La France au Fouta-Djalon
Ouvrir des régions nouvelles et riches au commerce français, y créer des débouchés importans pour notre industrie nationale et amener sur nos marchés des produits exotiques susceptibles d’une application dans notre patrie, tels sont les trois termes d’un problème dont la solution intéresse au plus haut point l’avenir économique de notre pays. À une époque où chaque nation cherche non-seulement à se suffire à elle-même, mais encore à produire au meilleur marché possible, afin de pouvoir lutter contre la concurrence étrangère ; où nous voyons les États-Unis commencer à exporter en Europe des marchandises qu’ils recevaient jadis ; où l’Allemagne et l’Italie, perfectionnant leur outillage, s’efforcent de rivaliser avec l’Angleterre et la France, qui tenaient, il y a peu de temps encore, le premier rang sur les marchés de l’étranger, nous croyons que la création de débouchés nouveaux mérite d’être étudiée sérieusement.
Parmi les contrées dignes de l’attention du commerce français, l’Afrique s’offre à nous tout d’abord. Notre situation en Algérie, les efforts tentés au Sénégal, le peu de distance qui sépare nos principaux ports de mer de l’une et l’autre de ces colonies merveilleusement placées pour attirer le transit de l’intérieur du continent africain, nous imposent le devoir de ne pas nous laisser devancer dans la lutte pacifique engagée entre les nations européennes pour la conquête commerciale de ces régions.
Aujourd’hui que l’Angleterre tend à s’installer définitivement sur les bords du Nil, nous ne devons rien négliger de notre côté pour nous assurer en Afrique une situation prépondérante.
Depuis quelques années, le gouvernement a encouragé les voyages d’exploration destinés à nous faire connaître ce Soudan mystérieux sur lequel on fonde de si grandes espérances. Le massacre de la mission Flatters a interrompu les études du tracé du chemin de fer transsaharien, et les difficultés survenues en Tunisie renvoient forcément à plus tard toute tentative de communication de l’Algérie au Soudan par le Sahara. Nous pensons qu’en attendant c’est vers le lac Tchad que l’on doit se diriger. Là, d’après Barth, d’après le docteur Nachtigal, la population est dense, et les produits abondans pourraient donner lieu à de fructueux échanges. La pacification de la Tunisie permettra d’aborder cette question. La Tunisie, en effet, est mieux placée que l’Algérie pour commercer avec les habitans du Bornou, du Baguirmi et du Haoussa. Si le projet de M. Roudaire était d’une exécution facile, il contribuerait puissamment à faciliter nos relations avec le Soudan. De la région des chotts au lac Tchad, par Ghadâmès et Ruât, on suit une véritable ligne droite ; ce serait le tracé le plus court pour une voie ferrée. Les marchandises arriveraient sur les bords de la mer intérieure, d’où elles seraient transportées rapidement à la métropole.
Pendant que l’on essayait d’arriver sur le Niger en partant d’Alger, plusieurs missions avaient été envoyées du Sénégal dans la direction de Ségou. Un crédit avait été voté par les chambres pour les études préliminaires d’un chemin de fer unissant Médine, port français situé sur le fleuve Sénégal, à Bamako, sur le Djoliba (Niger). — La mission Gallieni, puis la mission Desbordes, donnaient des renseignemens complets sur les pays compris entre Bafoulabé, point extrême occupé par nos soldats, et le pays de Ségou. Les rapports remarquables des officiers chargés du levé topographique, M. le capitaine Vallière et, après lui, M. le commandant Derrien, démontrèrent la facilité qu’il y aurait à construire une voie ferrée. Les travaux sont actuellement en cours d’exécution. Le parlement vient, dans sa dernière session, de voter de nouveaux crédits pour poursuivre cette entreprise.
La vallée de Ba-Khoy et celle de Ba-Oulé, que devra suivre le chemin de fer, ne sont pas peuplées. Ces pays, dévastés par les guerres religieuses au temps d’El-Hàdj Omar, le père d’Hamadou, roi actuel de Ségou-Sikoro, sont dans un état peu florissant. Il est probable qu’avec la paix, que notre présence doit amener, les centres de population augmenteront, de nouveaux villages s’élèveront dans le voisinage du chemin de fer, et les habitans du Kaarta et du Bakbounou, laissant une partie des leurs occupés à leurs lougans (champs), viendront s’établir sur la route commerciale.
Au point de vue économique, il reste à savoir si l’on pourra créer aisément des besoins chez ces peuples un peu primitifs, quels seront ces besoins, et si le nombre des consommateurs sera considérable à un moment donné. Quant aux produits immédiats à exporter, on ne trouvera rien tout d’abord. La présence du chemin de fer décidera les noirs à travailler et à produire. Les premières années d’exploitation seront peu fructueuses, mais il faut avoir confiance dans le succès final. Ce chemin de fer ne sera pendant longtemps utilisé que pour le ravitaillement des ports échelonnés dans la vallée du Ba-Khoy. L’énergique colonel Desbordes, qui a réussi à installer un poste à Makandiambougou (pays de Kita), doit, dans sa prochaine campagne, se rendre à Bamako, sur le Niger. L’année 1883 verra le pavillon tricolore flotter sur les rives du grand fleuve, et, au point de vue politique, on ne peut nier que la voie ferrée en cours d’exécution ne soit d’une utilité indiscutable.
Certes l’entreprise est grandiose et pleine de difficultés. Un climat peu propice aux Européens, mais qui semble devenir plus clément à mesure que l’on pénètre dans l’intérieur, créera bien des obstacles, ainsi que la difficulté de se procurer des travailleurs, les Chinois ne pouvant être utilisés. Les Marocains et les Kroumen suffiront à cette tâche. Si l’on ajoute la présence de la fièvre jaune au Sénégal, qui contrarie chaque année l’arrivage du personnel et du matériel, un fleuve dont le lit semé de bancs de sable n’est navigable que pendant quelques mois, on appréciera le dévoûment patriotique de ceux qui se sont consacrés à l’accomplissement de cette œuvre. Les débuts sont pénibles ; mais le jour prochain où nous serons installés sur le Niger verra les difficultés s’aplanir d’elles-mêmes, et la science de nos ingénieurs saura réaliser le magnifique projet qui a été conçu.
La France ne cherche pas à conquérir ces contrées ; elle ne veut qu’étendre ses relations amicales avec les peuples du Soudan, connaître les ressources qu’ils peuvent offrir à notre industrie et les faire profiter de notre civilisation. L’Européen ne pourra vivre que d’une manière passagère dans ces pays fiévreux ; le noir sera son courtier naturel. Nous avons donc toutes raisons de faciliter le développement de la race nègre et pas une de la détruire, comme font les Américains à l’égard des Indiens dans le Nouveau-Monde. Dans le Haut-Sénégal, le gouvernement français ne songe nullement à faire la conquête du pays et à s’établir par la force brutale : si ce système est condamné avec raison par l’opinion publique. il ne l’est pas moins par la nature même de notre véritable intérêt. Il s’agit simplement d’occuper par des postes-comptoirs quelques points de la ligne qui va du Haut-Sénégal au Niger, puis de les relier par une voie ferrée de 150 lieues qui deviendra le débouché des productions du Soudan central.
Ce n’est pas par la force que nous nous établissons sur ces points ; « les populations nous appellent, comprenant que nous ne voulons que leur donner la paix et acheter leurs produits en échange des marchandises dont elles ont besoin. » Cette citation, empruntée à une brochure de M. le général Faidherbe, dont le nom est inséparable de l’histoire du Sénégal, montre la marche essentiellement pacifique que le gouvernement a l’intention de suivre.
M. le docteur Quintin, l’intrépide compagnon de Mage, vient, dans une étude très intéressante parue dans le Bulletin de la Société de géographie, de donner son opinion sur la question du chemin de fer du Soudan : « Loin de moi l’idée que l’entreprise de relier le Sénégal au Niger par des voies ferrées ne puisse se réaliser ; mais ce que je tenais à démontrer, c’est qu’il serait téméraire de penser que la seule influence d’Hamadou (roi de Ségou) pût nous suffire pour traverser en maîtres l’intérieur de l’Afrique, et qu’il faut, au contraire, s’attendre à ce que cet appui nous cause de grands obstacles à mesure que nous approcherons du Niger. » Nous ne nous occuperons pas dans cette étude de l’état politique des populations du Haut-Niger, mais nous tenions à citer l’avis d’un homme aussi compétent que M. le docteur Quintin pour avoir l’occasion d’affirmer notre entière communauté d’idées avec lui.
Les dernières nouvelles reçues du Sénégal nous ont appris que M. le colonel Desbordes avait poussé une pointe hardie dans le Manding et avait traversé le Niger, non loin de Nafadié, pour aller châtier un chef appelé Samori, qui était sans cesse un objet de crainte pour les populations malinkées placées sous notre influence. Le traité passé par M. le capitaine Gallieni avec Hamadou, la défaite des Bambaras à Goubanko par M. Desbordes, la nouvelle exploration de ce vaillant officier supérieur, ont dû pacifier entièrement le Haut-Sénégal et les pays qui le séparent du Ségou. Rien ne s’oppose plus à notre marche en avant. Nous faisons les vœux les plus sincères pour le succès de cette œuvre patriotique, qui, si elle réussit, fera du Sénégal, grâce à l’accroissement de son commerce, une nouvelle Algérie,
Les pays compris entre Médine et le Niger n’ont donné lieu jusqu’à ce jour qu’à de faibles échanges commerciaux. Les Malinkés, de la vallée du Ba-Khoy, viennent quelquefois porter de la poudre d’or et de l’ivoire à nos comptoirs du haut fleuve, puis retournent chez eux avec des fusils, des tissus et de l’eau-de-vie. Les Toucouleurs, plus riches, achètent beaucoup d’armes, des guinées et de l’ambre et apportent en échange de l’or, de l’ivoire, des arachides (koniakery), de la gomme, et des bandes de sar (lés de coton). Les habitans du Logo et du Natiaga ont commencé depuis peu à cultiver pour venir vendre à notre escale.
Le commerce de Médine est alimenté surtout par les Maures Douaïch, qui apportent la gomme, par les habitans du Khasso, du Kaméra et du Logo, qui apportent des arachides, et par quelques caravanes de Sarracolets, qui vont chercher de l’or et de l’ivoire dans le Bambouk.
Tel est l’état de notre commerce avec le Soudan par le Sénégal au moment où nous écrivons. Aucune maison de commerce n’a essayé de s’établir à Kita, où nous avons un poste à 200 kilomètres du Niger. Nos derniers comptoirs sont toujours à Médine. Les Diolas-Sarracolets, qui sont les voyageurs de commerce de la Nigritie occidentale, prennent de préférence la route du Kaarta pour aller à Ségou, ou bien gagnent le Fouta-Djalon par le Boundou et le pays de Badou. Depuis de nombreuses années, ils avaient renoncé à traverser le Bambouk ; ils allaient à Sadidla, Borokoné, mais n’osaient pas s’avancer vers le Dentilia et le Bélisougou. J’ai lieu d’espérer que l’exploration que je viens d’accomplir les décidera à se rendre dans ces pays, où l’on s’est engagé à les bien recevoir et à les protéger.
