La Franc-maçonnerie des femmes/7

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CHAPITRE VII

Pendant le concert


Les salons et les jardins de la mairie avaient été ouverts pour le concert et le bal, complément indispensables des régates annuelles. Salons et jardins étaient attenants ; et, par une inversion d’heureux goût, les jardins étaient remplis de lustres, tandis que les salons étaient encombrés de fleurs.

Ajoutons que la philanthropie avait fait de son mieux pour l’organisation et la composition du concert. On s’était procuré un pianiste décoré par la reine d’Espagne, et ces éternels douze chanteurs montagnards qui, selon les latitudes et la mode, se transforment tour à tour en chanteurs tyroliens, écossais, suisses, hongrois, voire en pifferari.

Cette fois, ils avaient consenti à n’être tout simplement que des chanteurs pyrénéens. Une veste de velours noir et des guêtres hautes composaient leur costume national, annoncé parmi les séductions du programme, et qui, à y regarder de près, représente généralement le costume des montagnards de tous les pays.

Deux ou trois grands airs d’opéra devaient être chantés en outre par quelques-unes de ces mélancoliques demoiselles qui n’appartiennent ni au théâtre ni au monde, et qui, dans les régions musicales, remplissent à peu près le même emploi que les poissons volants dans l’ordre de la création. L’orchestre, recruté parmi les sociétés philharmoniques du département, résumait incontestablement la partie brillante du concert.

À la tombée de la nuit, c’est-à-dire vers huit heures, les invités commencèrent à arriver. Il faisait chaud, l’on ne voyait que des robes blanches. Ce charme particulier qui naît des soirées brûlantes, dans le voisinage de la mer, s’étendait graduellement et augmentait ; chaque objet semblait s’idéaliser ; les arbres s’élançaient avec un jet plus pur ; l’herbe se faisait sous les pieds douce et fuyante ; la musique montait vers le ciel pâle en notes d’une suavité qui surprenait les exécutants eux-mêmes ; c’est qu’entre les instruments et les lèvres humaines, il y avait place pour le souffle de la nature. Dans cette atmosphère exquise passaient et repassaient des femmes, tête nue, bouquet à la main.

Mais avant d’aborder les épisodes de cette soirée, nous nous rendrons chez Irénée de Trémeleu. Le trajet nous paraîtra d’autant plus court que l’ Hôtel du Globe était voisin de la mairie, et quel deux jardins se touchaient. Irénée était seul, et écrivait. Il écrivait, comme font les plus indifférents à la veille d’un duel. Brave, et d’une bravoure éprouvée plusieurs fois, il ne pouvait dans cette occasion soustraire sa volonté à l’influence des pressentiments. Son visage en avait reçu une teinte plus sombre ; d’involontaires crispations faisaient dévier la plume entre ses doigts. Mais il ne s’arrêtait pas, il écrivait toujours ; on aurait dit qu’il ne voulait pas penser.

Sur ces entrefaites, on frappa à sa porte. Il laissa échapper un mouvement d’humeur et alla ouvrir. Une pâleur extrême se répandit sur ses traits lorsqu’il reconnut Marianna.

— Vous… dit-il.

Il n’osa pas l’appeler par son nom.

— Moi, Irénée.

Elle était parée pour la fête ; ses cheveux noirs frissonnaient sur ses belles épaules découvertes. Irénée la saisit par la main et la fit entrer dans sa chambre. Sans le quitter des yeux, elle s’assit sur un canapé. Lui resta debout. Il était loin de s’attendre à pareille visite, et tremblement nerveux agitait tout son corps ; il fut quelques instants sans pouvoir parler. Remis de ce premier coup :

— Que voulez-vous ? demanda-t-il.

— Vous le savez.

Irénée baissa la tête et se tut.

— Je veux qu’il vive, ajouta-t-elle.

Et, comme il continuait à garder le silence :

— Un hasard m’a tout révélé. Ce matin, en revenant de chez Mme d’Ingrande, et au moment où j’allais rentrer chez moi, j’entendis du bruit dans la chambre de Philippe. Je prêtai l’oreille. Votre témoin était avec lui ; j’appris tout : votre rencontre pour demain, le lieu du rendez-vous, l’arme choisie. Irénée, j’ai rassemblé mes forces et mes résolutions pour venir vous supplier.

— Vous avez supposé que je renoncerais à ce duel ?

— J’ai tout espéré de votre cœur et de mes prières.

