La France contre les robots/Chapitre 4

La bibliothèque libre.
Robert Laffont (p. 73-87).


IV


Notre Révolution de 89, ou plutôt ce que nous devrions continuer d’appeler le Grand Mouvement de 89, car c’est le nom que lui donnèrent les contemporains — et cette Révolution de 89 était bien, en effet, un mouvement — la Révolution n’est venue qu’après pour lui barrer la route, la Révolution réaliste et nationaliste qui, par-dessus l’idéalisme à la Rousseau de la Déclaration des Droits, renoue avec l’absolutisme d’État des légistes italiens ou espagnols, la tradition centralisatrice et unitaire, pour aboutir logiquement au régime napoléonien, aux premières grandes guerre économiques — le blocus continental — à l’égalité absolue, c’est-à-dire à l’impuissance absolue des citoyens devant la Loi — la loi de l’État — rendant ainsi possible l’avènement des systèmes totalitaires.

Pour comprendre quelque chose à ce grand Mouvement de 89, qui fut surtout un grand mouvement prématuré d’espérance, et comme une illumination prophétique, il faut aussi tâcher de comprendre l’homme de ce temps-là. L’homme du XVIIIe siècle a vécu dans un pays tout hérissé de libertés. Les étrangers ne s’y trompaient pas. L’Anglais Dallington définit la France de 1772 : une vaste démocratie. « Toute ville chez nous, disait amèrement, deux cents ans plus tôt, Richelieu, non moins centralisateur que Robespierre, est une capitale. Chaque communauté française, en effet, ressemble à une famille qui se gouverne elle-même, le moindre village élit ses syndics, ses collecteurs, son maître d’école, décide la construction des ponts, l’ouverture des chemins, plaide contre le Seigneur, contre le curé, contre un village voisin » — car nos paysans furent toujours terriblement procéduriers. À l’exemple des villages, les villes élisent leur maire, leurs échevins, entretiennent leurs milices, décident souverainement des questions municipales. En 1670, sous le règne de Louis XIV, le prince de Condé, gouverneur de Bourgogne, convoque en assemblée générale les habitants de Chalon-sur-Saône, et, prenant la parole, sollicite pour les Jésuites la permission de s’établir dans la ville. Après quoi, il se retire pour laisser à l’assemblée toute liberté de discussion. Sa requête est rejetée à une énorme majorité : les habitants de Chalon-sur-Saône n’aimaient pas les Jésuites.

Je répète que, en défendant l’homme du passé, c’est notre tradition révolutionnaire que je défends. Veut-on qu’il n’ait jamais été qu’un esclave dressé depuis des siècles à se coucher aux pieds de maîtres impitoyables et à leur lécher les mains ?

