La France au Soudan/01

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La France au Soudan
Revue des Deux Mondes3e période, tome 42 (p. 659-688).
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LA FRANCE AU SOUDAN


I.
LE CHEMIN DE FER DU SÉNÉGAL AU NIGER.

Les expressions de Soudan, de Nigritie et de Takrour ont la même signification, elles désignent le pays des noirs. Elles devraient par conséquent s’étendre à toute l’Afrique nègre, mais l’usage en a restreint l’application à la région comprise entre le Sahara au nord, le bassin du Nil à l’est, la Sénégambie à l’ouest, la Guinée et les régions inexplorées de l’Afrique équatoriale au sud. Ce vaste territoire a une longueur de 4,600 kilomètres, une largeur moyenne de 6 à 700 kilomètres et une superficie de 2,750,000 kilomètres carrés. C’est près de cinq fois et demie celle de la France. Les voyages de Mungo-Park, de Clapperton et de Denham, des frères Lander, de Caillé, de Barth, de Mage, de Gerardt Rohlfs et de Nachtigal nous l’ont fait connaître suffisamment pour que nous en ayons une idée dont les explorations ultérieures ne pourront plus modifier les traits généraux. La moitié occidentale en est arrosée par un beau fleuve de 4,800 kilomètres de cours, le Niger. La moitié orientale est comprise, partie dans le bassin de la Benoué, affluent du Niger, partie dans une série de bassins intérieurs dont les principaux sont ceux des lacs Tchad et Fittri. Le relief du terrain ne présente, sauf dans l’est, aucun massif montagneux d’une grande importance, et d’une façon générale on peut dire que le Soudan est une immense plaine qui continue le plateau méridional du Sahara. La triple condition d’une grande fertilité s’y rencontre : un sol profond, des eaux abondantes et la chaleur tropicale. Le coton, l’indigo, le riz, et dans quelques parties le café, le poivre, le gingembre et la noix de gourou y poussent naturellement ; on récolte du blé, de l’orge et des dattes dans la zone qui avoisine le désert, et partout du mil, dont les variétés sont très nombreuses, du maïs, du sorgho, du doura, dudoukhn, des patates douces, des ignames, des pastèques, des oignons, des fèves et des haricots. Également, sur la lisière du désert, existent de grandes forêts de gommiers ; le caoutchouc et l’ébénier ne sont point rares dans les forêts de l’intérieur. Le tabac est l’objet d’une culture générale : l’usage en est aussi répandu qu’en Europe, sauf dans les pays tels que le Massina, où le fanatisme religieux le proscrit comme un péché. Les graines et les fruits oléagineux sont multipliés plus qu’en aucune autre partie du monde. En première ligne se place l’arbre à beurre (bassia Parkii), qui est l’essence dominante des forêts du Haut-Niger ; viennent ensuite l’arachide et le sésame. Avec les grands troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres des Peuls, les abeilles, qui sont très répandues, les dépouilles d’autruches et l’ivoire, le règne animal offre d’autres ressources au commerce, et les entrailles de la terre, encore inexplorées, semblent devoir fournir un appoint considérable à cette liste déjà longue de richesses. On signale de tous côtés des minerais de fer de bonne qualité, et les montagnes qui bordent le plateau au sud et au sud-ouest contiennent des mines d’or depuis longtemps exploitées ; celles du Bouré, si primitifs que soient les procédés d’extraction des nègres, envoient tant à Tombouctou qu’à Sierra-Leone pour 2 millions de métal par an. Celles du Kong, sur lesquelles on possède beaucoup moins de renseignemens, paraissent être aussi productives et occuper un territoire beaucoup plus étendu. Cet or, l’ivoire, les plumes d’autruche, la cire et les peaux donnent lieu dès maintenant à un mouvement d’exportation.

Cependant l’importance économique d’un pays ne se mesure pas seulement aux richesses naturelles qu’il renferme, mais surtout à la quantité qu’il en peut mettre en œuvre et offrir en échange. Si fertile que soit ce pays, il faut encore qu’il soit cultivé ; si abondans que soient ses produits, il faut encore qu’on les recueille. Grâce à des circonstances politiques plus favorables sans doute, la population est plus dense entre le Niger et le lac Tchad ; on trouve là plusieurs villes qui ont de vingt à soixante mille habitans, comme Kouka, N’gornou, Kano, Sakatou. Dans la partie occidentale, des guerres incessantes, envenimées à la fois par des haines de races et par des haines de religion, ont ruiné de vastes territoires. Bœhm, dans sa statistique, évalue la population totale du Soudan à un peu plus de quarante millions d’habitans. Ce chiffre ne repose naturellement sur aucunes données précises : cependant, à s’inspirer des suggestions des voyageurs, il semble qu’on peut l’accepter comme une approximation satisfaisante. Il ne faut donc point, comme on l’a fait quelquefois, comparer le Soudan à l’Inde, car la population de celle-ci est de beaucoup plus nombreuse, plus laborieuse et plus civilisée. Il est mauvais d’exagérer, fût-ce en vue de forcer l’attention, mais tel quel le Soudan n’en est pas moins un marché de premier ordre, bien fait pour exciter l’ambition d’une grande nation.

A quoi tient qu’un pays d’une telle importance soit encore fermé aux Européens ? C’est que la nature, qui lui a accordé tant de dons, lui en a refusé un dont l’absence rend tous les autres inutiles : le Soudan n’a point de débouchés naturels. Le Niger est la grande artère par laquelle la vie circule dans la partie occidentale et dans le centre ; avec quelques canonnières et un certain nombre de postes de ravitaillement de distance en distance, on dicterait des lois à toute la région ; le tout est d’y atteindre, ce qui est impossible jusqu’à présent. Au nord, un désert terrible de 1,800 à 2,000 kilomètres de traversée ; à l’est et à l’ouest, de trop grandes étendues ; au sud, une côte très difficile à aborder et excessivement insalubre, des populations inhospitalières opposent au grand commerce des obstacles infranchissables. Un moment, les Anglais avaient espéré pénétrer par l’embouchure du Niger, mais leurs bâtimens ont dû s’arrêter aux cataractes de Boussa, et même entre Boussa et la mer ; le climat meurtrier du Delta rendra toujours précaire une entreprise conduite par des blancs. Il y a quelques années, les Européens employés dans la rivière de Brass périrent jusqu’au dernier pendant l’hivernage. Ainsi, de tous côtés, la nature avait fermé ce vaste et riche pays. Il a fallu les grandes inventions du XIXe siècle pour qu’on puisse songer à supprimer ces barrières ; aujourd’hui l’homme peut se passer de la nature ; là où elle n’a point ouvert de grandes voies de communication, il en crée d’artificielles ; les chemins de fer suppléent aux fleuves qui manquent ; ils annulent les horreurs de la traversée des déserts et abrègent les espaces.

Trois têtes de lignes sont indiquées pour une voie ferrée dirigée sur le Soudan : Tripoli, l’Algérie et le Sénégal. Ces deux dernières sont en notre possession. Ce précieux avantage constitue pour nous une obligation ; tenant ces deux portes du Soudan, c’est à nous qu’il appartient de l’ouvrir à la civilisation ; il y va de notre honneur aussi bien que de notre intérêt. Depuis une vingtaine d’années, cette nécessité apparaissait à nombre d’esprits sans qu’on parvînt à appeler sur le problème l’attention du gouvernement ni celle du public, lorsqu’en 1877, un ingénieur en chef des pouts et chaussées, M. Duponchel, obtint de l’administration l’autorisation de se 662 REVUE DES DEUX MONDES. rendre en Algérie pour l’étudier. Le lecteur connaît le rapport dans lequel il résuma ses travaux[1]. Ce document, à défaut de données nouvelles sur les régions à parcourir et à atteindre, eut le très grand mérite d’être fort remarqué. Il présentait la question avec une netteté scientifique qui la faisait sortir du domaine des rêveries, où elle était restée jusqu’alors. « Saisi par le rapport de M. Duponchel, dit dans un rapport au président de la république M. de Freycinet, alors ministre des travaux publics, je n’ai pas cru devoir rester inactif. » Une commission provisoire, nommée pour étudier la valeur des idées qu’il renfermait, conclut de la façon la plus favorable, et un décret du 14 juillet 1879 institua définitivement une grande commission « pour l’étude des questions relatives à la mise en communication par voie ferrée de l’Algérie et du Sénégal avec l’intérieur du Soudan. »

M. Duponchel ne s’était occupé que des moyens de pénétrer au Soudan par l’Algérie. C’est un membre de la commission provisoire, M. Legros, inspecteur-général des travaux maritimes au ministère de la marine, qui avait appelé l’attention sur le Sénégal. Il y a vingt ans déjà que le plus illustre des gouverneurs de cette colonie, le général Faidherbe, avait songé à la relier au Niger par une route que protégerait une série de postes fortifiés. Reprenant ce projet avec la hardiesse qu’inspire la puissance de l’industrie moderne, M. Legros, au lieu d’une route, proposait un chemin de fer. A l’origine, cette ligne du Sénégal n’était qu’accessoire : un concours de circonstances heureuses lui a fait prendre le pas sur celle du Transsaharien. Elle est plus courte de moitié ; en effet, Alger est à 2,600 kilomètres du Niger en ligne droite, tandis que Dakar n’en est qu’à un peu plus de 1,300 kilomètres en suivant les sinuosités du tracé projeté ; le pays qu’elle traverse est plus accessible, il est mieux connu, il est beaucoup plus peuplé, il est infiniment plus fertile, les dépenses peuvent être calculées avec précision ; l’amiral Jauréguiberry, en ayant apprécié sur place l’importance, alors qu’il était gouverneur du Sénégal, s’y est vivement intéressé ; il a été secondé avec ardeur par le directeur des colonies, M. Michaux, et par M. Legros ; enfin il s’est trouvé que le gouverneur du Sénégal est un homme remarquable, énergique, d’une activité qui demande à être contenue plutôt qu’excitée, d’un esprit entreprenant et fécond en ressources, organisateur habile au choix des hommes et au mouvement des affaires. Il est résulté de tout cela que l’intérêt s’est déplacé. Tandis que la ligne du Transsaharien en est toujours à la période des premières études, celle du Sénégal au Niger est à la veille d’entrer, elle est entrée même dans la période d’exécution. Voilà qui surprendra peut-être un peu le public, que, pour des raisons qu’il est inutile d’exposer ici, on n’avait pas cru devoir renseigner jusqu’à présent sur ce qui s’est fait dans notre colonie sénégalaise depuis quinze mois.


