La France Juive (édition populaire)/Livre 3/Chapitre 2

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Victor Palmé (p. 215-224).


CHAPITRE DEUXIÈME


Les Augustiani.— Henri Rochefort — La campagne antigambettiste. — La réunion de la rue Saint-Blaise. — La situation critique de Gambetta.


I


Derrière le faux Gambetta, auquel on pardonnait tant de choses, on aperçut le Juif, qui, pour satisfaire des haines de ghettos, déchaînait sur le pays qui l’avait si bien accueilli le fléau des guerres religieuses. La France, désensorcelée, réveillée de son rêve, guérie de son roman, n’eut qu’un cri : « Oh ! le misérable ! »

Ce fut alors qu’on songea à regarder l’entourage. C’était bien le plus hétéroclite assemblage qu’on pût imaginer, un bouquet de Juifs, un véritable sélam de youtres de tous les pays et de toutes les couleurs.

Tous les Juifs du monde, en âge de se transporter, étaient là ; ils s’étaient agglomérés au Palais-Bourbon comme les molécules au centre d’une tasse de café. Quelques-uns venaient d’Espagne et étaient nés à Hambourg, d’autres venaient d’Autriche et étaient nés en France. Il y avait Porgès, Reinach, Arène, Lévy-Crémieux, Jean David, Raynal, Strauss ; il y avait Dreyfus, qui avait vu le jour en Allemagne ; Étienne, parent des Étienne d’Autriche ; Thomson, dont la famille était anglaise ; Veil-Picard, qui arrivait seulement de Besançon. Tout cela tripotait, spéculait, agiotait, dénonçait, adulait ; tout cela avait pour commune devise le mot des Narcisse et des Pallas : Hoc agamus ne quis quidquam haheat !

Néron avait ses Augustiani, qui, moyennant un traitement de vingt-cinq mille sesterces, accompagnaient partout le divin Empereur pour battre frénétiquement des mains dans tous les théâtres où il faisait entendre sa voix sans égale, et pour dénoncer les méchants, coupables d’avoir baillé au spectacle ou de ne pas avoir assisté à un sacrifice offert pour le chanteur enrhumé. Gambetta avait ses jeunes Juifs qui frissonnaient d’admiration à chaque parole du maître ; ils entonnaient ses louanges en chœur dans un baragouin confus, où le tudesque se mêlait au castillan, où le patois levantin fraternisait avec l’argot de la petite Bourse du boulevard.

Ce coin d’empire juif, apparaissant tout à coup en pleine France, sera l’émerveillement de l’avenir, qui ne reverra rien d’aussi extraordinaire d’ici à bien longtemps. Sans doute, tous ces cortigiani procédaient de certains personnages de Balzac : ils se rattachaient aux Andoche Finot, aux Werbrust, aux du Tillet, ces cormorans que l’auteur de la Comédie humaine nous montre « éclos dans l’écume de l’océan parisien. »

Tout ce petit groupe haineux et avide crut vraiment, à un moment donné, que la France était conquise.

Les excursions dans les départements rappelèrent le célèbre voyage en Achaïe que Néron entreprit, lorsqu’il jugea Rome indigne de l’applaudir.

Après Cahors, ce fut Lisieux. Partout des scènes d’une indescriptible gaieté signalent ces pérégrinations : les estrades s’écroulent, les orateurs roulent les uns sur les autres ; la clique claque, on claque la clique. Arnaud (de l’Ariège), qui veut faire oublier, par l’exagération de son zèle, qu’il n’est pas d’origine juive, menace de la main un reporter qui, coram populo, corrige immédiatement le cubicularius. La musique, électrisée, qui croit que c’est dans le programme, attaque énergiquement la Marseillaise, pendant que Spuller, tout meurtri de sa chute de l’estrade, se met tout à coup à commencer un discours en allemand…

Le désordre est tel en France, l’entraînement vers la servitude si irrésistible, l’amour d’une autorité quelle qu’elle soit si profondément invétéré, que l’on rend spontanément des honneurs souverains à un homme qui n’y a pas plus droit que le premier député venu.