Nous voyons que nos marchandises continuent à s’échanger à nos escales du fleuve, et qu’on n’a pas créé de marchés nouveaux vers le Soudan. Les négocians qui ont des comptoirs sur les rivières du Sud, — dépendances du Sénégal au point de vue administratif, — semblent vouloir être plus hardis. M. Verminck a envoyé à ses frais deux explorateurs, MM. Zweifel et Moustier, qui ont réussi à dépasser Falaba et ont reconnu les sources du Niger. M. Aimé Ollivier a quitté sa maison de Boulam et a fait lui-même une exploration scientifique et commerciale dans le Fouta-Djalon en 1880. En 1881, M. Ollivier, qui avait reconnu la richesse et l’avenir de cette contrée, y envoyait deux de ses agens, MM. Gaboriaud et Ansaldy, hommes d’une grande énergie, que nous avons eu le plaisir de voir à Fougoumba, où nous étions arrivés avant eux.
Les rivières du Sud font, comme on le sait, un commerce des plus importans avec un pays très étendu, formant un tout politique sous le commandement d’un chef suprême qui prend le titre d’almamy (el-iman el-moumenin, prince des croyans) et habité par une race qui a aujourd’hui la suprématie dans tout le Soudan, de l’Atlantique aux environs du lac Tchad, les Pouls ou Foulahs : nous voulons parler du Fouta-Djalon.
On n’a peut-être pas encore oublié l’ambassade africaine venue au mois de janvier dernier, à Paris, signer un traité avec le président de la république ; elle était composée de chefs pouls, envoyés par l’almamy du Fouta-Djalon, et que j’avais décidés, non sans peine, à venir avec moi voir de près cette France dont les Mollien, les Hecquard, les Lambert, avaient parlé à leurs pères et dont ils ne pouvaient soupçonner les richesses et les merveilles.
« On peut discuter, a dit M. Levasseur, sur les difficultés de l’établissement et de l’exploitation d’une voie ferrée jusqu’au Niger, mais on ne peut contester l’intérêt scientifique et politique d’une étude complète des chemins qui y conduisent et des contrées que ces chemins traversent. »
Il était nécessaire, pendant que l’on explorait avec tant de soins la région du Haut-Sénégal, de renouer des relations avec les Pouls, qui commandent toutes les routes qui vont des rivières du Sud au grand fleuve du Soudan. Les Portugais, par leur occupation des Bissagos, les Anglais par leur situation sur la Gambie et à Sierra-Leone, pouvaient conclure un traité avec ce peuple et arriver par son intermédiaire à attirer chez eux les caravanes qui viennent du Haut-Niger. Une mission anglaise, sous les ordres du docteur Guldsbury, gouverneur de la Gambie, avait, à la fin du mois de janvier 1881, quitté Sainte-Marie-de-Bathurst pour se rendre à Timbo. Les Portugais préparaient également une expédition. Le gouvernement français, qui a de si grands intérêts engagés dans les rivières du sud (Casamance, Rio-Nuñez, Rio-Pongo, Piio-Dubreko, Mellacorée) ne pouvait rester inactif. Le parlement vota les fonds nécessaires à une exploration, et je reçus, le 12 mars, l’ordre de M. le ministre de la marine de me préparer à partir.
La saison des pluies allait commencer, je n’avais pas une minute à perdre si je voulais gagner le haut plateau du Fouta-Djalon avant les pluies torrentielles. Le 5 avril, je quittais la France ; le 17 mai, je laissais derrière moi le poste français de Boké, sur le Rio-Nuñez, et je m’engageais avec un intrépide camarade, M. Noirot, et une centaine de porteurs, dans un voyage dont les récits des explorateurs anglais et français qui m’avaient précédé me faisaient entrevoir les difficultés et les périls.
Le 1er juillet, la mission arrivait à Donhol-Fella, résidence de Palmamy Ibrahima Sory, fils d’Almamy Abdoul Gadiri, située au pied des Monts-Coumtat. Le 5, après quatre jours de palabre, j’obtenais l’assentiment de l’almamy et de ses chefs aux propositions que je venais lui faire au nom du gouvernement français, et le 14 juillet nous entrions à Timbo, où l’almamy Hamadou, fils d’Almamy Bou Bakar, apposait sa signature à ce traité, qui plaçait le Fouta-Djalon sous le protectorat de la France, et l’ouvrait à notre commerce. Le nom tout-puissant dans la Sénégambie du vaillant général Faidherbe, l’excellent souvenir laissé par Hecquard et M. Lambert chez les Pouls, me servirent beaucoup, et je suis heureux de pouvoir en témoigner ici.
Les almamys me confièrent à mon retour quatre des principaux notables du pays, qu’ils chargèrent d’aller en France saluer en leur nom le président de la république et se rendre garans des sentimens de vive sympathie que leur nation portait à la nôtre. C’était la première fois que des hommes de cette région venaient en Europe. Je crois avoir rendu service à mes compatriotes en décidant, après une longue résistance de leur part, ces chefs à m’accompagner. J’ai vécu dix mois avec eux, ils ont marché à mes côtés pendant 1,400 kilomètres, traversé tout le Fouta-Djalon, le Bambouk et le Haut-Sénégal ; partout ils ont reçu un accueil amical, et leur séjour en France, où ils ont pu nous observer et nous juger, leur a laissé dans le cœur, ainsi que les lettres que je viens de recevoir le constatent, d’impérissables souvenirs.
Le Fouta-Djalon, ou mieux Fouta-Djalo, que les Pouls prononcent Fouta-Diâlo, est un grand pays dont les limites politiques ne sont pas nettement déterminées. Les guerres continuelles qui ont lieu entre les habitans de cette contrée, qui suivent le rite musulman, et les populations fétichistes (Sousous, Nalous, Landoumans, Dialonkés, Malinkés, Mandingues, Timnés, Korankos), qui habitent sur leurs frontières et se défendent avec plus ou moins de succès, modifient chaque année la carte de cette région.
À l’heure actuelle, les Pouls, qui, il y a un siècle à peine, étaient cantonnés dans les montagnes de la vallée du Ba-Fing et faisaient paître leurs troupeaux entre Timbo et Fougoumba, occupent un territoire immense, se rapprochant tous les jours de la mer, qui semble l’objectif vers lequel tendent tous les peuples conquérans du centre de l’Afrique dans leur marche envahissante de l’orient à l’occident.
Les Pouls, ou Fellatas soudaniens, comme les Fans de l’Ogowé et du Gabon, ont déserté les régions centrales du continent africain, les premiers poussant devant eux leurs vaches, dont le fait forme la base de leur alimentation, les seconds, se livrant à la chasse des éléphans. C’est non-seulement l’idée de se mettre en rapport avec les « blancs » qui habitent le littoral, et d’acheter à meilleur marché les objets dont ils ont besoin et que les courtiers noirs leur vendent à des prix qu’on ne saurait imaginer, qui pousse ces peuples, mais il semblerait que, dans cette course qui les entraîne vers l’Océan, ils pensent avant toute chose au sel, qu’ils trouveront en abondance, et dont ils étaient si souvent privés dans les solitudes de leur pays.
Les Pouls sont les Fans du nord de l’Afrique. C’est la race conquérante. Ils sont les maîtres sur 30 degrés de longitude, des environs du Cayor au lac Tchad, et entre les latitudes de 10° à 15° nord, c’est-à-dire dans une zone d’environ 90,000 lieues carrées. La grande nation mandingue, qui avait laissé passer sans défiance ces pasteurs inoffensifs, est aujourd’hui ou bien confondue avec les Pouls ou pliée sous leur joug.
C’est surtout au Fouta-Djalon, — dont le nom veut dire pays des Pouls et des Dialonkés, — que l’on peut le mieux étudier l’histoire de ces deux peuples. Les Dialonkés appartiennent à la race mandingue. Le Fouta-Djalon proprement dit est borné au nord par la rive gauche de la Gambie (depuis le Kantara Foulatenda jusqu’à Kédougou), par le Sangala, pays montagneux habité par des Pouls et des Dialonkés, situé entre la Gambie et la Falémah, etle Konkadougou, pays malinké, situé entre la Falémah et le Ba-Fing, qui vient limiter au nord le diwal ou province du Koïn, qui appartient au Fouta-Djalon. Cette frontière forme une ligne courbe qui, après avoir remonté la Gambie de l’ouest à l’est, descend droit au sud pour aller ensuite au sud-ouest. Au sud, les limites sont plus vagues. En allant de l’ouest à l’est, ce sont : la Haute-Mellacorée, dont le chef Bakari paie tribut à l’almamy, le Limbah, le Soulimania, le territoire des Houbbous et le Sougarou. À l’est : le territoire de Dinguiray, qui a été donné par l’almamy Bou Bakar à El-Hadj Omar, et le Bouré. À l’ouest : une ligne brisée partant de Kantara, par la Gambie, coupant le haut Rio-Geba, arrivant sur le Bio-Grande, non loin de Boulam, descendant sur le Cassini, coupant le Rio-Nunez au marigot de Kentao, et descendant sur la Mellacorée, à travers le pays des Sousous, qui sont presque tous tributaires des Pouls.
On peut représenter approximativement le Fouta-Djalon par un grand triangle dont le sommet serait non loin du Bouré, au pays de Ménien (le chef de ce pays est nommé par Almamy Ibrahima Sory), et la base représentée par une ligne allant des environs de Foulatenda, sur la Gambie, et la Mellacorée. Le territoire de Dinguiray est enclavé en partie dans ce triangle. En longitude, le pays des Pouls s’étend du 16e au 11e ouest ; et en latitude du 9° 30′ au 13° 20′ nord. C’est une région très montagneuse, dont les hauts plateaux sont habitables pour des Européens, arrosée par des fleuves ou des rivières innombrables, au sol d’une grande fertilité, et dont la position géographique fait une des clés principales du Soudan.
Les Pouls l’ont compris et toute leur politique consiste à se rapprocher de nos comptoirs de la côte pour avoir la guinée, les fusils et la poudre, qui sont les meilleurs objets d’échange pour les contrées du Haut-Niger, telles que le Sangaran, le Kankan, le Ouassoulou, le Toroug et le Bouré, qui toutes entretiennent les relations les plus suivies avec le Fouta-Djalon.
Ce n’est que rarement par le Haut-Sénégal que les caravanes du Haut-Niger vont vendre la poudre d’or et les cuirs ; c’est surtout par la route du Fouta, qui passe à Fodé-Hadji, ou bien par le Soulimania, qu’elles se dirigent vers les rivières du sud pour échanger leurs produits contre les marchandises d’Europe.