— Mais cet homme ne vous aime pas, vous le savez bien, ou plutôt il ne vous a jamais aimée.

— Irénée !

— Non, il ne vous a jamais aimée. Avec lui, votre vie est un martyre de toutes les heures.

— Qui vous a dit cela ? c’est faux !

— Pauvre femme ! murmura-t-il.

Il alla vers la table où il écrivait ; il y prit le carnet que nous connaissons, et le présenta à Marianna. Elle demeura confondue et muette.

— Vous voyez que je suis instruit, lui dit-il ; cet homme c’est votre malheur ; vous ne pouvez plus le nier.

Marianna soupira.

— Loin de vous aimer, il vous hait, continua Irénée. Vous lui pesez, vous lui êtes à charge !

— Je le sais, dit-elle.

— Alors, pourquoi voulez-vous qu’il vive ?

— Parce que je l’aime.

Irénée la regarda longuement et tristement. Tout son sang, toute son âme, tous ses souvenirs, toutes ses espérances, il les mit dans les paroles suivantes :

— Vous commencez à vivre, Marianna ; vous ne savez pas ce que c’est qu’une affection mal placée, vous ignorez l’influence qu’une première erreur de ce genre exerce sur tout l’avenir. Écoutez-moi et croyez-moi : cet homme est mauvais, je vous le répète ; je le sais par moi-même, je le sais par d’autres. Laissez Dieu décider de son sort.

— Vous êtes cruel, Irénée.

— Non, je ne suis que juste.

— Vous êtes personnel, alors ; c’est votre amour-propre que vous voulez venger ; c’est une satisfaction que vous voulez tirer de cette rencontre.

Irénée haussa les épaules.

— Vous me serez reconnaissante plus tard de ce que je vais faire pour vous, lui dit-il.

— Reconnaissante de la mort de Philippe ? Parlez-vous sérieusement, ou n’est-ce qu’une plaisanterie atroce ? Vous avez nommé Dieu tout à l’heure ; Dieu n’a besoin de personne pour tenir sa place. Et puis, Philippe n’est pas tel qu’on le dit et que j’ai pu le dire moi-même dans un instant de dépit. Je le connais mieux que vous, il me semble ; depuis un an, je le vois vivre tous les jours, tandis que vous, vous n’avez vu et vous n’avez pu apprécier que deux ou trois actes de sa vie. Comment voulez-vous juger quelqu’un là-dessus ? Philippe a du bon, je vous assure.

— Oui, murmura ironiquement Irénée.

— Je l’ai vu une fois pleurer à mon chevet, lorsque j’étais malade.

— Rien qu’une fois ?

— D’ailleurs, quand ce serait un monstre, que vous importe ? Je l’aime comme il est, je l’aime pour moi. C’est de l’égoïsme, j’en conviens. Mais je ne reconnais pas au monde le droit de venir me dire :

« L’homme que vous aimez est mauvais ; rangez-vous, nous allons le tuer. »

— Aveuglement ! dit Irénée.

— Non, non, répliqua Marianna ; j’y vois bien clair. Suis-je donc la première esclave qui ne veuille pas quitter son maître ? Vous qui avez observé, vous avez dû rencontrer de ces exemples de fascination. Philippe tient ma vie, comme si un pouvoir surnaturel la lui avait livrée ; devant lui, je ne sais que ployer et aimer.

— Mais vos souffrances ?

— Je m’y accoutume et je m’y accoutumerai de plus en plus. J’étais une enfant autrefois ; mes larmes coulaient pour des piqûres d’épingle, je ne pleure plus aujourd’hui…

— Même pour des coups de poignard, ajouta Irénée en secouant la tête.

— Irénée, sacrifiez-moi votre ressentiment contre Philippe ; je vous en prie les mains jointes !

— Cela ne se peut pas, Marianna.

— C’est donc moi que vous voulez frapper à travers lui ! s’écria-t-elle.

— Eh ! qui vous assure que je le tuerai ? qui vous dit que ce n’est pas moi plutôt qui succomberai dans cette lutte ? Espérez, Marianna, ajouta-t-il avec amertume, espérez…

Marianna se révolta sous cette parole injuste. Elle fit un pas comme pour se retire, mais à moitié chemin elle s’arrêta.