Gambetta exerçait véritablement l’imperium. Il régnait derrière le président Judith, qu’on n’avait choisi qu’à cause de son nom, et qui, après avoir brisé les crucifix dans sa jeunesse, regardait en souriant, dans sa vieillesse, d’autres les briser à sa place. Les invitations aux légendaires déjeuners de Trompette étaient aussi recherchées que l’eussent été des invitations au Palatin : la terre, à dix-huit cents ans de distance, revoyait cette chose étrange, avilissante, et très folle aussi, qui avait été le Bas-Empire. Il y eut, en effet, dans tout ce que faisait Gambetta, un côté fantaisiste, imprévu, extravagant, histrionnesque, méprisant pour l’humanité, qui est particulier à l’impérialat. et que les royautés, même les moins raisonnables, ne connaissent point.


II


Ce fut la plume d’un journaliste qui tua cet Empire naissant à peine.

C’est une singulière figure encore que celle de M. Henri Rochefort ; et il faut, pour bien dégager ce type, tenir compte des innombrables variétés d’êtres et d’idées qu’ont semées dans ce pays tant de régimes, d’invasions, de passages de nations, d’incarnations humaines différentes, laissant de leur graine. Semblables à ces arbres qui revivent après des années écoulées, dans un coin de la forêt, parce qu’un germe d’eux-mêmes, déposé sur le sol, s’est conservé et développé, certaines formes d’êtres lointaines reviennent parfois tout à coup dans toute l’originalité première.

Rochefort, c’est le féodal.

Ce n’est pas le grand seigneur, le marquis, le gentilhomme déchu ; c’est le féodal, non point croyant, dévoué, à l’âme enfantine et pure, mais le féodal possédé du diable, le féodal blasphémant comme on en vit en plein siècles de foi, disant, comme Raoul de Cambrai : « Vous planterez ma tente au milieu de l’église, vous ferez mon lit devant l’autel, vous mettrez mes faucons sur le Crucifix d’or. »

Comme les féodaux d’autrefois, il s’élance chaque matin de son journal ainsi que d’un burg, frappe au hasard et revient.

C’est un inconscient, c’est un sauvage, c’est tout ce qu’on voudra de mauvais, de funeste, d’irritant, mais ce n’est pas un Juif. Pour le Juif, Rochefort n’éprouve guère que le sentiment de répulsion presque physique du Moyen Age.

Figurez-vous un Béni-Israël quelconque, happé sur une route et emmené dans quelque château fort pour y distraire d’abord le maître, puis les varlets et les enfants des varlets : cela vous donnera un aperçu de ce que devint le Juif Gambetta entre les mains de Rochefort. Chaque matin il servait à un divertissement nouveau : tantôt on lui tirait les cheveux, tantôt on lui arrachait la barbe ; un jour sa tête était transformée en tête de Turc, et le lendemain le rédacteur en chef de l’Intransigeant essayait autre part la force de son pied.

Un autre que Gambetta aurait préféré un duel à mort à tous ces outrages ; lui, endura tout, mais sans en être plus content. De ceci il souffrait relativement peu, quoiqu’il eût d’effroyables fureurs, non pas au point de vue de l’honneur, auquel il était insensible, mais au point de vue du dommage causé. Mais c’était la domesticité qu’il fallait voir ! Ce petit monde né de cabotins ou d’usuriers, et conséquemment très respectueux, non de ce qui est digne de toutes les vénérations : la vertu, la gloire, le génie, mais de la situation acquise, de l’argent possédé, avait des colères blanches en pensant qu’un simple écrivain pouvait parler ainsi d’un homme qui avait fait le coup de Bône à Guelma et le coup de la Conversion.