Les Pouls, Foulbès, Foulans, Fellatas, Fellahs ou Peulhs forment une race profondément distincte de celle des noirs du Soudan. Ils disent eux-mêmes qu’ils sont de race blanche, et qu’ils viennent d’un pays lointain situé du côté de La Mecque. La légende raconte que les pères de leur nation étaient aux côtés des lieutenans du Prophète, et ont combattu pour le triomphe de l’islam à son début. C’étaient Modi Ousman et Modi Aliou, guerriers énergiques, marabouts fervens, qui furent chargés de venir convertir les peuplades sauvages du Niger. Le prophète Mohammed leur accorda comme récompense que l’heure des punitions et des récompenses sonnerait deux cents ans plus tard pour les hommes que celle qu’il avait d’abord fixée.
Les Pouls qui habitent le Fouta-Djalon sont originaires du Massina, ainsi que l’a affirmé l’almamy Ibrahima Sory, petit-fils d’Almamy Sory le Grand, le chef illustre qui a fondé l’unité nationale. Ce sont les Sidiankés ; mais d’autres tribus ne tardèrent pas à venir les rejoindre. Pouls du Fouta-Toro, Toucouleurs, descendirent sur la Gambie et de là gagnèrent les hauts plateaux du Timbé et du Labé pour se joindre à leurs frères. Une chronique écrite en arabe et que m’a donnée Alfa Suleyman, chef de Cousotomi, en témoigne.
Hartmann dit que les Pouls paraissent issus du Fouta-Toro, à l’ouest de l’Afrique. À la fin du siècle dernier, ils conquirent le Fouta-Djalon, pays des Mandingues, fondèrent en 1802 l’empire de Sokoto sous leur prince Da-n-Fodio, musulman inspiré, et s’étendirent de plus en plus à l’intérieur. Ils sont grands et minces ; leurs cheveux sont peu crépus ; leur barbe, rouge brun ou plus foncée, est rase ; leur langue rappelle celle des Berbères.
S’il faut en croire la chronique d’Ahmed, les premiers Fellatas ou Foulbés, quittant le Niger, où ils vivaient de leurs troupeaux, seraient venus s’établir au XVIe siècle au Bornou, sous le règne d’Abdallah. « Les Pouls, dit le général Faidherbe, qui deviennent les maîtres du Soudan depuis leur conversion générale à l’islamisme, sont peut-être anciennement venus de l’Orient, amenant avec eux le bœuf à bosse (zébu), qui est le même que celui de la Haute-Egypte et de la côte orientale d’Afrique. » Müller rapproche, comme race et comme langue, les Pouls et les Nubiens.
Il est difficile d’émettre une affirmation. Je crois les Pouls apparentés aux Berbères, mais leur langue ne contient aucun son guttural. C’est un idiome doux, sonore, très riche, peu connu encore, mais qui ne présente pas des difficultés insurmontables pour un Européen. Les Pouls sont des orateurs remarquables et savent suivre le fil de leurs discours au milieu des interruptions les plus violentes. Ils sont très diplomates, comme les Arabes, et s’emportent comme beaucoup de méridionaux, à froid, calculant et pesant chaque expression. Ils ne commencent jamais un discours sans les saints d’usage, que je vais transcrire et qui donneront une idée de la langue.
Kori djam oualli, bonjour.
Djdmtou, bonjour.
Tana ala ? comment vas-tu ?
Modji, bien.
Alhoindoullilaî ! remercions Dieu !
Puis l’entretien s’engage. Les Toucouleurs, les Al-Poular des bords du Sénégal parlent la même langue, mais avec moins de pureté. Le voisinage des Ouolofs et des Arabes a amené des différences dans la prononciation et dans le fond de la langue. Le Toucouleur, comme le Ouolof, prononce le j guttural, le jota des Espagnols ; le Poul pur, le Poullotigui, ne l’emploie jamais. « Les sous de cette langue, dit le général Faidherbe, peuvent tous être représentés par des lettres de notre alphabet, mais on n’y trouve pas nos sons u, j, ch, x, z ; ni les sons du kha, du rhaîn et du ’ain arabes. » Le poul n’a pas de genres sexuels, il partage les êtres en deux catégories : d’une part, ce qui appartient à l’humanité ; d’autre part tout ce qui n’est pas à elle : animaux, plantes, choses inanimées. Nous renvoyons à l’essai remarquable publié par le général Faidherbe et complété par mon collègue le docteur Quintin, ceux qui voudraient approfondir cette étude.
M. d’Eichthal, se fondant sur de simples ressemblances de mots, a trouvé des analogies entre le poul et les langues de la Malaisie, de l’Archipel Indien, de la Polynésie, et même des langues américaines comme le caraïbe. Il conclut que les Pouls sont venus de l’archipel Indien ou de la Polynésie.
Il résulte des savantes études du général Faidherbe qu’il y a une grande analogie entre le poul et les langues ouolof et sérère, bien qu’à première vue le poul semble tout à fait différent, qu’il n’ait pas le kh, qu’il n’ait pas d’article et que les noms souvent mono-syllabiques en ouolof et en sérère soient polysyllabiques dans la langue qui nous occupe. — Les Pouls, les Ouolofs et les Sérères comptent jusqu’à cinq, puis disent cinq un, cinq deux, etc., jusqu’à dix. On calcule ensuite par dizaines.
L’analogie est surtout frappante avec le toucouleur. Mais si l’on veut se rappeler que, depuis des siècles, les Pouls sont sur les bords du Sénégal, que même avant l’invasion des Dénianké, les Pouls conquérans venus du Fouladougou, les premiers Pouls pasteurs s’étaient unis aux familles sérères et ouolofs, donnant ainsi naissance à la caste des Torodo, Toucouleurs qui, bien que noirs, ont des traits européens, on ne s’étonnera pas des mots communs que l’on trouve dans ces trois langues. Les Pouls se servent de l’écriture arabe, et les lettrés écrivent correctement dans cette langue, qui sert aux relations diplomatiques avec les peuples du Soudan.
Les écoles sont nombreuses au Fouta-Djalon. Les professeurs les plus célèbres sont à Donhal Fella, à Fougoumba, à Labé et chez les Houbbous, qui sont des marabouts très instruits, mais indépendans de l’almamy du Fouta. Les jeunes filles apprennent à lire, mais on ne leur enseigne que les premiers versets du Koran ; ensuite leur instruction est jugée suffisante.
Quant aux jeunes gens, ils lisent et commentent « le livre sacré. » Quelques-uns vont au Boundou ou même chez les Maures du Tagant compléter leur éducation et reviennent ensuite dans leur pays. L’homme instruit est vénéré et respecté de tous. Ils ne lisent toute leur vie qu’un livre : le Koran. Jamais le proverbe : que l’homme d’un seul livre est à craindre n’a été plus vrai que des Pouls. C’est ce qui fait la force de l’islam en apprenant à ses adeptes la résignation et le fanatisme, c’est ce qui pousse ces tribus pastorales dans leur marche conquérante.
Ils ignorent l’histoire, mais leurs marabouts en ont composé une. Elle est dans le Koran des Pouls, qui est non-seulement le texte de la religion, plus ou moins altéré et approprié à leur race et au milieu dans lequel ils vivent, mais encore un livre légendaire, montrant le triomphe de l’islam sur les peuples blancs ou noirs, apprenant aux enfans que leurs pères étaient aux côtés de Mohammed, dont ils étaient les plus fermes soutiens, et que l’avenir sur le Niger et dans l’Afrique occidentale leur appartient s’ils marchent toujours « dans le sentier droit. »
Je me hâte d’ajouter, à la louange de ce vaillant peuple, que leur fanatisme est resté doux envers les Européens, s’il a été inexorable pour les populations fétichistes qui les entourent. Aucun voyageur jusqu’à ce jour n’a été massacré par eux.
Thompson, le missionnaire anglais, est mort au village de Dara, près Timbo, entouré de la sollicitude des parens de l’almamy Alfaia Ibrahima Sory. Il était venu chez les Pouls pour les convertir au protestantisme. Les marabouts de Timbo l’écoutèrent avec bienveillance, discutèrent avec lui, ne le laissèrent manquer de rien et lui dirent qu’ils espéraient que Dieu et Mohammed ouvriraient les yeux à un homme comme lui et qu’il demanderait à devenir musulman.
C’est peut-être la légende touchante rappelée par Hecquard qui est la cause, sinon de la bienveillance, du moins de la réserve observée par les Pouls à l’égard des chrétiens. Lorsque Mahomet fut de retour de Médine, il envoya, dit la légende poul, un messager au chef des chrétiens pour l’engager à embrasser sa religion comme la seule véritable. L’ambassadeur du Prophète fut très bien reçu par les chrétiens, qui le comblèrent de cadeaux et qui, après avoir renfermé dans une boîte d’or la lettre de Mahomet, la lui renvoyèrent en répondant que leur religion étant celle de leurs pères, ils ne pouvaient la renier, mais qu’ils avaient été touchés et flattés de sa démarche. En recevant cette lettre, Mahomet se prosterna et pria Dieu de donner aux chrétiens du bonheur et des richesses pour les récompenser du bon accueil qu’ils avaient fait à son messager et du respect qu’ils avaient montré pour l’envoyé de Dieu. »
Il est regrettable que cette légende ne soit pas répandue chez les Touaregs et dans ces pays du nord de l’Afrique, où l’islam, oubliant le respect et la tolérance que les Européens, les Français surtout, ont toujours montrés pour lui, n’enseigne à ses adeptes que la haine la plus aveugle et le fanatisme le plus absolu contre ceux qui ne partagent pas sa croyance.
Aussi je n’oublierai jamais les Pouls. Pendant une grave maladie qui a failli m’emporter à l’époque du Kori Leourou Soumayé (fête du Radaman), quatre cents hommes prosternés autour de la mosquée de Donhol priaient, l’almamy avec eux, pour que Dieu et le Prophète voulussent bien conserver mes jours. Je ne sais si ce sont leurs prières ou leurs soins, — les deux peut-être, — qui m’ont sauvé ; quoi qu’il en soit, je conserverai au fond du cœur le souvenir de ces musulmans exempts de fanatisme qui demandent à ne faire avec nous qu’une même famille, ayant même père et même mère, pour me servir de leur langage imagé.
Le Fouta-Djalon, qui comprend un territoire considérable habité par une race travailleuse, âpre au gain et qui nous désire, doit attirer l’attention de notre pays. N’oublions pas que cette contrée, comme le Sénégal, est la clé du Soudan, que, du Haut-Niger au Haoussa, on rencontre partout les Pouls, qu’il y a là un empire commercial immense, dont les habitans du Fouta-Djalon sont les courtiers principaux et dont ils ont jusqu’à ce jour défendu l’entrée avec opiniâtreté, craignant de perdre leur monopole. Mieux vaut douceur que violence, au Soudan surtout. Commençons par exploiter le Fouta-Djalon, et lorsque les Pouls nous connaîtront mieux, ils seront les premiers à nous prendre par la main et à nous conduire au milieu de leurs frères, qui vivent dans la vallée du Niger. C’est par le commerce que nous réussirons auprès d’eux.
Le Poul pur existe au Fouta-Djalon, malgré les nombreux mélanges qui ont eu lieu avec les Dialonkés. Il est d’une taille élevée et bien prise. Son physique est agréable ; en général, il n’est pas gros. Le thorax a une forme trapézoïdale, les muscles sont bien développés. Les cheveux très noirs, à peine laineux, sont ou bien coupés ras ou tressés sur les tempes. Dans ce cas, on les porte longs. Cette manière de se coiffer rappelle la coutume des Sarracolets et des Bambaras. Les tresses sont de la grosseur du petit doigt.