— Eh bien, dit-elle, j’endurerai tout ; je subirai vos cruautés jusqu’à la fin. Dieu sait que je vous ai voué tout ce que mon cœur contient d’estime et de reconnaissance. Mais puisque vous pouvez méconnaître de la sorte mes sentiments, eh bien ! je descendrai jusqu’au dernier degré de l’humilité ; je vous priais à mains jointes, je vous supplierai à genoux.

— Oh ! Marianna !

— Il ne faut pas que ce duel ait lieu ; il ne faut pas que l’un de vous soit taché du sang de l’autre. L’insulte que vous avez faite à Philippe ne peut être mortelle. Renoncez à votre projet funeste.

— C’est trop tard à présent.

— Non !

— Marianna, il est des choses fatales ; cette rencontre est du nombre ; rien ne saurait l’empêcher.

— Vous irez sur le terrain ?

— J’irai.

— Vous ajusterez Philippe ?

Et, sans laisser le temps de répondre, elle s’écria :

— Ah ! si vous faites cela, je vous exécrerai !…

Irénée la considéra avec une expression de douloureuse surprise.

— Vous m’exécrerez ? dit-il lentement et comme s’il ne comprenait pas bien.

La femme fit un brusque mouvement de tête qui signifiait :

— Oui.

Il se détourna pour ne pas laisser voir ce qu’il souffrait. Deux minutes se passèrent dans un pénible silence. Ce qu’il y avait de farouche dans la nature de Marianna était réveillé et tendu. Ses yeux brillaient d’un feu fixe dans la demi-obscurité où elle était posée.

— Exécré par elle ! murmura encore Irénée.

La musique des jardins montait en ce moment jusqu’à eux, par la croisée restée ouverte. Un vent incertain agitait la bougie. Ce bruit inégal et cette lueur tremblante étaient bien à l’unisson de cette scène d’anxiété.

— Allons ! dit Irénée, c’est assez de son oubli, je ne veux pas de sa haine.

— Eh bien ? demanda Marianna qui ne respirait plus.

— Que votre destinée s’accomplisse, malheureuse femme, et que cet homme vive donc, puisque votre vie est liée à la sienne !

— Ah ! merci, Irénée !

— Qu’il vive, pour combler la mesurer et mériter jusqu’au bout vos malédictions !

Marianna n’écoutait pas. Elle s’était précipitée sur la main d’Irénée et elle la couvrait de larmes de joie. Il s’arracha à ces transports qui lui faisaient mal, et, d’une voix altérée par l’émotion :

— Me reste-il encore un sacrifice à vous faire, après celui de ma dignité ? Je ne crois pas. Séparons-nous donc, Marianna, et cette fois pour toujours.

— Pour toujours ? répéta-t-elle machinalement.

— Adieu, lui dit-il.

— Adieu, et merci éternel ! dit Marianna en sortant à reculons.

Dix minutes après, Irénée descendait dans les jardins de la mairie, pour respirer. Il étouffait.

— Ah ! vous voilà ! s’écria M. Blanchard en le prenant par le bras ; venez ! la marquise de Pressigny et la comtesse d’Ingrande sont arrivées.

Il se laissa entraîner. Tous deux pénétrèrent dans la salle du concert. Les douze chanteurs montagnards terminaient un chœur national, où ils avaient parfaitement donné l’idée d’une rangée de tuyaux d’orgue. L’auditoire entier applaudissait, à l’exception de madame d’Ingrande et de sa sœur. On sait qu’elles ne s’étaient rendues à l’invitation du maire de Teste qu’à la dernière extrémité, et parce qu’elles ne pouvaient pas faire autrement. Du reste, elles avaient suffisamment témoigné de leur mauvaise grâce par la simplicité exagérée de leur mise, et en arrivant aussi tard que possible. Néanmoins, elles avaient amené Amélie.

Rien de tout cela n’avait empêché le maire de la Teste, gentilhomme ruiné et ensablé, ancien page du roi Charles X, de leur faire un accueil empreint de toutes les traditions de la vieille cour. Les places les meilleures leur avaient été réservées, c’est-à-dire celles du devant ; mais, par caprice, les deux sœurs s’étaient obstinées à ne pas vouloir bouger du coin le plus obscur du salon. Ce fut de cet endroit qu’elles aperçurent Irénée. Elles lui firent signe d’approcher.

— Mais venez donc, lui dit la comtesse d’Ingrande, lorsqu’il se trouva près d’elle ; venez donc ! nous sommes perdues au milieu de cette cohue.