Faut-il que la fameuse page de La Bruyère, qui exprime surtout l’horreur et le dégoût d’un habitant raffiné des villes pour les grossiers campagnards, l’emporte éternellement sur tant de travaux et de recherches désintéressés d’admirables historiens ? Il y a une tradition française de la Révolution, une tradition humaniste de la Révolution Universelle, une Révolution de la Déclaration des Droits de l’Homme qui se distingue d’une manière absolue — idéologiquement et historiquement — de la tradition allemande. De ces deux traditions, ce n’est pas ici le lieu de dire quelle est la bonne, je prétends seulement qu’on ne les confonde pas ou que, faute de pouvoir les confondre, on ne diffame pas plus ou moins sournoisement la seconde en calomniant l’homme français jusqu’à faire de cette communion héroïque de toute une nation, en pleine force, en pleine gloire, une sorte d’insurrection sans caractère propre, une insurrection de serfs croupissant depuis des siècles dans l’ignorance, la saleté, la misère, et profitant de quelques circonstances favorables pour anéantir mille ans d’Histoire, comme un mendiant, la nuit, incendie la ferme où on lui a refusé l’aumône. Je répète que la Révolution de 89 a été la révolution de l’Homme, inspirée par une foi religieuse dans l’homme, au lieu que la Révolution allemande du type marxiste est la Révolution des masses, inspirée non par la foi dans l’homme, mais dans le déterminisme inflexible des lois économiques qui règlent son activité, elle-même orientée par son intérêt. Encore une fois, je n’oppose pas ici deux idéologies, je les distingue. Si la Révolution de 89 est devenue tout de suite une des plus belles légendes humaines, c’est parce qu’elle a commencé dans la foi, l’enthousiasme, qu’elle n’a pas été une explosion de colère, mais celle d’une immense espérance accumulée. Pourquoi dès lors essayer de nous faire croire qu’elle est sortie des enfers de la misère ? L’Allemand Wahl conclut ainsi son livre : « Les cinquante années qui précédèrent la Révolution furent une époque de formidables progrès ». Dans ses « Recherches sur la population de la France » Menance écrit, en 1788 : « Depuis quarante ans le prix du blé a diminué et les salaires augmentent. » De 1763 à 1789, les chiffres du commerce intérieur avaient doublé. De 1737 à 1787, cinquante mille kilomètres de routes avaient été construits. « On peut compter, disait Necker, que le produit de tous les droits de consommation augmente de deux millions par an. » La France compte des savants comme : Lavoisier, Guyton, Morveau, Berthollet, Monge, Laplace, Lagrange, Daubenton, Lamarck, Jussieu ; le bateau à vapeur de Jouffroy d’Abans navigue sur le Doubs, Philippe Lebon découvre le gaz d’éclairage, les frères Montgolfier l’aérostat. Turgot fait décréter le libre commerce des grains, en 1774. En 1777, la liberté des cultes est proclamée. En 1776, on crée le Mont-de-Piété, pour le prêt sur gage, au taux le plus modéré, trois pour cent. Un peu plus tard, le Roi réorganise entièrement le service des postes, et décide que le secret des lettres sera respecté, même par les officiers de justice — réforme que la Convention Nationale ne put et n’osa pas maintenir… Encore une fois, le Français du XVIIIe siècle n’est pas un chien qui brise sa chaîne, un mouton devenu enragé, mais un homme fier du travail de ses aïeux, conscient de la grandeur de son histoire, et qui se croit au seuil d’une civilisation nouvelle, sortie de son esprit et de ses mains, faite à son image, un Âge d’Or. N’est-ce pas en ce moment que l’Académie de Berlin choisit comme sujet de concours : « Raisons de la Supériorité de la Langue Française » ? À Berlin comme ailleurs, cette supériorité de notre langue — et aussi celle de nos arts, de nos mœurs — n’était plus discutée ; on en discutait seulement les raisons. Oh ! sans doute, quelque lecteur pensera ici que le paysan français se souciait peu alors du choix de l’Académie de Berlin, choix que d’ailleurs il ignorait. Mais il n’ignorait pas la place que la France occupait en Europe, et que cette place était la première. Du moins savait-il vaguement qu’il appartenait au peuple le plus civilisé du monde ; et ce peuple méritait, en effet, plus qu’aucun autre, le nom de civilisé, car la conscience de sa supériorité ne lui inspirait rien qui ressemblât au hideux nationalisme moderne, il était vraiment sans haine, il rêvait vraiment à la liberté et au bonheur du genre humain ; Jean-Jacques était réellement son prophète. On objectera que le peuple ne savait pas lire. Mais d’abord, le nombre des illettrés était beaucoup moins grand qu’on ne le pense généralement — sur cinq cents communes, vingt-deux seulement n’avaient pas de maître d’école. C’était même le bas clergé qui en ce temps-là se montrait le plus ardent propagandiste de l’instruction obligatoire ; la bourgeoisie — particulièrement la bourgeoisie intellectuelle — jugeait cette réforme dangereuse : « Une seule plume suffit pour cent habitants », disait Voltaire. N’importe ! Quiconque a quelque notion de l’Histoire sait parfaitement que le Sermon du Vicaire Savoyard eût été alors compris et acclamé dans la plus humble chaire de village. Les jeunes généraux de la République, Hoche, Marceau, Bonaparte lui-même, ne parlaient-ils pas à leurs soldats, chaque fois qu’ils en trouvaient l’occasion, le langage de Rousseau ?