Le crâne est dolicocéphale. Le front est assez élevé, fuyant vers les tempes. Les sourcils sont très épais. Les cils très longs, soyeux, voilent des yeux fendus en amande, très beaux, très doux, à l’expression un peu sauvage (yeux de gazelle). L’angle externe de l’œil est un peu plus élevé que l’interne. La couleur des yeux, ou mieux de l’iris, est d’un jaune brun foncé. Le nez, quelquefois droit, est le plus souvent légèrement épaté. La bouche est assez grande ; les lèvres, charnues, sont sensuelles. Le menton est rond, allongé. Les oreilles, petites, ont un lobule peu allongé et sont bien plantées. Il y a une grande distance entre le menton et l’oreille. Les mains sont fines ; les doigts longs et déliés. Les pieds, généralement petits, ont le gros orteil nettement séparé des autres doigts, qui sont plantés. Les articulations des doigts de pied sont très souples. Le Poul prend le plus grand soin de ses pieds et de ses mains. Ces hommes sont de grands marcheurs ; ils font souvent 80 kilomètres du lever au coucher du soleil. Le mollet n’est pas en général proéminent. Le cou-de-pied est un peu fort, et le talon fait une saillie. La région montagneuse dans laquelle ils vivent, région très humide (pluies torrentielles de l’hivernage), est la cause de la carie dentaire qui sévit chez eux. Les Pouls n’ont pas les dents admirables des Ouolofs ; généralement les incisives de la mâchoire supérieure sont cariées chez eux ; les dents sont souvent mal plantées. Le système pileux est peu abondant. Ils ont la moustache rasée ou coupée ras ; ils portent une barbiche coupée généralement en pointe. La couleur des Pouls est bronzée (couleur chocolat, chocolat au lait). Lorsqu’il y a mélange de sang dialonké, la couleur devient souvent noire ; la face est plus élargie, les pommettes saillantes, le nez très épaté et les lèvres plus grosses.
Les Pouls sont plutôt minces que gros ; cependant quelques-uns ont de l’embonpoint. Je citerai Almamy Hamadou et Alfa Aquibou, roi de Labé. J’ai vu un chef, Alfa Gassimou, qui avait une taille de 1m,90. Un parent d’Almamy Sory, Modi Aliou, était également très grand, mais fort maigre, tandis qu’Alla Gassimou est énorme.
Les mêmes caractères se retrouvent chez les femmes. Les jeunes filles sont gracieuses, même belles parfois, leurs seins fermes et d’une forme remarquable, les épaules bien faites, les bras aux extrémités fines ; les jambes et les cuisses, plutôt fortes que maigres, montrent la beauté et la pureté de cette race. Mais ces femmes se flétrissent de bonne heure, et, à mesure que les couches se répètent, les charmes disparaissent : les seins se fanent, et à trente ans elles sont vieilles et prennent de la corpulence. Il y a cependant des exceptions remarquables ; je ne puis m’empêcher de citer une femme de l’almamy Sory, Néné-Ayba, qui, à quarante ans, a conservé une beauté exceptionnelle, ainsi que la mère de Modi-Boukar Biro, fils de l’almamy Omar, qui, malgré son âge avancé, possède une physionomie très belle, rappelant d’une manière frappante, celle d’une reine de France, célèbre par sa beauté et ses malheurs, Marie-Antoinette. En résumé, le vrai Poul a, comme on l’a dit souvent, un type presque européen.
Les Berbères, auxquels notre civilisation convient, prospèrent dans nos provinces algériennes, tandis que les Arabes, ayant de la peine à continuer leur vie pastorale, gagnent le Sahara ; les Pouls du Fouta-Djalon, avec leurs terrains immenses, leurs goûts passionnés pour l’agriculture, feront comme les Berbères du nord de l’Afrique, si la France profite du traité signé avec eux. Ils s’instruiront, travailleront et ne tarderont pas à produire. Il est essentiel de ne pas nous laisser devancer et perdre bénévolement des résultats acquis.
L’histoire du Fouta-Djalon est peu connue encore. Caillié, Mollien, Hecquard et M. Lambert, les deux derniers surtout, ont donné des renseignemens précieux, mais j’ai pu m’apercevoir, pendant mon séjour chez les Pouls, combien il est difficile d’obtenir qu’ils disent la vérité. Les différentes chroniques, écrites en arabe, que j’ai rapportées, jetteraient de la clarté sur cette question, je n’ai malheureusement pas encore pu les faire traduire. Elles donnent la liste exacte des chefs principaux, tant des provinces de Timbo et Fougoumba, que l’important pays de Labé, dont le chef à l’origine faillit devenir le maître suprême du Fouta-Djalon.
Ce sont les renseignemens recueillis de la bouche même de l’almamy Ibrahima Sory et de celle de l’almamy Hamadou que je vais transcrire. Ils ont été complétés par les récits des griots, chanteurs attachés à ces princes et qui ont, comme jadis les trouvères du moyen âge, recueilli les hauts faits de leurs seigneurs et les légendes concernant leurs aïeux.
Les Pouls, comme nous l’avons dit, prétendent descendre des blancs. Ils sont venus de l’est, et la tribu qui a envahi les hauts plateaux du Ba-Fing, de la Gambie et du Rio-Grande, arrivait du Massina, pays situé sur la rive droite du Niger entre Ségou et Timbouctou. À cette époque, tous les Pouls n’étaient pas musulmans, et même aujourd’hui on rencontre, dans le Ouassoulou et le Kankan, des Pouls nomades qui n’ont qu’un seul culte, celui de leurs troupeaux qu’ils font prospérer le mieux qu’ils peuvent sans se préoccuper du lendemain. Il y a près de deux siècles que ce peuple habite cette contrée, où il avait trouvé une population nombreuse, les Dialonkés, qui faisaient partie de la grande famille mandingue.
Les Pouls se dispersèrent dans le Dialooka-Dougou (Dialonké, pays), c’était le nom du pays, à la recherche des meilleurs pâturages et ne tardèrent pas à voir leurs troupeaux prospérer sur ce sol fertile. D’autres Pouls descendirent du Fouta sénégalais, où, au commencement du XVIIIe siècle, Abdou-el-Kader avait fondé un grand état, et se mêlèrent aux tribus venues de l’est.
Les tribus vivaient à l’état d’isolement. Quelques noms de chefs étaient prononcés, mais aucun n’avait eu l’idée d’unir tous les Pouls en une même nation et de les rendre par-là capables de se faire respecter d’abord et de devenir ensuite les maîtres de ces pays si fertiles. C’est à Modi Maka Maoudo (Maka le Grand), grand-père de Modi Djogo, président actuel de l’assemblée des anciens à Timbo, que devait venir cette pensée qui a fait la grandeur de son pays.
À leur arrivée, les Pouls étaient conduits par deux frères, Séri et Seidi, de la famille princière des Sidiankés, à laquelle appartenait Ahmadou-Lobbo, chef du Massina. À cette époque, les chefs pouls, comme aujourd’hui, portaient des titres de noblesse. Alfa était le premier titre ; venaient ensuite les tierno et les modi. Modi correspond au titre espagnol don.
Séri et Seidi vivaient dans les environs de Fougoumba, où commençaient déjà à se réunir des assemblées populaires. L’histoire ne parle pas des enfans de Séri. Seidi, qui était plus remuant que son frère, prenait peu à peu de l’importance ; il eut un fils appelé Sambégou, qui lui succéda. Sambégou eut pour descendant Madi, qui fut remplacé par son fils Alfa Kikala. Kikala eut deux fils, Nouhou et Malik Sy. Les deux frères vécurent en bonne intelligence.
Fougoumba devenait de plus en plus le centre intellectuel et politique des Pouls. Des écoles où l’on enseignait l’arabe y existaient ; c’est là que furent élevés Alfa, fils de Nouhou, et Ibrahima, fils de Malik Sy. Tous deux étaient très pieux, mais Alfa ne tarda pas à acquérir une instruction supérieure à celle de ses concitoyens, il lut et prêcha le Koran avec une telle éloquence qu’on lui décerna le titre de karamoko, l’illustre, et désormais Karamoko Alfa fut vénéré comme un grand marabout.
Karamoko avait eu pour maîtres Tierno Samba, marabout renommé qui habitait alors Fougoumba, et devait mourir plus tard à Bouria, où j’ai vu sa tombe, qui est un lieu de pèlerinage. Il existe même une coutume à ce sujet : il est défendu à l’almamy, aux chefs et aux simples citoyens d’entrer à cheval dans cette ville ; tous doivent mettre pied à terre pour rendre hommage à Tierno Samba. Nous nous sommes conformés à cet usage lors de notre passage. Tierno Samba avait également pour halité (élève) Maka Djoba, devenu plus tard chef du Bondou et grand-père de Bou-Bakar Saada, l’almamy actuel.
Les Pouls, devenus nombreux, riches et puissans, commençaient à lever la tête et parlaient de convertir, les armes à la main, les Dialonkés fétichistes qui refusaient de croire au vrai Dieu. De nombreux conciliabules eurent lieu à Fougoumba, point central situé à égale distance de Timbo et de Labé ; mais la réunion la plus célèbre fut tenue entre Broualtapé et Bombolé, dans un endroit connu des marabouts seuls, sur les bords d’un ruisseau sacré. C’est là que fut décidée la guerre à outrance contre les Keffirs ou infidèles. Les marabouts donnèrent à l’endroit où se réunissait la conférence le nom de Fouta-Djalon, désignant par ce nom seul le but à poursuivre : l’unité nationale des Pouls et des Dialonkés convertis de gré ou de force, — et comptant plus tard étendre ce nom à tout le territoire compris entre le Niger et l’Océan. C’est de là d’abord, de Fougoumba ensuite, que sont partis les mots d’ordre qui dirigeaient les fidèles pour les grandes guerres de l’islam.
Presque tous les prêcheurs de guerre sainte ont commencé par se livrer à la méditation dans la solitude, et cette façon d’agir n’a pas peu contribué à leur succès en frappant l’imagination populaire. « Karamoko Alfa, me disait le chef de Fougoumba, Alfa Hamadou, venait de se marier depuis peu avec une jeune et belle fille. Un jour, il annonça à sa femme que Mohammed lui était apparu et lui avait dit que, s’il priait longtemps, isolé de tous les siens. Dieu lui donnerait la gloire de convertir les infidèles et qu’il deviendrait le chef de son pays. Karamoko se retira dans une case à Fougoumba et y resta pendant sept ans, sept semaines et sept jours à demander à Allah la conversion des idolâtres. Jamais il ne permit à sa femme de pénétrer jusqu’à lui. Il vécut seul, jeûnant toute la journée, ne prenant qu’une faible nourriture que lui faisait passer un captif après le salam du soir. « Il y avait sept ans, sept semaines et sept jours qu’il vivait ainsi dans l’isolement et le recueillement le plus absolu, lorsque son épouse, frappant à la porte, lui cria : « Allah soit loué ! tes prières ont été entendues, et le Fouta te réclame comme chef pour le conduire contre les infidèles. » Tous les anciens, en effet, réunis à Fougoumba, venaient sur la proposition de Modi Maka et malgré quelques compétitions, celle entre autres d’Alfa Labé, le guerrier le plus célèbre qu’il y eût parmi eux, de nommer Karamoko Alfa chef suprême des Pouls.