Irénée, implacablement suivi de M. Blanchard, cherchait un exorde.

— Qu’est-ce que vous avez ? lui demanda la comtesse ; est-ce la musique de ces butors qui agit sur vous ? Vous paraissez bouleversé.

— C’est que je crains une chose, dit-il en tâchant de sourire.

— Quelle chose ? dit Mme d’Ingrande.

— Je crains que vous ne regrettiez tout à l’heure de m’avoir appelé.

— Bah !

— Oui ; vous voyez devant vous un traître, un félon…

— Vous nous faites frémir !

— Un homme qui a trahi votre confiance, ajouta-t-il en démasquant à demi son compagnon.

— Mais encore…

— Madame d’Ingrande, madame de Pressigny, je vous présente… monsieur Blanchard.

La sensation prévue par Irénée se produisit chez les deux sœurs, qui demeurèrent stupéfaites. M. Blanchard, tout à fait en lumière alors, prit la parole.

— C’est sur moi, mesdames, dit-il, que doit retomber toute votre colère, et je suis prêt à en supporter le poids. M. de Trémeleu a eu la main forcée, il vous l’apprendra plus tard. En attendant, je vous devais, je me devais à moi-même une restitution…

— Une restitution ? répéta Mme d’Ingrande froidement.

— Ne vous souvenez-vous donc plus ?… dit M. Blanchard.

Un louis brilla au bout de ses doigts. Mme d’Ingrande sourit malgré elle.

— M. de Trémeleu avait eu raison de nous dire, monsieur, que vous arriviez toujours à votre but.

Ces mots avaient été prononcés par la marquise de Pressigny. M. Blanchard s’inclina profondément devant elle et répondit :

— Je ne croirai pas y être arrivé, madame, tant que je n’aurai pas été gracié d’une obstination bien compréhensible d’ailleurs, et d’un subterfuge bien innocent.

— Ceci vous regarde, dit la marquise.

— Comment ?

— Madame la marquise a raison, dit Irénée ; vous voici dans la place, le plus fort est fait ; vous y êtes entré par surprise, mais, enfin, à la guerre comme à la guerre ! C’est à vous maintenant de faire oublier votre triomphe.

— Et nous vous prévenons que nous nous en souviendrons longtemps, ajouta la marquise de Pressigny.

M. Blanchard ne la quittait pas des yeux. Ce fut auprès d’elle qu’il s’assit. Amélie occupait le côté opposé, auprès de sa mère. Elle n’était attentive qu’au concert, un des premiers auxquels elle assistait. Depuis quelques instants surtout, son regard était fixé sur l’estrade des musiciens, où une femme venait de monter, cérémonieusement conduite par le maire lui-même. Amélie saisit le bras de la comtesse d’Ingrande.

— Ah ! maman, s’écria-t-elle, regardez donc ; c’est cette dame de ce matin !

La comtesse regarda : c’était bien Marianna, en effet. Prévenu de son arrivée, le maire de la Teste avait été la prier, dans la journée, de prêter son concours illustre à la fête et de chanter pour les pauvres. Marianna, en proie à mille inquiétudes et encore souffrante de l’accident de la veille, avait refusé. Mais, le soir venu, rassurée et rendue sur sa résolution, et céda aux sollicitations nouvelles qui lui furent adressées.

Un murmure d’aise et de curiosité agita la salle. Le nom et le talent de la Marianna n’étaient un mystère pour personne ; c’était une bonne fortune pour ce hameau. Dès qu’elle parut sur l’estrade, les premiers applaudissements furent pour sa beauté. Certaine qu’elle était de l’existence de Philippe Beyle, elle rayonnait pour ainsi dire : ses yeux embrassaient tout, sa bouche souriait avec un air de victoire mêlé de bonté ; une respiration ample et régulière soulevait les ondes de sa splendide poitrine ; il y avait longtemps qu’elle ne s’était sentie si puissamment animée.

Dans ce moment, ses regards, qui allaient partout, rencontrèrent ceux de la comtesse d’Ingrande. Une pourpre plus chaude et plus active passa sur la figure de la Marianna ; elle puisa dans la vue et dans la présence de cette femme déjà détestée une ardeur plus grande encore. Forte de l’admiration qu’elle entendait bruire autour d’elle, fière d’un talent dont elle avait la conscience, elle voulut se relever sous l’affront qui l’avait ployée le matin.