Quant aux Chrétiens, aux Français autochtones, ils devraient avouer, s’ils étaient sincères, qu’ils ont dû à ce mécréant de Rochefort les seules satisfactions qu’ils eussent ressenties depuis de longues années. Une loi mystérieuse avait voulu que cet homme, par le seul fait qu’il était de race française, vengeât sur l’étranger ces pauvres religieux qui n’avaient pas d’ongles pour se défendre.

Que de fois, ouvriers et hommes du monde, réconciliés par le même sentiment de mépris, ont échangé un regard dans la rue, en constatant qu’ils lisaient le même journal !


III


Cette race française qui, trompée, pervertie, abrutie, garde quand même cette qualité de n’être pas encore juive, Gambetta devait la retrouver au fond d’un faubourg de Paris.

Qui n’a encore présente à la mémoire, aux regards, cette scène de la rue Saint-Blaise et ce hangar banal dans lequel se passa un de ces épisodes qui parfois décident de la marche d’un siècle ?

Avec la pluie tombant à flots au dehors, les assistants piétinant dans une boue noirâtre, et tantôt plongés dans la pénombre, tantôt brutalement éclairés par des projections de lumière électrique, ce chantier, qui servait de champ de bataille nocturne à la lutte pour le trône, avait un aspect à demi fantastique. C’était bien le royaume d’en bas, où l’homme d’État, sorti du néant, allait demander une nouvelle consécration aux puissances inférieures qui l’avaient créé.

Devant ce César en représentation dans quelque bouge de Suburre, on se reportait à ces heures lointaines où l’investiture de la Royauté se donnait au chant des orgues, au bruit des hymnes pieuses montant vers le ciel, à la lueur des épées vaillantes tirées du fourreau.

Voilà le rhéteur devant la foule… S’il triomphe, il est le maître quand même de la Chambre future, et, comme il le dit, le représentant de la démocratie. Alors c’est la guerre, la guerre folle, la guerre ignoble plutôt, où le sang français ruissellera afin de se changer en or pour les Juifs.

Il va commencer. Il ébauche déjà le geste que l’on sait. Qu’il était topique, ce geste ! Les doigts ne s’élevaient point, comme ceux d’un Bouddha, pour signifier paix ou concorde ; la droite ne s’étendait pas, comme celle d’un chef, pour commander. Ramenées, la paume en l’air, vers un point central situé en bas, ces mains s’inclinaient et s’arrondissaient graduellement. Cupides et amoureuses du lucre, ces mains semblaient ainsi caresser et comme peloter sur la tribune un petit tas de pièces de monnaie…

Il ouvre la bouche… Et en moins d’une seconde, une trombe de sifflets et de huées balaye le dictateur et la dictature…

— A bas Judas ! crie une voix mâle au milieu du vacarme.

Qui a crié cela ? qui a sifflé le premier ? Nul ne le sait. Ceux qui, la tâche de la journée terminée, vinrent à Charonne accomplir cette besogne de justice, resteront des inconnus pour l’histoire.

Au fond de ces faubourgs sombres où ils ont vécu, ils seront peut-être, dans un de ces jours où le vertige est dans l’air, acteurs en quelque assassinat comme celui de la rue Haxo ; ils tomberont peut-être le long d’un mur, victimes de représailles implacables. Il convient de dire qu’ils furent utiles et grands, de féliciter au nom de la Patrie cet être anonyme et impersonnel : le Peuple, qui, parmi tant d’abjections et de hontes, eut un éclair d’indignation, un élan de généreuse colère.

« Tirez le rideau, la farce est jouée ! » aurait pu dire le nouvel Auguste, s’il avait eu la force de parler, pendant que les fidèles tiraient à la hâte une portière qui devait protéger sa fuite.

Mais le Maître n’avait pas l’esprit à des réminiscences classiques. Pris d’un accident habituel à Cléon, s’il faut en croire Aristophane, il souillait les coussins du beau coupé qui roulait à fond de train sur le dur pavé des rues populaires. Il allait, il allait, le coupé ! et les lanternes de cristal jetaient, en passant, sur l’angle noir d’un mur, sur les vitres d’un cabaret suspect, sur la fille debout près d’une borne, des clartés étincelantes, rapides comme le galop furieux du pur sang.