Modi Maka était ce que l’on appelle en ouolof un diambouren, un parleur. C’était l’orateur, le leader des réunions politiques. Sa parole était respectée et la victoire lui restait toujours. On savait qu’il n’avait aucune ambition pour lui-même, il ne songeait, disait-il, qu’à son pays et se contenta toute sa vie d’être le président du conseil des anciens, poste que les Pouls reconnaissans transmirent ensuite à sa famille et qu’occupe aujourd’hui son fils Modi Djogo, l’homme le plus habile, le plus fin diplomate qu’il y ait peut-être au Soudan, où tout le monde n’est pas aussi naïf qu’on se le figure parfois, même après avoir vécu de longues années à la côte d’Afrique.
Parmi les chefs réunis à Fougoumba se trouvaient Tierno Colladé, Cheikou Kébali, le chef de Koin, le chef de Tembi, Cheikou Souleyman. Le premier appuyait la candidature d’Alfa Labé ; il voulait un guerrier à la tête des Pouls. La discussion, paraît-il, fut très vive, et ce n’est qu’en voyant l’indécision du conseil que Modi Maka parla de Karamoko, un des chefs de leur race et l’un des plus pieux parmi les musulmans. Le nom de Karamoko rallia tous les suffrages.
La chronique qui m’a été confiée par Alfa Suleyman, chef de Cousotomi, se rapporte à cette époque. J’ai pu, grâce à mon interprète, en traduire les débuts qui se rattachent à la fondation du Fouta et que je crois intéressant de faire connaître :
« Louange à Dieu, maître de l’univers, le clément, le miséricordieux, souverain au jour de la rétribution et qui nous dirige dans le sentier droit ! Conduis ma main pour écrire ce livre ; donne-moi la mémoire, afin que je n’oublie aucun des noms de nos ancêtres, de ceux qui les premiers ont commencé à prier le Très-Haut suivant les rites de l’islam et à faire la propagande religieuse (la guerre sainte : djihad), à élever des mosquées. Ils étaient nombreux. C’étaient : Cheikou Ibrahima, Sarabégou, Cheikou Alfa Faïmo, Alfa Laadiamo, puis les grands marabouts Karamoko Alfa, Cheikou Ibrahima Sory, Yoro Bori, Alfa Samba Bouria, Cheikou Ousman Fougoumba, Cheikou Kébali, Cheikou Hamadou Koukalabé Mahou, Cheikou Salifou Bala, Cheikou Souleyman Timbi-Tounni, Cheikou Mohamadou Sellou Molabé, et Mahou Tisatou. »
Ces chefs et ces marabouts avaient formé de nombreux talibês. Ils se réunissaient à Fougoumba pour lire et commenter le Koran. Ils se posaient des questions sur le Prophète et s’excitaient à la prière. C’est à Fougoumba que la guerre sainte contre les infidèles fut décidée. Tous, maîtres et talibés, furent unanimes. Ils se levèrent, saisirent leur lance, qu’ils jetèrent l’un après l’autre contre un arbre appelé doundouké. Celui qui toucherait l’arbre devait être proclamé chef suprême. Personne ne l’atteignit, et les Pouls se prosternèrent de nouveau, demandant à Dieu de les protéger dans la guerre qu’ils allaient entreprendre pour l’islam. »
Nous avons vu plus haut que c’est à Karamoko Alfa que furent confiées les destinées de son pays.
L’armée était prête, et l’on ne tarda pas à se mettre en campagne. Ava Bouramo et Condé Bouramo, chefs du Ouassoulou et du Sangarou, avaient quitté les bords du Niger et s’étaient rapprochés du Ba-Fing. Les deux armées ne tardèrent pas à être en présence ; malheureusement, Karamoko Alfa ne fut pas à la hauteur de sa mission, et malgré la bravoure de son fils Modi Salafou, il fut complètement défait et obligé de battre en retraite.
Les chefs mandingues envahirent le Fouta, remportèrent de nouveaux avantages sur les Pouls et élevèrent une forteresse (tata] non loin de Fougoumba, d’où ils se répandirent dans la campagne et ne tardèrent pas à semer la terreur dans le pays.
Karamako Alfa avait eu la raison ébranlée par tous ces désastres. Il ne pouvait rester à la tête du gouvernement. On songea à le remplacer. Tierno Colladé insista pour qu’on nommât Alfa Salifou, mais Modi Maka fit pencher la balance en faveur du cousin germain de Karamoko, Alfa Ibrahimo, fils de Malik Sy. À peine nommé, celui-ci réunissait tous ses parens (il avait une centaine d’enfans), attaquait bravement l’armée du Ouassoulou et tuait ses deux chefs sur les bords du marigot de Sirakouré, non loin du mont Kourou. Ibrahima, poursuivant ses avantages, rejeta bientôt les Mandingues sur le Niger. C’est dans cette brillante campagne qu’Alfa Ibrahima eut à combattre une amazone, femme de Condé Bouramo ; plus heureuse que Penthésilée, qui périt sous les coups d’Achille en combattant pour les Troyens, l’amazone africaine, d’après M. Lambert, aurait été épargnée par le chef poul.
Le Fouta était sauvé. L’assemblée des anciens, réunie à Fougoumba, décerna à Ibrahima le titre de cheikou, qui correspond à celui de ghâzi décerné à Osman-Pacha pour la bravoure qu’il avait déployée en défendant Plewna contre les Russes. Cheikou Ibrahima continua à combattre les infidèles et agrandit rapidement le territoire de son pays. Pour le récompenser des services rendus aux Pouls, les chefs réunis en assemblée solennelle le proclamèrent almamy, à la condition formelle qu’il reconnaîtrait toujours au conseil des anciens le droit de donner son avis sur toutes les questions de politique intérieure et extérieure ; que de plus ses successeurs, pris dans sa famille, seraient d’abord reconnus comme tels par un vote de l’assemblée.
L’investiture du nouvel almamy aurait toujours lieu à Fougoumba, et ce serait le chef de cet endroit qui mettrait sur le front de l’almamy le turban insigne du pouvoir suprême. Cette ville était réellement à cette époque non-seulement la capitale, mais la ville sainte du Fouta-Djalon. Ce n’est qu’à ce moment (1789 ?) que le nom de Timbo apparaît dans les chroniques. Des Pouls idolâtres l’habitaient et l’appelaient Gongovi (grande maison). Ils s’étaient convertis depuis quelques années à la suite d’une expédition à laquelle avaient pris part les plus grands chefs qui changèrent le nom de Gongovi en celui de Timbo. Son nom lui vient du mot poul timmé, qui désigne un arbre magnifique, dont le bois est comparable, sinon supérieur à l’acajou et qui est très commun dans la vallée où s’élève cette ville. Almamy Ibrahima transporta le siège du gouvernement à Timbo, où le suivirent les principales familles, mais Fougoumba resta la ville sainte, la ville des talibés, et son influence politique ne périclita pas.
De cette époque date la prospérité des Pouls. L’almamy fit une nouvelle guerre aux Mandingues, venus au secours des Dialonkès, il soumit les pays de Koïn et de Colladé ; fit reconnaître son autorité par Alfa Hamadou-Sellou, chef du Labé, qui s’était déclaré indépendant ; il marcha ensuite vers la Haute-Gambie, imposa le Niokolo et força Maka, roi du Bondou, à se faire musulman et à prendre le titre d’almamy. D’après mes renseignemens, il ne serait pas allé dans le Kaarta, mais il y aurait envoyé des émissaires.
L’almamy Ibrahima était alors à l’apogée de sa puissance. Les Dialonkès avaient été forcés ou d’embrasser l’islamisme ou de se réfugier vers le littoral. Les Pouls, pour rappeler le souvenir des succès et de la rapidité des expéditions d’Almamy Ibrahima lui donnèrent le surnom de Sory, qui signifie le matinal. Ce nom devint populaire, et ses partisans prirent tous le nom de souria. Les victoires d’Almamy Ibrahima Sory et sa popularité ne tardèrent pas à inquiéter le conseil des anciens, qui craignit de perdre son influence et de s’être donné un maître.
Karamoko Alfa avait laissé des partisans, que l’on appelait les alfaia. C’étaient tous des marabouts fervens, et, bien que peu nombreux, ils avaient un certain pouvoir. À la mort de Karamoko, ils avaient essayé, mais sans succès, de faire nommer Alfa Salifou. Ce dernier ne se découragea pas, il fit plusieurs expéditions dans le Ouassoulou, mais des défaites successives l’obligèrent à revenir et il mourut à Timbo.
C’est à cette époque que Modi Maka, s’alliant aux alfaia, fit également proclamer comme almamy Abdoulaye Bademba, frère d’Alfa Salifou. Il y avait désormais deux almamys, l’un en activité, l’autre en disponibilité. Le temps pendant lequel ils devaient exercer chacun le pouvoir effectif fut laissé à la décision du conseil présidé par Modi Maka. Le plus sage, le plus aimé des citoyens, devait rester le plus longtemps au pouvoir. Cette mesure avait été adoptée à une grande majorité par le conseil et fut accueillie avec enthousiasme par tout le Fouta-Djalon. C’est le même système qui régit toujours le pouvoir, au moment où nous écrivons.
Cette mesure paraît excellente aux Pouls, qui y trouvent de grands avantages. « Le Fouta a de la tête, me disait Modi Mamadou Saïdou, le chef de la mission poul en France ; sur deux almamys, il y en a souvent un de bon ; de plus il est stimulé à se faire aimer et à travailler pour le bien de son pays, grâce à la présence de son collègue, qui n’attend qu’une occasion pour se mettre à sa place. Cette rivalité, modérée par la présence du conseil, donne plutôt de bons que de mauvais résultats et les guerres entre alfaia et souria ne sont jamais ni bien longues ni bien cruelles. Les dissentimens ne s’étendent pas aux provinces, tout se règle dans les districts de Timbo, et de Fougoumba et, la guerre finie, il faut que le vainqueur soit accepté par l’assemblée, qui représente le pays. Un seul maître veut souvent tout accaparer, témoin l’exemple de Bou-Bakar Saada, almamy du Bondou, dont les exigences ont forcé les sujet à s’expatrier les uns au Fouta-Djalon, les autres au Kaarta et à Ségou. Comme, avec chaque almamy, les chefs de province et les chefs de village changent, il en résulte qu’un plus grand nombre de Pouls peuvent exercer le commandement à leur tour. Il y a moins de mécontens. De plus, ajoutait Mamadou, comme c’est par les largesses que les almamys se font surtout des partisans, tous ceux qui les approchent sont heureux ; ils reçoivent d’une main les impôts et les coutumes et, de l’autre, ils les rendent, par les aumônes qu’ils donnent à tous les malheureux et par les riches cadeaux qu’ils font à leurs partisans. Almamy est la providence des pauvres. »
Almamy-Ibrahima Sory se soumit à la décision du conseil, et céda le pouvoir à Almamy Abdoulaye ; mais il fut rappelé peu de temps après, remporta de nouvelles victoires, reçut le surnom de Maoudof, le Grand, et mourut dans la province de Labé, où il était allé à l’occasion de la mort d’Ala-Mamadou Sellou, chef de ce pays. L’œuvre de ce conquérant avait été considérable. Il laissait le Fouta-Djalon augmenté de nombreuses provinces et ayant non-seulement une unité nominale, mais une unité réelle, et l’almamy était désormais respecté partout, d’abord comme le chef suprême de la religion, puis comme le maître, comme le roi.