Il serait bien hardi de proclamer Rousseau père de la Révolution de 89, car elle a été portée dix siècles dans les entrailles de la France, mais on pourrait dire qu’il en a été le parrain. Elle eût d’ailleurs mérité un parrainage plus illustre. Une prière du IXe siècle appelle la céleste lumière sur les fils des Francs « afin que, voyant ce qu’il importerait de faire pour établir le royaume de Dieu en ce monde, ils aient le courage d’accomplir avec une générosité et une charité que rien ne lasse… » Évidemment l’auteur oublié de ces paroles admirables donnait au mot de Royaume de Dieu un autre sens que celui d’un paradis terrestre à la Jean-Jacques, d’une Cité harmonieuse où l’homme réconcilié avec l’Être Suprême, avec lui-même, avec ses frères, avec les bêtes innocentes, les arbres, les sources, travaillerait à l’avancement de la Philosophie, des Sciences Naturelles et des Arts, pour une humanité régénérée. Mais enfin, une civilisation de ce type peut être une image affaiblie, affadie, presque méconnaissable du Royaume de Dieu ; elle ne s’oppose pas à lui comme la société capitaliste, par exemple. L’Église du XIIe siècle avait continué de protéger maternellement la Chrétienté, son œuvre. Si la corruption romaine du XIVe et du XVe, la terreur inspirée par Luther, le Réalisme impie de la Renaissance et tout l’or des Espagnes n’avaient incliné l’Église à la Politique, lié son sort, du moins en apparence, au Capitalisme dont les racines s’enfoncent si profondément dans le passé, la Révolution de 89 eût été faite beaucoup plus tôt, et elle aurait eu l’Église pour marraine… On ne comprend rien à notre Révolution si l’on refuse de tenir compte d’un fait historique d’une importance incalculable : depuis le XVe siècle, la Chrétienté française subsistait, je veux dire la Société chrétienne avec ses institutions, ses mœurs, sa conception traditionnelle de la vie, de la mort, de l’honneur et du bonheur, mais la Politique se paganisait de plus en plus… Au sommet de la Chrétienté, la Politique restaurait secrètement les divinités païennes, l’État, la Nation, la Propriété, le jus utendi et abutendi du Droit Romain… Ah ! oui, certes, la Révolution de 89 est venue trop tard ! Entre la société nouvelle en formation et la Politique dont je viens de parler, il existait — pour employer l’expression leibnizienne — une espèce « d’harmonie préétablie ». À l’État selon Machiavel, qui ne connaît d’autre loi que l’efficience, comment ne s’accorderait pas une société qui ne connaît d’autre mobile que le Profit ? La Révolution de 89 est venue trop tard ou trop tôt. Ce n’était pas contre les oppressions du passé que se levait un peuple qui d’ailleurs, par la volonté de ses mandataires, allait bientôt jeter au feu, dans la nuit du Quatre Août, les titres de ses privilèges — son pressentiment sublime le dressait devant la menace des oppressions futures. Cette menace était-elle d’ailleurs si lointaine ? Qu’on y songe ! Je ne suis pas encore un vieillard et pourtant, lorsque je suis né, la Déclaration des Droits n’avait pas encore cent ans. Elle a aujourd’hui cent cinquante-six ans, deux vies humaines, pas davantage. Oh ! je sais bien que ce sont là des réflexions que le lecteur n’aime pas faire. Permettez-moi d’y insister cependant. Cent cinquante ans après la Déclaration des Droits, Hitler dominait l’Europe et des millions d’hommes — des millions d’hommes dans le monde, dans toutes les parties du monde — car les Démocraties, vous le savez, les démocraties elles-mêmes, comptaient beaucoup d’amis des fascismes — des millions et des millions d’hommes acclamaient une doctrine qui, non seulement reconnaît à la Collectivité tout pouvoir sur les corps et les âmes, mais encore fait de cette sujétion totale de l’individu — pour ne pas dire son absorption — la fin la plus noble de l’espèce. Car il n’est pas vrai que des millions et des millions d’hommes se soient contentés d’abandonner volontairement leur liberté, ainsi qu’on se dépouille d’un privilège légitime. Ils ne reconnaissaient pas la légitimité de ce privilège, ils ne se reconnaissaient pas le droit à la liberté. Bien plus ! Par un renversement inouï des valeurs, ils mettaient leur orgueil à la mépriser. Ils faisaient leur — ils jetaient comme un défi à la civilisation dont ils étaient pourtant issus — le mot atroce, le mot sanglant de Lénine : « La liberté ? Pour quoi faire ?… » Pour quoi faire ? C’est-à-dire à quoi bon ? À quoi sert d’être libre ? Et, en effet, cela ne sert pas à grand’chose, ni la liberté ni l’honneur ne sauraient justifier les immenses sacrifices faits en leur nom, qu’importe ! On convainc aisément les naïfs que nous sommes attachés à la liberté par l’espèce d’orgueil qu’exprime le non serviam de l’Ange, et de pauvres prêtres vont répétant cette niaiserie qui plaît à leur sottise. Or, précisément, un fils de nos vieilles races laborieuses et fidèles sait que la dignité de l’homme est de servir. « Il n’y a pas de privilège, il n’y a que des services », telle était l’une des maximes fondamentales de notre ancien Droit. Mais un homme libre seul est capable de servir, le service est par sa nature même un acte volontaire, l’hommage qu’un homme libre fait de sa liberté à qui lui plaît, à ce qu’il juge au-dessus de lui, à ce qu’il aime. Car, si les prêtres dont je viens de parler n’étaient pas des imposteurs ou des imbéciles, ils sauraient que le non serviam n’est pas un refus de servir, mais d’aimer.