La France, l’Esclavage africain et le Droit de visite

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La France, l’Esclavage africain et le Droit de visite
Revue des Deux Mondes3e période, tome 107 (p. 864-903).
LA FRANCE
L’ESCLAVAGE AFRICAIN
ET LE DROIT DE VISITE


I.

Il s’agissait autrefois de la traite coloniale. Les négriers achetaient des esclaves sur le littoral africain pour les introduire dans les colonies que les puissances maritimes de l’Europe avaient établies en Amérique. C’est ce trafic que le Danemark avait aboli dès 1794, que le parlement anglais proscrivit en 1808 après vingt années de tâtonnemens, que la France s’engagea formellement à faire disparaître de toutes ses possessions dans un délai de cinq ans par un article additionnel au traité du 30 mai 1814. On sait que ce premier combat de la civilisation contre la barbarie s’est prolongé jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais que le droit, l’humanité, la justice ont fini par vaincre : la traite coloniale a vécu.

Ce n’était que le premier épisode d’une longue bataille. Ces appels enflammés par lesquels William Wilberforce avait remué l’Angleterre à la fin du dernier siècle, d’autres Wilberforce, non moins ardens, allaient, de nos jours, les adresser au monde entier. Ceux-ci se nommaient Livingstone, Cameron, Stanley, Burton, Haming Speke, Serpa Pinto, Nachtigal, Moinet, Guillemé, Lavigerie. Ils révélaient à tous les peuples civilisés les horreurs de la traite africaine et leur dépeignaient les expéditions dirigées par les marchands d’esclaves dans l’Afrique intérieure; des hommes, des femmes, des enfans massacrés par centaines de mille ; les villages détruits, les provinces désolées par des hordes sanguinaires. Les brochures des voyageurs, la correspondance des missionnaires permettaient de reconstituer ces effroyables chasses à l’homme et d’en présenter à l’Europe le tableau fidèle. Celle-ci pouvait suivre du regard les troupes esclavagistes d’Arabes, de métis et de nègres tombant sur des populations sans défense, mettant le feu aux huttes de paille, poursuivant les fugitifs dans les bois, dans les lits desséchés des rivières, dans les hautes herbes des vallées, tuant les uns, emmenant les autres vers les marchés de l’intérieur; puis l’odyssée sanglante des caravanes, les prisonniers chargés de chaînes et reliés entre eux. par des cangues à compartimens qui faisaient de la marche un supplice; les conducteurs discernant bien vite ceux qu’épuisait cette marche et qui devaient succomber à la fatigue, assénant alors par économie un coup terrible sur la nuque de ces misérables qui tombaient pour ne plus se relever; ceux qu’on n’avait pas tués du coup dévorés encore vivans par les bêtes féroces, la caravane diminuant ainsi chaque jour et son itinéraire marqué par les ossemens des victimes ; enfin les débris de ce troupeau parvenant au lieu du marché, mis en vente comme un bétail immonde, et l’homme devenant à certaines époques, dans certains lieux, pour certaines transactions, la monnaie préférée aux espèces métalliques ou aux coquillages de la mer. Le cardinal Lavigerie put soutenir qu’on n’avait vu de boucherie semblable sur aucun point du globe. Cameron eut le droit de poser cette question à l’univers : « Doit-on permettre un commerce d’esclaves qui cause en Afrique, au minimum, une perte annuelle de plus de cinq cent mille existences? »

La recrudescence de la traite et les excès des bandes esclavagistes agitaient déjà l’opinion publique lorsque l’Allemagne invita, de concert avec la France, les puissances intéressées dans le commerce de l’Afrique occidentale à se réunir en conférence à Berlin en novembre 1884. Au premier plan des questions à traiter figurait la conclusion d’un accord relatif à la liberté du commerce dans le bassin et aux embouchures du Congo. Mais il est un commerce qui doit faire exception à la règle générale : celui des esclaves, « En conviant la conférence, dit M. de Bismarck dans son discours d’ouverture, le gouvernement impérial a été guidé par la conviction que tous les gouvernemens invités partagent le désir d’associer les indigènes d’Afrique à la civilisation non-seulement en ouvrant l’intérieur de ce continent au commerce, mais encore en préparant la suppression de l’esclavage, surtout de la traite des noirs. » Par l’organe de sir Edward Malet, l’Angleterre prend, sur l’heure, acte de ces paroles. Les plénipotentiaires du Portugal, des États-Unis et de l’Italie apportent bientôt l’adhésion de leurs gouvernemens. Le baron Lambermont, plénipotentiaire belge, lit un rapport au nom de la commission chargée d’examiner la question de la liberté du commerce dans le bassin du Congo : « Deux fléaux, dit-il, pèsent sur la condition actuelle des peuples africains : l’esclavage et la traite… Certes, l’esclavage doit disparaître : c’est la condition même de tout progrès économique et politique ; mais des ménagemens sont indispensables… La traite a un autre caractère : c’est la négation même de toute loi, de tout ordre social. La chasse à l’homme est un crime de lèse-humanité. Il doit être réprimé partout où il sera possible de l’atteindre. » Cependant l’Angleterre voulait faire un pas de plus. Sir E. Malet engagea la conférence à « préparer un acte séparé, applicable dans le monde entier et destiné à former le complément du droit international en matière de traite. » Mais tel n’avait pas été l’objet de la convocation, et la conférence, « africaine, » en adoptant cette nouvelle série de résolutions, eût dépassé le but que les gouvernemens représentés lui avaient assigné. On se borna donc à intercaler deux articles dans le texte de l’acte général : par le premier, les puissances exerçant des droits de souveraineté ou une influence dans les territoires qui constituent le bassin du Congo et de ses affluens s’engageaient à concourir à la suppression de la traite des noirs ; par le second, après avoir déclaré que, « conformément aux principes du droit des gens reconnus par les signataires, » la traite des esclaves était interdite et que les opérations qui, sur terre ou sur mer, fournissent des esclaves à la traite, devaient être également considérées comme interdites, chacune de ces puissances s’engageait à employer tous les moyens en son pouvoir pour mettre fin à ce commerce et punir ceux qui s’en occupent.

L’Europe avait parlé clairement ; mais on s’aperçut bientôt qu’il ne suffisait pas de poser un principe et de manifester des intentions. M. Deloncle a dit à la chambre des députés le 24 juin 1891 : « L’acte de Berlin de 1885 suffit pleinement à l’œuvre antiesclavagiste. On y trouve l’énoncé des principes essentiels des mesures longuement édictées par l’acte de Bruxelles, et l’application pure et simple de ces principes suffisait pour combattre efficacement la traite. » Mais l’événement ne justifie pas cette proposition. Plus de trois ans s’étaient écoulés depuis que la conférence de Berlin avait terminé son œuvre, et des marchés à esclaves étaient ouvertement installés : 1o dans toutes les villes de l’intérieur du Maroc, où des caravanes apportaient plusieurs fois par an leur bétail humain ; 2o dans les oasis du Sahara situées au sud des possessions françaises, de la Tunisie et de la Tripolitaine ; 3o à Tombouctou, point de ravitaillement commun du nord de l’Afrique et des provinces qui sont au sud et à l’ouest du Sénégal ; 4° dans les régions qui bordent la Mer-Rouge, depuis la hauteur de Souakim jusqu’à celle d’Aden et de Périm[1] ; 5° sur un grand nombre de points situés entre les Grands Lacs et les côtes du Zanguebar, depuis Ibo et Lindi au sud jusqu’à la rivière Jub et à Mukdishu dans le nord[2] ; 6° à l’est des contrées situées sur l’Océan-Atlantique et sur les frontières du Benguela, pour les esclaves enlevés dans les vallées de la Liba et du Kassai ; 7° dans le pays des Zoulous depuis la suppression des marchés établis sur le Zambèze ; 8° à l’intérieur de l’Afrique équatoriale et sur les hauts plateaux des Grands Lacs. En un mot, dans toutes les contrées où les champions de la civilisation, explorateurs ou missionnaires, se frayaient une route, les champions de la barbarie arrivaient sur leurs pas, en bataillons plus serrés, pour étouffer la bonne semence et propager l’œuvre de mort. On montrait aisément du doigt, sur la carte d’Afrique, le nombre croissant des provinces qu’ils avaient converties en déserts et le cardinal Lavigerie pouvait calculer, sans qu’on osât le démentir, que, si l’Europe ne mettait pas à exécution les projets de la conférence « africaine, » si les actes ne succédaient pas aux paroles, l’Afrique serait dépeuplée en moins de cinquante ans.

Déjà, sept ans avant la conférence de Berlin, à Bruxelles, Léopold II, roi des Belges, avait officiellement convié les membres de l’association internationale africaine à poursuivre, par tous les moyens possibles, l’extinction de la traite. En 1888, Léon XIII, dans son encyclique aux évêques du Brésil, signala du même coup aux peuples civilisés le grand acte d’émancipation qui venait de s’accomplir dans l’Amérique méridionale et « l’ignoble trafic d’hommes » qui déshonorait l’Afrique. Il annonçait la nouvelle croisade : un autre Pierre l’Ermite parcourut l’Occident, le crucifix à la main, pour la prêcher. L’œuvre antiesclavagiste une fois constituée par nationalités différentes, le roi des Belges jugea le moment venu de réunir en un faisceau ces bonnes volontés éparses. C’est encore lui qui convoqua les représentans des puissances civilisées à Bruxelles, d’accord, nous n’éprouvons aucune peine à le reconnaître, avec le gouvernement anglais, pour arrêter un plan de conduite, c’est-à-dire pour « mettre un terme aux crimes et aux dévastations qu’engendrait la traite des esclaves africains et protéger efficacement les populations aborigènes de l’Afrique. » C’est sous la présidence d’un ministre belge, le baron Lambermont, que la conférence ouvrit ses séances le 18 novembre 1889 et les termina le 2 juillet 1890. On a dit, il est vrai, dans la discussion du 24 juin 1891, à la chambre des députés : « A la lecture des procès-verbaux de la conférence de Bruxelles, il est manifestement visible qu’au fond cette conférence ne s’est tenue que pour aboutir à un résultat pratique : supprimer la liberté commerciale du bassin du Congo. » Quoi! c’est là le but qu’a poursuivi l’Europe ! c’est à ce merveilleux résultat qu’ont tendu les efforts de tant de nations et qu’ont travaillé, par exemple, avec une persévérance infatigable les plénipotentiaires russes, prodiguant leurs efforts pour trouver le terrain d’une entente commune ! Quelques gens astucieux auraient enlacé les représentans des puissances désintéressées dans cette combinaison machiavélique et ceux-ci seraient étourdiment tombés dans le piège ! Ce n’est pas ainsi que s’écrira l’histoire : il faut juger les hommes et les faits d’un peu plus haut pour les mettre à leur vrai point de vue.

La conférence de Bruxelles se proposait un triple but : atteindre la traite des noirs africains aux lieux d’origine; la réprimer sur mer; la réprimer aux lieux de destination dont les institutions comportent l’existence de l’esclavage domestique. Ce triple but, l’Acte général l’a-t-il atteint? Oui, d’après le cardinal Lavigerie, qui remerciait solennellement, dans une allocution prononcée à Paris le 21 septembre 1890, toutes les puissances catholiques, chrétiennes, dissidentes, musulmanes même, d’avoir comblé ses vœux en assurant la délivrance de l’Afrique; non, d’après quelques-uns des députés français qui se sont fait entendre dans la discussion de juin 1891 : «L’Acte général de Bruxelles est inutile, » a dit l’un d’eux. Examinons.