I

Le gouverneur du Sénégal, M. Brière de l’Isle, accueillit avec empressement le projet de relier le Sénégal au Niger par une voie ferrée ; dans un vaste programme, il proposa l’ouverture immédiate des chantiers et la construction de la ligne en six années. On ne disposait pour la première campagne que d’un crédit de 500,000 francs, force fut de commencer plus modestement. Et la chambre ne se pressa point de le voter, ce qui faillit compromettre même ce commencement. Les transports, en effet, ne se font actuellement entre le bas et le haut Sénégal que par le fleuve, lequel n’est navigable que trois ou quatre mois dans l’année, au moment des pluies ; si l’on ne profitait pas de la saison propice pour accumuler dans le haut pays le matériel nécessaire aux premiers travaux, l’année était perdue. Or le ministre de la marine ne put envoyer l’autorisation de se mettre à l’œuvre que le 21 septembre 1879, c’est-à-dire lorsqu’on ne pouvait plus compter que sur quelques semaines de navigation.

Le chemin de fer projeté se divise naturellement en trois sections ; la première, de 260 kilomètres, va de Dakar à Saint-Louis ; la seconde, de 580 kilomètres, s’embranche à M’pal sur la première et aboutit à Médine ; la troisième, de 520 kilomètres environ, va de Médius au Niger. Pour la clarté de notre travail, nous exposerons successivement ce qui a été fait pour chacune d’elles.

La première section est de nécessité locale ; M. Brière de l’Isle en avait fait étudier l’avant-projet dès 1878, c’est-à-dire à une époque où il n’était pas question encore d’en faire une voie d’intérêt général en la prolongeant vers le Niger. La ville de Saint-Louis, bâtie sur une des nombreuses îles du Sénégal maritime, est la capitale commerciale du bassin du fleuve en même temps que le chef-lieu de la colonie. Elle compte quinze mille habitans, et son trafic annuel s’élève à plus de 60,000 tonnes métriques. Un obstacle naturel a fort contrarié jusqu’à présent le développement de son commerce. Depuis la baie d’Arguin jusqu’à Sierra-Leone, la côte d’Afrique est absolument inhospitalière. Elle est basse, une triple ligne de bancs de sable la borde, des ras de marée la ravagent fréquemment. Les marées sont d’une très faible amplitude, 0m, 90 à 1 mètre au maximum ; les matières dont sont chargées les eaux des fleuves, poussées par le courant et repoussées par le flot, se déposent au point où ces deux impulsions contraires se neutralisent et les immobilisent. Ces dépôts forment des barres qui entravent la navigation. Celle du Sénégal est une des plus mauvaises, et parfois l’interruption des communications entre Saint-Louis et la mer dure jusqu’à trois mois. On conçoit quelle gêne résulte pour les relations commerciales d’un débouché aussi incertain. Cette côte terrible ne présente de réelles facilités d’accès qu’en un seul endroit, au-dessous du Cap-Vert, à l’abri, duquel elle s’arrondit en une vaste et belle rade foraine. C’est là que s’élève la ville récente de Dakar, dont le port, très sûr, peut recevoir les navires du plus fort tonnage. Les bâtimens marchands accostent bord à quai, les jetées ont un développement utile de 600 mètres, avec un tirant d’eau qui varie de 4 à 10 mètres à la basse mer. Comme elles peuvent desservir en moyenne un mouvement de 300 tonnes de jauge par mètre, elles suffiront largement pendant longtemps au trafic de la colonie. Déjà les paquebots français de Bordeaux au Brésil et à la Plata, et les paquebots anglais de Liverpool à Fernando-Po touchent régulièrement à Dakar.

Le plus bref examen suffit à faire comprendre l’immense avantage qu’il y aurait à relier Saint-Louis avec ce port par un chemin de fer qui assurerait l’écoulement régulier des produits du Sénégal. L’avant-projet dressé par M. Walter, chef du service des travaux publics de la colonie, montre que l’exécution est des plus faciles au point de vue technique. La ligne partant de Dakar s’infléchit considérablement vers l’est pour traverser de part en part la partie la plus fertile et la plus populeuse du royaume de Cayor. Dans presque tout le parcours, la plate-forme pourra être établie sans remblai ni déblai sur un terrain sablonneux, mais solidement fixé par de grandes forêts d’arbres à haute tige, où l’on trouvera tout transporté le bois pour les traverses. Par un traité qu’on trouvera plus bas, le roi du Cayor nous a autorisés à faire gratuitement tous les abatages nécessaires. Les rayons minima des courbes ont été fixés à 300 mètres. Les déclivités de la voie seront partout inférieures à 0m,009 par mètre, sauf au passage du col de Thiés, où on a admis exceptionnellement une rampe de 0m,015 par mètre sur 2,300 mètres de longueur. Il n’y aura qu’un ouvrage d’art à construire, un viaduc indispensable pour traverser le marigot de Leybar près de Saint-Louis. Il aura 120 mètres de long et 8 mètres de haut, la dépense en est évaluée à 264,000 francs. Le prix de revient par kilomètre est estimé à 62,440 francs, soit, pour les 260 kilomètres, une somme totale de 16,234,400 francs.

Il est aisé d’évaluer quel sera le trafic en marchandises de la nouvelle ligne tant qu’il sera borné au commerce actuel de Saint-Louis. Le tarif du transport à Dakar équivaudra aux frais qu’entraîne le passage de la barre du Sénégal, de façon qu’il n’en coûtera pas plus pour expédier une tonne de marchandises de Dakar que de Saint-Louis, ce qui permet de calculer que les facilités d’embarquement décideront les négocians de Saint-Louis à faire toutes leurs expéditions par Dakar. C’est un trafic de 63,000 tonnes qui, à 11 fr. 50 par tonne, rapportera 724,500 francs. Des avantages du même genre attireront le trafic de Rufisque, soit 19,000 tonnes qui, à 4 fr. 50 la tonne, produiront 85,500 francs, soit en tout 810,000 francs. L’auteur de l’avant-projet n’a point voulu faire entrer en ligne de compte le trafic présumé des stations intermédiaires. Cependant il est probable qu’il ne sera point sans importance. Le Cayor est un pays éminemment propre à la culture de l’arachide, ses habitans ont de nombreux troupeaux et ses forêts contiennent de magnifiques bois de construction. L’immense forêt du Saniokhor notamment est presque tout entière composée de palmiers roniers, un arbre superbe qui s’élève à de grandes hauteurs, droit comme une colonne, et dont le bois est incorruptible. La population est assez nombreuse ; le chemin de fer passe dans le voisinage de plusieurs centaines de petits villages. Pour les voyageurs, les chiffres sont beaucoup plus aléatoires. M. Walter suppose qu’il yen aura annuellement de 16 à 17,000 donnant une recette totale de 524,000 fr. Il y a lieu de croire là à quelque exagération, tandis que les frais d’entretien et d’exploitation paraissent avoir été trop abaissés. M. Walter ne les évalue qu’à 550,400 fr., ce qui, si l’on adoptait son chiffre de recettes brutes, donnerait un revenu net annuel de 783,600 francs. Quelles que soient les réserves que l’on doive faire relativement à ces calculs, il paraît bien évident que, si la garantie d’intérêt par l’état doit fonctionner pour cette ligne, ce ne sera que dans une mesure insignifiante. Et le jour où elle sera devenue tronçon de la grande voie du Sénégal au Niger et où, en surplus du trafic de Saint-Louis, elle recevra celui du Soudan, non-seulement elle n’aura plus besoin de cette garantie, mais elle donnera des bénéfices.

Au moment où l’on s’occupa d’étudier les moyens de mettre en communication le Sénégal et le Niger, la première section de la ligne se trouva ainsi préparée d’avance. Cependant il restait à obtenir l’assentiment du souverain du Cayor, Lat-Dior, dont il faut traverser le territoire. Nos ingénieurs avaient été bien accueillis par ses sujets, et lui-même avait toujours manifesté pour les Français le respect d’un homme qui avait été exposé à leurs coups. Mais le gouverneur était informé que nos projets l’inquiétaient vivement. Le général Faidherbe lui avait fait une rude guerre il y a vingt ans, l’avait chassé de ses états et y avait établi notre domination par une chaîne de postes fortifiés, il-craignait que la construction d’une route ne cachât quelque autre entreprise contre son pouvoir et qu’on essayât de nouveau de le déposséder. M. Brière de l’Isle lui dépêcha le cadi de Saint-Louis, le vieux noir Ouoloff Bou-el-Moghdad, qui sert depuis tant d’années la France avec un dévoûment et une intelligence qui font honneur à sa race. Bou-el-Moghdad partit en pleine saison des pluies et remplit sa mission diplomatique aussi rapidement qu’heureusement. Il apaisa les craintes du damel, ainsi qu’on appelle le souverain du Cayor ; il lui démontra les avantages que son pays retirerait de la construction de la voie et il triompha des derniers scrupules que la religion ou plutôt la superstition inspirait à Lat-Dior, en lui affirmant que, dans ses voyages, il avait vu des chemins de fer en pays musulman et que les pèlerins de la Mecque ne se faisaient point scrupule de s’en servir.

Le 10 septembre 1879, notre envoyé signa avec le Cayor à Keur-Amadou Yalla, un traité dont voici les principaux articles :


Article premier. — Le Cayor tel qu’il existe en ce jour, d’après le traité du 12 janvier 1871, étant la propriété du damel, est garanti par les Français à la famille régnante des Guedj.

C’est-à-dire : si des étrangers venaient à attaquer ce pays, le gouverneur du Sénégal enverrait son armée, comme en 1875, prêter main-forte à l’armée du damel pour chasser ces étrangers du Cayor et les punir. Aucune indemnité quelconque ne serait demandée au Cayor pour le service ainsi rendu.

Art. 2. — En échange des avantages stipulés dans l’article premier ci-dessus, le damel s’engage de son côté à accorder aux Français la jouissance d’une route commerciale qui, venant du poste français de Thiès, passera par Terraouane, Kelle, Louga et Sakal, appartenant au Cayor, pour arriver au canton français de M Pal.

Art. 3. — Il ne sera jamais placé de poste de soldats français ni de soldats du Cayor sur cette route.

