif de haine entre nous. Examinez donc ma demande avec sang-froid et répondez-y avec probité ; sachez si vous êtes capable de tous les sacrifices que je suis disposé à accomplir en faveur de Marianna, et songez bien surtout que ne pas faire autant que moi pour elle, c’est confesser l’infériorité de votre amour.

Il se tut, il avait fini. Philippe Beyle demeura embarrassé pendant quelques minutes ; on le serait à moins. Ce langage l’avait touché, et son premier mouvement avait été de tendre une main cordiale à Irénée. Ç’eût été bien et digne. Mais en sa qualité de diplomate, Philippe Beyle n’écoutait jamais son premier mouvement. D’ailleurs, quelques mots maladroits échappés à Irénée sur sa forme et sur le luxe dont il lui était facile d’entourer Marianna, avaient éveillé sa susceptibilité. Il se sentit blessé également de ses précautions pour aplanir la distance que le blason établissait entre eux. Sous l’amant, il flaira le riche et le noble. Ces préoccupations l’emportèrent, et sa loyale résolution s’évanouit aussitôt. Il chercha et trouva une de ces réponses qui empourprent la figure mieux qu’un soufflet. Il dit :

— Monsieur, j’apprécie votre démarche et je m’en trouve honoré, mais vous m’excuserez de ne pas vous suivre sur le terrain où vous m’appelez. Je suis peu expert en matière de sentiment ; il me semble toutefois que le bonheur d’une personne vient plutôt de celui qu’elle aime que de celui qui l’aime. Penser autrement, c’est se placer à un point de vue peut-être égoïste. Soyez sans crainte pour l’avenir de Mlle Marianna, il est aussi en sûreté dans mes mains que dans les vôtres.

Irénée ne répondit pas ; il salua et il sortit. On n’entendit plus parler de lui pendant un an. Cette année vit s’éteindre l’amour de Philippe Beyle pour Marianna, et redoubler l’amour de Marianna pour Philippe Beyle.

Philippe Beyle avait compté sur une liaison publique et éclatante ; il s’était promis de tirer honneur de cette nouvelle maîtresse, comme on tire honneur d’un diamant ou d’un coursier. Marianna trompa ses espérances. Au lieu de l’être lumineux, vivace, extrême, qu’il s’était flatté de trouver ou de développer en elle, il ne trouva qu’une femme aimante et paisible. À peine s’il put la décider à souper deux ou trois fois en compagnie de quelques-uns de ses amis.

— Autant vaudrait m’être épris d’une bourgeoise ! pensait-il en la regardant à son piano, d’où rien ne pouvait la détacher pendant de longues heures.

Marianna avait, en effet, la sérénité de la confiance. L’idée d’une trahison lui semblait inadmissible, car elle jugeait du cœur de Philippe d’après le sien, cercle vicieux où se laissent tomber la plupart des femmes. N’avait-elle pas tout sacrifié pour lui, même sa première et sa meilleure tendresse ? Et pouvait-il ne pas avoir sans cesse présente à la mémoire l’importance de ce sacrifice ? Ces réflexions, qu’elle n’avait faites qu’une fois, avaient suffi pour assurer son repos. Il lui fallut bien cependant s’apercevoir du désappointement de Philippe Beyle et du refroidissement qui en fut la suite. Mais cette cruelle lumière ne lui arriva que lentement, et pour ainsi dire rayon par rayon. Dès lors, tout ce qu’avait souffert Irénée, elle commença à le souffrir à son tour. Son talent se ressentit de cette épreuve ; sa voix s’altéra, son jeu perdit en certitude et en autorité.

Alarmé, l’éditeur de musique accourut chez elle, l’accablant de doléances et de reproches, l’accusant d’ingratitude, allant plus loin encore, et voulant rechercher dans sa vie privée les causes de ce commencement de décadence. La rougeur au front, Marianna se tourna vers Philippe Beyle, comme pour lui demander de la soustraire à de tels outrages. Mais Philippe Beyle n’était pas assez riche pour payer une rançon et briser ainsi cette tutelle cynique. Il se contenta du seul moyen qui fût en son pouvoir, lequel moyen consistait à saisir l’éditeur-négrier par les épaules, à le pousser véhémentement vers la porte, et à lui faire descendre sur les reins une majeure partie de l’escalier. Mauvaises raisons, après tout. Dans ces conditions nouvelles, le bonheur ne devait plus trouver que peu de place entre Philippe et Marianna.