Les hautes parties contractantes exposent d’abord, dans cet acte, le plan qu’elles ont arrêté pour combattre la traite dans les pays d’origine, à l’intérieur de l’Afrique. Ces mesures générales et internationales paraissent, il est vrai, « purement platoniques » au même député (séance du 24 juin). Ainsi, quand les puissances signataires résolvent d’établir graduellement à l’intérieur, dans les territoires placés sous leur protectorat ou sous leur souveraineté, « des stations fortement occupées, de manière que leur action protectrice ou fortement répressive puisse se faire sentir avec efficacité » dans les régions dévastées par la chasse à l’homme ; de relier ces stations à la côte et entre elles par des voies ferrées et des lignes télégraphiques ; d’organiser des expéditions et des colonnes mobiles chargées de maintenir les mêmes communications et d’appuyer l’action répressive; de restreindre enfin l’importation des armes à feu dans l’étendue des territoires atteints par la traite, elles se livrent à un pur exercice de rhétorique! Quand elles s’engagent, en outre, à faire surveiller par ces stations et croisières intérieures les routes suivies par les trafiquans, à y arrêter les convois en marche ou à les poursuivre partout où leur action pourra s’exercer légalement; quand elles établissent des postes spéciaux, à l’effet d’intercepter ces convois aux lieux habituels de passage, aux points d’aboutissement et de croisement des principales routes de caravanes traversant la zone voisine de la côte déjà soumise à leur action[3]; lorsqu’elles prescrivent aux autorités locales d’organiser une surveillance rigoureuse dans les ports et les contrées avoisinant la côte, à l’effet d’empêcher la mise en vente et l’embarquement des esclaves amenés de l’intérieur, ainsi que la formation et le départ vers l’intérieur des bandes de chasseurs d’hommes, c’est de leur part une sorte de fantaisie « altruiste, » le simple jeu d’une imagination bienveillante! Cependant la sanction de toutes les injonctions et de toutes les défenses vaguement énoncées dans l’acte de Berlin, reproduites et développées avec une remarquable précision dans l’acte de Bruxelles, devait être écrite dans une sorte de législation pénale internationale, et celle-ci sortait en effet de l’entente commune : les puissances s’obligeaient à édicter, dans le délai d’un an[4], des lois rendant applicables aux diverses séries de crimes commis dans la chasse à l’homme leurs propres lois sur les attentats commis contre les personnes ou contre la liberté individuelle. Par une conséquence logique, l’entente s’établissait encore pour l’arrestation des coupables qui se seraient soustraits à la juridiction des autorités du pays où les crimes auraient été commis et pour leur jugement. Les signataires allaient jusqu’à prendre l’engagement de se communiquer, dans le plus bref délai possible, les lois et décrets existans ou promulgués en exécution du nouveau pacte! Des mesures internationales complémentaires garantissaient enfin aux esclaves fugitifs, ou libérés par la dispersion des convois, des secours, un droit d’asile dans les camps ou stations officiellement établis par les puissances contractantes, et même, si les circonstances le permettaient, le rapatriement. Ce n’est pas là, si nous ne nous trompons, l’œuvre de quelques rêveurs : on veut, on peut agir. La répression de la traite « aux pays de destination dont les institutions comportent l’existence de l’esclavage domestique » est prévue dans un chapitre spécial de l’Acte général. Les puissances contractantes qui n’ont pas encore supprimé chez elles ce genre de servitude et dont les possessions, situées ou non hors de l’Afrique, « servent, malgré la vigilance des autorités, de lieux de destination aux esclaves africains, » s’engagent à en prohiber l’importation, le transit, la sortie, le commerce : elles promettent d’organiser la surveillance « la plus active et la plus sévère » sur tous les points où s’opèrent l’entrée, le passage, la sortie de ces esclaves. Elles acceptent, en conséquence, tout un système de vérifications et de prohibitions, de mesures préventives et répressives que nous ne pourrions analyser sans sortir de notre cadre. Tous les signataires reconnaissent par une clause spéciale « la haute puissance de la loi sur la prohibition de la traite, » sanctionnée par l’empereur des Ottomans le 4/16 décembre 1889, et se déclarent « assurés qu’une surveillance active sera organisée par les autorités ottomanes, particulièrement sur la côte occidentale de l’Arabie et sur les routes qui mettent cette côte en communication avec les autres possessions de Sa Majesté impériale en Asie. » Il est dit, aussitôt après, que le shah de Perse consent à organiser une surveillance active dans les eaux territoriales de son royaume et sur celles des côtes du Golfe-Persique et du golfe d’Oman[5]. Enfin le sultan de Zanzibar s’engage expressément « à prêter son concours le plus efficace » pour la répression des crimes commis par les trafiquans d’esclaves africains sur terre comme sur mer, les tribunaux institués à cette fin dans le sultanat devant appliquer strictement les dispositions pénales annoncées dans la première partie de l’acte, et, « pour mieux assurer la liberté des esclaves libérés, tant en vertu des dispositions du présent Acte général que des décrets rendus en cette matière par Sa Hautesse et ses prédécesseurs, un bureau d’affranchissement » doit être établi à Zanzibar.

Je laisse à dessein dans l’ombre, en ce moment, le troisième chapitre de l’Acte général, qui contient une longue série de dispositions sur la répression de la traite maritime, et je me borne à signaler un chapitre tout spécial, composé de six articles, dans lequel les puissances signataires, « préoccupées des conséquences morales et matérielles qu’entraîne pour les populations indigènes l’abus des spiritueux, » en restreignent le trafic dans une certaine zone.

Or on a, dans la discussion parlementaire de juin 1891, invoqué les dispositions de ces six derniers articles et le rejet partiel des propositions françaises pour faire entendre que la France avait été jouée à Bruxelles. Nous avions aussi proposé d’interdire dans l’Afrique entière l’importation des armes perfectionnées, car c’était grâce à l’emploi de ces armes, à la terreur inspirée par la poudre et les balles, le cardinal Lavigerie l’avait dit vingt fois, que les bandes sauvages d’Arabes et de métis forçaient les populations désarmées de l’intérieur à se soumettre au joug, à fuir dans les jungles, à tomber éperdues entre les mains de leurs bourreaux, et nous aurions, paraît-il, échoué de même. L’une et l’autre critique ne portent que sur des points de détail ; mais, même avant de retracer le tableau de la grande défaite qu’on nous aurait infligée à propos de la traite maritime, on tend à démontrer par là que nous n’avons rien obtenu, rien fait, que nous avons apposé notre signature au bas d’une page blanche et prêté notre concours à des mesures illusoires. La réponse est simple.

L’abus des spiritueux préoccupait déjà les plénipotentiaires de Berlin quand ils avaient engagé, dans ce premier Acte général, les puissances signataires à veiller à la conservation des populations indigènes et provoqua depuis cette époque, on le sait, un vif mouvement d’opinion soit en Angleterre, soit en Amérique ; aussi la conférence de Bruxelles fut-elle saisie de nombreuses pétitions qui l’invitaient à réprimer soit l’importation, soit le trafic des liqueurs fortes en Afrique, par des mesures énergiquement prohibitives. La France, qui frappe l’alcool de droits très élevés dans presque toutes ses colonies, chercha naturellement à faire adopter ses propres principes par les plénipotentiaires de Bruxelles, et proposa la prohibition absolue dans certaines régions, l’établissement d’un droit de 50 francs par hectolitre d’alcool à 50 degrés dans le reste de l’Afrique. Toutefois elle rencontra, parmi les représentans de quelques autres puissances, notamment chez ceux de la Hollande et de l’Allemagne, une vive résistance, et dut transiger. Mais cette transaction ressemble fort à une victoire. D’abord on divisa l’Afrique en deux régions, qui furent soumises à des régimes distincts : une région non contaminée, c’est-à-dire dans laquelle l’usage des boissons distillées n’existait pas ou ne s’était pas développé ; une zone délimitée par le 20e degré de latitude nord et par le 22e degré de latitude sud et aboutissant vers l’ouest à l’Océan-Atlantique, vers l’est à l’Océan-Indien et à ses dépendances, y compris les îles adjacentes au littoral jusqu’à 100 milles marins de la côte. La conférence interdit d’abord, d’une manière absolue, le trafic et même la fabrication des boissons distillées dans la première zone, et soumit l’autre, qui se trouvait restreinte au littoral, à des entraves douanières. Les taxes de 15 et de 25 francs par hectolitre dont il a été parlé soit dans le rapport de M. Charmes, soit dans la discussion du 25 juin (25 francs représentant, d’ailleurs, 100 pour 100 de la valeur de la marchandise en Afrique), sont limitées, en fait, aux régions de la côte occidentale (Congo français. État indépendant du Congo, Congo portugais), où les spiritueux entraient librement en vertu de l’Acte général de Berlin. Partout ailleurs, des droits plus élevés ont été maintenus et pourront être augmentés. De plus, au bout de six ans, la taxe de 25 francs elle-même « sera soumise à révision, en prenant pour base une étude comparative des résultats produits par les tarifications, à l’effet d’arrêter alors, si faire se peut, une taxe maxima dans toute l’étendue de la zone où n’existerait pas le régime de la prohibition. » En somme, si nous n’obtenions pas tout, il s’en fallait que nous n’eussions rien obtenu. Le trafic des spiritueux était singulièrement gêné par ces mesures, le progrès était palpable, et, si nous avions refusé ce que l’on nous concédait parce qu’on ne nous concédait pas tout ce que nous réclamions, non-seulement nous nous serions comportés comme des enfans, mais nous aurions fait le jeu de nos contradicteurs.

En ce qui touche l’importation des armes à feu, la proposition française, il est vrai, a été jugée trop générale. On a fait remarquer que la traite n’existait pas dans toute l’Afrique, qu’une interdiction absolue porterait le trouble dans le commerce de plusieurs nations et diminuerait la sécurité des caravanes. Mais, cette fois encore, la France a provoqué l’insertion de dispositions très importantes dans l’Acte général (art. 8 à 14) et peut en tirer gloire. D’abord, dans toute l’étendue d’une zone très considérable[6], l’interdiction d’importer des armes à feu, spécialement des armes rayées et perfectionnées, ainsi que de la poudre, des balles et des cartouches, est érigée en règle, l’autorisation d’importer devient l’exception : encore quand un des États signataires croira devoir donner cette autorisation, les armes importées devront-elles être déposées dans un entrepôt public placé sous son contrôle et ne pourront-elles en sortir sans une permission nouvelle, qui sera refusée, en principe[7], pour les armes de précision telles que fusils rayés, à magasin ou se chargeant par la culasse et pour les munitions destinées à les approvisionner. Disposition générale complétée par une série de minutieux règlemens préventifs à la suite desquels les signataires se proposent d’appliquer aux contrevenans une sorte de législation pénale internationale et s’engagent à se communiquer les renseignemens relatifs au trafic des armes à feu et des munitions, aux permis accordés ainsi qu’aux mesures de répression appliquées dans leurs territoires respectifs. Il serait puéril soit de contester en ce point la gravité, l’efficacité du pacte de Bruxelles, soit de convertir en un échec ce qui peut être regardé comme un succès de la diplomatie française. Le cardinal Lavigerie, qui tenait tant à la prohibition des armes et de la poudre, ne s’y est pas mépris : aucune partie de l’Acte général n’a provoqué de sa part une plus vive explosion de reconnaissance[8].

Un député français, élargissant le débat, a, pour démontrer l’inutilité de l’Acte, invoqué des considérations plus générales. M. Deloncle s’est prévalu, dans la séance du 24 juin 1891, des changemens opérés depuis deux ans dans l’état de l’Afrique. Il admet que nos diplomates soient allés à la conférence en 1889, parce qu’une très grande partie du noir continent était encore, à ce moment, res nullius, notamment sur la côte orientale. Mais, depuis ces derniers mois de 1889 où les principales clauses de l’Acte général ont été convenues entre les puissances représentées à Bruxelles, « des arrangemens territoriaux sont survenus en si grand nombre que, on peut l’affirmer aujourd’hui, le partage de l’Afrique est accompli. » Dès lors, quelle nécessité d’un nouvel Acte général « maintenant que l’Afrique a été partagée entre des nations civilisées et qui ont pris la responsabilité matérielle et morale des territoires placés sous leur influence? » Ainsi les progrès d’une ou de deux puissances dans l’intérieur ou sur le littoral de l’Afrique dispenseraient toutes les nations civilisées d’une entente commune pour arriver à l’extinction de la traite ! c’est ce dont nous doutons fort. Il suffit de jeter les yeux sur l’Acte général pour se convaincre que certaines mesures indispensables deviennent inexécutables si tout le monde ne s’astreint pas à les exécuter. Croit-on, par exemple, que les restrictions mises à l’importation de l’alcool et des armes à feu puissent avoir un effet quelconque dès qu’elles n’astreignent pas toutes les puissances ? Il suffit qu’une d’elles abaisse la barrière dans une pensée de lucre pour que les matières prohibées se précipitent par la brèche ouverte au détriment des autres puissances et pour que chacune d’elles modifie le pacte au gré de ses intérêts, c’est-à-dire pour que le pacte soit anéanti. Le Berliner Tageblatt, du 14 septembre, reproche aux Portugais d’avoir amené le désastre de l’expédition Zelewski dans l’Afrique orientale par « leur commerce illicite (?) d’armes excellentes » et propose de négocier à ce sujet avec le cabinet de Lisbonne ; mais une négociation de ce genre, qui peut d’ailleurs échouer, serait inutile si l’accord était déjà fait. Même pour la répression directe de la traite africaine, comment se passer de l’entente commune? Cette entente est prévue et réglée à chaque page de l’Acte soit pour la protection des missions établies ou à établir sans distinction de culte, soit pour la promulgation de lois pénales analogues qui réprimeront à peu près uniformément la capture violente, le trafic et le transport des esclaves, soit pour la mise en arrestation et le jugement des coupables, soit pour la libération, l’assistance et le rapatriement des esclaves arrachés aux marchands ou fugitifs. A-t-on réfléchi que la traite doit être réprimée même aux pays de destination dont les institutions comportent l’existence de l’esclavage domestique? N’est-ce pas en vertu de l’accord général que l’empereur des Ottomans a promis d’exercer une surveillance nécessaire sur la côte occidentale de l’Arabie, le shah de Perse sur les côtes du Golfe-Persique? L’accord une fois rompu, ces souverains ne reprennent-ils pas leur liberté d’action? D’ailleurs, telle est l’immensité du littoral africain que la surveillance la plus active sera déjouée dans certains cas, et c’est pourquoi les signataires ont dû se proposer de réprimer la traite sur mer en même temps qu’ils l’atteignaient aux pays d’origine. Or il est impossible d’atteindre avec quelque efficacité ce genre de traite, même dans une zone restreinte telle que l’a délimitée le chapitre III de l’Acte général, sans un concert préalable des puissances maritimes. Il serait absurde de prolonger fictivement la mer territoriale qui baigne les côtes du Mozambique, de l’Afrique orientale allemande, de l’Afrique orientale anglaise, du pays des Somali, etc., en traçant par la pensée des lignes indéfinies dans l’Océan-Indien pour assigner à chacune des puissances établies sur la côte une circonscription maritime, dans laquelle elle serait exclusivement chargée de la police maritime, puisque la mer n’appartient à personne, puisqu’elle est librement sillonnée par les navires de toutes les nations; il serait presque aussi déraisonnable de confier exclusivement à chacune d’elles le droit de contrôle et de vérification sur les navires qui portent son pavillon, puisqu’aucune d’elles ne peut avoir à un moment précis, sur un point donné, la quantité de croiseurs nécessaire pour s’acquitter d’une telle besogne. Par conséquent, il importe assez peu qu’il ait été conclu des arrangemens anglo-allemand le 1er juin, anglo-français le 5 août, anglo-portugais le 20 août 1890, anglo-italien le 24 mars 1891[9] : la nécessité d’un Acte général subsistait, et les représentans des nations civilisées, réunis à Bruxelles le 2 juillet 1891 pour l’échange des ratifications, pouvaient dire à leur tour : « Nous sommes aujourd’hui ce que nous étions hier. »

Toutefois, ce jour-là, les représentans de la France ne se réunissaient pas à ceux des autres nations. Nos députés venaient de voter, en effet, à une forte majorité, cette proposition : « La chambre surseoit à donner l’autorisation de ratifier l’Acte général de la conférence de Bruxelles, du 2 juillet 1890, la déclaration en date du même jour et le protocole signé à Paris, le 9 février 1891. » Par là même ils avaient rejeté non pas définitivement, mais provisoirement la convention internationale signée par dix-sept puissances. Or il n’était pas facile de proposer aux diplomates du monde entier le remaniement d’une œuvre si délicate et de si longue haleine, et cependant on ne pouvait pas non plus se passer de la ratification française. Il était clair, par exemple, que, si les boutres des indigènes et des Arabes, les bâtimens de tous les trafiquans devaient échapper, quel que fût leur chargement, par cela seul qu’ils auraient arboré le pavillon français, aux vérifications de n’importe quelle marine militaire, si ce n’est des croiseurs entretenus par la France, hors d’état de faire à elle seule la police de la zone « contaminée, » la répression de la traite devenait une chimère. Le vote de la chambre française anéantissait donc en un clin d’œil les laborieux efforts tentés depuis plusieurs années sur toute la surface de l’Europe par la ligue antiesclavagiste, et, comme on ne pouvait pas nier qu’une grande partie de l’Afrique continuât d’être décimée par le trafic des noirs[10], l’œuvre du roi Léopold et de tant d’autres hommes de bien était frappée au cœur : la cause de la civilisation venait de subir un grave échec.