Si des troubles nécessitaient la présence de quelques détachemens provisoires sur la route ou à côté, la question se réglera d’un commun accord entre les deux parties contractantes.

Art. 4. — Tous les frais de construction de la route seront supportés par les Français. Le damel donne gratuitement le terrain nécessaire pour la route et pour tous les établissemens qui en dépendent.

Art. 5. — Cette concession n’est faite qu’à la condition que les Français arrangeront le chemin pour faciliter le commerce, le transport rapide des marchandises, des produits du sol et des voyageurs au moyen des grandes voitures traînées par des machines à vapeur (locomotives). Le travail devra être terminé la troisième année après qu’il aura été commencé.

Art. 6. — Le damel, avec une suite de vingt personnes au plus, aura le droit de circuler gratuitement sur cette route. Les sujets du Cayor seront traités, pour le prix des places dans les voitures et pour les prix du transport de leurs marchandises, produits du sol, bestiaux, etc., comme les sujets français. Les puits qui seront creusés sur le parcours pourront être fréquentés par les habitans.

Art. 11. — La police des gares et des points d’arrêt sera faite exclusivement par des Français…

Tous les employés et fonctionnaires qui résideront sur cette route seront exclusivement de l’ordre civil, et il leur sera absolument interdit de s’immiscer dans les affaires du Cayor.

Art. 12. — Conformément aux traités antérieurs qui assurent aux sujets de toutes les nations la libre circulation des voyageurs et commerçans dans lintérieur du Cayor sans qu’ils aient à payer aucun droit ni redevance, aucun paiement ne sera demandé par le damel ni par les chefs du Cayor sur cette route, soit pour les marchandises et produits du sol, soit pour les animaux, ainsi que pour les personnes qui viendront pour y être transportés ou pour commercer dans les gares.


Bou-el-Moghdad avait encore mission de chercher à obtenir du damel des ouvriers et des bois de construction. Ce fut l’objet de la convention additionnelle que voici et qui fut signée le surlendemain :


Article premier. — Lorsque des études nouvelles auront permis aux ingénieurs d’arrêter définitivement le tracé de la route, le damel enverra sur le parcours de la voie, aux points qui seront indiqués, le nombre d’hommes qui sera demandé par le gouverneur afin qu’ils coupent les arbres et les herbes et travaillent la terre pour la confection de cette voie. Tous les outils seront fournis par les Français.

Art. 2. — Il sera payé pour chaque homme et pour chaque journée de travail 1 fr. 25 comme à Saint-Louis, et si la ration de riz est fournie, fr. 75 seulement. Les enfans de moins de douze ans ne pourront être employés aux travaux.

Art. 3. — Les travailleurs ne pourront être demandés chaque année avant le 1er décembre et seront renvoyés le 15 mai au plus tard. Dans le cas où ils seraient nourris, ils recevraient trois rations de riz le jour de leur renvoi.

Art. 4. — Les Français s’engagent à fournir de l’eau douce en abondance sur tous les chantiers, soit en creusant des puits, soit en faisant porter de l’eau.

Partout où les puits seront creusés, ils seront disposés pour pouvoir desservir les populations voisines ou celles qui voudraient venir s’établir aux alentours avec l’autorisation du damel. Art. 5. — Les bois de roniers et autres, ainsi que tous autres matériaux qui seraient nécessaires à la construction de la voie et à tous les travaux se rapportant au chemin de fer, seront donnés gratuitement aux Français, qui paieront seulement la main-d’œuvre pour l’exploitation de ces bois et matériaux. Les roniers femelles ne pourront pas être coupés.

Art. 6. — A la fin de chaque campagne, après que les travailleurs auront été renvoyés, le gouverneur donnera au damel deux beaux chevaux arabes en témoignage de sa satisfaction pour la manière dont ses sujets auront travaillé.

Il sera fait facultativement des cadeaux aux chefs directs des provinces françaises, ainsi qu’à tous ceux qui auront envoyé sur les travaux, pendant toute la durée de la campagne, une moyenne de plus de soixante hommes parmi leurs administrés.


A la suite d’un concours ouvert au ministère de la marine, la concession à titre définitif du chemin de fer de Dakar à Saint-Louis a été accordée à la compagnie des Batignolles. La convention est en ce moment soumise à l’approbation des chambres ; comme elles n’ont aucune raison pour la refuser, la construction de la première section de la ligne du Sénégal au Niger sera donc commencée dès la saison prochaine.

La seconde section, qui va de M’pal à, Médine, traversera des territoires que nos colonnes ont plusieurs fois parcourus, mais qui n’avaient jamais été étudiés au point de vue de l’établissement d’une voie de communication. La faiblesse des ressources n’ayant pas permis l’envoi de brigades topographiques, que M. Brière de l’Isle demandait pour procéder à la confection immédiate d’un avant-projet, le gouverneur fit du moins reconnaître rapidement le terrain par quelques-uns de ses officiers. Il y avait plusieurs avis sur le tracé. La voie partant de M’pal se dirige d’abord sur Mérinaghen, où un viaduc sera nécessaire pour lui faire franchir le marigot de Bounoun. De là les uns conseillaient de lui faire décrire une courbe vers le nord et longer le lac Guier, pour aller rejoindre à Dagana la rive du Sénégal, qu’elle ne quitterait plus jusqu’à Médine ; les autres pensaient qu’il était préférable de couper en ligne droite sur Guédé, vis-à-vis duquel seulement la voie prendrait la vallée du fleuve. Enfin M. Gasconi, député de la colonie, avait recommandé une ligne qui, sans faire de détour pour suivre le Sénégal, s’en irait directement de Mérinaghen à Bakel, à travers le désert alors inexploré du Ferlo. Trois missions furent lancées dans ces diverses directions.

La première, sous les ordres de M. Pietri, lieutenant d’artillerie, était chargée de parcourir le pays de M’pal à Guédé, par la ligne directe, et de revenir par le détour proposé sur Dagana, explorant ainsi deux des variantes du tracé ; la seconde, commandée par M. Jacquemart, lieutenant d’infanterie de marine, était chargée de suivre, de Guédé à BakeI, un itinéraire côtoyant la limite extrême des inondations du Sénégal, qu’il était fort important de déterminer ; la troisième, dirigée par MM. Monteil et Sorin, lieutenant et sous-lieutenant d’infanterie de marine, devait reconnaître le Ferlo. Chacune devait faire le levé du terrain, recueillir des renseignemens sur la nature du pays, leurs ressources, leurs populations et leurs lieux habités, annoncer aux noirs que nous nous disposions à construire sur leur territoire un télégraphe et un chemin de fer, et les convaincre que le but que nous nous proposions était essentiellement commercial et pacifique.

M. Pietri quitta M’pal le 15 décembre 1879, et ayant été appelé à faire partie de la mission du Segou, remit, au milieu du voyage, la direction de l’entreprise à M. Marly, qui rentra à M’pal le 21 janvier. M. Pietri souffrit de la soif. Les chameaux qui portaient les outres, effrayés par l’apparition de quelques girafes, s’enfuirent et perdirent une partie de leur charge. M. Marly, officier d’avenir et fort estimé de ses chefs, mourut quelques jours après son retour. C’est la seule victime que le climat ait faite jusqu’à présent parmi les blancs, déjà nombreux, qui ont été employés aux études du chemin de fer du Niger. De M’pal à Mérinaghen, le pays est plat et abondant en arbres de gros diamètre ; au-delà, dans l’une comme dans l’autre direction, il n’y aura que de simples travaux de déblais et de remblais à faire. L’avantage du tracé direct sur Guédé, c’est qu’on y trouvera des arbres pour les traverses, mais la population y est fort clair-semée pendant l’hivernage et nulle le reste de l’année. C’est le contraire pour le tracé par Dagana : il desservirait plusieurs gros villages, mais il n’y a point de bois de construction. Partout nos officiers ont trouvé la population, qui est composée de Ouolofs et de Peuls, très hospitalière. Sans attendre l’expression de leurs désirs, on leur apportait de l’eau et du lait pour eux et pour leur personnel. Les habitans sont très favorables à l’établissement d’un chemin de fer et sont convaincus qu’il leur sera d’un grand profit pour l’écoulement de leurs produits.

Dans la partie visitée par MM. Pietri et Marly comme dans celle qu’a parcourue M. Jacquemart, la rive gauche du Sénégal a trois sortes de villages. Quelques-uns sont bâtis sur le bord du fleuve, ce qui les rend inhabitables au moment des inondations : on ne s’y tient qu’en saison sèche ; d’autres sur la pente des collines ou sur leurs crêtes ; on les habite toute l’année ; d’autres enfin sur le plateau situé en arrière de la vallée : les pasteurs seuls y résident pendant l’hivernage ; quand les mares qui leur fournissent de l’eau se dessèchent, ils se rapprochent du fleuve.

Plus on s’éloigne de Saint-Louis, plus la population devient dense, M. Jacquemart a trouvé la vallée du Sénégal relativement fort peuplée. Il a compté 47 villages et 32,700 habitans dans le Toro ; 40 villages et 20,170 habitans dans le Lao, 22 villages et 10,550 habitans dans l’Irlabé de l’ouest ; 132 villages et 81,450 habitans dans le Fouta indépendant ; 75 villages et 32,050 habitans dans le Damga ; 15 villages et 7,500 habitans dans le Guoye ; soit en tout : 184,420 habitans pour le pays qu’il a visité. Cette population occupe une des vallées les plus fertiles du monde. C’est comme une réduction de la vallée du Nil : elle s’étend le long du fleuve entre la rive gauche et une chaîne de collines de 15 à 20 mètres de haut, qui tantôt touche le bord et tantôt s’en éloigne jusqu’à 12 kilomètres, laissant entre elle et lui une immense plaine que l’inondation féconde par le limon qu’elle y dépose régulièrement chaque année. La limite des eaux est bien facile à reconnaître. L’herbe des terrains inondés est très vigoureuse ; elle atteint trois mètres de haut, ses arêtes sont tranchantes, elle reste toujours verte. Celle des terrains où le fleuve ne parvient pas a, au contraire, la tige ronde, elle est beaucoup moins forte, et elle sèche une fois que l’hivernage est passé. Les noirs se contentent de faire un trou dans la terre pour y déposer les semences et ils les confient ensuite aux soins de la nature jusqu’au moment où il est temps de faire la récolte. Ils cultivent le mil, dont les variétés sont très nombreuses, le riz, le mais, les haricots, les arachides, principal élément du commerce d’exportation, l’indigo et le coton. On trouve de la cire dans le Damga et le Guoye, de la gomme dans le Bosséa, des plumes d’autruche dans le Bosséa, le Damga et le Guoye. Le Toro possède de grands troupeaux de moutons et de chèvres, et il y a beaucoup de bœufs dans l’Irlabé. Comme le reste de la Sénégambie, toute cette région est en grande partie couverte de forêts. M. Jacquemart a rencontré vingt essences différentes dans le pays non inondé, et seize dans le pays inondé. Il a rapporté des échantillons du bois de chacune d’elles. Quelques-unes fourniront des bois de construction. La plus utile en même temps que l’une des plus répandues est le gonakier, qui atteint de grandes dimensions. Les indigènes en font des pirogues et on pourra s’en servir pour les poteaux télégraphiques et pour les traverses de chemin de fer. En un mot, le pays serait fort riche si le climat, qui fait sa fécondité, n’amollissait en même temps ses habitans. Les Toucouleurs mettent leur point d’honneur dans la paresse et ne sèment que juste ce qui leur est nécessaire. Cependant il y a lieu d’espérer qu’ils changeront. Dans les provinces où l’influence française s’est déjà fait sentir comme dans le Toro, l’appât du bien-être qui se présente à eux sous l’aspect des divers objets que leur offre notre commerce les pousse à se procurer des moyens d’échange en augmentant leurs cultures et leurs récoltes.