« Almamy Ibrahima Sory Maoudo, dit M. Lambert, avait régné trente-trois ans. » À sa mort les dissensions politiques commencèrent et la guerre civile ne tarda pas à éclater. Son fils, Sadou, fut nommé almamy. À cette nouvelle, Almamy Abdoulaye rassemble les alfaia, surprend Sadou à Timbo et le massacre dans cette ville. Le conseil des anciens nomma alors le frère de Sadou, appelé Abdoul-Gadiri (Abd-el-Kader). Le premier soin du nouvel almamy fut de chercher à tirer vengeance des alfaia, dont la conduite avait révolté les Pouls. Il poursuivit, avec ses partisans, Almamy Abdoulaye, qui avait quitté Timbo pour se réfugier au Labé, l’atteignit à Quetiquia, près de la rivière Téné, dans la province de Colladé, et le tua de sa propre main.
Almamy Abdoul-Gadiri mourut de maladie à Timbo après un règne peu tourmenté. Il fut remplacé par son frère Almamy Yaya. Almamy Abdoulaye Bademba avait eu pour successeur Almamy Bou-Bakar. Le règne d’Almamy Yaya ne fut pas important. Il mourut de maladie à Timbo et eut pour successeur Almamy Hamadou, fils de Modi Amidou. Modi Amidou était le fils d’Almamy Sory Maoudo et, par conséquent, le frère d’Almamy Yaya.
Almamy Hamadou n’est resté au pouvoir que pendant trois mois et trois jours. Sa nomination avait eu lieu par surprise, et dans un grand et violent palabre les habitans de Timbo décidèrent que, Modi Amidou n’ayant pas été almamy, son fils ne pouvait l’être, d’après les coutumes des Pouls. Ils sommèrent Almamy Hamadou de quitter le pouvoir. Celui-ci refusa, s’échappa de la capitale et s’enfuit dans la direction de Socotoro. Rejoint par ses ennemis au-delà de Saréboval, il fut massacré sur les rives du Tiangol Fella, marigot qui coule au pied du monticule où se trouve le village de Donhol Fella.
Almamy Oumarou, fils d’Almamy Abdoul-Gadiri, un des chefs les plus aimés du Fouta et qui, depuis plusieurs années, s’était fait connaître par sa bravoure contre les infidèles et sa haine contre les alfaia, fut appelé au pouvoir comme chef des souria.
Oumarou ne prit, en réalité, le pouvoir qu’à la mort d’Almamy Bou-Bakar, qui arriva inopinément. Ses partisans avaient caché sa maladie. Mais, le soir même du décès il faisait son entrée dans la capitale et conviait son cousin Ibrahima Sory, fils de Bou-Bakar, à une réconciliation complète. Il convint de lui céder le pouvoir au bout de trois années. Ibrahima Sory prit le titre d’almamy et se retira au village de Dara, dans le voisinage de Timbo.
C’est sous le règne d’Almamy Bou-Bakar que le territoire de Dinguiray fut cédé à El-Hadj-Omar et appartint désormais à la famille du prophète toucouleur. D’après M. Lambert, El-Hadj-Omar aurait réussi à détacher du tronc national et de l’autorité de l’almamy un parti de Foulahs ou Pouls, connu sous le nom de Obous, qui, à la voix du faux prophète, auraient attaqué Timbo en 1859. C’est un marabout vénéré, appelé Modi Mamadou Djoué, qui a formé ce parti hostile aux habitans de Timbo, et non le fameux guerrier toucouleur. Cette histoire des Obous, ou mieux Houbbous, est intimement liée aux règnes de l’almamy Omar et de l’almamy Alfaia Ibrahima Sory. Elle jette une vive clarté sur la situation politique des Pouls et montre que cette race guerrière a une idée nette du mot patrie, qui semble inconnu à la plupart des nations du Soudan occidental. Elle explique en même temps le fonctionnement de cette constitution bizarre qui serait impossible à réaliser dans nos pays, cependant civilisés, où je suis certain que jamais deux rois ou deux présidens régulièrement élus, possédant les mêmes attributions et devant exercer l’autorité à tour de rôle, ne parviendraient à s’entendre. Il faut l’apathie ou la sagesse de ces noirs barbares pour résoudre un pareil problème ; et pour que cette constitution, qui a plus de cinquante ans d’existence, soit encore debout, je commence à croire avec Mamadou Saidou, qu’il faut que les Pouls aient de la tête et beaucoup de bon sens.
Les Pouls du Fouta-Djalon sont tous musulmans et bon nombre d’entre eux, non contens de s’instruire auprès des marabouts de Fougoumba et du Labé, se rendent sur le fleuve Sénégal et vont dans le pays des Maures compléter leur éducation. Au début du règne de l’almamy Oumarou, un chef appelé Modi Mamadou Djoué, qui habitait à Laminia, dans le diwal de Fodé-Hadji, vint à Podor et fut ensuite dans le Gannar, sur la rive droite du Sénégal, où un chef maure, appelé Cheïk Sidïa, fit de lui un marabout fervent et instruit. Il revint sept ans après au Fouta, se retira dans sa maison de Laminia et commença à prêcher. Sa réputation ne tarda pas à se répandre ; on vint de tous les points du Fouta-Djalon voir cet homme vénéré et lui demander des prières. Les chefs lui confièrent leurs fils. Alfa Ibrahima, frère de l’almamy Oumarou aujourd’hui almamy des Pouls sous le nom d’Ibrahima Sory, vécut quelque temps auprès de Modi Mamadou et fut un de ses talibés favoris. Le village de Laminia acquit de l’importance ; les élèves et les admirateurs de Modi Djoué prirent le nom de Houbbous. (Houbbou rasou Lallaï : Quelqu’un qui aime bien Dieu.)
Une querelle insignifiante donna l’occasion à ce chef religieux de compter ses partisans et de s’ériger en chef politique, indépendant de l’almamy de Timbo.
Au sud du Fella Coumtat, existe une région montagneuse, d’un abord difficile et qui s’étend à plusieurs journées de marche dans la direction de Falaba. De nombreux villages pouls, amis de Modi Mamadou, étaient cachés dans les montagnes ; ils considéraient le pays comme leur appartenant. Cheikou Séry, fils du chef de Bailo, et son ami Mamadou Salifou vinrent à cette époque élever un roumdé (maison de campagne) dans ces montagnes et firent des plantations de manioc. Des élèves de Modi Mohamadou dévastèrent les champs, coupèrent le manioc et répondirent par des insolences, que le latin seul permettrait de rendre aux justes observations de Cheikou-Séry. La querelle dégénéra en bataille, et un esclave fut assommé à coups de bâton.
Le chef de Bailo envoya une députation à l’almamy Oumarou l’informer des troubles qui venaient d’avoir lieu. Celui-ci ne voulut pas trancher le différend, il désigna deux hommes qui furent avec ceux de Bailo trouver Modi-Mamadou Djoué, qui devait, en sa qualité de marabout, prononcer le jugement.
Le chef des Houbbous reçut les envoyés de l’almamy Omar entouré de ses talibès. Il fit un discours sur la religion qui arracha des larmes à toute l’assistance et termina ainsi : « Mes talibès appartiennent à Dieu et à moi ; ils ne doivent rien à l’almamy. »
Les envoyés sortirent de la salle du conseil en laissant tomber ce mot de : Modji ! C’est bon ! que les Pouls emploient toujours à la fin d’un palabre. C’était la guerre. Le tabala (tambour de guerre) retentit dans les provinces de Timbo et de Fougoumba, et quand les Pouls furent réunis, l’almamy Oumarou leur dit que les Houbbous étaient trop puissans, qu’ils voulaient se mettre au-dessus des lois et qu’il fallait les combattre.
Le conseil refusa à l’unanimité de donner des soldats à l’almamy : « C’est ta politique qui a fait les Houbbous puissans. Ce sont nos parens ou nos amis et non des rebelles. — Vous avez le droit de refuser, répondit Oumar, mais vous ne sauriez m’empêcher d’aller les combattre avec mes propres ressources ; j’armerai tous mes esclaves et je les conduirai à la victoire. »
Les anciens de Timbo envoyèrent un courrier à Modi-Djoué le prévenir de l’attaque qui se préparait contre lui, et un grand nombre de Pouls se joignirent à l’almamy, espérant par leur présence hâter la conclusion de la paix.
Après plusieurs rencontres avantageuses pour l’almamy, les anciens le prièrent de cesser une guerre sacrilège, puisque c’étaient des musulmans pouls qui combattaient les uns contre les autres. L’almamy se soumit, mais à regret, à l’avis de ses conseillers, et retourna à Timbo. Il fit appeler son cousin Almamy Ibrahima Sory, qui était à Dara, et lui dit : « Les Pouls viennent de laisser se créer un troisième almamy : c’est le chef des Houbbous, Modi-Djoué. Devons-nous laisser amoindrir notre prestige ? »
Les deux almamys convinrent de faire de concert une nouvelle campagne à la fin de l’hivernage ; mais ils furent devancés par les Houbbous, qui avaient recruté de nombreux partisans. Ces derniers détruisirent un village voisin de Bailo ; mais leur armée échoua à l’attaque du village de Malako, non loin de Donhol-Fella. Almamy Omar et Almamy-Ibrahima Sory arrivèrent sur ces entrefaites avec des renforts, livrèrent une bataille désastreuse à Modi Djoué sur les bords du marigot de Mongo, affluent du Tinguino, et furent obligés de battre en retraite, poursuivis par les Houbbous, qui saccagèrent Timbo, Almamy Oumarou se retira dans le diwal de Koïn et Almamy Sory se réfugia au Labé.
Bademba, frère d’Almamy Sory, réunit plus de six cents guerriers du Labé et se dirigea sur Timbo, qui était resté sans défenseurs. Sa population se composait de femmes et d’enfans. Les Houbbous occupèrent tous les villages situés dans les environs de Donhol-Fella, où ils s’étaient retranchés.