II.

Comment notre chambre des députés a-t-elle pris un parti si manifestement contraire aux intérêts généraux de l’humanité? Elle n’a vu qu’une clause dans l’Acte général de Bruxelles ; celle qui prévoyait la vérification des papiers de bord. C’est le droit de visite! ont dit les adversaires de la convention. À ce mot, tous les cœurs battent; on ne discute plus, on ne comprend plus, on n’entend plus : les ombres des chevaliers tués sur les champs de bataille de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt peuplent la salle des séances et l’œuvre de nos plénipotentiaires est balayée.

Qu’est-ce donc que le droit de visite?

Ce droit n’existe ipso facto, sauf une exception admise par le consentement unanime des nations, qu’en temps de guerre. Voici la règle : pour empêcher que les neutres n’abusent de leur liberté commerciale au profit d’un des belligérans, chacun des États en guerre a le droit d’arrêter les navires neutres dans les eaux dépendant de son propre territoire, sur le théâtre de la guerre, dans la partie de la pleine mer que doivent traverser les bâtimens à destination de l’État ennemi et d’examiner s’ils ne transportent pas des articles de contrebande. Voici l’unique exception : même en pleine paix, si l’on a de graves motifs de soupçonner qu’un navire se rend coupable de piraterie[11], tout vaisseau de guerre, à quelque État qu’il appartienne, a le droit de l’arrêter et de le visiter : quand les soupçons sont fondés, le navire est déclaré de bonne prise et peut être conduit dans un port quelconque d’un État civilisé; là les pirates, ennemis permanens de tous les peuples, doivent subir la juridiction du capteur. Jusqu’ici tout le monde est d’accord. Mais quelle est au juste l’étendue de ce droit?

Vattel, dont l’avis est un oracle ou peu s’en faut, s’exprimait au siècle dernier dans les termes suivans : «Nous ne pouvons empêcher le transport des marchandises de contrebande sans faire des perquisitions à bord des navires neutres; nous avons donc le droit de faire des perquisitions. » Même en France, un guide généralement sûr, à la fois officier de marine et jurisconsulte, Th. Ortolan, a pu dire : «Un droit de vérification sur le chargement doit nécessairement être exercé, outre l’examen des papiers, si l’on soupçonne à bord de la contrebande de guerre destinée pour l’ennemi. La coutume internationale autorise cette extension donnée dans certains cas à la visite. D’après cette coutume, si, malgré la teneur des lettres de mer, il y a des doutes fondés contre l’authenticité ou la sincérité de ces lettres, le visiteur peut faire des recherches plus exactes. » Bluntschli, Gessner, en général presque tous les publicistes allemands suivent l’opinion de Vattel. Tel est aussi l’avis de Kent et de Wheaton, deux des premiers parmi les jurisconsultes de l’Amérique septentrionale. Quant aux Anglais, ils défendent avec chaleur, à l’exception de quelques irréguliers, la thèse développée par lord Stowell dans la mémorable affaire du convoi suédois : « Le droit de visite et de recherche à bord des navires marchands sur la haute mer, quels que soient les chargemens, quelles que soient les destinations, est un droit incontestable du navire légitimement commissionné d’une nation belligérante, parce que, tant que la visite et les perquisitions n’ont pas eu lieu, il n’est pas nettement démontré quels sont les navires ou les chargemens ou les destinations. » Nul n’a plus exactement résumé que le juge Story la doctrine adoptée par nos voisins d’outre-Manche : « C’est sans raison qu’on essaie d’établir une distinction entre la visite (visit) et la recherche (search) : ce sont des mots qui, en droit international, sont toujours unis et que les Français expriment par droit de visite... La visite d’un navire quelconque en vue de faire à son sujet une sorte d’enquête est l’exercice d’une faculté comprise dans le droit de visite. »

Cependant la loi des nations enseigne encore « qu’on ne peut abuser de la liberté des mers pour le transport d’esclaves. » Or l’Angleterre tenta de pousser ce principe à ses conséquences extrêmes, en faisant une seconde brèche à la règle d’après laquelle le droit de visite ne peut s’exercer en temps de paix. Elle aurait voulu que les vaisseaux de guerre appartenant à toutes les puissances maritimes pussent de plein droit, sans convention spéciale, se livrer à des perquisitions sur les navires étrangers suspects de faire la traite des nègres. Pour atteindre ce but, elle imagina de faire rentrer la seconde exception dans la première et d’assimiler la traite à la piraterie : la première et la plus grave conséquence de cette innovation eût été de soustraire les bâtimens négriers à la juridiction de l’État dont ils dépendent. Mais c’était étendre arbitrairement la notion de la piraterie. Celle-ci, mais non la traite, menace le commerce maritime tout entier : les pirates ne reconnaissent l’autorité d’aucun État, les négriers naviguent sous le pavillon d’une puissance connue. La répression d’un de ces deux crimes n’offre donc pas, au même degré que celle de l’autre, le caractère d’une obligation internationale. Aussi la prétention du royaume-uni souleva-t-elle tout d’abord une opposition générale. La France en donna le signal. Au congrès de Vérone, en 1822, un mémoire soumis aux plénipotentiaires des grandes puissances par le principal ministre de sa majesté britannique proposa d’assimiler la traite à la piraterie, et d’ériger en loi le droit de visite réciproque en temps de paix à bord des navires suspects : seul moyen, disait-on, d’arriver à la découverte et au châtiment du trafic coupable. Nos représentans refusèrent leur adhésion, et devaient le faire. La politique française était toute tracée, si près d’une époque où l’Angleterre avait arbitrairement imposé des devoirs auxquels les navires de tous les autres peuples devaient se soumettre sous peine de confiscation, moins de quinze ans après qu’un ordre du conseil avait mis en état de blocus, contrairement au droit des gens, de l’Elbe à Brest, tous les ports, toutes les côtes de l’empire français, et provoqué les représailles du blocus continental : elle eût été commandée d’ailleurs à n’importe quelle autre date, l’exercice même du droit de visite tel que le comprenaient non-seulement le royaume-uni, mais les autres puissances, pouvant léser nos intérêts commerciaux, et les négriers porteurs du pavillon français devant rester, à tout prix, justiciables de la France.

Cependant l’Angleterre, n’ayant pu faire introduire dans la loi des nations par les grandes puissances le droit de visite réciproque en pleine paix à bord des navires soupçonnés de transporter des esclaves, résolut de le faire pénétrer peu à peu, par une série de traités séparés, dans le droit des gens conventionnel. La liste en est longue et le lecteur nous excusera de ne pas les énumérer. Il lui suffira peut-être de savoir que vingt-quatre traités sur cette matière unissaient en 1850 la Grande-Bretagne aux autres nations maritimes : dix de ces conventions admettaient le droit de visite avec toutes ses conséquences et l’établissement de tribunaux mixtes ; douze reconnaissaient le même droit de visite, mais maintenaient la juridiction des tribunaux nationaux.

Après la révolution de juillet, la France avait modifié son attitude et conclu successivement avec l’Angleterre les conventions du 30 novembre 1831, du 22 mars 1833. D’après ces deux actes, le droit de visite réciproque pouvait être exercé successivement, dans des parages déterminés, à bord des navires de l’une et de l’autre nations. Il s’agissait d’ailleurs du droit de visite tel qu’on l’entendait dans le vocabulaire commun des peuples maritimes, exercé dans toute son étendue. Le croiseur devait reconnaître non-seulement la régularité des expéditions, mais le caractère des opérations entreprises. D’après les instructions jointes à la seconde convention et qui en faisaient partie intégrante, il devait dresser et signer en double original un procès-verbal énonçant non-seulement l’époque et le lieu de l’arrestation, le nom du bâtiment, celui de son capitaine et ceux des hommes de son équipage, mais encore le nombre et l’état corporel des esclaves trouvés à bord, une description exacte de l’état du navire et de sa cargaison. La France se prêtait en outre, il faut bien le reconnaître, à une œuvre de propagande. L’article 9 de la première convention est ainsi conçu : « Les hautes parties contractantes au présent traité sont d’accord pour inviter les autres puissances maritimes à y accéder dans le plus bref délai possible. »

Il semblait que l’opinion publique se fût détachée de cette question quand on apprit à Paris, en janvier 1842, la conclusion d’un nouveau traité. L’Angleterre venait de livrer une seconde fois la bataille qu’elle avait perdue au congrès de Vérone, et cette bataille était presque gagnée. Les États-Unis n’avaient pas fléchi, mais l’Europe cessait de résister. Les cinq grandes puissances se reconnaissaient un « droit de visite » réciproque, en prenant ce mot dans son acception la plus large, sur les navires de l’une ou de l’autre, afin d’empêcher le commerce des esclaves. Le consensus gentium allait donc s’établir, ou peu s’en faut; car la France elle-même, après avoir sollicité sous l’impulsion de la Grande-Bretagne l’adhésion de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse hésitantes, avait donné sa signature à Londres le 20 décembre 1841 : on n’attendait plus que la ratification du roi. Tout à coup la discussion de l’adresse, à la chambre des députés, réveilla des sentimens qu’on croyait assoupis. MM. Billault, Dupin, Thiers, Berryer, l’amiral Lalande dénoncèrent en termes enflammés l’acte du 20 décembre, rappelant les prétentions tyranniques de l’Angleterre à la souveraineté des mers, excitant le patriotisme français, opposant la conduite des États-Unis à celle de la France, et démontrant sans grande difficulté qu’on avait, par excès de condescendance, sacrifié soit l’indépendance de notre pavillon, soit les légitimes intérêts de notre commerce maritime. Presque seul, M. Guizot, ministre des affaires étrangères, tint tête aux assaillans. On était au lendemain des démêlés internationaux provoqués par les affaires de la Syrie et de l’Egypte ; l’Europe venait de régler sans notre participation, grâce à l’Angleterre, par la convention du 15 juillet 1840, la question d’Orient : quand même le gouvernement aurait eu raison sur tous les points, il est probable que l’opposition, soutenue à la fois par les préventions populaires et par l’opinion des classes dirigeantes, l’aurait emporté. Mais, au demeurant, le projet de traité contenait, on le comprendra bientôt, un certain nombre de concessions inutiles ou regrettables, et, si les discours des opposans contenaient beaucoup de phrases sonores bourrées de mots vides, il subsistait un certain nombre de critiques que la dialectique la plus serrée n’avait pu détruire. Tout le monde sait que la bataille tourna contre le ministère et que la ratification du roi fut indéfiniment ajournée.

On ne peut pas se figurer, à l’étranger, l’influence que les souvenirs de 1842 ont exercée sur les débats de 1891. Quel thème pour les hommes politiques animés d’un souffle oratoire! L’antique rivalité de la France et de l’Angleterre ; Selden, l’auteur du mare clausum, établissant sur un monceau de documens les prétendus droits de son pays à la souveraineté de l’Océan et son livre devenant l’Évangile maritime de la Grande-Bretagne ; « la France qui avait la première écrit sur son pavillon : Liberté des mers et réclamé cette liberté pour tous, dans tous les temps, dans tous les lieux[12], » dépossédée de son rôle naturel; le drapeau tricolore abaissé; nos marins atteints jusques au fond du cœur! Comment n’être pas tenté de recommencer cette joute qui avait passionné le pays et dans laquelle M. Guizot lui-même avait à peu près mordu la poussière? La même question ne se posait-elle pas et fallait-il s’arrêter à des nuances plus ou moins saisissables ? Il était d’ailleurs vraisemblable que, le branle une fois donné, la chambre suivrait. Toute assemblée un peu nombreuse, de quelques lumières qu’on la supposât douée, était disposée à négliger de très bonne foi le côté technique du problème, c’est-à-dire la comparaison précise, exacte, rigoureuse de deux situations différentes et à se laisser fasciner par l’exemple donné cinquante ans plus tôt. Une chambre républicaine, nommée par le suffrage universel, se montrerait-elle d’ailleurs moins jalouse de l’honneur national et moins patriote qu’une chambre conservatrice et royaliste, issue du suffrage restreint? Il était facile de prévoir qu’on commettrait un anachronisme et nous l’avions prévu nous-même : on l’a commis.