Parti de Guédé le 9 décembre 1879, M. Jacquemart arriva à Bakel le ler janvier 1880. A son avis, le chemin de fer aurait avantage à suivre de près la limite des inondations sur le flanc des collines. C’est là que les mouvemens de terrain sont le moins accusés et que sont bâtis les villages habités toute l’année. Il y aurait à traverser une douzaine de ravins venant de l’intérieur du pays. Les bois ne manqueront en aucun endroit de la route, mais, sauf quelques cailloutis sans valeur, on ne trouvera de la pierre qu’en approchant de Bakel. L’obstacle le plus sérieux viendra des mauvaises dispositions d’une partie de la population. Les gens du Toro nous aideront volontiers. Le jeune chef de ce pays intrigua vivement les Parisiens en 1878 en apparaissant en boubou bleu et en bonnet rouge à la suite des représentans des familles impériales et royales d’Europe venus à la distribution des récompenses de l’Exposition universelle. Sa face noire, les couleurs voyantes et la coupe de son costume formaient un contraste inattendu dans une pareille société. lia rapporté de ce voyage une vive et sympathique admiration pour notre pays, sous le protectorat duquel le sien est du reste placé depuis 1863 et il a promis d’envoyer sur les chantiers tous ses sujets, hommes libres et esclaves. Dans le Lao et l’Irlabé, que le traité du 24 octobre 1877 a également placés sous notre protectorat, on se prêtera à la construction du télégraphe et du chemin de fer sans enthousiasme, parce qu’on sait qu’on ne peut faire autrement. Dans le Damga, que nous avons protégé pendant quelques années et qui se souvient de la sécurité que nous lui avions donnée d’autant plus vivement qu’il est aujourd’hui en proie aux exactions et aux razzias des gens du Fouta, on souhaite ardemment notre présence. Il en est de même dans le Guoye. Mais dans le Fouta indépendant nous sommes franchement détestés.

Les Toucouleurs qui l’habitent sont une race métisse, issue du mélange des Peulset des Ouolofs. Ils ne travaillent guère, comme nous le disions plus haut, et leur principale industrie est le pillage de leurs voisins, ce qui entretient chez eux une humeur turbulente et belliqueuse. Les mêmes raisons qui nous font désirer des autres peuples les éloignent de nous, ils sentent bien en effet que, pour donner la paix aux autres, nous leur interdirons la guerre et les condamnerons à changer de vie. A cela s’ajoute une vieille rancune. El Hadj-Omar était un Toucouleur, et ce sont eux qui ont composé les armées qu’il a promenées de victoire en victoire depuis les sources du Niger jusqu’à Tombouctou. Ils sont très fiers de cette page de leur histoire et se souviennent avec non moins d’orgueil que de Bakel au lac Guier ils formaient autrefois une confédération puissante qui dominait tout le bassin du Sénégal, Or c’est nous qui avons imposé une barrière infranchissable sur ce fleuve à leur prophète, c’est nous qui avons rompu leur confédération et en avons détaché successivement le Toro, le Damga, le Lao et l’Irlabé occidental. De là, dans une partie du peuple toucouleur, une haine d’autant plus vive que l’amour-propre national est plus grand ; toute innovation venant de nous est considérée comme une menace et est assurée d’avance de leur mauvais vouloir. Les chefs ont conscience de notre force et, amollis par la fortune, sont moins fanatiques que leurs sujets ; mais pour conserver leur pouvoir il leur faut flatter cette haine, tout en évitant habilement les occasions d’entrer en lutte ouverte avec la France.

Quand M. Jacquemart arriva sur les frontières du Bosséa, le chef Abdoul-Boubakar, sous prétexte de ne point l’exposer à des dangers certains, lui fit défendre d’y entrer. On palabra trois jours ; devant l’énergique attitude de cet officier on se décida enfin à le laisser passer. Abdoul déclara à notre envoyé que, si le gouverneur persistait à vouloir construire un télégraphe dans son pays, toute la population émigrerait soit sur la rive droite du Sénégal, soit vers les colonies anglaises de la Gambie. M. Jacquemart lui répondit fort bien qu’un peuple ne quittait que par la force un territoire depuis si longtemps possédé par sa race et que nous n’avions que des intentions de paix. Cependant cette menace n’était pas tout à fait vaine. Les gens du Bosséa ne nous connaissent pas ; dans beaucoup de villages, M. Jacquemart était le premier Français qu’on eût jamais vu ; ils sont donc faciles à tromper. Le télégraphe leur est apparu comme je ne sais quelle effrayante machine d’oppression, ils se sont imaginé que nous voulions nous emparer de leur pays et les accabler de corvées et d’impôts. Quelques mois après, un naturaliste envoyé à Segou par le ministre de l’instruction publique, M. Lecard, parcourant le Diafounou, y rencontra des émigrans du Fouta que ces folles terreurs avaient fait fuir et qui répandaient partout leur crainte et leur haine des Français. C’est là un ennui plutôt qu’un obstacle, car les Toucouleurs sont trop affaiblis pour tenter une résistance à main armée. M. Jacquemart est d’avis, et le gouverneur espère, que des relations plus fréquentes et des cadeaux habilement placés auront raison de cette difficulté.

Le voyage de M. Monteil est un véritable voyage d’exploration. Le territoire compris entre le Sénégal, la Falemé, le lac Guier et la Gambie forme le vaste plateau du Ferlo, que n’arrose aucune rivière. Ce n’est plus cependant le désert saharien, les pluies tropicales y entretiennent assez d’humidité pour le couvrir d’une forêt continue. En 1818, Mollien en avait coupé l’angle nord-ouest de Khorkhol aux environs de Saldé, mais jamais avant M. Monteil un voyageur européen ne l’avait traversé de part en part. Parti de Saint-Louis le 21 novembre, ce jeune officier arriva à Bakel le 26 décembre suivant. Par suite de l’impraticabilité des gués du marigot de Bounoun, il dut descendre assez bas vers le sud pour aller de Merinaghen à Khorkhol. Il parcourut ainsi par terre ce curieux pays que M. Braouezec avait déjà visité en bateau en 1861. Le lac Guier est un déversoir du Sénégal ; quand le fleuve croît, il croît, et le courant du marigot de Bounoun se dirige vers l’intérieur des terres ; quand le fleuve décroît, le lac décroît à son tour et le courant du marigot se dirige alors vers lui. Pendant la saison sèche, comme, sur un très grand rayon à la ronde, on ne trouve d’eau que là, tous les animaux sauvages du désert de Ferlo y affluent. Lions, éléphans, girafes, antilopes, gazelles, y abondent alors. M. Lecard assure avoir trouvé sur les bords du lac un cimetière d’éléphans, c’est-à-dire un endroit que ces animaux ont choisi pour mourir. Le fait, signalé par plusieurs voyageurs, est bien connu des indigènes, qui surveillent attentivement le cimetière pour y recueillir l’ivoire à mesure que les éléphans y viennent rendre le dernier soupir.

Le Djolof, dont le Bounoun fait partie, compte de 20 à 30,000 habitans. Les Ouolofs, race vigoureuse et vaillante, en constituent la grande majorité. Des Peuls pasteurs errent dans les solitudes. Le sol est plat sur la rive gauche du marigot, (et légèrement ondulé entre la rive droite et Khorkhol. Il est entièrement recouvert par la forêt au milieu de laquelle les cultures font clairière. Cette forêt exploitée intelligemment donnerait de beaux revenus tant en bois qu’en gommes. Mais les gommes s’y perdent, et les pasteurs peuls en rabougrissent les arbres en les faisant brouter par leurs troupeaux et en incendiant fréquemment les herbes. M. Monteil dénonce un autre ennemi du développement de la forêt, ce sont les termites. Ces prodigieux petits travailleurs recouvrent tous les arbres d’une couche de terre, et ce doit être un bien surprenant spectacle que celui d’un bois dont les moindres rameaux sont enveloppés d’argile. Quand on frappe délicatement une branche, la croûte supérieure s’écroule, et on aperçoit des lacis de canaux qui sont les galeries des insectes. Les termites piquent l’écorce apparemment pour pomper la sève, et cela détermine une maladie qui se reconnaît aux taches noires qui se développent dans le bois.