Bademba envoya le chef de ses esclaves annoncer à Modi Djoué et à tous les Houbbous qu’il les considérait comme des captifs et que lui, Bademba, était leur maître. Une bataille sanglante eut lieu à Koumi ; deux mille quatre cents Houbbous (des Pouls, des Malinkés, des Dialonkés s’étaient réunis et avaient formé cette armée) luttèrent tout un jour contre les hommes de Bademba et furent obligés de battre honteusement en retraite. Après cette victoire, le chef poul écrivit aux deux almamys de revenir à Timbo, « que les Houbbous n’étaient pas à craindre. »
Ce ne fut que six mois après que Oumarou et Sory revinrent l’un de Koïn et l’autre de Labé, où ils avaient passé l’hivernage. Ils firent avec succès une expédition contre les Houbbous qu’ils battirent à Consogoya ; les femmes assistèrent à la bataille et ramenèrent des prisonniers. Modi Mamadou Djoué gagna avec ses partisans les hautes montagnes qui s’étendent entre le Ba-Fing et le Tinguisso et mourut quelque temps après. Son fils, Mamadou, que le Foula connaît sous le nom d’Abal (le sauvage), devint le chef des rebelles. Almamy Oumarou ne tarda pas à venir l’attaquer et le batlit complètement sur les bords du Kaba, affluent du Tinguisso.
La défaite des Houbbous semblait irrémédiable, quand les soldats de l’almamy l’abandonnèrent, lui reprochant de vouloir anéantir des gens de leur race et de n’agir que par ambition personnelle sans songer aux intérêts du Fouta-Djalon. Resté seul avec ses captifs, Almamy Oumarou eut à supporter une attaque d’Abal et, ne se trouvant plus en force, il se replia du côté de Socotoro, accompagné par son frère Alfa Ibrahima, l’almamy actuel.
Les Pouls avaient vu d’un mauvais œil la guerre contre les Houbbous, et les deux almamys en sortirent amoindris dans leur influence et leur prestige. Oumarou était trop fin politique pour ne pas essayer de reconquérir sa popularité et de refaire sa fortune entamée par les dépenses denses dernières expéditions. Il déclara qu’il voulait augmenter le territoire poul du côté du Comba (Rio-Grande) et combattre les populations fétichistes du N’Gabou. Il laissa Alfa Ibrahima comme gardien du pays et le fit reconnaître comme son successeur. Ses fils Mamadou Paté et Bou-Bakar Biro l’accompagnaient dans son expédition. Almamy Oumar détruisit le village de Kansala, coupa la tête au chef, et parcourut en vainqueur tout le territoire de Koli. Cette campagne, qui dura deux ans, cessa par la mort de l’Almaray Oumar, qui survint en 1872. Le chef poul s’éteignit à Dombi-Hadji dans le N’Gabou des suites d’une maladie chronique pour laquelle ses médecins lui avaient fait faire usage des eaux thermales du village de Kadé.
Alfa Ibrahima fut proclamé almamy sous le nom d’Ibrahima Sory. La nouvelle de la mort d’Oumar s’était répandue dans tout le Fouta-Djalon avec une étonnante rapidité. Les regrets sincères des Pouls prouvèrent en quelle estime ils tenaient le chef qui venait de disparaître. C’est sous le règne de ce prince que les deux explorateurs Hecquard et M. Lambert visitèrent le Fouta-Djalon.
Ils furent accueillis par lui avec la plus grande bienveillance, tandis qu’ils trouvèrent une sourde antipathie auprès du chef alfaia Ibrahima Sory. Ils en conclurent l’un et l’autre que les souria étaient nos amis et les alfaia nos ennemis. Cette distinction n’a plus sa raison d’être aujourd’hui. Les deux partis sont nos alliés et le resteront tant que nous ne chercherons pas à occuper le Fouta-Djalon. C’est un sentiment de jalousie contre Oumar qui a fait d’Almamy-Ibrahima Sory un ennemi pour Hecquard et M. Lambert.
Les deux chefs du Fouta s’appelant tous les deux Ibrahima Sory, on disait Almamy Sory-Donhol Fellapour désigner le chef des souria, successeur d’Oumar, et Almamy Sory-Dara quand on parlait du chef alfaia.
Pendant la campagne d’Oumar sur les bords du Rio-Grande, Almamy Sory-Dara était resté à Timbo, sans songer à faire la guerre aux Houbbous.
À l’annonce de sa mort, il crut le moment favorable pour appeler le Fouta-Djalon à entreprendre une nouvelle expédition contre des gens qu’il considérait comme des rebelles. Ayant réuni un contingent assez fort, il se rendit à Bailo, ensuite à Firia, dans les pays des Dialonkés, cherchant inutilement les Houbbous, qui, prévenus par des espions s’étaient dirigés vers les montagnes de Coumtat, non loin de Donhol. Il finit par les rencontrer au village de Boqueto, résidence d’Abal.
Voici le récit de ce combat d’après Mamadou Saidou : La bataille commença à quatre heures du soir, un samedi, et continua jusqu’au dimanche. À quatre heures du soir, le dimanche, Abal, chef des Houbbous, fit tuer Almamy Sory-Dara sur les bords d’un petit ruisseau appelé Mongodi. Almamy Sory, abandonné par ses hommes, n’avait pas voulu s’enfuir ; il s’assit sur les bords du marigot, et un homme d’Abal, le trouvant là, le frappa d’un coup de sabre à l’avant-bras droit. Cet homme, nommé Coumba, appelait à son aide, tout en frappant : « Venez, criait-il, je tiens l’almamy. » Il donna un deuxième coup de sabre sur l’épaule du chef poul, mais celui-ci ne bougea pas. Un enfant, entendant les cris, était allé prévenir Abal. Après avoir inutilement frappé l’almamy, Coumba courut après les Pouls qui fuyaient et coupa le cou à un grand nombre.
Abal arriva sur ces entrefaites. Il vint dire bonjour à Almamy Ibrahima. Almamy lui dit bonjour. « Viens dans le tata (enceinte du village), je vais te faire soigner, » ajouta Abal. Almamy répondit : « Non, je ne bouge pas de place, ni pour aller à Timbo, ni pour entrer dans ton tata. À la fin du monde, on me trouvera ici : Tue-moi. » Abal lui dit alors : « Tu ne veux pas venir ? » Almamy dit : « Non ! » Aux renseignemens que le chef houbbou cherche à obtenir de l’almamy vaincu, celui-ci répond : « Si tu étais mon prisonnier, je ne te demanderais rien ; tu n’as rien à me demander. »
Abal est parti pour retourner dans son village, en disant aux gens qui étaient avec lui de rester et de tuer l’almamy. Ces hommes l’ont tué à coups de bâton, parce qu’un grand marabout comme Ibrahima Sory est invulnérable par le sabre, la balle et le fer. Il faut l’assommer pour en venir à bout ; il a la peau trop dure. Une fois mort, on lui a coupé la tête. Mamadou, fils d’Almamy Sory Dara, est retourné sur le champ de bataille, où il avait laissé son père ; il est descendu de cheval, puis est resté immobile. Les hommes d’Abal l’ont tué à coups de sabre. Un autre de ses fils, Ba Pâté, est venu également se faire massacrer sur le corps de l’almamy, ainsi que ses deux frères, Sadou et Aliou, puis quarante-cinq guerriers pouls sont venus l’un après l’autre se faire tuer, escortés de leurs griots, qui chantaient leurs louanges et les encourageaient à mourir avec leur roi. C’est Bay, Toucouleur du Bondou, griot dévoué à l’almamy, qui, par son chant enthousiaste, avait fait revenir tous ces hommes, qui fuyaient. Il fut massacré à son tour. Un autre chanteur reçut trois coups de sabre et trois balles ; il a survécu. Seul, le plus jeune des chanteurs, appelé Hamadou, dut à sa grâce et à sa bonne mine d’être épargné. Il fut emmené par les Houbbous, et, plus tard, Abal en fit cadeau à Almamy Ibrahima, le chef des souria. La tête d’Almamy Sory Dara fut exposée sur la porte de la maison d’Abal.
Quand le bruit de ce désastre parvint à Timbo, les alfaia proclamèrent Hamadou, second fils de Bou-Bakar, almamy. Celui-ci, depuis son avènement au pouvoir, n’a jamais songé à venger son frère. Je crois devoir ajouter que le chef alfaia est peu influent. Almamy Ibrahima Sory, que son titre d’ancien talibé de Mamadou Djoué, père d’Abal, a rendu favorable à celui-ci, ne permettrait sans doute pas cette expédition.
Les Houbbous ne sont pas nombreux. Abal, qui n’a que quarante-trois ans, sera remplacé par son frère Sory. Bien qu’ils habitent un pays d’une défense facile, je les crois appelés à disparaître ou, mieux, à se mêler de nouveau à leurs frères du Fouta-Djalon, si Fodé Darami, poursuivant ses succès du côté du Kouranko et de Falaba, leur fermait la route de Mellacorée et de Sierra-Leone, où ils vont acheter les fusils et la poudre.
La constitution du Fouta-Djalon est une république aristocratique. Le pouvoir est partagé entre deux chefs élus qui prennent le titre d’almamy, prince des croyans. Nous avons vu qu’ils étaient toujours choisis dans les familles d’Alfa et de Sory, Un conseil des anciens, dont font partie de droit tous les notables de Timbo, est chargé de discuter les affaires publiques. Il donne son avis sur les nominations des chefs des provinces et sur les questions de politique intérieure ; il discute les rapports avec les états voisins, approuve les traités passés au nom de l’almamy, qui n’est que le premier représentant de la nation poul. Une mesure ne peut être adoptée que si elle obtient l’assentiment de la majorité des anciens. C’est parmi eux que l’almamy choisit souvent ses ambassadeurs.
Le pays est divisé en treize provinces ou diwals ; ce sont ceux de Timbo, Bouda, Fougoumba, Kébali, Colladé, Colen, Koïn, Timbi Tounni, Timbi Médina, Labé, Bailo, Fodé-Hadji, Massi.
Chaque province a son chef, ou mieux, ses deux chefs, l’un souda, l’autre alfaia. Ce sont eux qui nomment ensuite les chefs des villages qu’ils commandent. Ceux du Labé et de Timbi, Alfa Aguibou . et Tierno Maadjiou, sont les plus influens. Dans chaque capitale de diwal, il y a un conseil de notables.
Chaque chef de village a le droit de rendre la justice, aidé de son marabout. C’est le Koran qui sert de code ; mais seuls les chefs de provinces peuvent prononcer une condamnation capitale, et même, souvent, le condamné est envoyé à Timbo afin que l’almamy et son conseil puissent prononcer en dernier ressort.
Le chef possède le pouvoir civil et militaire. Tous les Pouls sont soldats. En cas de guerre, chaque village désigne son nombre d’hommes suivant son importance, qui sont dirigés sur le chef-lieu où se forme le corps d’armée de la province, avant de se rendre sur le théâtre des événemens. Les chefs amènent en outre leurs esclaves. J’estime que le Fouta-Djalon, qui a une population libre d’environ cinq cent mille habitans et peut-être cent mille esclaves, peut avoir facilement une armée de vingt-cinq n)ille hommes, tous armés de fusils à pierre.