C’est ce que nous nous proposons de démontrer. Interrompant à dessein notre histoire sommaire du droit de visite, nous allons chercher à déterminer, pièces en main, quelles ont été sur ce terrain, à Bruxelles, les concessions faites à la France, les concessions faites par la France.


III.

Personne ne conteste que la France n’ait pas seulement travaillé pour elle en défendant la liberté des mers. Elle l’a défendue pour tous, comme disait en 1842 l’amiral Lalande et, dans cet ordre d’idées, chaque progrès du droit maritime international est une conquête de la politique française. A Vérone et depuis Vérone, l’Angleterre avait tenté d’introduire une règle nouvelle dans la loi des nations, en soumettant à la visite en temps de paix, de plein droit, abstraction faite de toute convention, les navires soupçonnés de faire la traite des nègres. A vrai dire, plusieurs de ses hommes d’État, dans la seconde moitié du XIXe siècle, comme lord Lyndhurst en 1858 et lord Malmesburv en 1859, avaient émis des doutes sur la légitimité d’une telle prétention ; mais le gouvernement britannique n’y avait pas renoncé d’une manière officielle et positive. Or, voici ce que la conférence de Bruxelles a décidé. D’abord elle donne aux mots « droit de visite, » conformément à l’interprétation commune, l’acception la plus étendue et distingue la visite de la vérification des papiers. Le droit de visite réciproque en temps de paix (le cas de piraterie excepté), ne dérivant pas de la loi commune, ne pourra s’exercer que dans les limites déterminées par chaque loi conventionnelle. « L’enquête sur le chargement du bâtiment ou la visite ne peut avoir lieu, dit l’article 45 de l’Acte général, qu’à l’égard des bâtimens naviguant sous le pavillon d’une des puissances qui ont conclu ou viendraient à conclure des conventions particulières et conformément aux prescriptions de ces conventions. » La conséquence est claire : chacune des puissances signataires, à partir du jour où le traité qui l’unit à quelque autre puissance expire ou peut être dénoncé, reprend, quant à l’exercice du droit de visite proprement dit, sa liberté d’action. C’est ce que la France avait toujours demandé. Le droit même de vérifier les papiers des navires soupçonnés de faire la traite ne dérive pas de la loi commune, comme l’Angleterre l’avait si longtemps soutenu; par conséquent, il ne s’applique qu’aux puissances signataires de l’Acte général, conformément aux clauses de cet acte, c’est-à-dire avec toutes les restrictions qu’il accumule et toutes les distinctions qu’il contient. Encore une fois, c’est la théorie française qui l’emporte, et l’on va comprendre sur-le-champ qu’il ne s’agit pas là seulement d’un succès purement théorique.

D’abord les dix-sept puissances représentées conviennent décidément de ne pas assimiler la traite à la piraterie. L’Angleterre avait tenté, pendant plus d’un demi-siècle, d’obtenir cette assimilation. L’Autriche, la Prusse et la Russie s’étaient formellement engagées par le traité du 20 décembre 1841, non-seulement à prohiber tout commerce d’esclaves, mais « à déclarer piraterie un pareil trafic. » A la conférence de Berlin, cette doctrine n’était pas encore universellement abandonnée, puisqu’elle avait obtenu, le 10 novembre 1884, l’appui d’un plénipotentiaire italien. Notre pays, on le sait, l’avait toujours répudiée, notamment dans les instructions annexées à la convention anglo-française du 29 mai 1845.

Ainsi donc la conférence ne permettait pas de substituer un délit du droit des gens à un délit du droit national. Elle préparait par là même une autre solution qui contrariait les plans de l’Angleterre. Le projet anglais contenait la proposition suivante : « Des tribunaux mixtes seront établis à des endroits convenables dans les limites de la zone. Ces tribunaux auront le droit de statuer, sans appel, sur les causes qui leur seront soumises en vertu des dispositions du présent acte. Toutes les puissances signataires auront la faculté d’être représentées dans ces tribunaux mixtes, » La Grande-Bretagne avait fait prévaloir plus ou moins complètement ce système dans un grand nombre de conventions, et particulièrement dans le traité d’avril 1862, par lequel les États-Unis lui concédaient, en même temps que le droit réciproque de visite, l’établissement de tribunaux mixtes pour statuer sur les prises et les ventes de navires. Nos plénipotentiaires eux-mêmes furent peut-être un moment trop enclins à laisser s’opérer, pour faciliter l’entente, la substitution d’une juridiction internationale aux juridictions nationales : substitution d’ailleurs difficilement conciliable avec la diversité des régimes auxquels allaient être soumises les hautes parties contractantes, selon le genre de contrôle que devaient leur imposer des lois conventionnelles distinctes. Au demeurant, la conférence adopte le système que la France avait fait prévaloir dans les conventions anglo-françaises de 1831 et de 1833. Les navires capturés et leurs équipages durent être conduits dans le port de la zone le plus rapproché où se trouverait une autorité compétente de la puissance dont le pavillon aurait été arboré; les tribunaux compétens furent ceux de la nation dont les couleurs auraient été arborées par le bâtiment capturé. M. Charmes, rapporteur, et M. Ribot, ministre des affaires étrangères, ont bien fait d’insister sur cette attribution de compétence exclusive à la juridiction française ; elle offre une garantie très sérieuse à tous les bâtimens qui portent le pavillon français.

L’article 21 de l’Acte général trace soigneusement les limites de la zone maritime où s’exercera la surveillance des puissances signataires. La conférence a restreint le champ immense dans lequel on avait pratiqué jusqu’ici[13] soit le droit de visite proprement dit, soit les enquêtes de pavillon[14]. Pour mesurer tout le terrain que le droit de visite a perdu dans l’espace, il faut relire attentivement le traité de 1831. À cette époque, la France admettait ou subissait le droit de visite, non-seulement tout le long de la côte occidentale d’Afrique depuis le Cap-Vert jusqu’à la distance de dix degrés au sud de l’équateur, mais tout autour de l’île de Madagascar dans une zone d’environ vingt lieues de largeur à la même distance des côtes de Cuba, à la même distance des côtes de Porto-Rico, à la même distance des côtes du Brésil. Or l’Angleterre avait, en décembre 1841, jugé cette zone encore trop restreinte, et ce qu’on reprocha peut-être le plus vivement à M. Guizot en 1842, ce fut d’avoir accepté sur ce point les propositions du cabinet britannique. «Les Anglais, vous a-t-on dit, demandaient l’Océan entier : je suis bien aise qu’ils l’aient demandé, s’écriait M. Dupin, car ils se sont révélés par là... Eh bien! on n’a pas accordé à l’Angleterre l’Océan, mais on lui a concédé l’Atlantique; on a étendu les zones précisément aux endroits où sont nos possessions les plus importantes... » M. Thiers ajoutait: « Je demande pourquoi vous avez étendu les limites des zones, entendez bien mon expression ! sur tout l’Océan, à partir des îles Madère jusqu’au cap Horn et au cap de Bonne-Espérance, depuis le cap de Bonne-Espérance jusque dans la mer des Indes; pourquoi à des zones limitées vous avez substitué les deux grandes mers du commerce, l’Océan compris entre l’Afrique et l’Amérique et la mer des Indes tout entière. » C’était, nous le reconnaissons, un échec pour la politique française que l’extension de la zone « contaminée. » Mais rien ne démontre mieux la gravité de l’erreur commise par ceux qui viennent de confondre 1890 et 1841. Par quel coup du sort sommes-nous battus quand la zone est étendue et le serions-nous encore quand elle est restreinte? La chose est incompréhensible. Oui, nous étions vaincus quand le droit de visite s’était déployé; c’est précisément pourquoi nous l’emportons quand il recule.

Cependant le projet anglais conférait expressément aux puissances signataires « le droit de surveillance soit sur la haute mer, soit dans les eaux territoriales » de tout bâtiment à voiles, quel qu’en fût le pavillon. Le gouvernement britannique nous a fait, à ce propos, deux concessions importantes. D’abord la France obtint, avec le concours du Portugal, l’addition d’une clause expresse d’après laquelle les droits conférés à chacune des puissances signataires laissaient subsister l’état de choses actuel quant à la juridiction de chacune d’elles dans ses eaux territoriales. C’eût été la plus grave usurpation, que cet exercice d’un droit de surveillance et de contrôle par un peuple quelconque dans la mer littorale d’un autre peuple. Il ne faut pas sacrifier à la légère cette règle du droit maritime universel qui fait rentrer dans le territoire d’un État la partie de la mer sur laquelle il peut, de la côte, faire respecter son pouvoir, et l’on eût sans doute ouvert la porte à de nombreux abus en laissant pratiquer cette brèche dans la loi des nations. La France a pu faire maintenir un grand principe dans l’intérêt général et, disons-le, dans l’intérêt français. Il nous était particulièrement utile, on le comprendra bientôt, que, la surveillance des puissances signataires devant s’exercer dans une zone de vingt milles en mer à l’est de Madagascar, la France pût commencer par distraire de cette zone toute la région de ses eaux territoriales.

En outre, tout voilier devait être soumis, d’après les premières propositions anglaises, soit au droit de visite, soit à l’inspection des papiers. Or, dans la séance du 6 février 1890, lord Vivian et sir John Kirk vinrent faire la déclaration suivante : « Le gouvernement de Sa Majesté veut aller aussi loin que possible afin d’arriver à un projet d’entente acceptable pour toutes les puissances représentées ici. En conséquence, il est disposé, sous les conditions spécifiées ci-après, à limiter l’exercice du droit de visite à tout navire de moins de 500 tonneaux, pourvu que cette dernière condition, relative à la dimension des bâtimens, soit soumise à révision si l’expérience démontre qu’une modification est nécessaire. » C’était, à notre avis, donner une preuve de modération. On nous blâmera probablement d’en convenir, et l’on a déjà quelque peu raillé MM. Bourée et de Martens d’avoir écrit, au cours des travaux préparatoires, que les représentans du gouvernement britannique apportaient dans l’examen des mesures nécessaires pour combattre la traite « un esprit de parfaite conciliation. » Il est vrai qu’au même moment, et ce rapprochement est assez instructif, M. Thomas Barclay, avocat à la cour d’appel de Londres, critiquait en sens inverse cette partie même de l’acte au nom des traditions britanniques[15]. Entre ces deux excès, la route est facile. Du moment où les plénipotentiaires de la Grande-Bretagne ont accepté les clauses suivantes : «Les puissances signataires sont d’accord pour limiter le droit susmentionné (de visite, de recherche et de saisie) aux navires d’un tonnage inférieur à 500 tonneaux... Lorsque les officiers commandant les bâtimens de guerre de l’une des puissances signataires auront lieu de croire qu’un bâtiment d’un tonnage inférieur à 500 tonneaux... se livre à la traite ou est coupable d’une usurpation de pavillon, ils pourront recourir à la vérification des papiers de bord, » ils ont à peu près désintéressé le commerce français et mis, croyons-nous, nos propres plénipotentiaires dans l’impossibilité de refuser leur adhésion à l’œuvre commune.

Pourquoi? C’est que la navigation au long cours s’est transformée depuis un quart de siècle. D’abord, à l’emploi des voiles, on a très généralement substitué, du moins pour les expéditions lointaines, l’emploi de la vapeur. Or on n’expédie jamais des ports français, pour les mers qui baignent l’Afrique orientale, des vapeurs jaugeant moins de 500 tonneaux, et, d’autre part, les navires de commerce qui passent le canal de Suez pour se rendre dans l’Océan-Indien sont exclusivement des vapeurs. Voilà donc toute notre navigation à vapeur, c’est-à-dire la plupart de nos long-courriers, hors de cause et presque tous ceux-ci soustraits, par conséquent, aux mesures de surveillance qu’organise l’Acte général. Mais une seconde substitution s’est accomplie ; on a remplacé, pour les mêmes expéditions, les petits navires par les bâtimens de grande dimension. Ce qu’il faut épargner dans la navigation au long cours, c’est le temps, ce sont les frais généraux : cette double économie permet aux grands navires d’accepter un très mince bénéfice, sur une grande masse d’objets transportés. Les petits voiliers, ne pouvant se contenter du même bénéfice, sont ruinés par la concurrence et se confinent de plus en plus, par la force des choses, dans le petit ou le grand cabotage. Toutefois, je me hâte de le reconnaître, tandis que nos ports n’expédient que des grands bâtimens vers l’Inde ou vers la Chine, six ou sept maisons de Nantes font encore le commerce de l’île de la Réunion, par le cap de Bonne-Espérance, avec des voiliers qui jaugent de 300 à 400 tonneaux; une maison de Marseille fait de même le commerce du Mozambique avec trois ou quatre voiliers qui ne jaugent pas 500 tonneaux. Mais ces exceptions tendent à disparaître, et l’importante maison Grosos, du Havre, a prouvé par un exemple récent qu’on peut faire avantageusement le commerce de la Réunion, de l’île Maurice, de Madagascar, avec de grands navires : là, comme ailleurs, la transformation s’opère. D’ailleurs, le commandant d’aucun croiseur, s’il n’est atteint de démence, n’arrêtera dans la zone « contaminée » les voiliers de ces maisons anciennes, probes, parfaitement connues dans ces parages, à l’abri du soupçon le plus imperceptible, étant bien convaincu qu’il serait écrasé sous des dommages-intérêts, pour cet acte d’insigne mauvaise foi, par la juridiction française[16]. Pas un des armateurs que j’ai questionnés n’a le moindre doute à ce sujet. Ce sont les bâtimens indigènes, et ceux-là seuls, qu’on s’est proposé d’atteindre. Lord Vivian l’a dit formellement au nom du gouvernement britannique, et cette intention des signataires éclate à chaque page des rapports faits à la conférence par la commission maritime. Celle-ci se plaît à répéter que les bâtimens engagés dans la traite des noirs sont des dhows ou boutres indigènes.