De Khorkhol, M. Monteil se dirigea en droite ligne sur Bakel. Le pays, dit-il, est le type du terrain plat et couvert. Les pluies de l’hivernage y laissent des mares qui durent de six semaines à deux mois, suivant leur profondeur. Passé ce délai, les voyages deviennent impossibles. Bien qu’il eût emmené une vingtaine de chameaux pour le transport de ses provisions, M. Monteil faillit périr de soif, car il resta onze jours sans trouver de l’eau. Déjà sa caravane se croyait perdue, lorsqu’un spahis aperçut la surface d’une mare bleuissant à travers le feuillage. Au-delà de ce désert, on entre dans le Ferlo proprement dit, dont les habitans percent l’épaisse couche argileuse pour creuser des puits de 45 à 50 mètres de profondeur. Peu à peu la poussière et les éboulemens en oblitèrent le goulot inférieur, et le curage est si périlleux que les gens préfèrent aller creuser un nouveau puits plus loin, de sorte que les villages se déplacent sans cesse. Le désert lui-même était autrefois peuplé et a été ainsi abandonné. La population est de trois mille cinq cents à quatre mille âmes pendant la saison sèche ; mais pendant la saison des pluies, ce chiffre s’élève à six mille, parce que les pasteurs remontent des bords du Sénégal avec leurs troupeaux. Ces troupeaux sont nombreux et le sol est fertile en mil et en maïs, mais avec une si faible population ce qu’il peut produire est peu de chose. En somme, l’avantage d’être plus court que le tracé de la vallée du Sénégal ne compense point suffisamment pour le tracé du Ferlo la pauvreté du pays traversé et l’absence complète de matériaux de construction, Il est définitivement écarté.

Le cours du Sénégal entre Bakel et Médine a dû être relevé au mois d’avril dernier par le lieutenant Pol, Nous sommes assurés des dispositions pacifiques des populations du Guoye et du Ramera, qui ne s’enrichissent dans le commerce que grâce à, la sécurité que nous maintenons sur le fleuve. Là commence la série des plateaux successifs par lesquels le terrain s’élève jusqu’au faîte de partage des eaux entre le Sénégal et le Niger. Le pays devient montagneux.


III

Au-delà de Médine, on sort des limites du territoire sur lequel s’était jusqu’à l’année dernière exercée notre influence. Dans nos rapports avec les indigènes, nous avions constamment affirmé nos prétentions sur la rive gauche. du Sénégal jusqu’à Bafoulabé ; mais nous ne les avions jamais appuyées d’aucune démonstration effective. Dès qu’il fut question de nous diriger vers le Soudan, tous les efforts de M. Brière de l’Isle tendirent à exercer ces droits si soigneusement réservés. Le crédit de 50. 0,000 francs fut à peu près tout entier employé dans le haut fleuve ; les nécessités de l’entreprise obligèrent même & anticiper de 300,000 francs sur celui que l’on espérait faire porter au budget extraordinaire de 1880. L’occupation de Bafoulabé fut décidée comme la première étape vers le Niger et la construction d’un poste fortifié en cet endroit comme le premier de la chaîne qui reliera ce fleuve au Sénégal. Le lit de ce dernier est fort encombré au-dessus de Médine et ne peut fournir une voie de communication régulière même au moment des hautes eaux. Pour suppléer à cette ressource, le gouvernement résolut de relier Bafoulabé à Médine par une route construite de façon à devenir plus tard la plate-forme eu chemin de fer ; une ligne télégraphique devait, en outre, le mettre en relation avec le chef-lieu de la colonie. L’autorisation d’agir fut expédiée tardivement, comme nous l’avons dit. Les envois de matériel et de personnel furent faits plus tardivement encore ; les moyens de transports étaient insuffisans, les travailleurs manquaient ; n’importe, fort, route, télégraphe, tout fut entrepris et mené de front ; on fit des prodiges avec les faibles ressources de la colonie et on parvint, sinon à réaliser tout le programme, du moins à en exécuter deux points sur trois.

La première chose à faire était de reconnaître le pays dans lequel on allait agir. Pour l’intelligence de ce qui va suivre, il est nécessaire de rappeler en quelques mots l’histoire d’El-Hadj-Omar. Cet homme extraordinaire naquit à la fin du siècle dernier dans le Fouta sénégalais. Un voyage à la Mecque, qui dura plusieurs années, lui acquit une grande réputation de sainteté parmi les musulmans, et nous le trouvons vers 1850 établi sur la frontière du Fouta-Djallon, où son renom lui avait attiré une troupe de disciples assez nombreuse pour qu’il ait pu songer à s’en faire une armée. C’est à cette époque, c’est-à-dire lorsqu’il touchait déjà à la vieillesse, qu’il commença ses conquêtes. Il appela les musulmans à combattre les infidèles qui avaient encore la prépondérance dans la vallée du haut Niger et dès lors ne s’arrêta plus. Son système de guerre l’obligeait, du reste, à une offensive continue. Quand il avait occupé un pays, il y séjournait généralement tant qu’il y trouvait des vivres : comme il détruisait impitoyablement toutes les populations qui lui résistaient, les ressources, une fois épuisées, ne se renouvelaient plus, et il lui fallait aller plus loin. Pendant quinze ans, il dévasta ainsi, un district après l’autre, tout le pays compris entre le Sénégal et le Niger, les montagnes de Kong et Tombouctou. Les vieilles monarchies païennes du Kaarta et du Segou et l’empire musulman plus récent du Macina tombèrent successivement sous ses coups. Quand il avait pris un village, il faisait couper le cou à tous les hommes ; les femmes et les enfans étaient réduits en esclavage ; ce qui ne pouvait être emporté était incendié avec les cases. Les malheureux mêmes qui se rendaient n’étaient pas assurés de la vie. Un jour qu’il était assiégé dans Nioro, les habitans furent massacrés sur simple soupçon. Une autre fois, les vivres manquant, il obligea ses soldats à abandonner leurs femmes. Les neuf dixièmes de la population ont disparu dans la plupart des contrées où ce terrible conquérant a passé. Plût à Dieu qu’il eût l’esprit pratique de ce roi de l’Unyoro qui répondait au voyageur Benner : « Tuer un homme ! mais un homme mort ne paie plus d’impôts. » Son armée, qui compta jusqu’à quarante mille combattans, se recrutait principalement chez les Toucouleurs sénégalais, ses compatriotes. Il périt dans le Macina vers 1865. M. Soleillet, qui a fait un voyage à Segou, en 1879, y trouva une légende déjà formée sur sa fin. On raconte que, cerné par l’ennemi, il se retira sur une haute montagne et qu’il y fut enlevé au paradis.

Il ne retenait les vaincus que par la terreur ; ce lien devait forcément s’affaiblir à sa mort. En effet, son empire se disloqua. Son neveu Tidiani semble s’être maintenu dans le Macina, on ne sait dans quelles conditions. Son fils Ahmadou, qu’il avait de son vivant installé à Segou, eut la charge des autres conquêtes ; mais son pouvoir ne resta établi avec quelque solidité que dans le Segou même, dans le Kaarta et aux environs de Duinguiray, point de départ des conquêtes d’Omar, parce que les Toucouleurs s’étaient fixés dans ces provinces en plus grand nombre que dans les autres. Les Bambarras du Niger et les Malinkés du Haut-Sénégal se soulevèrent et la guerre s’éternisa dans ces malheureux pays, ensauvagée par une double haine de races et de religions entre conquérans et autochtones, croyans et païens. Aucun des deux partis ne s’est trouvé assez fort jusqu’à présent pour établir la paix par l’écrasement de l’autre ; la dévastation se poursuit, et la solitude s’étend tous les jours davantage.

Quand il voulait s’assurer d’une province conquise, El Hadji-Omar y bâtissait une place forte, ce qu’on appelle un tata dans cette partie du Soudan. Il était habile à lui choisir une bonne position stratégique et il y laissait une garnison chargée de faire rentrer les impôts et de réprimer les tentatives de rébellion. C’est ainsi qu’il avait renfermé le Haut-Sénégal entre les places de Guemou, de Kouniakary, de Koundian et de Somsom-Tata, qui ne surveillaient pas seulement les provinces riveraines, mais encore nos propres possessions. Le général Faidherbe s’appliqua à détruire ce quadrilatère qui nous étreignait. Somsom-Tata fut pris et rasé par nos troupes en 1857 et Guemou en 1859. Koundian resta en l’air, perdu au milieu de populations hostiles. Ahmadou, inquiet de cet isolement, fit alliance avec les gens du Logo et du Natiaga, pays situés près de notre fort de Médine. L’audace du Logo devint telle à la suite de cette alliance qu’une expédition fut jugée nécessaire. Le 22 septembre 1878, une colonne détruisit Sabouciré, le tata du chef, qui périt dans la lutte. Elle était commandée en premier par le colonel Reymond et en second par le colonel Bourdiaux, officier d’artillerie de grand mérite, qui dirige aujourd’hui au ministère de la marine le bureau spécial qu’il a fallu créer pour les affaires du Haut-Sénégal. Ahmadou, professant le respect du fait accompli, renia son allié quand nous l’eûmes abattu et resta notre ami.

Le jour où nous serions obligés de nous prononcer en faveur de l’un des deux partis qui se disputent le Soudan occidental, notre intérêt serait de nous tourner vers les païens. Ils sont beaucoup moins rebelles à nos idées que les musulmans. Les Bambarras peuplent les rangs de nos tirailleurs sénégalais, leurs villages sont remarquables par la beauté des cultures. Les Malinkés sont également cultivateurs et, de plus grands commerçans ; ils sont économes jusqu’à l’avarice, âpres au gain, entassant les richesses. L’islamisme semble au contraire éloigner les nègres du travail, la vie d’un musulman noir s’écoule entre la lecture du Coran et la surveillance de ses captifs. Enfin, argument décisif, cette religion les rend absolument réfractaires à notre influence. Mais aussi longtemps que nous pourrons les avoir tous pour amis, ce serait folie que de nous brouiller avec les uns ou les autres. Assez d’obstacles entravent une entreprise aussi neuve que celle de la construction d’un chemin de fer dans l’Afrique tropicale sans y ajouter de gaîté de cœur des difficultés avec les populations. Il fallait donc un homme habile pour la reconnaissance du territoire dans lequel on allait s’engager. Le gouverneur choisit le capitaine d’infanterie de marine, Gallieni. C’est vraiment un plaisir de voir la quantité de collaborateurs distingués que M. Brière de l’Isle a pu trouver dans le petit nombre d’officiers qui l’entourent. Et rien n’est plus facile à concevoir que le sentiment qui lui inspirait ce passage d’une lettre qu’il adressait à un de ses amis : « Certes, oui, M. G… a eu raison de vous dire que nous sommes tous ici dans les meilleures dispositions. Je me sens rajeunir et j’oublie les fatigues d’une trop lourde besogne, lorsque je vois autour de moi, de la part des officiers de toutes armes, cette intelligence des explorations et cet esprit d’abnégation et de patriotisme qui ne s’acquièrent assurément que par une éducation particulière et une pratique spéciale de la vie. »

Les instructions de M. Gallieni lui ordonnaient de pacifier le Logo et le Natiaga, dont les habitans s’étaient réfugiés sur la rive droite du fleuve et de nouer des relations avec les divers chefs malinkés établis entre le Bafing et le Bakhoy, sur lesquels nous n’avions encore que des données très vagues, de manière à nous préparer, au point de vue politique, l’accès vers les régions du Haut-Niger. Par une convention, passée le 28 septembre avec le Logo, et une autre passée le 1er octobre 1879 avec le Natiaga, les habitans de ces deux pays exprimèrent le repentir de leur conduite passée et leur reconnaissance pour le gouverneur qui leur rendait leur territoire, se replacèrent sous la protection de la France et renouvelèrent les engagemens qu’ils avaient contractés précédemment par le traité du 30 septembre 1855. Ils promirent en même temps de fournir des travailleurs pour la route qu’on se proposait de construire.