Parfois on entendait sortir du véhicule des sons gutturaux et inintelligibles. C’était Spuller, qui, comme dans toutes les grandes émotions, s’était mis à parler allemand, et qui n’interrompait ses lamentations tudesques que pour s’écrier en français : « Cela n’est bas pon ! cela ne sent bas pon ! »

César, ce jour-là, n’alla pas jusqu’aux Gémonies, et ne songea pas à demander à quelque Épaphrodite de lui apprendre comment on se tuait j il n’en était pas moins blessé à mort.


IV


Au-dessus des champs de bataille où vient de succomber le rêve de puissance d’un Napoléon ou le rêve de liberté d’un Brutus, on voit planer, graves et s’envolant lentement, des Fortunes ailées qui semblent respectueuses de ceux qu’elles viennent de frapper. Ce n’est ni dans les Parthénons ni dans les Capitoles, c’est au musée de Naples qu’habite la Fortune qui convenait ici ; la Fortune obscène qui, honteuse du favori qu’elle avait choisi pendant un moment d’égarement, lui montre en s’éloignant le moins noble de ses deux visages.

La situation était difficile pour Gambetta. Il avait gorgé ses créatures sans pouvoir les satisfaire, et devant le déficit qui déjà menaçait, on avait dû clôturer ce compte de liquidation qui, échappant au contrôle de la Cour des comptes, permettait les dilapidations les plus effrontées.

Un beau jour, un député, du nom de Baïhaut, était venu en souriant proposer aux représentants de la France d’approuver à la fois les dépenses de 1870, montant à deux milliards cinq cent dix millions six cent vingt et un mille cinquante-sept francs quatre-vingt-treize centimes ; plus les dépenses effectuées sur ce même budget jusqu’à la clôture du compte de liquidation, et fixées à deux milliards quatre cent quarante-huit millions six cent soixante-trois mille cinq cent quarante-neuf francs vingt-neuf centimes ; plus encore des dépenses restant à payer, montant à soixante et un millions neuf cent cinquante-sept mille cinq cent huit francs soixante-quatre centimes. Tout cela pour arriver à ne pas pouvoir mettre un régiment sur pied au moment de la guerre de Tunisie et à faire écrire au colonel Grand-Clément : « Nous n’avons pas d’armée. »

La Chambre, servile comme d’habitude, avait voté cette bagatelle de quelques milliards sans une seule discussion, sans demander une seule explication, sans rechercher ce qu’il avait dû se commettre là-dedans d’actes irréguliers et frauduleux.

A force de traire la pauvre France, le sang cependant commençait à venir aux pis de la malheureuse bête. Gambetta le savait, il prévoyait la banqueroute, il sentait surtout qu’il n’avait plus rien à donner au monde d’affamés qu’il traînait derrière lui.

Comme les voleurs qui mettent le feu pour cacher leurs exploits, les faiseurs souhaitaient ardemment la guerre, les Juifs la réclamaient à grands cris ; mais la France, nous l’avons dit, ne voulait pas en entendre parler, et Gambetta, après son échec de Belleville, n’était plus en état d’imposer rien.

Il y eut des querelles et des récriminations. Pour comble de malheur, Gambetta s’était brouillé avec Rothschild. Le 10 juin 1881, avait eu lieu un souper intime, dont tous les journaux ont parlé, et auquel assistaient, outre Gambetta, Alphonse de Rothschild et Galliffet, quelques grands seigneurs chargés d’amuser : le marquis du Lau, Kerjégu et le marquis de Breteuil. Gambetta avait plaisanté un peu vivement le baron sur tout l’argent qu’il avait gagné depuis quelques années.

Malgré une vigoureuse tape sur le ventre qui soulignait l’intention amicale du propos, Alphonse de Rothschild, qui avait sa névrose ce jour-là, prit mal la chose. Le baron n’aime pas qu’on le traite aussi familièrement, quand il y a des gens titrés.