S’accompagnant elle-même au piano, Marianna chanta pendant une demi-heure environ. Jamais une âme ne s’était mieux fondue dans une voix, et jamais cette voix n’avait été tour à tour si tendre, si sonore, si impérieuse. Elle ne rechercha pas ces effets extravagants qui tendent à transformer le larynx en cascade ; elle resta dans la tradition des maîtres grands et simples. Émue elle-même, elle ne chercha qu’à émouvoir ; exaltée, elle essaya de communiquer son exaltation à ceux qui l’écoutaient. Il n’y eut plus à ce piano une cantatrice de profession ; il y eut une femme inspirée. Elle s’éleva jusqu’à ces hauteurs qui avoisinent le rêve — sommets vertigineux et que l’on ne gravit pas sans danger, témoin l’Antonia d’Hoffmann — elle y transporta ses auditeurs, devenus silencieux à force d’enthousiasme. Déjà, l’image d’un concert s’était graduellement effacée à leurs yeux ; ils éprouvaient ce malaise et cette stupeur éblouie, si intenses dans les phénomènes du magnétisme artistique ; on eût dit que leurs âmes allaient se détacher de leurs corps, pour voler à l’appel de cette âme chantante, comme ces abeilles qu’on représente attirées et groupées par le son de la cymbale.

Aussi, lorsque le charme s’interrompit, lorsque Marianna, en se taisant, les eut rendus à la vie réelle, quelque chose comme un vaste soupir d’allégement courut à travers la salle. Il fut suivi d’une explosion de battements de mains et de cris. La Marianna avait été sublime.

— Qu’avez-vous donc, Amélie ? dit Mme d’Ingrande en voyant les yeux de sa fille brillants de larmes.

— Ah ! ma mère, c’est beau ! répondit-elle.

Les applaudissements duraient encore. Mme d’Ingrande ne cacha pas un mouvement d’humeur, et elle se retourna vers Irénée. Irénée avait disparu ; il ne lui était plus possible de voir Marianna, il ne lui était plus possible surtout de l’entendre. Il était sorti, autant pour la fuir que pour songer aux moyens de se dégager vis-à-vis de Philippe Beyle, selon la promesse qu’elle venait de lui arracher. Restaient M. Blanchard et la marquise de Pressigny. Mais, en outre de l’instinctive répulsion que la comtesse d’Ingrande éprouvait pour cet inconnu, il était en ce moment engagé dans une conversation tellement intime avec la marquise, qu’elle ne jugea pas à propos de les déranger. M. Blanchard parlait très bas, et la marquise de Pressigny l’écoutait avec une expression marquée d’intérêt et d’inquiétude.

— Madame, avait-il commencé par lui dire, je viens de faire cent soixante lieues pour vous rencontrer.

— Moi, monsieur ?

— Oui, madame.

— Si je comprends bien ce marivaudage de maître de poste, cela veut dire que vous venez de Paris.

— D’un peu plus loin… de Saint-Denis.

— De Saint-Denis ? murmura la marquise étonnée.

— Il y a trois semaines, j’étais au chevet d’une personne dont les journaux vous ont sans doute appris la fin sinistre.

— De quelle personne voulez-vous parler, monsieur ?

— De Mme Abadie.

— Mme Abadie… répéta la marquise en se troublant un peu ; qu’est-ce qui vous fait supposer que je connaissais cette femme ?

— Une chose bien simple : un message dont elle m’a chargé pour vous.

— Parlez plus bas ! dit vivement la marquise de Pressigny.

— En effet, les plus grandes précautions m’ont été recommandées ; voilà pourquoi j’ai choisi ce lieu et cette foule, pensant que je courais moins le risque d’y être épié que partout ailleurs.

— Et… ce message ?

— Pas autre chose qu’un petit coffret à vous remettre.

— Je sais, dit Mme de Pressigny, dont les yeux s’éclairèrent.

M. Blanchard ne cessait de l’observer. Il s’intéressait à ce drame, au milieu duquel le hasard l’avait jeté, et où il sentait qu’il jouait un rôle important. La marquise reprit :

— Ce coffret, l’avez-vous ?

— Oui.

— C’est bien ; pas un mot de plus. Ma sœur nous examine et commence à s’étonner de cet entretien : terminons-le donc. Le concert touche à sa fin, et je compte, monsieur, que vous voudrez bien nous faire l’honneur de nous accompagner jusqu’à notre voiture.