Les villages si coquets des Pouls, bien que n’ayant pas de remparts, sont plus difficiles à prendre que ceux du Fouta-Toro ou du Haut-Sénégal. Chaque case est entourée d’une solide palissade qui se réunit à celle des maisons voisines. Une rangée de vigoureux arbustes (épurges) complète cette défense. Il faudrait faire le siège de chaque maison, et le canon serait d’une faible utilité.
Il y a une véritable organisation municipale dans chaque village. J’ai défini le pouvoir du chef. Immédiatement sous ses ordres viennent des notables, chargés, l’un de la voirie, l’autre de la police, celui-ci marabout des mariages. Les voleurs, si nombreux chez les Pouls, ne jouissent pas longtemps de leurs méfaits ; ils sont généralement retrouvés et le châtiment ne se fait pas attendre.
L’impôt est fondé sur le principe de la dîme. Les chefs de village prélèvent la dîme sur les récoltes et sur les héritages et envoient des cadeaux au chef de la province, lequel, à son tour, est obligé d’en faire à l’almamy. Celui-ci, outre ce qu’il reçoit de chaque chef du Fouta, soit à l’époque de sa nomination, soit à titre gracieux, perçoit encore un tribut sur les peuples soumis et sur les caravanes qui traversent le pays ; enfin il a droit au cinquième du butin fait dans chaque guerre.
La fortune de l’almamy, en esclaves, bœufs, chevaux, moutons, or, étoffes, ai mes, ne tarde pas à devenir considérable ; mais ses revenus sont bien vite dépensés en largesses à ses partisans et surtout en aumônes. En temps de guerre, il contribue à l’entretien de l’armée, mais chaque village doit fournir aussi sa part d’approvisionnement. Ce sont surtout les armes et la poudre que l’almamy distribue à ses soldats.
Les villes ou villages, au Fouta-Djalon, s’appellent des missidas, des mosquées. On désigne sous le nom de foulahsos des agglomérations de cases, quelquefois importantes, où les habitans des missidas viennent pendant la saison des pluies surveiller leurs plantations. C’est autour des foulahsos que se trouvent les parcs à bœufs ; c’est dans les cases que l’on enferme les grains (foigno, riz, maïs), après la récolte. Une marga est formée par plusieurs fouhlasos. Les roumdés sont des réunions de cases habitées par des esclaves. Ils dépendent du foulahso et se trouvent au milieu même des lougans.
Ceci expliquera qu’on ait pu croire à l’existence d’une population très nombreuse au Fouta ; mais si l’on songe que, depuis le mois de juin jusqu’à la fin d’octobre, la plupart des Pouls, surtout les chefs et les gens fortunés, désertent les villes pour aller habiter la campagne, on comprendra que, malgré ses villes, ses margas et ses foulahsos, ce pays, considérable comme étendue, soit relativement peu habité.
Les villages ont un aspect ravissant. Les cases sont les mieux faites et les plus propres de toute la Sénégambie. Elles sont construites de façon à résister aux pluies torrentielles qui durent sept mois, et donnent de l’ombre et de la fraîcheur pendant la sécheresse.
Le climat est tempéré sur les hauts plateaux de ce pays, dont bien des sites m’ont rappelé certaines provinces de la France, le Bourbonnais et l’Auvergne. Je le crois habitable pour les Européens, surtout dans le Timbi et le Labé.
Outre l’industrie pastorale, qui est très prospère chez eux (dans certaines régions, le Bouvé, le Tangué, les bœufs viennent très bien et se multiplient avec une grande facilité), les Pouls forment des caravanes qui descendent à la côte, portant des cuirs préparés, du caoutchouc, de la cire, de l’ivoire et de l’or, du beurre de karité et du café qui vient sur les bords du Rio-Fattala.
Le sol leur donne en abondance du foigno, graminée très nourrissante qui fait la base de leur nourriture, du riz, des arachides, des sésames, du maïs, du mil et des fruits, tels que les orangers, les citronniers, les papayers, les mangos, les kolas, les dattes et quelques fruits particuliers au pays. Le tabac y vient très bien, et je crois que beaucoup de plantes d’Europe y pousseraient, le blé, le mûrier, peut-être la vigne. Les textiles, les matières tinctoriales se rencontrent partout. Les bois de construction abondent ; les acacias, les cailcédras, les rosiers, les tamariniers, les pandanus, les rhat pourraient être utilisés.
La faune n’est pas moins riche que la flore. Les antilopes, les gazelles, les singes, quelques rares léopards habitent dans les forêts. Les insectes, les papillons aux riches couleurs y sont en grand nombre ; les abeilles donnent un miel excellent et de la cire.
Le fer est un peu partout. C’est le seul métal exploité par les indigènes ; on a renoncé à chercher l’or, qui existe en abondance sur les bords du Ba-Fing et du Tené. Il existe du cuivre dans les environs de Donhol-Fella. Je n’ai pu découvrir la houille, bien que les forgerons de Socotoro m’aient parlé souvent d’une pierre notre qui brûle et qui existerait à un jour de marche de ce point. Quoi qu’il en soit, le mouvement d’exportation en cuirs, cire, ivoire, or, arachides, caoutchouc et café augmente chaque année, et le chiffre traité dans les factoreries comprises entre Sierra-Leone et la Casamance est considérable. C’est ce commerce des rivières du sud avec le Fouta-Djalon qui fait en partie l’augmentation du mouvement commercial que l’on constate à Corée.
Depuis quelques années, les caravanes du Haut-Niger sont moins nombreuses. Elles se forment aujourd’hui dans les provinces de Labé, Timbo, Koïn et Timbi et vont surtout au Rio-Nuñez, un certain nombre d’entre elles gagnent le Rio-Pongo, le Kaporo et la Mellacorée. La Gambie (Sainte-Marie de Bathurst) et Sierra-Leone ont beaucoup perdu de leur importance commerciale.
Malgré la jalousie qui divise les alfaia et les souria, on peut affirmer sans crainte que le Fouta-Djalon forme un tout politique avec lequel on doit compter. Les rivalités des chefs n’empêcheront pas les Pouls de tenir les promesses qu’ils ont faites. Le traité du 14 juillet 1881 ouvre cette riche contrée à notre commerce et permet moyennant une redevance fixe à tout Français d’installer une factorerie dans l’intérieur du pays après en avoir informé le chef de la province où il voudra résider. Ce traité a reconnu notre situation dans les rivières du Sud, et l’almamy auquel presque tous les chefs qui environnent notre comptoir paient tribut, nous a offert de porter nos postes plus à l’intérieur.
Les traités que j’ai réussi à passer, au nom du gouvernement français, avec les différens états du Bambouk situés entre la Gambie et le Sénégal confirment ceux obtenus des Pouls, car ils ouvrent une route nouvelle des postes du Haut-Sénégal au Niokolo, qui est la province la plus septentrionale du Fouta-Djalon.
Cette contrée est un des chemins les plus courts pour gagner le Niger ; mais si cette région montagneuse et coupée de nombreuses rivières n’est pas aussi commode que la vallée du Haut-Sénégal pour la construction d’un chemin de fer, elle n’en restera pas moins longtemps encore la route préférée par les caravanes qui viennent du Bouré, du Ouassoulou et du Kankan, jusqu’au jour où la voie ferrée unira Bamako à Médine.
Les Pouls du Fouta-Djalon, bien que musulmans, se tiennent à l’écart des intrigues politiques qui se nouent entre le Bossela (Fouta-Toro indépendant) et Ségou. Je ne dirai pas qu’ils combattraient leurs frères en Mahomet, mais ils resteront neutres.
Jaloux de l’influence prise par El-Hadj Omar, auquel ils avaient donné un asile à Dinguiray et des visées ambitieuses de son successeur Ahmadou Cheikou, les Pouls du Fouta-Djalon, qui considèrent leur almamy comme le calife du Soudan occidental, ont observé la plus grande réserve. Ils ont appuyé Fodé-Darami, dont l’influence s’étend de plus en plus sur la région du Niger, voisine des sources, et envoient des armes à Samadou, ennemi du prince Aguibou, qui commande, à Dinguiray, depuis la mort d’El-Hadj Omar.
On dirait que le sang dialonké mêlé au sang poul a rendu l’habitant de Timbo moins fanatique. Il ne craint pas de s’allier aux infidèles. Le rêve de l’almamy Ibrahim Sory est de voir sa suprématie reconnue sur le Haut-Niger, non par la force de ses armes, mais par l’alliance qu’il médite depuis longtemps avec les chefs du Ouassoulou et du Sangaran qui ont embrassé la religion musulmane. Ce jour-là Hamadou Cheikou, battu en brèche par les Béleris du Béledougou, contenu au nord par les gens du Massina, se trouvera en contact dans le sud-ouest de son empire avec une puissance formidable. Le jour où des états puissans liés par des traités avec les nations européennes auront remplacé les nombreux royaumes qui se partagent le Soudan à l’heure actuelle, la question de l’abolition de l’esclavage sera bien près d’être résolue. La religion musulmane qui l’autorise, et qui deviendra dans cinquante ans le culte de tous ces peuples, résoudra malgré elle cette tâche difficile, dont l’humanité bénéficiera. La paix seule peut amener un résultat si désirable. Les musulmans ne se font pas captifs entre eux, et le jour prochain où les états fétichistes (Bambaras, Malinkés, Soussous) seront convertis à l’islam, les chasseurs d’esclaves seront obligés d’aller en chercher sur les bords du Congo. Non que je sois pour les musulmans contre les Mandingues, mais l’on est forcé d’avouer en étudiant l’histoire de la Sénégambie, que les populations fétichistes sont en décadence et qu’il est malheureusement trop tard pour les grouper en une nation destinée à arrêter les progrès de l’islamisme.
Quoi qu’il en soit, le rôle de la France est tout indiqué. Elle doit poursuivre résolument une politique pacifique destinée à étendre son influence sur le Soudan central. L’exemple de notre puissante voisine l’Angleterre doit toujours être présent à nos yeux. La tâche à entreprendre est rude, et les compensations que nous réserve le Haut-Niger ne seront pas immédiates.
Il faut que les travaux qui s’exécutent dans le Haut-Sénégal, sous l’initiative patriotique du département de la marine, et la nouvelle campagne que va entreprendre le vaillant colonel Borgnis-Desbordes, rendent la position de la France à jamais assurée dans ces régions. Si l’on ne peut unir l’Algérie au Sénégal par un chemin de fer, on peut essayer de les rattacher l’une à l’autre en faisant des traités avec tous les peuples qui les séparent. C’est le but que doit poursuivre sans relâche notre pays, et je suis heureux, pour ma part, grâce à la mission que le gouvernement m’avait fait l’honneur de me confier, d’avoir pu, en plaçant le Fouta-Djalon et le Bambouk sous le protectorat français, contribuer à cette grande œuvre qui touche à notre avenir colonial en Afrique, car s’attacher ces deux pays (Fouta-Djalon et Bambouk), c’est fermer au gouvernement britannique les routes qui, de la Haute-Gambie et de Free-Town, conduisent au Dioli-Ba (Niger).
M. BAYOL.