Une œuvre diplomatique à laquelle on convie dix-sept puissances divisées d’intérêts est, en général, une œuvre de transaction et, si l’une d’elles compte recevoir sans donner, elle se leurre, neuf fois sur dix, d’un espoir chimérique. Il ne faudrait donc pas trop s’indigner quand on nous aurait demandé quelque chose, et nous aurions seulement à discerner si notre sacrifice n’est pas en disproportion avec les résultats auxquels la France aurait coopéré. Mais avons-nous fait bien certainement une concession ? Presque tout le monde l’avoue. Nous nous bornerons à dire, pour ne pas rompre en visière à presque tout le genre humain, que nous avons fait une concession plus apparente que réelle.

L’article 45 de l’Acte général, qui donne à toutes les puissances signataires le droit de procéder à la visite réciproque, c’est-à-dire à l’enquête sur le chargement, selon l’état de choses établi par les conventions particulières, ne nous regarde pas, puisque nous avons refusé d’autoriser par voie de traité la visite de nos navires en temps de paix. Mais les trois articles précédens nous concernent. Par conséquent, si les croiseurs d’une des puissances signataires ont lieu de penser qu’un bâtiment naviguant sous pavillon français (d’un tonnage inférieur à 500 tonneaux et rencontré dans la zone « contaminée ») se livre à la traite, ou est coupable d’une usurpation de pavillon, ils pourront recourir à la vérification du pavillon. Un canot, commandé par un officier de vaisseau en uniforme, pourra être envoyé à bord du navire suspect, après qu’on l’aura hélé pour lui donner avis de cette intention. Enfin la vérification, à bord du navire arrêté, consistera dans l’examen des pièces suivantes : 1° en ce qui concerne les bâtimens indigènes[17], le titre autorisant le port du pavillon, le rôle d’équipage, le manifeste des passagers noirs ; 2° en ce qui concerne les autres bâtimens, les pièces stipulées dans différens traités ou conventions maintenus en vigueur. Quoique cette dernière clause ne modifiât point, on le verra bientôt, le régime auquel sont actuellement soumis les bâtimens de nationalité française, elle a motivé le renvoi de l’Acte général au gouvernement.

Peut-être l’Europe aurait-elle tort de trop s’étonner. Les peuples auxquels tout a réussi montrent aisément beaucoup de condescendance. Mackintosh a pu dire que le pavillon anglais s’honorait en se soumettant à l’investigation des navires étrangers et qu’il avait le droit, ayant bravé les puissans, de s’abaisser devant les faibles. Il ne s’agit ici ni d’apitoyer le monde sur nos malheurs, ni de récriminer. Mais la France a souffert, et ses plaies ne sont pas fermées. Il est naturel que la représentation nationale frémisse au moindre soupçon d’une humiliation nouvelle, et les élans de sa fierté, même intempestifs, surprendront ceux-là seulement qui n’ont jamais connu les trahisons de la fortune.

Cependant la France se doit, en admettant qu’elle ne doive rien aux autres, de ne pas laisser croire au monde qu’elle ne sait pas discerner les bonnes intentions des mauvaises et qu’elle se regarde comme insultée quand on la ménage. Elle comprendra donc tout d’abord et, si nous ne nous trompons, elle a déjà compris que les autres puissances signataires ont pris en considération ses opinions particulières sur le droit de visite et, ce qui ne se voit pas souvent dans un congrès, l’ont mise hors du droit commun, non pour diminuer, mais pour étendre ses franchises. Oui, l’Europe a reconnu, dans cette circonstance, que nous avions sur l’honneur national certains sentimens d’une délicatesse particulière, et qu’il convenait d’en tenir compte. L’article 45 de l’Acte général n’a pas d’autre sens : en limitant « l’enquête sur le chargement ou la visite » aux navires naviguant sous le pavillon d’une des puissances liées par les traités, on a mis en fait[18], d’un côté la France, qui n’est astreinte aux enquêtes sur le chargement par aucune convention particulière, et de l’autre, toutes les autres puissances maritimes. Pour que nul ne put s’y méprendre, la commission maritime, après avoir expliqué dans son premier rapport comment on procéderait à l’égard de celles-ci, s’est empressée d’ajouter : « Votre commission ne pouvait que tenir compte de la situation particulière de la France dans cette question :... si le bâtiment se trouve sous la protection du pavillon français, le croiseur est, dans tous les cas, obligé de se borner à la vérification des documens mentionnés à l’article,.. » C’est-à-dire des papiers de bord. Il y a là tout d’abord, ce semble, de quoi rafraîchir le sang, j’allais dire de quoi satisfaire l’amour-propre de la nation.

« L’apparence est trompeuse, » a-t-on répondu : la vérification des papiers de bord, c’est encore l’exercice du droit de visite. Telle est du moins la proposition que M. Piou vient de développer à la tribune avec un grand talent. D’abord, n’est-ce pas détourner les mots de leur sens naturel? Il y aurait donc, chose étrange! deux droits de visite dont l’un consisterait à visiter les navires suspects, l’autre à ne pas les visiter! L’éloquent orateur a tiré, dans la discussion du 25 juin, le plus grand parti de cette phrase empruntée au premier rapport de la commission maritime : « Cela étant, le droit de visite est essentiellement le droit de vérifier les papiers de bord.. ; » mais il suffit de lire la phrase précédente pour se convaincre que MM. Bourée, Kirk et de Martens se réfèrent aux conventions particulières visées aux articles 22 et 45 de l’acte : « D’après l’esprit et la lettre des conventions particulières, y est-il dit, le droit de visite se présente comme une procédure nécessaire dans le cas où la vérification des papiers de bord laisse un doute dans l’esprit du commandant du croiseur... » Or les conventions particulières ont précisément pour but de déroger à la loi commune, c’est-à-dire au droit des gens. La pensée de la même commission se dégage, d’ailleurs, avec une rigoureuse exactitude d’un autre rapport signé par M. de Martens et daté du 17 février 1890 : « Le droit de visite proprement dit, y lit-on, est destiné essentiellement à compléter le droit de vérifier les papiers de bord... Le bon sens même exclut la nécessité de procéder à la visite, même dans le cas où elle pourrait être légalement exercée, si le commandant du croiseur, par une seule vérification des papiers de bord, s’est convaincu du caractère du navire et du chargement. » Donc, les deux droits sont absolument distincts, et, puisque la visite ne peut pas être exercée légalement à bord des navires français, la France ne subit pas le droit de visite.

Il n’en était pas de même en 18Û2, comme l’a justement fait observer dans la même discussion M. Maurice Sibille : la convention du 20 décembre soumettait nos navires au même traitement que ceux de la Prusse, de l’Autriche et de la Russie. Aux termes du nouvel Acte général, s’il s’agit d’un navire qui ne porte pas notre pavillon et si, après la vérification des papiers, il reste un doute quelconque dans l’esprit de l’officier qu’on envoie à bord, celui-ci se place sur le pont du navire, prend le rôle de l’équipage, appelle les passagers. Il constate leur nombre, vérifie si ce nombre est en rapport avec le rôle et, s’il y a des passagers en sus, ceux-ci sont suspects. Il prend le manifeste des passagers noirs, fait l’appel et, si leur nombre dépasse les indications du manifeste, s’il conserve des doutes sur la nature des opérations faites par le bâtiment, il descend à fond de cale, entre partout, visite tout, vérifie la qualité, l’origine, la destination du chargement, enfin ne laisse rien en dehors de son inquisition. Donc, selon l’expression très exacte de M. Charmes, rapporteur, là où commence la vraie visite pour les autres, elle s’arrête pour nous, puisque cet officier, par la seule inspection des papiers, a complètement épuisé son droit.

En quoi consistera cette inspection ? quelle sera la nature des papiers vérifiés? L’Acte général introduit dans la loi des nations une distinction libérale, qui diminue encore la portée de la concession, réelle ou prétendue. La vérification portait autrefois sur tous les papiers de bord, même sur les papiers de commerce, sur le connaissement qui révélait à des marins étrangers la propriété, la nature, l’origine, la destination de la cargaison, sur le journal du bord; elle se bornera désormais aux papiers qui n’ont pour objet que de constater la légitimité des opérations commerciales, et, par conséquent, nos plénipotentiaires n’encourent pas le reproche sous lequel M. Billault accablait les négociateurs de 1841 : on n’arrivera plus à connaître, pour le plus grand avantage de certains concurrens, tous les détails d’une expédition, tous les secrets d’une entreprise. C’est assez pour les navires indigènes portant nos couleurs ; c’est trop peu pour les bâtimens de nationalité française. Les premiers, avons-nous dit, peuvent être contraints d’exhiber trois pièces : le titre autorisant le port du pavillon, le rôle d’équipage, le manifeste des passagers noirs ; les seconds ne peuvent être astreints, on le sait déjà, qu’à produire « les pièces stipulées dans les traités ou conventions maintenus en vigueur. » Par conséquent, en ce qui les concerne, dans les rapports réciproques de la France et de l’Angleterre, ainsi que l’a constaté formellement la commission maritime de la conférence, la liste des papiers à vérifier sera déterminée par les instructions confidentielles de 1867, actuellement en vigueur, lesquelles s’expriment en ces termes : « Les papiers à produire par les navires marchands seront, pour les Français, l’acte de francisation et le congé. » Donc, les boutres indigènes eux-mêmes, si les trois pièces exigées sont régulières, si la présomption du délit ne résulte pas de leur inspection, sont couverts par notre pavillon et ne peuvent pas être conduits par le croiseur devant nos autorités nationales ; mais, quant au navire français proprement dit, il n’est obligé que d’établir sa nationalité : « Nous, nous n’avons qu’un mot à dire, lit-on dans le discours de M. Charmes (séance du 25 juin) : Je suis Français, comme on disait dans l’antiquité : civis romanus sum. » En effet, ces longs courriers à voiles jaugeant moins de 500 tonneaux qui partent de nos ports en si petit nombre et qui ne seront jamais, en fait, l’objet d’une saisie préventive, n’auraient pas, si l’impossible arrivait, d’autre réponse à faire.

Il fallait en outre, a-t-on dit, répudier à n’importe quel point de vue la réciprocité du contrôle : c’est à la France non-seulement de surveiller les bâtimens de nationalité française, mais encore de réprimer elle-même l’abus qu’on peut faire de ses couleurs. Est-ce possible? D’abord, est-ce que nous pouvons être à la fois sur tous les points de la zone « contaminée? » Ensuite, quand nos croiseurs, multipliés par un gigantesque et ruineux effort, tenteraient de suffire à cette tâche, comment s’y prendraient-ils? Un boutre arabe sort d’un port quelconque de la côte avec le pavillon français, auquel il accorderait naturellement la préférence, puisqu’il échapperait, en l’arborant, aux croiseurs des seize autres signataires. Croit-on que, se trouvant en vue d’un de nos vaisseaux, il va garder ce pavillon? Non sans doute, ainsi que l’a très bien expliqué M. Charmes et que l’avaient expliqué déjà les instructions françaises annexées à la convention du 29 mai 1845 : il s’empresse de le changer; il arbore un pavillon anglais, italien ou allemand; il a un assortiment très complet et très éclectique de pavillons ; suivant les circonstances, il choisit l’un ou l’autre et par là même évite à peu près tout danger. L’efficacité de la répression est donc liée à la réciprocité du contrôle. On a fait à la France une douzaine de concessions qui ménageaient son amour-propre et mettaient, en fait, son commerce à l’abri de toute vexation : par là même toutes les autres nations maritimes la plaçaient dans une sphère distincte et rendaient un hommage exceptionnel à la probité de sa marine marchande. Mais on ne pouvait, sans l’exclure du nouvel accord international, déclarer qu’elle agirait isolément, à sa guise, et ne relèverait que d’elle-même. La retraite ou l’exclusion de la France anéantissait d’ailleurs l’œuvre de la conférence en mettant un obstacle insurmontable à la répression de la traite.

L’opinion publique ne s’y est pas trompée. Dans la session de 1842, M. Guizot, en se heurtant au sentiment de la chambre, se heurtait au sentiment général, et la discussion de l’adresse avait produit dans tout le pays un effet défavorable au ministère. En 1891, le pays a été déconcerté plutôt que satisfait. La presse, en général, a froidement accueilli le vote du 25 juin ; le débat parlementaire n’a pas échauffé le corps électoral, et la France n’a pas été persuadée qu’on eût, à Bruxelles, méconnu ses traditions, compromis son honneur ou ses intérêts. A-t-elle manqué de clairvoyance?


IV.