L’actif officier arriva à Bafoulabé le 12 octobre, et trouva le pays dans un état singulièrement favorable à sa mission. Tous les chefs malinkés du Haut-Sénégal, révoltés contre Ahmadou, étaient réunis à une journée à peine au-dessous de Bafoulabé. Ils assiégeaient le tata d’Oualiha, possession du chef indigène Tiecoro, qui s’était fait musulman au moment du passage d’El-Hadji-Omar et qui depuis n’avait pas cessé de tenir pour son maître et pour son successeur. M. Gallieni ne crut pas pouvoir aller à Oualiha ; il désirait garder les apparences d’un simple explorateur et ne point se compromettre auprès d’Ahmadou ; il craignait en effet, si la place tombait au moment de sa présence dans le camp, de paraître coopérer à un acte d’hostilité contre les Toucouleurs. Mais il fit prier les chefs de venir à un rendez-vous. Ceux-ci, après avoir obligé ses envoyés à boire de l’eau-de-vie pour se convaincre qu’ils n’avaient pas affaire à des adeptes de l’Islam, se rendirent à son invitation. Tous accueillirent avec un grand empressement le projet d’installer les Français au milieu d’eux, et notamment à Bafoulabé. L’horrible état de guerre et d’incertitude dans lequel ils vivent depuis trente ans est un sûr garant de leur sincérité à ce sujet ; ils savent bien que nous leur donnerons la paix : nous avons contre nous les pillards et les gens de désordre, pour nous tous les gens laborieux. Les Malmkés du Bambouk, du Bakhoy, du Bafing et de Kita, les Peuls du Fouladougou assurèrent à notre officier que notre arrivée serait accueillie avec joie dans le pays. Le fils du chef de Kita insista même pour que la résidence de son père fût immédiatement choisie pour l’emplacement de l’un des nouveaux postes que nous nous proposions de construire. Il s’offrit en outre à guider une expédition jusqu’à Bamako[2] quand on le voudrait. M. Gallieni demanda aux chefs d’envoyer des délégués auprès du gouverneur pour conférer avec lui ; ils refusèrent d’abord en disant que tout le monde se devait au siège commencé, mais ses instances finirent par en décider quelques-uns et, tant de Bafoulabé queues autres pays qu’il avait traversés, il ramena à Saint-Louis le fils du chef du Kita, le fils de l’un des chefs de Bamako, un proche parent du chef de Bakhoy, un représentant de Gara, l’instigateur de la révolte qui assiégeait Oualiha, le fils du chef du Natiaga, un délégué de Tiecoro, qui tenait à témoigner de son désir, — probablement peu sincère, — de nous voir nous établir à Bafoulabé, qui dépend de son territoire, enfin le fils du chef Bambarra Dama, qui s’est établi avec une assez forte colonie de ses compatriotes aux environs de Bakel. Tous ces gens furent comblés de caresses et de cadeaux par le gouverneur et repartirent enchantés de Saint-Louis, au mois de décembre, sauf les fils des chefs de Kita et de Bamako, réservés comme guides pour une nouvelle mission.

M. Gallieni était accompagné pendant son voyage par M. Vallières, lieutenant d’infanterie de marine, qui était chargé de faire la carte du fleuve et le croquis des terrains, genre de travaux auxquels il excelle. Ce jeune officier a recueilli les élémens d’une belle carte du haut fleuve, que dans un second voyage dont nous allons parler, il a pu prolonger beaucoup plus loin. Les difficultés inhérentes aux pays montueux que le chemin de fer aura commencé à rencontrer de Bakel à Médine s’accentueront au-delà de ce dernier point. Le Logo forme une belle plaine éminemment propre à la culture des arachides, mais aux environs de Médine même, autour de Mansonnah, capitale du Natiaga et près du mont Moumania, il y aura des obstacles difficiles à franchir. En revanche, le bois de construction et les pierres abonderont sur toute la ligne. Le Logo peut contenir actuellement cinq mille habitans environ et le Natiaga trois mille. Au-delà, le pays est désert, mais des ruines, de nombreux vestiges de forges où l’on fondait les minerais de fer du mont Moumania attestent qu’il n’en a pas toujours été de même. La terre est fertile, c’est la guerre qui en a éloigné les hommes. Près de Bafoulabé même, existe un petit village appelé Makhina de deux cents habitans environ. Bafoulabé est un mot malinké qui indique un confluent ; dans le cas qui nous occupe, il désigne le point où les deux rivières le Bakhoy et le Bafing se réunissent pour former le Sénégal. Il ne s’y trouve point de village indigène.

Notre arrivée étant ainsi bien préparée, le gouverneur poussa activement l’occupation de ce dernier point. Dès le mois de septembre, il avait envoyé à Médine les cinquante hommes destines à en former la garnison. Il y avait expédié en outre une centaine de fusils doubles pour armer les travailleurs. Les tirailleurs sénégalais venaient d’échanger cette arme contre le fusil Gras, et il s’en trouvait ainsi heureusement une certaine quantité dans les magasins. Les mois d’octobre et de novembre furent employés à monter à Médine les approvisionnemens nécessaires à la construction du fort et à la nourriture des ouvriers et des soldats, de la poudre, de la chaux et tout ce que l’on put trouver d’outils disponibles dans la colonie. Le commandant Mousnier, directeur du génie, quoique fort souffrant, alla présider en personne à l’installation. Le 10 décembre, il quitta Médine avec le lieutenant Marchi, qui devait commander le nouveau poste, l’adjudant du génie Audrei[3], qui devait diriger les travaux après son départ, les cinquante tirailleurs, cent dix ouvriers de Saint-Louis, hommes sûrs auxquels les fusils doubles étaient destinés et une quarantaine de travailleurs malinkés. Il emmenait deux pièces d’artillerie, que les soldats traînèrent gaîment et qu’en certains passages il leur fallut porter sur leurs épaules. On arriva le 21 à Bafoulabé. M. Gallieni, estimant que la pointe même du confluent était le lieu le plus élevé du pays, l’avait désignée pour l’emplacement du fort. Après deux tours d’études, M. Mousnier acquit la conviction que la rive gauche du Bafing était plus haute et partant plus saine, et c’est là qu’on se fixa. Les habitans du Bakhoy se plaignirent amèrement d’une disposition qui nous éloignait d’eux, et pour leur faire plaisir on construisit également sur la pointe un petit fortin, où l’on mit une garnison de quinze hommes. Le commandant Mousnier repartit le 24 pour Médine. Mais, sous l’énergique impulsion de MM. Marchi et Andrei, les travaux marchèrent promptement. Le 30 janvier, une redoute provisoire, entourée d’un fossé et d’une palissade était construite, ainsi que de bons gourbis en torchis couverts d’un chaume épais pour les logemens. Les environs étaient débroussaillés jusqu’à 300 mètres ; les deux canons étaient en batterie et la place était imprenable pour une armée nègre. Une route était construite pour la relier au village de Makhina, deux puits étaient creusés. On abattait des arbres et on extrayait des pierres pour le fort définitif ; trente barques, quinze au-dessous des chutes de Gouïna et quinze au-dessus, achevaient le transport des approvisionnemens dans les endroits navigables du fleuve. Des animaux, en trop petit nombre malheureusement, y pourvoyaient dans le reste du trajet.

Les choses marchèrent moins bien pour la route projetée entre Médine et Bafoulabé, ou plutôt elles ne marchèrent pas du tout. L’insuccès fut complet. Le gouverneur envoya là le seul ingénieur qu’on lui eût expédié de France ; mais cet homme ne répondit point aux espérances qu’on avait mises en lui. Il monta à Médine par le même bateau qui emportait le commandant Mousnier ; après avoir très rapidement fait le plan de la route jusqu’à Bafoulabé, il en délaissa l’exécution pour courir le Bambouck et quitta la colonie dès le mois de mars. Le commandant de Bakel se montra mou et celui de Médine inhabile à réunir les travailleurs indigènes sur les chantiers et à les tenir à la besogne. On avait compté en avoir un millier, à aucun moment on n’en eut la moitié. Seul le Logo, dont les habitans, rentrés sur leurs terres trop tard pour ensemencer, étaient menacés de la famine, en fournit régulièrement de cent dix à cent trente. Bref, au mois de mai, c’est-à-dire après une campagne de six mois, on avait obtenu Seize mille journées de travail en tout, et ces seize mille journées avaient produit, quoi ? 4,800 mètres de route. Il avait fallu onze journées d’indigènes pour équivaloir à une journée de terrassier européen. Ce résultat donne à réfléchir : on aura beau faire une large part à l’insuffisance de la direction, en faire une autre non moins grande à l’inexpérience des noirs convoqués, il n’en semble pas moins, après cet exemple, bien difficile de compter uniquement sur la main-d’œuvre indigène pour les grands travaux que nous méditons entre le Sénégal et le Niger. On devra faire appel soit aux terrassiers marocains et algériens, soit aux Chinois, à qui paraît devoir échoir maintenant l’exécution des grands travaux de l’industrie moderne. Ce n’est point là une difficulté.