Le seul motif qui empêchât Philippe de rompre ouvertement, c’était le souvenir de son entretien avec Irénée de Trémeleu, vis-à-vis de qui l’amour-propre l’avait porté à répondre de la destinée de Marianna. Homme de vanité, il se trouvait lié par cet engagement qu’il maudissait plusieurs fois le jour. Il était bien résolu à ne pas quitter cette femme ; mais tout ce qu’on peut faire pour qu’une femme vous quitte, il le fit. Hélas ! ses indifférences, ses dégoûts, ses violences même, eurent un résultat inattendu. Marianna n’était amoureuse de Philippe ; elle en devint affolée. De maîtresse elle tomba au rang d’esclave. Il fut vaincu et se résigna, n’attendant plus sa liberté que du hasard.

Après l’expiration de l’engagement à Covent-Garden, la volonté de l’éditeur de musique appela la Marianna à Bruxelles pour y donner quelques représentations. Elle était alors très fatiguée. Philippe Beyle l’accompagna avec la mélancolie machinale d’un mari. Il continua à Bruxelles la vie qu’il avait menée à Londres ; des trois, des quatre jours se passaient sans qu’il parût chez Marianna. On lui connut des intrigues, et il poussa même l’impudence jusqu’à se montrer au théâtre, en loge, avec ses nouvelles conquêtes. Des conquêtes ! Il n’y a que la rhétorique française pour consacrer ces jolies façons de dire. Pendant ce temps-là, les pleurs et les veilles passées dans l’attente achevaient de détruire les forces de Marianna.

Elle fut sifflée un soir. Philippe, qui assistait précisément au spectacle, en galante et joyeuse société, ne put se défendre d’une émotion pénible ; il saisit un prétexte et sortit de la loge. La première personne avec laquelle il se trouva face à face dans le corridor fut Irénée. Celui-ci, très pâle, mais impassible, le regarda au front et passa devant lui sans le saluer. Philippe froissa ses gants, et alla chercher de l’air dans la rue… Le même soir, après la représentation, comme Marianna le voyait silencieux et sombre, assis sur un canapé, elle lui dit, pendant qu’elle défaisait ses cheveux :

— Vous êtes triste, Philippe, parce qu’on m’a égayée. Bah ! j’y ai à peine fait attention, moi. Ne connaissez-vous pas les caprices du public ? Et puis, je ne sais pas au juste si cela partait de la salle ; le machiniste, qui est le plus excellent des hommes, a voulu me prouver que ce coup de sifflet avait été lâché par lui, involontairement, comme cela se pratique pour le changement de décor. Ne trouvez-vous pas, Philippe, cette invention tout à fait habile et touchante ?

Et, se tournant vers lui, elle lui montra un visage où la bouche souriait, tandis que les yeux s’efforçaient de retenir des larmes. Mais ce visage, il ne le vit pas. Il ne voyait rien. Le regard attaché au tapis, il ne pensait qu’à la rencontre inattendue d’Irénée. Il se demandait ce que pouvait signifier sa présence à Bruxelles. Il ne tarda pas à l’apprendre, car le lendemain, dès le matin, deux messieurs lui remettaient une lettre de M. de Trémeleu. Voici ce que contenait cette lettre :

Monsieur,

Il y a une chose dont vous ne devez plus douter à l’heure qu’il est : c’est que je m’y serais pris autrement que vous pour assurer le bonheur de Mlle Marianna Rupert.

Après avoir brisé l’amour de la femme, vous voilà sur le point de briser la carrière de l’artiste.

Au fond de votre conscience vous trouverez la qualification de votre conduite ; et, lorsque vous l’aurez trouvée, vous comprendrez quel genre de satisfaction j’attends de vous.

De Tremeleu

Après cette lecture, Philippe Beyle prit avec les deux témoins les arrangements accoutumés ; un rendez-vous fut convenu. Un duel, soit ! Philippe respirait, au moins. Cela lui pesait d’avoir à rougir devant un homme. À l’heure fixée, plein d’impatience, il se rendit le premier sur le terrain. Mais sa surprise fut grande lorsqu’il vit arriver, seuls, les témoins de M. de Trémeleu.

Irénée, une heure auparavant, avait reçu de Paris un message lui apprenant que son père venait de tomber très dangereusement malade. Il n’y avait pas un moment à perdre, il n’y avait pas non plus à hésiter. Irénée n’eut que le temps de se jeter dans un wagon, après avoir laissé quelques lignes à ses témoins pour les informer de cet incident exceptionnel.

Philippe Beyle connaissait trop bien les lois du véritable honneur pour ne pas s’incliner devant un obstacle de cette nature, pour ne pas faire céder son impatience devant la sainteté d’un tel motif. Le duel de ces deux hommes se trouva donc forcément ajourné.