Nous sommes loin de prétendre que le gouvernement de juillet, en concédant à l’Angleterre, par les conventions de 1831 et de 1833, le droit de visite réciproque (on sait qu’il s’agissait alors du véritable droit de visite), fût resté fidèle à la tradition française. Le maréchal Sébastiani s’applaudissait d’avoir signé le premier de ces deux traités, mais « parce que, sans cela, l’alliance anglaise aurait été rompue : » or tout le monde sait que nous étions portés, après la révolution de 1830, à rechercher l’appui de l’Angleterre pour contre-balancer le mauvais vouloir des autres puissances. Il faut bien reconnaître, en outre, que la même tradition fut abandonnée au grand jour, à maintes reprises, pendant plus de dix ans, sans que le parlement parût s’en apercevoir. La France accorda le droit de visite par des traités conclus, le 26 juillet 1834, avec le Danemark; le 8 août 1834, avec la Sardaigne; le 21 mai 1836, avec la Suède et la Norvège; le 9 juin 1837, avec les villes hanséatiques de Lubeck, de Brème et de Hambourg; le 14 février 1838, avec les Deux-Siciles ; le 26 août 1840, avec Haïti. Une tradition nouvelle commençait à détrôner l’ancienne quand la « chaîne des temps, » comme on disait alors, fut heureusement renouée en 1842.

Mais il ne faudrait pas se figurer que la chambre des députés eût, en amendant l’adresse au roi, résolu le problème. En somme, le résultat de cette discussion retentissante était purement négatif. Le gouvernement ne pouvait ni ne voulait commettre aux autres puissances le soin de réprimer la traite, en déclarant ouvertement que seul, dans l’univers, il fermerait les yeux sur cet infâme trafic ; il pouvait presque aussi difficilement feindre de croire que ses flottes suffiraient à réprimer dans une zone immense l’abus ou l’usurpation de nos couleurs. La force des choses l’amena donc à conclure avec le royaume-uni le traité du 29 mai 1845, qui substitua la vérification du pavillon à la visite. Je ne sache pas qu’on puisse opposer un argument plus décisif aux adversaires de l’Acte général. Ce traité dit, en effet (art. 8) : «Attendu que l’expérience a fait voir que la traite des noirs dans les parages où elle est habituellement exercée est souvent accompagnée de faits de piraterie dangereux pour la tranquillité des mers et la sécurité de tous les pavillons ; considérant en même temps que, si le pavillon porté par un navire est prima facie le signe de la nationalité de ce navire, cette présomption ne saurait être considérée comme suffisante pour interdire de procéder à sa vérification, puisque, s’il en était autrement, tous les pavillons pourraient être exposés à des abus en servant à couvrir la piraterie, la traite des noirs ou tout autre commerce illicite ; afin de prévenir toute difficulté dans l’exécution de la présente convention, il est convenu que des instructions fondées sur les principes du droit des gens et sur la pratique constante des nations maritimes seront adressées aux commandans des escadres et des stations françaises et anglaises sur la côte d’Afrique. » D’après les instructions anglaises annexées à la convention, l’officier commandant un croiseur de sa majesté britannique devait sans doute détacher une chaloupe vers le bâtiment suspect pour s’assurer de sa nationalité sans le forcer à s’arrêter; mais si la force du vent ou toute autre circonstance rendait ce mode d’examen impraticable, il pouvait recourir aux moyens coercitifs, aborder le navire aux couleurs françaises et s’assurer de sa nationalité « par l’examen des papiers de bord ou par toute autre preuve. » La Grande-Bretagne, on voudra bien le remarquer, nous concédait moins qu’à Bruxelles, où nous obtenions une série de restrictions au droit même de vérifier les papiers de bord. Cependant le pays admit alors une transaction fondée sur le même principe, quoique moins avantageuse : il sut discerner la vérification de la visite. Une occasion s’offrait d’interpeller et de confondre le ministère ; elle ne pouvait échapper à la sagacité des opposans : aucun intérêt ne s’alarma; la tribune resta muette et la convention fut tranquillement exécutée avec l’assentiment universel. Elle a même obtenu, dans la séance du 25 juin 1891, le suffrage de M. Piou, qui l’a déclarée « très prudente et très sage. »

« Elle avait de plus, a tout de suite ajouté cet orateur, le mérite de ne devoir durer que dix ans. » Cela est vrai, lui répondit le ministre des affaires étrangères ; mais la nécessité des choses a obligé les gouvernemens, même après l’expiration du terme, à convenir qu’ils enverraient des instructions exactement copiées sur l’acte de 1845, lesquelles ont, à leur tour, servi de modèle aux propositions présentées par nos plénipotentiaires à la conférence de Bruxelles. C’est ainsi que de nouvelles instructions furent arrêtées d’un commun accord, le 31 mars 1859, entre le gouvernement britannique et le gouvernement français. Il y est dit entre autres choses : « Quand la présomption de nationalité résultant des couleurs arborées par un vaisseau marchand peut être mise sérieusement en doute à raison d’informations positives ou d’indications de nature à faire croire que le navire n’appartient pas au pays dont il porte le drapeau, le vaisseau de guerre étranger peut avoir recours à une vérification de nationalité (art. 5), » — « Un navire peut être envoyé dans ce but vers un navire suspect, après qu’on lui a annoncé le but de sa mission. La vérification consiste dans l’examen des papiers établissant la nationalité du navire. On ne peut rien demander de plus que la production de ces documents[19] (art. 6). » — « Le capitaine d’un navire de guerre étranger ne devra jamais monter à bord ou envoyer à bord d’un navire marchand, sauf en cas de soupçon légitime de fraude. En dehors des couleurs arborées, il y a de nombreuses indications qui permettent à un marin de reconnaître la nationalité d’un navire (art. 9). » Toutefois les instructions de 1859 parurent sans doute incomplètes et, par suite, inefficaces aux deux gouvernemens, car ils se décidèrent, en 1867, à les compléter.

Les instructions de 1867 précisent la nature des papiers à produire. Elles ajoutent : « Lorsqu’après l’examen des papiers de bord, un navire marchand soupçonné de fraude sera détenu par un croiseur étranger, il devra être conduit le plus tôt possible dans un port ou à une autorité de la nation dont il a arboré les couleurs, de telle manière que la sincérité du pavillon soit constatée par les autorités de la puissance à laquelle appartient ce pavillon. » C’est ce qu’a répété l’article 49 de l’Acte général.

Cependant les adversaires de cet acte diplomatique ont considéré la reproduction des instructions exécutées depuis vingt-quatre ans comme une innovation monstrueuse. « Vraiment, nous en sommes là ! Peut-il y avoir rien de plus offensant, de plus blessant au monde que d’être forcé de s’arrêter dans sa route sur l’ordre d’un étranger, de le recevoir à son bord, de se justifier devant lui et de le suivre s’il trouve bon de vous arrêter? » Nous en étions là non pas seulement dans cette période de dix ans où la France avait eu le tort de subir le droit de visite, mais après qu’elle l’avait répudié. L’acte de Bruxelles ne modifiait la pratique antérieure et postérieure à la révolution de 1870 que dans un sens favorable à notre politique. Il importe de faire observer que les pouvoirs publics, en refusant de le sanctionner, nous laissent sous l’empire des accords actuels, c’est-à-dire d’un régime beaucoup moins favorable à la liberté des mers. Oui, nous en gardons tout ce qu’on reproche à la convention nouvelle, et nous perdons tout ce que celle-ci a fait pour l’améliorer, tout le fruit d’une campagne heureusement et sagement conduite. On a supplié la chambre « de ne pas déchirer une des pages les plus glorieuses de nos annales nationales. » Il s’agit apparemment de la page écrite au congrès de Vérone. Eh bien! c’est en 1831 et en 1833 qu’elle avait été déchirée: nous l’avons, qu’on me passe cette expression triviale, recousue en deux fois, d’abord le 29 mai 1845, ensuite le 2 juillet 1890. Loin de trahir ces droits des neutres, que nous défendions au dernier siècle avec l’aide de la Russie et des petits États maritimes, nous les défendons encore. En reportant ma pensée sur l’entreprise achevée en 1780 par M. de Vergennes, alors que les diplomates français dictaient l’exposé de principes par lequel l’impératrice Catherine II résolvait les questions fondamentales du droit public maritime, je crois que l’œuvre de la diplomatie contemporaine ne serait pas désavouée par ces grands ancêtres.

Pour bien mesurer tout le terrain reconquis en 1891, il n’est pas inutile de rappeler que la France, l’Allemagne, l’Angleterre, la Belgique, le Danemark et la Hollande signèrent à La Haye le 6 mai 1882 une convention sur les pêcheries de la mer du Nord. Nous en citons textuellement quelques dispositions : « Les bâtimens croiseurs de toutes les hautes parties contractantes sont compétens pour constater toutes les infractions aux règles prescrites par la présente convention autres que celles indiquées dans l’article 27 et tous les délits se rapportant aux opérations de pêche, quelle que soit d’ailleurs la nation à laquelle appartiennent les pêcheurs qui commettent l’infraction (art. 28). » — « Lorsque les commandans des bâtimens croiseurs ont lieu de croire qu’une infraction aux mesures prévues par la présente convention a été commise, ils peuvent exiger du patron du bateau auquel une contravention est ainsi imputée d’exhiber la pièce officielle justifiant de sa nationalité... Ils ne peuvent pousser plus loin leur visite ou leur recherche à bord d’un bateau pêcheur qui n’appartient pas à leur nationalité, à moins toutefois que cela ne soit nécessaire pour relever les preuves d’un délit ou d’une contravention relative à la police de la pêche (art. 29). » — «... Si le cas lui semble assez grave pour justifier cette mesure, le commandant d’un bâtiment croiseur aura le droit de conduire le bateau en contravention dans un port de la nation du pêcheur. Il pourra même prendre à son bord une partie des hommes de l’équipage pour les remettre entre les mains des autorités de la nation du bateau (art. 30). » Ainsi non-seulement le prétendu droit de visite qui consiste dans l’inspection des papiers, mais le véritable droit de visite qui consiste dans la visite même ; non-seulement le droit de conduire le bateau contrevenant dans un port de sa nation, mais le droit d’enlever une partie de son équipage et de la traîner à bord d’un bâtiment étranger! Un député s’est figuré, dans la séance du 24 juin 1891, que ces clauses avaient déterminé le rejet de la convention par le pouvoir législatif, tant elles lui paraissaient exorbitantes ! Il oubliait que le sénat et la chambre des députés avaient, au contraire, autorisé, le 16 février et le 28 décembre 1883, notre gouvernement à ratifier le traité de 1882, sans paraître se soucier de ce qu’on avait dit et fait jadis à Vérone. Nous ne contestons pas d’ailleurs qu’il y eût un grand avantage à faire exercer par les bâtimens de la marine militaire de toutes les hautes parties contractantes la surveillance de la pêche de la Mer du Nord; nous ne voulons pas même contester que la situation commandât le rétablissement du droit de visite le plus étendu. Mais, quand de tels intérêts ont déterminé l’abandon de telles maximes, est-ce l’Acte général qu’il faut aujourd’hui sacrifier? Les crimes commis dans la chasse à l’homme, dans le trafic et dans le transport des esclaves ne sont-ils pas capables d’émouvoir les nations civilisées autant que certaines contraventions de pêche? Si l’on a pu, pour la répression de celles-ci, faire fléchir les principes revendiqués en 1842, n’a-t-on pas pu, pour la répression de ceux-là, se borner à maintenir, en l’améliorant, le régime issu de cette discussion mémorable et consacré par la pratique d’un demi-siècle?

Je serais tenté de recommander aux Français une autre partie de leurs annales. Ceux qui combattent pour nos traditions ne sauraient méconnaître la plus ancienne et la plus noble. Ils ne peuvent oublier que la France a marché dans tous les temps à l’avant-garde de la civilisation et revendiqué dans le monde entier l’égalité, la fraternité de la race humaine. Elle a devancé l’Europe féodale dans l’abolition du servage, frayé des chemins nouveaux, bien moins pour trouver des débouchés à son commerce que pour enseigner les nations, propagé l’évangile, c’est-à-dire le code même de la liberté dans l’Inde, dans l’extrême Orient, chez les peuplades sauvages de l’Amérique. Après la révolution de 1789, elle a proclamé l’affranchissement de ses propres esclaves. En 1848, la seconde république reprenait les desseins inachevés de la première, et consommait l’œuvre d’émancipation. Nous avions conclu dès 1814 avec l’Angleterre un accord séparé pour faire prononcer par toutes les puissances de la chrétienté l’abolition universelle et définitive de la traite. À qui, d’ailleurs, faut-il redire cette histoire ? Nos enfans la savent avant que leurs maîtres la leur aient apprise. Tous ces grands souvenirs ne peuvent pas s’effacer devant le fantôme du droit de visite. Allons-nous maintenant répudier ce passé glorieux en paralysant les efforts faits par tous les peuples civilisés pour parvenir à la répression de la traite ? Si la France se demande où, quand on a méconnu ses traditions véritables, elle arrivera peut-être à cette conclusion : ce n’est pas à Bruxelles qu’on a manqué de mémoire.

Il importe peu, dira-t-on, que la tradition soit respectée si l’honneur est compromis. Mais l’est-il ? j’ai déjà tenté d’établir, en énumérant les concessions faites à la France ou par la France, que son honneur était sauf. Il convient, pour achever la démonstration, d’examiner s’il en serait de même au cas où nous ferions avorter la conférence de Bruxelles.