Les indigènes se montrèrent plus aptes aux travaux du télégraphe. En arrivant dans la colonie, M. Brière de l’Isle avait trouvé une ligne établie de Dakar à Saint-Louis et de Saint-Louis à Podor. En 1877, il la fit pousser jusqu’à Dagana ; en 1878, la fièvre jaune empêcha tous les travaux ; en 1879, les perspectives nouvelles qui s’étaient ouvertes pour la colonie le déterminèrent à entreprendre de la continuer d’un seul coup jusqu’à Bafoulabé. Les nègres coupèrent dans la forêt et apportèrent sur leur tête, seul véhicule dont on disposât dans le pays, trois mille poteaux jusqu’aux endroits indiqués ; la flottille du Sénégal en monta deux mille huit cents, qui avaient été envoyés de France et, à l’heure actuelle, il ne reste plus que les sections de Saldé à Matam et de Matam à Bakel à faire pour compléter la ligne. C’est l’affaire de trois mois. Le télégraphe s’enfoncera dans le Soudan à mesure que nous nous y enfoncerons nous-mêmes. Mais, tandis que, de ce côté, il s’avancera comme un messager de la civilisation, il conviendrait de le mettre, de l’autre, en communication avec le foyer de cette civilisation. Le cable sous-marin de Lisbonne au Brésil a une station aux îles du Cap-Vert, en face du Sénégal ; il en coûterait 1,300,000 fr. environ pour le relie. à Dakar par un autre câble. Les communications entre la métropole et la colonie, qui demandent aujourd’hui, aller et retour de vingt à vingt-cinq jours, s’opéreraient en quelques heures. Avec l’importance exceptionnelle que le Sénégal va prendre, ce complément est indispensable à l’œuvre que nous y entreprenons. Les Toucouleurs surveillent avec un soin jaloux nos agissemens au Sénégal. Nous n’y faisons rien qu’Ahmadou n’en soit aussitôt averti. M. Soleillet, qui était auprès de lui au moment où il apprit l’occupation de Bafoulabé, en avait rapporté la nouvelle qu’il n’avait ressenti aucune fâcheuse impression de cette mesure. Cependant nous ne pouvions nous flatter d’atteindre le Niger sans un arrangement préalable avec lui. Les territoires à traverser ne reconnaissent plus son autorité depuis longtemps, mais il n’a jamais cessé de les considérer comme siens. Du reste, notre ligne de postes séparera Duinguiray de Segou, et il était sage de s’assurer l’assentiment de ce prince avant de couper ainsi son empire en deux. Il entrait dans les vues de M. Brière de l’Isle de lui envoyer une mission après la saison pluvieuse de 1880 ; mais l’accueil que les chefs réunis à Oualiha firent à M. Gallieni le détermina à la mettre immédiatement en route et à l’employer à deux fins, à profiter d’abord des bonnes dispositions de ces chefs pour nous les attacher par des traités qu’elle contracterait sur sa route et à négocier ensuite avec Ahmadou une fois qu’elle serait à Segou.

Le gouverneur ne crut pouvoir trouver un officier plus digne de cette. nouvelle mission que M. Gallieni, et il lui attacha de nouveau M. Vallières ; il lui adjoignit en outre M. Bayol, médecin de la marine de première classe, « homme de beaucoup d’extérieur et de fondl et d’un excellent esprit, » et M. Tautain, aide-médecin de la marine. Les instructions portaient entre autres points : recueillir tous les renseignemens possibles sur le pays entre Bafoulabé et Bamako, point désigné pour aboutir sur le Niger ; passer des traités pour la construction de postes à Fangalla et à Kita ; examiner si le Bakboy n° 2 existe comme l’indique la carte de Mage ; reconnaître si une rivière coule de l’est des montagnes de Kita jusqu’au Niger, en passant à 40 ou 50 kilomètres au nord-est de Mourgoula et voir si la vallée en conviendrait au chemin de fer ; revenir de Segou à Médine par la route la plus directe ; affirmer partout nos intentions pacifiques et le caractère purement commercial de notre entreprise. M. Bayol devait rester à Bamako comme résident français, battant pavillon sur le Niger ; le chef de la mission devait lui acheter une maison et lui faire construire un yacht.

La mission quitta Saint-Louis le ; 30 janvier et vint organiser sa caravane à Bakel. Elle emmenait vingt et un tirailleurs, sept spahis, douze muletiers, une soixantaine d’âniers, des interprètes, des guides, parmi lesquels les fils des chefs de Kita et de Bamako, vingt chevaux, douze mulets et trois cents ânes. Elle était pourvue de présens considérables pour Ahmadou, notamment de deux beaux chevaux blancs, couleur aussi rare au Soudan chez les animaux que chez les hommes. Le 30 mars, elle était à Bafoulabé, Au-delà commençait l’exploration. On longea la rive gauche du Bakhoy jusqu’à quelque distance au-dessus de Fangalla, on le passa au gué de Sidibé et on longea la rive droite jusqu’à Kita. M. Piétri fit un crochet pour explorer l’affluent signalé par Mage sous le nom de Bakhoy n° 2. La vallée en est magnifique, mais c’est un grand ruisseau où il y a plus de pierres que d’eau, dit le voyageur. Il s’appelle Baoulé ou Babilé, il vient du Kaarta et reçoit à gauche une autre rivière du nom de Badingo. Le pays est très varié d’aspect, généralement montagneux et coupé de nombreux marigots, dont quelques-uns exigeront des travaux d’art pour être franchis. Il est fertile, mais très peu peuplé. La cause de cette solitude est toujours la même : les guerres. Il est bon de remarquer ici que le lecteur aurait tort de juger des autres parties du Soudan par celle-ci. Le long du Haut-Niger, et bien que les guerres y aient également sévi, existent des populations beaucoup plus denses ; ce sont elles qu’il s’agit d’atteindre par le chemin de fer. Le petit district de Kita, qui a été moins maltraité que les autres, contient seize villages et sept ou huit mille habitans. Partout les chefs se montrèrent prêts à ratifier les promesses qu’ils avaient précédemment faites, et tous signèrent des traités par lesquels ils se plaçaient sous le protectorat de la France. Pour donner une idée de ces traités, nous reproduisons celui de Kita. Comme les autres, il est rédigé à la fois en français et en arabe :


Au nom de la République française,

Entre G. BRIERE DE L’ISLE, colonel d’infanterie de marine, commandeur de la Légion d’honneur, gouverneur du Sénégal et dépendances, représenté par le capitaine Galliéni, chef de la mission du Haut-Niger d’une part,

Et MAKHADOUGOU, chef du pays de Kita, Tokhouta, chef de Maka’ndianbougou[4], assisté des fils de Tokhouta et des principaux chefs et notables d’autre part,

A été conclu le traité suivant :

Article premier. — Les chefs notables et habitans du pays de Kita déclarent qu’ils vivent indépendans de toute puissance étrangère et qu’ils usent de cette indépendance pour placer de leur plein gré eux, leur pays et les populations qu’ils administrent sous le protectorat exclusif de la France.

Art. 2. — Le gouvernement français s’engage à ne jamais s’immiscer dans les affaires- intérieures die pays, à laisser chaque chef gouverner et administrer son peuple suivant leurs us et coutumes ou religion, à ne rien changer, dans la constitution du pays qu’il prend sous sa protection ; il se réserve le seul droit de faire sur le territoire du pays de Kita les établissemens qu’il jugera nécessaires aux intérêts des parties contractantes, sauf à indemniser, s’il y a lieu, les particuliers dont les terrains seraient choisis pour servir d’emplacement à ces établissemens.

Art. 3. — Les habitans de la région, reconnaissans envers le gouvernement français, qui les prend sous sa protection, s’engagent à mettre à la disposition du gouverneur tous les moyens en leur pouvoir pour l’aider à élever les constructions et établissemens prévus par l’article 2 ci-dessus. Tout travail exécuté par un habitant du pays pour le gouvernement français sera rétribué suivant le taux en usage.

Art. 4. — Le commerce se fera librement et sur le pied de la plus parfaite égalité entre les nationaux français ou autres, placés sous la protection de la France, et les indigènes. Les chefs s’engagent à ne gêner en rien les transactions entre vendeurs et acheteurs, et à n’user de leur autorité que pour protéger le commerce, favoriser l’arrivage des produits et développer les cultures.

Art. 5. — En cas de contestation entre un individu de nationalité française et un chef du pays ou l’un de ses sujets, l’affaire sera jugée par le représentant du gouverneur, sauf appel devant le chef de la colonie. En aucune circonstance et sous quel prétexte que ce soit, les opérations commerciales d’un traitant ne pourront être suspendues par ordre des chefs indigènes.

Art. 6. — Ceux-ci, comme leurs successeurs, s’engagent à préserver de tout pillage les étrangers qui viendront faire le commerce chez eux, à quelque nationalité qu’ils appartiennent.

Art. 7. — Les chefs de la contrée n’exigeront aucun droit, aucune coutume ou cadeau de la part des commerçans pour autoriser le commerce.

Art. 8. — Chaque année, les chefs qui voudront se rendre à Saint-Louis ou y envoyer un de leurs parens avec leurs pouvoirs pour traiter directement les affaires avec le gouverneur y seront conduits gratuitement par les soins des Français et ramenés de même à leur point de départ.

Fait et signé en triple expédition au village de Maka’ndianbougou, le 25 avril 1880, en présence de MM. Bayol, médecin de première classe de la marine ; Vallière, lieutenant d’infanterie de la marine ; Tautain, médecin auxiliaire de la marine ; Alpha Séga, interprète.


Quelques chefs ont signé en arabe, les autres ont apposé leur marque. Tokhouta a ajouté ce vœu à sa signature : « Au nom de Dieu, venez, ô gouverneur ; mon pays à moi, Tokhouta, est à vous. » Au traité de Kita, par une nouvelle convention passée le surlendemain, a été ajouté l’acte additionnel suivant : Les chefs notables et habitans du pays de Kita, voulant montrer leur vif désir de conserver et cimenter leur alliance avec les Français, alliance consacrée par le traité du 25 avril 1880, signé à Maka’ndianbougou par eux et par le représentant du gouverneur, cèdent à la France en toute propriété l’emplacement choisi pour y construire les établissemens jugés nécessaires pour que la France puisse remplir les engagemens qu’elle a contractés vis-à-vis du pays de Kita par le traité du 25 avril 1880.

Ils consentent à ce que les Français viennent, dès la plus prochaine saison sèche ou quand ils le voudront, construire sur cet emplacement un poste capable de maintenir pour toujours la paix dans tout le pays et sous la protection duquel se fera le commerce.

Ils s’engagent à fournir les travailleurs nécessaires pour la construction de ce poste et pour la route qui devra l’unir aux autres établissemens français les plus voisins. Ces travailleurs seront nourris par les Français et recevront pour chaque journée de travail une valeur de deux coudées de guinées en nature[5].