Toutes les puissances maritimes ont décidément reconnu, nous le supposons un moment, qu’on ne pouvait s’entendre avec le peuple français. Non-seulement on n’organise pas de surveillance commune, mais chacun des signataires prend ou ne prend pas, à son gré, les mesures préventives ou répressives que la situation commande. Chacun accusera, bien entendu, son voisin de désavouer hypocritement le trafic des esclaves en le favorisant par de secrètes complaisances et d’accaparer le bénéfice de l’infâme commerce, chacun se croira dupe et personne ne voudra l’être : on va donc rétrograder à pas pressés vers la barbarie. Est-il malaisé de prévoir ce qui sera répondu de toutes parts aux récriminations des uns, aux clameurs désespérées des autres ? « Plaignez-vous à la France : elle a refusé de combiner ses efforts avec ceux du monde entier. » Si ce concert d’imprécations éclate, la bonne renommée de notre pays n’en souffrira-t-elle pas? Elle serait atteinte, qu’on y prenne garde, quand même nous multiplierions nos efforts pour faire à nous seuls la police des navires qui portent notre pavillon. Si l’inévitable résultat de cette politique superbe est, comme je l’ai montré tout à l’heure, de faire arborer les couleurs françaises par les navires de presque tous les trafiquans dans la zone « contaminée, » excepté quand ils se trouveront en face d’un croiseur français, la traite maritime se ferait donc généralement sous notre pavillon sans qu’on pût l’atteindre! Peut-on se figurer que les autres nations absoudraient notre conduite? Je veux bien croire qu’elles ne nous imputeraient pas une connivence directe. Mais comment ne nous reprocheraient-elles pas d’avoir favorisé la fraude en les empêchant de la réprimer? Si, parce que nous mettons nos gouvernans dans l’impuissance de ratifier l’acte de Bruxelles, les opérations de la traite se poursuivent à l’ombre de notre drapeau, la honte en rejaillira sur lui. C’est par là que l’honneur est en jeu.

Aux yeux de M. Félix Faure, l’article 50 de l’Acte général nous inflige une humiliation particulière. Si le croiseur, après vérification des papiers, est convaincu qu’un fait de traite a été commis durant la traversée, il peut conduire, on le sait, le bâtiment suspect dans le port de la zone la plus rapprochée où se trouve une autorité compétente de la puissance dont le pavillon a été arboré. L’acte ajoute : « l’autorité à laquelle le navire arrêté a été remis procédera à une enquête complète, selon les lois et règlemens de sa nation, en présence d’un officier du croiseur étranger. » « Ce qu’avant tout je repousse, a dit l’éminent député de la Seine-Inférieure, c’est qu’un officier étranger puisse se tenir à côté de votre commissaire enquêteur, de l’agent de la république française, pour examiner comment il opère. » Mais il n’en peut pas être autrement! Une procédure s’ouvre, et je n’aperçois pas sous quel prétexte on renoncerait à la marche invariablement suivie dans ces instances préliminaires. Est-ce que l’enquête ne doit pas être contradictoire? L’officier du croiseur ne participe pas à la direction de cette enquête; il y assiste pour débattre et contredire les dénégations du navire arrêté. L’autorité qui dirige l’enquête, s’il lui fallait procéder en son absence, se trouverait le plus souvent dans un grand embarras, par exemple si le capitaine du boutre indigène auquel on reprocherait une fraude quelconque amenait de faux témoins ou produisait de faux documens. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que cet accusateur, s’il ne prouve pas son accusation, peut être ruiné par les dommages-intérêts auxquels il sera condamné par un tribunal de la nation dont les prévenus auront arboré les couleurs. Il est donc impossible de laisser à un moment quelconque la parole aux uns en fermant la bouche à l’autre. La dignité du juge n’est pas compromise parce qu’il tient la balance égale entre le plaignant et l’inculpé.

Tout cet ordre de critiques peut se résumer en un seul reproche : on aurait jeté la France « aux pieds de l’Angleterre; » la France aurait reconnu la « suzeraineté » de l’Angleterre sur les mers et par là même fait, en quelque sorte, acte de vassalité. Mais comment concilier cette suzeraineté prétendue avec l’absolue réciprocité des droits et des devoirs? Nous ne nous abaissons pas devant l’Angleterre en permettant au croiseur anglais soit d’arrêter un bâtiment suspect qui porte nos couleurs, soit de vérifier certains papiers de bord, puisque l’Angleterre autorise le croiseur français à traiter de la même manière ses propres navires. Ce raisonnement très simple est irréfutable. On a pourtant essayé de le réfuter en développant la proposition suivante : « La réciprocité dans les droits suppose l’égalité dans les forces, » et l’on a rappelé l’apostrophe lancée par M. Thiers au ministre de la marine : « Si l’Angleterre envoyait deux cents croiseurs sur la côte d’Afrique, en enverriez-vous autant? »

Mais il importe de ne pas déplacer la question. L’honneur est-il sauf? C’est ce que nous cherchons. Or ce n’est pas seulement, selon toute apparence, parce que les croiseurs anglais et français navigueraient en nombre inégal dans la zone « contaminée » que notre dignité nationale serait atteinte. Mais deux cents croiseurs feraient sans doute plus de besogne que cinquante, et l’on craint que l’exercice des pouvoirs conférés à la marine militaire des deux pays ne pèse plus lourdement sur une des deux flottes marchandes, c’est-à-dire sur la nôtre. En un mot, si les croiseurs des deux nations arrêtent dans le cours de la même année le même nombre de bâtimens suspects, l’inégalité des forces n’a plus rien qui nous blesse; mais, si le nombre des arrestations opérées par les Anglais dépasse de quelques unités celui des nôtres, l’honneur français serait entamé. C’est ce que nous n’admettons pas ! La réciprocité peut tourner à notre désavantage si l’on arrête, en fait, plus de voiliers français jaugeant moins de 500 tonnes que de navires anglais du même tonnage; mais l’honneur du pays, si le pacte lui-même, envisagé dans son principe, l’a laissé debout, n’oscille pas aux fluctuations de cette statistique. C’est ce que tout le monde avait compris en 1845[20]. Ce qu’il faut calculer, ce n’est pas la force respective des marines militaires, mais la proportion entre les vaisseaux de guerre et la marine marchande de chaque pays. On ne se rend donc pas compte de ce qu’est la marine marchande anglaise[21] ! On oublie donc que la disproportion numérique entre les bâtimens de guerre et les navires du commerce est plus forte pour le royaume-uni que pour n’importe quelle autre nation, de telle sorte que le commerce anglais devrait être le plus gravement atteint soit par la vérification réciproque des papiers, soit par le droit de visite! On ne peut, d’ailleurs, se lasser de redire que l’honneur de tous est ici hors de cause et qu’on frappe tous ces grands coups dans le vide, puisque la traite se fait non par des navires de nationalité française ni même, nous l’espérons, de nationalité britannique, mais par des bâtimens indigènes auxquels il convient d’arborer les couleurs de diverses puissances maritimes et particulièrement les nôtres.

Si l’honneur est sauf, il ne faudrait pourtant pas que la France, engagée dans cette campagne, risquât d’y perdre le reste. « Vous avez une fois de plus pratiqué la politique des mains nettes, c’est-à-dire des mains vides, » a dit M. Piou le 25 juin 1891. Les adversaires de l’Acte général ont, à ce sujet, repris la double proposition développée dans la discussion de l’adresse en 1842 : tandis que la France, nation chevaleresque, se dévoue pour accomplir une œuvre de civilisation, l’Angleterre, nation pratique, ne songe qu’à l’extension de sa puissance et de son commerce ; entraînés par notre générosité, nous immolons nos intérêts à ceux de nos voisins.

Notre pays est prompt à l’enthousiasme et capable de désintéressement, il l’a prouvé plus d’une fois. Mais nous sommes trop sensés, trop équitables pour prétendre au monopole de ces nobles ardeurs. Wilberforce ne fut pas un spéculateur; et la chambre des lords, quand elle finit par adopter le bill d’abolition de la traite après l’avoir repoussé trois fois, n’était pas stimulée par l’amour du lucre. Ainsi que M. Guizot l’a dit avec une singulière élévation de vues et de langage, il serait puéril de contester le mélange des intérêts temporels et des sentimens les plus désintéressés; c’est la condition de notre nature et des sociétés humaines ; mais quelle qu’ait été la dose des intérêts personnels, de l’ambition ou de l’égoïsme national, c’est un mouvement moral, c’est l’ardent désir de mettre fin à un commerce honteux, d’affranchir une portion de l’humanité qui a lancé et accompagné cette œuvre. Est-ce dans une vue d’égoïsme britannique que l’Angleterre a poursuivi la suppression de la traite? Si la question était posée successivement à tous les cabinets européens, pas un d’eux ne la résoudrait contre le royaume-uni. La réponse est d’ailleurs écrite dans le rapport fait à la commission maritime de la conférence le 17 février 1890 par un plénipotentiaire russe qu’on ne peut soupçonner de partialité[22]. L’Angleterre a tâche de concilier son propre intérêt avec l’intérêt général. Oui, sans doute: n’est-ce pas ce que, de son côté, cherche la France et ce qu’on reproche précisément à ses plénipotentiaires de n’avoir pas fait? Il s’agit donc d’apprécier si nous avons, en effet, travaillé pour autrui.

Certes, ceux qui préparèrent ou décidèrent la réunion de la conférence ne se proposaient pas de subordonner les intérêts français aux intérêts britanniques. Pour le pape Léon XIII, la France est toujours la fille aînée de l’Église, et l’on ne voit pas quel intérêt le saint-siège aurait à gêner au profit de l’Angleterre l’expansion de notre influence. On peut reprocher au cardinal Lavigerie certaines hardiesses de langage, mais personne ne contestera son patriotisme : il aime la France, il la veut forte et respectée. Le roi des Belges a travaillé pour l’humanité, non pour l’Angleterre. L’événement a-t-il donc déjoué leurs prévisions? Mais on ne peut oublier que les puissances représentées s’étaient accordées pour confier aux plénipotentiaires russes le soin de coordonner les propositions des uns, les contre-propositions des autres. De chaleureux remercîmens leur furent adressés le 17 février 1890 par les représentans de la Belgique, de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la Turquie, et le prince Ouroussow, premier plénipotentiaire, crut devoir répondre, en s’effaçant lui-même avec une grande modestie, que l’honneur du travail revenait à M. de Martens. Or ce dernier, qui, sur le terrain du droit public maritime, figure au premier rang parmi les maîtres, n’était pas homme à se laisser jouer par les plénipotentiaires anglais et mesurait très exactement la portée du règlement sur la répression de la traite maritime, qu’il fit voter par les dix-sept puissances signataires. Il est encore moins aisé de supposer que les plénipotentiaires russes aient, de parti-pris, sacrifié dans cette conjoncture la France à l’Angleterre. On voit bien ce que la Russie pouvait y perdre, mais non ce qu’elle y pouvait gagner.

A ceux qui voulaient absolument rapporter quelque chose de Bruxelles, il est d’ailleurs permis de répondre que nous n’en sommes pas précisément revenus « les mains vides. » C’est ce qu’un adversaire de l’Acte général, M. Deloncle, a loyalement reconnu dans la séance du 24 juin 1891. On s’était préoccupé dans les protocoles de donner à l’État indépendant du Congo, placé sous la souveraineté du roi Léopold, les moyens de vivre en faisant face à toutes ses obligations, au premier rang desquelles figurait la lutte contre l’esclavage africain. En 1885, l’acte général de Berlin avait établi la liberté commerciale dans tout le bassin du grand fleuve et de ses affluens ; en conséquence, il interdit les droits d’entrée, mais sans parler des droits de sortie. Ceux-ci devinrent donc l’unique ressource avec laquelle le gouvernement du nouvel État pouvait alimenter son budget et grevèrent l’exportation outre mesure, alors qu’il eût été naturel et logique de répartir l’impôt, suivant une proportion à étudier, entre l’exportation et l’importation. Le 10 mai 1890, le baron Lambermont, président de la conférence, avait donné lecture d’une proposition tendant à établir dans le bassin conventionnel du Congo des droits d’entrée dont le maximum ne pourrait pas dépasser 10 pour 100, et cette proposition fut convertie en une déclaration annexée à l’Acte général. La déclaration prévoyait à son tour un arrangement qui déterminerait pour quinze ans dans cette limite de 10 pour 100 au maximum les diverses taxes d’importation sur les marchandises. La France obtint d’abord, non sans peine, que cet arrangement fût débattu non entre des commissaires délégués par tous les gouvernemens, mais entre elle, l’État indépendant et le Portugal, puisque les trois puissances occupaient seules le versant occidental du bassin conventionnel et par conséquent avaient seules un intérêt direct à la fixation des taxes. En outre, un tarif compris dans l’annexe n° 2, qui fait suite à la déclaration, sortit de cette négociation à trois et modifia très avantageusement l’œuvre primitive de la conférence, puisqu’il substitue au maximum de 10 pour 100 ad valorem une taxe de 6 pour 100 sur tous les produits importés (sauf l’alcool). Enfin un décret royal du 19 février 1891 avait partagé pour la perception des droits de sortie le territoire de l’État indépendant en deux zones dans l’une desquelles l’impôt s’élevait jusqu’à 25 pour 100 ad valorem ; la commission de la chambre des députés obtint du roi Léopold la promesse qu’un droit unique de 10 pour 100 serait perçu dans toute l’étendue du pays. « Ce sont des conditions fort honnêtes et qui peuvent nous devenir très profitables, » disait M. Deloncle, et l’honorable député proposait en conséquence de disjoindre les conventions, c’est-à-dire d’en rejeter ce qui nous déplaisait en votant ce qu’il trouvait être à notre convenance. Mais, par malheur, comme la convention douanière n’avait été conclue que pour faciliter l’adhésion de la France et du Portugal à l’acte principal, le sort des deux propositions était lié. M. Deloncle, en montrant avec une grande ampleur tout l’avantage que nous avions à l’adoption de l’une, a fait ressortir tout le désavantage que nous causait l’ajournement en bloc. Nos intérêts commerciaux sont donc sacrifiés, c’est évident, mais non par la conférence.

Toutefois le succès que nous avons remporté sur la côte occidentale de l’Afrique ne compenserait pas, au dire des opposans, l’échec que nous aurions subi sur la côte orientale en acceptant ce qu’on a nommé, dans un langage très métaphorique, « le blocus de Madagascar. » Le lecteur sait déjà qu’on a limité la zone « contaminée » par une ligne conventionnelle contournant l’île de Madagascar, par l’est, à 20 milles de la côte orientale et septentrionale. C’est laisser entendre, a-t-on dit dans la séance du 24 juin, qu’il pourrait y avoir un trafic d’esclaves entre Madagascar et la Réunion, conjecture insultante ! et que nous appelons à notre aide, humiliant aveu d’impuissance! une police internationale pour surveiller et protéger contre ce trafic la grande île placée depuis cinq ans sous notre protectorat. C’en est donc fait de notre prestige ! « Nos indigènes des Comores et de Madagascar, a dit M. Deloncle, ne sont pas très versés en droit international ; leur esprit simpliste retrouvera, dans la vérification exercée par les marins de la reine avec le sans-gêne traditionnel de la race anglaise, la plupart des procédés du droit de visite qui vient de leur être appliqué pendant le blocus de la côte de Zanzibar, et ils en concluront que la France, qui jadis garantissait la liberté des mers contre l’inquisition et l’arbitraire britanniques, a cette fois abandonné sans retour son rôle séculaire et consacré définitivement la domination de l’Angleterre sur l’Océan-Indien. » Cette objection comporte plusieurs réponses. D’abord, toute cette côte orientale d’Afrique, qui se partage entre les Italiens, les Anglais et les Allemands, est, comme Madagascar, dans la zone contaminée, et toutes les puissances exerceront isolément ou collectivement sur les possessions des uns et des autres, à proximité de leurs eaux territoriales, les mêmes droits de surveillance et de contrôle : aucun de ces peuples ne croit faire un aveu d’impuissance et ne regarde son prestige comme amoindri. Puis, si les Anglais employaient aux environs de Madagascar des procédés vexatoires, nous pourrions, selon les prévisions mêmes de l’Acte général, provoquer la révision de l’article 23 en demandant que la surveillance réciproque fût limitée aux navires jaugeant moins de 400 ou de 300 tonneaux, et cette perspective peut conjurer le péril. Peut-être, d’ailleurs, si les habitans des Comores, étant doués d’une simplicité particulière, se méprennent sur la portée de l’Acte général et se figurent que nous sommes devenus les vassaux des Anglais, aurions-nous, pour les renseigner, des argumens sans réplique. Enfin, et par-dessus tout, il n’en est plus aujourd’hui comme en 1831 : en fait, on nous laissera la surveillance à l’est, surtout entre Madagascar et l’île de la Réunion, parce que nous pourrons seuls l’exercer dans une région aussi étroite. La zone de 20 milles est, en effet, singulièrement réduite par la prohibition de héler et d’accoster le navire suspect dans nos eaux territoriales, c’est-à-dire dans une région qui, n’étant expressément délimitée ni par l’Acte lui-même, ni, à tout prendre, par le droit des gens, peut être étendue même au-delà de 5 milles. La plupart des publicistes reconnaissent aujourd’hui que la bande neutralisée devra s’étendre avec la portée, de jour en jour plus grande, des moyens défensifs employés sur la côte, et presque tous les États ont d’ailleurs plusieurs frontières maritimes, selon qu’il s’agit d’appliquer les lois de douane ou les lois de pêche, de réprimer des crimes commis à bord d’un navire étranger ou de déterminer la légitimité d’une prise faite en temps de guerre. Le tribunal de commerce de Marseille n’hésitait pas à juger, il y a bientôt vingt ans, qu’un navire perdu à une distance de 6 à 9 milles avait péri dans les eaux françaises. Enfin les jurisconsultes mêmes qui tiennent pour la ligne de démarcation fixe proclament hautement que « deux ou plusieurs nations sont libres de la modifier conventionnellement. » La France et l’Angleterre pourraient donc résoudre à elles deux cette difficulté, quant à leurs relations personnelles (et cela seul importe), par un équitable règlement d’exécution qui laisserait intact l’Acte général lui-même.

En définitive, ce que demandent à la France les adversaires de la convention, c’est de se séparer ouvertement non pas d’un seul peuple, mais de tous les peuples. Si l’on avait eu la pensée, quand les seize autres puissances ont été convoquées à Bruxelles pour travailler à cette œuvre de progrès et de civilisation, d’exclure notre pays de la conférence sous prétexte de mieux respecter ses traditions et sa dignité, nous aurions ressenti profondément cet outrage. Nous n’aurions jamais pardonné qu’on nous crût incapables d’unir nos efforts à ceux des autres nations maritimes et de reprendre à côté d’elles, dans cette nouvelle période de la lutte contre l’esclavage, notre poste de combat. Que se passe-t-il à Bruxelles? Nos plénipotentiaires opposent aux propositions anglaises des contre-propositions, et, sur la plupart des points, obtiennent gain de cause. On s’étudie à concilier notre amour-propre avec les nécessités d’une répression collective, et, pour atteindre ce but, on nous accorde la faveur d’un régime particulier que nous avions accepté de bonne grâce en 1845, on fait passer dans l’œuvre commune les instructions mêmes que nous avions données depuis 1867 à notre marine nationale en y ajoutant un certain nombre de dispositions favorables à la liberté des mers. Nous restreignons définitivement à la piraterie le droit de visite en temps de paix, nous pouvons soustraire par là même aux juridictions étrangères ou internationales les bâtimens suspects qui ont arboré nos couleurs, nous obtenons qu’on proclame l’immunité des eaux territoriales, nous faisons reculer le droit de visite dans l’espace en resserrant la zone contaminée, nous affranchissons presque tout le commerce français en préservant du contrôle réciproque les navires de 500 tonneaux, nous protégeons tout ce qui navigue à l’abri de notre pavillon contre des investigations indiscrètes en abrégeant la liste des papiers à vérifier, et nous assurons en outre, dans cet ordre d’idées, aux navires français proprement dits un traitement exceptionnel ; pour qu’aucune équivoque ne subsiste, on confie la rédaction de cette convention nouvelle aux plénipotentiaires de la puissance à laquelle nous attachent en même temps la sympathie la plus vive et la plus étroite communauté d’intérêts. C’est fait! Nul ne pouvait espérer qu’on nous imposât, pour aboutir à cette honorable transaction, de moindres sacrifices; et, quand nos plénipotentiaires nous apportent le traité, nous nous regardons comme outragés! nous sommes sur le point de retirer notre signature ! Bien plus, un certain nombre d’hommes politiques, et des plus sérieux, envisagent avec une sorte de satisfaction les suites de ce revirement ! On ne se demande ni comment l’Europe jugera cette conduite, ni si nos ennemis n’exploiteront pas contre nous notre inconséquence !

Cependant nous ne méconnaissons pas les intentions du parlement. La chambre des députés s’est trompée ; elle a mal servi les intérêts, mais par excès d’amour, pour avoir craint qu’un souffle ne ternît l’honneur de la patrie. Celle-ci peut à peine lui reprocher d’avoir placé cet honneur dans une sphère si haute. Elle a cependant le droit de compter sur l’ardeur d’un tel patriotisme et de faire appel à ce sentiment exalté, de demander non pas qu’on l’aime davantage, mais qu’on sache mieux l’aimer. Il s’agit de sacrifier une noble chimère au véritable intérêt de la France. La représentation nationale ira jusqu’au bout de son devoir en consentant à discerner quel est son devoir.


ARTHUR DESJARDINS.

  1. Là les caravanes d’esclaves arrivent des contrées situées au sud du Wadai, du Darfour, du Cordofan, ainsi qu’à l’est et au nord du Nyanza : des barques arabes viennent les prendre la nuit, sur le littoral, pour les passer, à la faveur des ténèbres et en trompant la surveillance des trop rares croiseurs anglais et français, aux côtes de l’Arabie, d’où on les envoie ensuite dans toute l’Asie (lettre du cardinal Lavigerie, du 23 juillet 1888).
  2. « Vendus là, les esclaves sont transportés en Asie, sur des barques arabes, par les mêmes procédés employés le long de la Mer-Rouge. » (Même lettre.)
  3. Les dernières correspondances, en nous informant que les Allemands vont établir un nouveau poste militaire à Kirando, nous apprennent qu’on a tiré le plus grand parti du poste établi précédemment à Oujiji pour entraver le trafic des esclaves dans l’Ounyamouesi.
  4. A moins qu’il n’y fût déjà pourvu par les lois existantes (chap. I, art. 5).
  5. « Ainsi que sur les routes intérieures qui servent au transport des esclaves. »
  6. Formée par les territoires compris entre le 20e parallèle nord et le 22e parallèle sud et aboutissant vers l’ouest à l’Océan-Atlantique, vers l’est à l’Océan-Indien et ses dépendances, y compris les îles adjacentes au littoral jusqu’à 100 milles marins de la côte.
  7. Et sauf pour l’armement de la force publique, ou, dans des cas très rares, à titre individuel, aux personnes offrant des garanties exceptionnelles.
  8. Voir son allocution du 21 septembre 1890. Nous n’insistons pas sur le débat provoqué, dans les séances du 24 et du 25 juin 1891, par la réponse de lord Vivian au représentant de l’empire allemand qui demandait au gouvernement de la reine de s’engager à faire interdire l’exportation des armes de la colonie du Cap. L’incident n’a qu’une médiocre importance, et la citation faite par M. F. Charmes, rapporteur (voir l’Officiel du 26 juin 1891, p. 1433, 1re col.), nous parait absolument péremptoire.
  9. Voir le discours de M. Deloncle (Officiel du 25 juin 1891).
  10. Ainsi le Marungou vient d’être dévasté par Makutubu, homme à la solde des Arabes de Zanzibar. Les négriers ont enlevé 3,000 esclaves, mais n’en ont ramené que 2,000 à Kirando, parce qu’ils ont massacré les traînards : en sortant du territoire de Kizabi, ils ont jeté dans une rivière près de 300 femmes ou enfans trop fatigués pour continuer la route. Des bandes esclavagistes ont été détruites ou dispersées récemment, sur divers points, dans l’État du Congo, et les esclaves qu’elles prenaient à leur suite ont été libérés, mais après des luttes sanglantes. Les négriers déciment actuellement l’Ounyanyembé et l’Urna (région occidentale du Tanganyika).
  11. Sont considérés comme pirates, d’après le droit des gens, les navires, qui, sans l’autorisation d’une puissance belligérante, cherchent à s’emparer des personnes, à faire du butin ou à anéantir dans un dessein criminel les biens d’autrui.
  12. Discours de l’amiral Lalande en 1842.
  13. Voir la convention anglo-française du 29 mai 1845, art. Ier.
  14. Cette zone nouvelle « s’étend entre, d’une part, les côtes de l’Océan-Indien (y compris celles du Golfe-Persique et de la Mer-Rouge) depuis le Béloutchistan jusqu’à la pointe de Tangalane (Quilinsane) et, d’autre part, une ligne conventionnelle qui suit d’abord le méridien de Tangalane jusqu’au point de rencontre avec le 26e degré de latitude sud, se confond ensuite avec ce parallèle, puis contourne l’île de Madagascar par l’est en se tenant à 20 milles de la côte orientale et septentrionale, jusqu’à son intersection avec le méridien du cap d’Ambre. De ce point, la limite de la zone est déterminée par une ligne oblique qui va rejoindre la côte du Béloutchistan, en passant à 20 milles au large du cap Raz-el-Had » (art. 21).
  15. Le droit de visite, la traite et la conférence de Bruxelles, p. 38 et suiv.
  16. Plusieurs des opposans ont eux-mêmes reconnu qu’on ne pouvait pas soupçonner sérieusement les navires français de faire la traite. (Voir l’Officiel du 25 juin 1891, p. 1417, col. 3.)
  17. Cette qualification s’applique (art. 31 de l’Acte) aux navires qui remplissent une de ces deux conditions : « 1° présenter les signes extérieurs d’une construction ou d’un gréement indigène; 2° être monté par un équipage dont le capitaine et la majorité des matelots soient originaires d’un des pays baignés par les eaux de l’Océan-Indien, de la Mer-Rouge ou du Golfe-Persique. » L’autorisation d’arborer le pavillon d’une des puissances signataires ne doit être accordée d’ailleurs, à l’avenir, aux bâtimens indigènes qu’à de certaines conditions et pour un certain temps » (art. 32 et suiv.).
  18. En droit, bien entendu, ce régime s’applique encore aux autres puissances dans leurs relations avec les États qui n’ont pas conclu avec elles des traités autorisant le droit de visite.
  19. Cette rédaction était manifestement préférable à celle de 1845.
  20. Voir l’article 1er de la convention anglo-française. Le nombre minimum des croiseurs à établir sur la côte occidentale de l’Afrique est fixé; mais il n’est imposé de chiffre maximum ni sur la côte occidentale, ni sur la côte orientale.
  21. Au 1er janvier 1886, la Grande-Bretagne et l’Irlande réunies avaient 6,621 navires à vapeur dont le tonnage représentait (en milliers de tonnes) 4,446.1; 16,609 voiliers, dont le tonnage représentait (en milliers de tonnes) 3,417.5; la France ne possédait que 589 vapeurs représentant 535.6, 3,388 voiliers représentant 402,9.
  22. « Certes, personne parmi nous ne contestera les titres de gloire que la Grande-Bretagne s’est acquis sur ce champ de bataille, etc. »