Déjà, dans la relation de son voyage à Segou, M. Mage disait de Maka’ndianbougou : « C’est un point important par sa situation même et par l’avenir qui l’attendrait, si jamais la civilisation envahit ce coin du globe ; sa position sur un plateau élevé, sain, riche en terres végétales, en bois de construction, adossé à une montagne qui forme une défense naturelle ; la facilité des cultures dans les plaines du nord, le riz de bambou qu’on récolte en grande quantité, le beurre de karité (beurre végétal), les bois de caïlcedras, sont des richesses naturelles qui ne feraient que croître par suite du double passage des caravanes de sel et de bestiaux qui se rendent de Nioro à Bouré et dont Kita est le lieu de passage obligé ; étant le point de départ de toutes les routes du Sénégal au Niger, il acquerrait une importance considérable comme place de commerce. » C’est surtout par sa salubrité que Kita pourrait rendre un jour de grands services. « Certes, dit de son côté, M. Brière de l’Isle, ce n’est pas pour rechercher un sanitarium qu’on a songé à marcher de Médine sur le Niger ; mais si, un jour, on pouvait envoyer en moins de quarante-huit heures des convalescens changer d’air à Kita, à une altitude de 5 à 600, peut-être de 800 mètres, et loin de la mer, ce qui a son importance pour la fièvre jaune, combien notre possession du Sénégal demanderait-elle de sacrifices d’hommes en moins à la France et quelle reconnaissance les familles ne devraient-elles pas aux promoteurs de l’œuvre ! » On voit de quelle importance sont les avantages que nous nous sommes assurés par le traité du 25 avril 1880. Kita étant à mi-chemin à peu près entre Bafoulabé et le Niger, l’intention du gouvernement est d’en faire comme le nœud de tout notre système de défense dans cette région. On y établira une sorte de camp retranché avec des approvisionnemens considérables et une garnison assez forte pour pouvoir former des colonnes qui rayonneront sur les pays environnans.

Jusqu’au Bélédougou, notre expédition continua d’être bien reçue quoiqu’avec un peu plus de froideur. M. Vallières se détacha au sud pour aller visiter Mourgoula, une des places d’Ahmadou, et M. Piétri s’en alla par le nord, reconnaître si la vallée tributaire du Niger, que signalaient les instructions du gouverneur, existe réellement. M. Gallieni continua sa route droit sur Bamako. Il ressort des renseignemens rapportés par M. Bayol, que ce n’est point par là qu’il faudra tenter de faire franchir au chemin de fer la ligne de faîte qui partage les eaux entre le Sénégal et le Niger. Le passage du Badingo et du Baoulé est difficile ; le pays, très montagneux, présente une succession de vallées à pentes énormes et rocheuses. Les marigots sont nombreux, à rives escarpées, et souvent fort larges.

Le Bélédougou, qui a toujours résisté plus ou moins victorieusement aux attaques du Segou, doit à ce bonheur d’avoir gardé d’assez nombreux villages et de compter de 12 à 15,000 habitans. Il est habité par des Bambarras avec lesquels M. Gallieni n’avait pu se mettre en relation. Ils firent sans doute ce raisonnement, que des hommes qui portaient des présens à leur ennemi Ahmadou étaient des ennemis. Leur armée tout entière, au nombre de près de 2,700 hommes, vint leur tendre une embuscade près du village de Dio, à A5 kilomètres environ de Bamako, et l’attaqua le 13 mai., La mission eut seize blessés, trente-huit hommes tués ou disparus et perdit tous ses bagages et tous ses ânes. Il lui fallut marcher pendant vingt-sept heures sans manger avant d’atteindre Bamako. Cette affaire est un véritable malheur, en. ce sens : qu’elle nous obligera à sortir pour un temps de l’attitude résolument pacifique que nous entendions garder, et cela pour combattre les mêmes gens que les Toucouleurs, que nous avons si peu d’intérêt à favoriser. Il importe en effet à notre prestige de tirer une vengeance éclatante et prompte de l’attaque de Dio, car les nègres n’ont de respect que pour la force.

Les habitans de Bamako, étant de complicité avec les Bambarras, M. Bayol ne pouvait songer à résider parmi eux. Il fut convenu qu’il rentrerait en France. Il passa dans le Manding, admirable contrée, belle comme un parc anglais, où l’or, si abondant dans le pays voisin du Bouré, commence à se montrer, et revint par Mourgoula à Bafoulabé. Les autres membres de l’expédition, réunis de nouveau à Bamako, franchirent le Niger et en redescendirent la rive droite vers Segou. On n’a plus eu de leurs nouvelles directes, mais d’après les rapports de quelques marchands noirs, Ahmadou les aurait fort bien reçus et les aurait installés à proximité de sa capitale.

Tel est le résumé de ce qui s’est fait pendant la première campagne de l’entreprise du chemin de fer du Sénégal au Niger. Celle de 1880-1881, qui vient de commencer, promet d’être plus fructueuse encore. Le 5 février dernier, l’amiral Jauréguiberry déposait à la chambre un projet de loi tendant à la construction immédiate de la ligne. Outre la section de Dakar à Saint-Louis, des compagnies particulières devaient construire celle de M’pal à Médine. L’état se chargeait de la section de Médine au Niger. La dépense qui lui incombait était évaluée à 54,183,800 francs. Le ministre de la marine proposait de répartir cette somme entre six exercices et demandait l’ouverture d’un premier crédit de 9 millions au budget des dépenses extraordinaires pour 1880. La commission du budget, mal préparée à un projet aussi grandiose, l’ajourna, tout en manifestant ses sympathies. Elle vota seulement 1,300,000 francs pour la continuation des études. Voici l’emploi qui a été assigné à cette somme : 24,000 fr. pour l’achèvement de la ligne télégraphique ; 300,000 fr. pour la création de nouveaux postes ; 350,000 fr. pour l’organisation et la solde de quatre nouvelles compagnies de tirailleurs indigènes ; 109,000 francs pour les approvisionnemens ; 100,000 francs pour le personnel des brigades topographiques ; 300,000 francs pour liquidation du compte de 1879 et 117,000 fr. pour frais divers.

Aujourd’hui, les quatre compagnies nouvelles de tirailleurs sont organisées, on a formé en outre une compagnie auxiliaire d’ouvriers d’artillerie blancs, qui fournira des surveillans pour les chantiers et des ouvriers pour les métiers inconnus des indigènes. Le colonel Borgnis-Desbordes, appelé au commandement des troupes et à la direction des travaux dans le Haut-Sénégal, châtiera, s’ils nous refusent satisfaction, les Bambarras du Bélédou, et assurera ainsi parmi les populations du Soudan le respect du nom français. Une brigade topographique, commandée par le commandant Derrieu et composée de huit officiers, s’est embarquée à Bordeaux, le 5 octobre, et est aujourd’hui dans le haut fleuve. Elle étudiera le pays entre Bafoulabé et le Niger, en fera la carte et reconnaîtra particulièrement les trois vallées du Bakhoy, du Baoulé et du Badingo, pour déterminer quelle est la plus praticable pour un chemin de fer. Le personnel et le matériel nécessaires pour la construction de trois nouveaux postes fortifiés sont en route. Ces postes seront établis à Fangalla, à Goniakorry et à Kita, ce qui transportera notre frontière à 250 kilomètres à peine du Niger. Jamais encore on n’aura vu autant de blancs dans le Soudan, mais l’expérience de l’année dernière est rassurante, elle a permis de constater que le climat est beaucoup moins malsain dans l’intérieur qu’on ne le supposait.

Enfin l’amiral Cloué, reprenant les projets de l’amiral Jauréguiberry, son prédécesseur, avec une ardeur qui peut rassurer les partisans du chemin de fer du Sénégal au Niger, a déposé dans la séance de la chambre du 13 novembre dernier une demande de crédit de 8,552,751 francs pour entreprendre dès la saison 1881-1882 la section de la voie ferrée comprise entre Médine et Bafoulabé. L’exposé des motifs fait ressortir avec beaucoup de vigueur les raisons qui doivent déterminer le parlement. En votant 1,800,000 fr. pour les études et pour les premiers travaux, il s’est moralement engagé à voter ensuite les fonds nécessaires à la construction du chemin de fer. Les nouveaux postes doivent être reliés au plus vite à la colonie du Sénégal, car il serait actuellement impossible d’en secourir les garnisons en cas d’attaque pendant l’hivernage. Ou nous devons occuper Bafoulabé définitivement, et alors il faut construire le chemin de fer ; ou notre influence au Sénégal ne doit pas dépasser Médine, et alors nous devons reculer au plus vite dans nos anciennes limites, si nous ne voulons pas que les noirs, las d’attendre la protection effective que la France leur a promise par des traités, en concluent que nous sommes impuissans à tenir nos engagemens et ne se tournent contre nous. Dès maintenant, cette retraite sur Médine serait un grand coup porté à notre prestige ; plus tard elle amènerait infailliblement un désastre. Il faudra donc prendre une décision définitive cette année. Le rapport de la commission du budget pour 1881, qui a été déposé le 15 novembre dernier, en faisant prévoir que dans la nouvelle émission de 3 pour 100 amortissable qui va être faite, 9 millions seront réservés pour le Sénégal, permet d’annoncer dès maintenant ce qu’elle sera. Il s’agit d’affermir nos possessions d’Afrique, de décupler notre domaine colonial, de donner à la France, condamnée en Europe à une réserve systématique, un champ presque illimité pour ses forces d’expansion, d’assurer à notre influence l’espace auquel le rôle historique de notre race lui donne droit dans le partage du globe entre les diverses races européennes ; cette décision ne saurait être un moment douteuse. Ajoutons que les Anglais, eux aussi, s’occupent de pénétrer au Soudan par le cap Juby, par la Gambie et par Sierra-Leone. Nous avons pris l’avance, sachons la garder.


PAUL BOURDE.

  1. Voyez la Revue du 1er mai 1879.
  2. Mungo-Park écrit Bamakou, Caillé Bamako. Bamakou a prévalu jusqu’à présent. D’après M. Bayol, on prononce Bamako dans le pays. Nous revenons donc définitivement à cette orthographe.
  3. On a déjà remarqué sans doute l’abondance des désinences italiennes parmi les noms que nous avons à citer. C’est qu’autant que possible on emploie des hommes du Midi, et notamment de la Corse, comme plus faciles à acclimater.
  4. Le principal village du Kittu.
  5. Deux coudées de guinées en France valent à peu près 62 centimes.