La France du Nord/03
Tandis qu’une loi fatale de décadence semble frapper les villes du littoral de la Somme, la vieille capitale de la Picardie voit chaque jour sa prospérité s’accroître. La population d’Amiens, qui n’était que de 42,000 âmes en 1832, atteint aujourd’hui le chiffre de 60,000. Avant la guerre, on y élevait plus de 200 maisons chaque année, et, malgré les charges accablantes de l’occupation et d’énormes contributions de guerre, le travail d’agrandissement a repris avec une activité nouvelle. C’est là dans l’histoire de cette ville un fait qui s’est invariablement reproduit à travers les désastres du moyen âge, car à toutes les époques elle a trouvé dans son commerce et son industrie les élémens d’une puissante vitalité. Sous les deux premières races, elle comptait déjà parmi les villes les plus florissantes de la Gaule ; la révolution communale accomplie dans les premières années du XIIe siècle lui imprima un nouvel essor. La fabrication des draps et des étoffes de laine y prit un très grand développement, et cette fabrication s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Ses produits au moyen âge étaient connus sous le nom de sayeterie ; aujourd’hui ils sont connus sous le nom d’articles d’Amiens, et comprennent des velours en tout genre, des lainages tels que cachemires d’Ecosse, et des étoiles laine et soie : 35,000 pièces de velours sortent annuellement des ateliers d’Amiens ; mais ce chiffre, déjà si élevé, est loin de représenter la somme totale des marchandises que ces ateliers livrent à la circulation. Faute d’usines suffisantes, les négocians sont obligés de commissionner au dehors, principalement à Rouen et à Mulhouse ; ils achèvent de manufacturer les étoffes écrues qu’ils tirent de ces villes, et en écoulent environ 85,000 pièces par an, ce qui, joint aux velours fabriqués sur place, donne lieu à un mouvement d’affaires de plus de 100 millions. Toutefois il est à noter que dans ces dernières années la fabrication des velours, tissu façon de soie, dits velvets, a subi une réduction considérable ; elle est tombée de 10,000 pièces à 200, non pas que la consommation ait diminué, mais uniquement par suite des traités conclus avec la Belgique et l’Angleterre ; Manchester a aujourd’hui le monopole de cet article sur le marché français, et la chambre de commerce a présenté récemment à la commission de l’assemblée nationale, au sujet des traités du 5 novembre 1872 et du 5 février 1873, des observations très justes qui prouvent combien il serait important de voir figurer en plus grand nombre parmi nos députés des hommes pratiques, en état de discuter les questions industrielles et agricoles, qui sont lettre morte pour les hommes de parti.
Amiens n’est pas seulement une grande ville de fabrique, c’est aussi une ville littéraire et savante. Au moyen âge, elle a fourni un brillant contingent à la pléiade des trouvères, entre autres maître Richard de Fournival, qui vers 1,260 a mis en rimes le Bestiaire divin, ouvrage bizarre ou il élève l’instinct au-dessus de la raison et oppose aux vices des hommes les vertus des animaux, — Louis Choquet, auteur du Mystère de l’Apocalypse, — Girardin, Eustache et Riquier d’Amiens, qui allaient au XIIIe siècle par les châteaux et par les villes récitant le lai de l’Oyselet, les Aventures du sacristain et de la belle Ydoine, la femme au changeur Guillaume, ou l’histoire du Vilain qui conquit le paradis en plaidant contre saint Pierre, comme les bourgeois du nord avaient conquis la liberté en plaidant contre les évêques et les barons. Tandis que ces hardis et cyniques conteurs se donnaient libre carrière contre les moines et les nonnains, les bourgeois, qui formaient une aristocratie conservatrice et dévote, établissaient entre eux une confrérie littéraire pour chanter chaque année les louanges de Notre-Dame du Puy. Cette confrérie, lointain souvenir des ghildes germaniques, était célèbre parmi les associations du même genre établies dans les villes du nord. Les confrères étaient au nombre de vingt-deux en 1451, ce qui prouve qu’au moyen âge la poésie était beaucoup plus populaire et plus goûtée que de notre temps, car il serait impossible aujourd’hui de trouver dans une ville de province, fût-ce même parmi les plus importantes, vingt-deux poètes prêts chaque année à disputer le prix d’un concours rhythmique. Au XVIIe siècle, la confrérie d’Amiens était encore en pleine floraison. Elle cultivait alors de préférence la ballade et le chant royal, et les poètes, tout en chantant la Vierge, avaient grand soin de ne pas s’oublier ? ils faisaient entrer à l’aide d’un jeu de mots leur nom dans le refrain de leur ballade. Ainsi l’un des lauréats, qui s’appelait Gabriel Briet, disait à la reine des anges :
- Belle à l’abri et toujours toute belle.
M. des Amourettes trouvait un agencement plus brillant encore, et son nom tout parfumé de tendresse fournissait cette heureuse désinence :
- Vierge, aux humains la porte d’amour estes.
Quand la confrérie avait couronné ses poètes, ils se faisaient peindre et encadrer, et suspendaient leur image dans les salles de la corporation ou les chapelles de la cathédrale. Quelques-uns de ces tableaux votifs sont arrivés jusqu’à nous, et forment l’une des plus curieuses collections qui puissent se rencontrer dans nos départemens.
Les Amiénois avaient pour les vers une si vive passion qu’ils en mettaient partout, même sur les tombeaux[2] ; mais chez eux la poésie cinéraire n’excluait pas une certaine gaîté, et l’esprit narquois des trouvères, esprit essentiellement picard, s’y donnait beau jeu. Les épitaphes épigrammatiques étaient fort communes ; en voici un échantillon, qui se lisait sur les murs de l’église Saint-Germain :
- Ci gist entre ces deux piliers,
- Le Franc, questeur des cordeliers,
- Qui cor bien qu’il fust trépassé,
- Ne cesse de rompre la teste
- Aux passans, en faisant queste
- D’un requiescat in pace.
Au XVIIIe siècle, les ballades, les chants royaux, les épitaphes rimées, avaient fait leur temps. Quelques beaux esprits formèrent alors, sous le nom de Cabinet des lettres, une association nouvelle et toute mondaine, bien qu’elle ait compté quelques ecclésiastiques parmi ses membres. Elle resta trente ans sans faire parler d’elle, lorsque la publication de Vert-Vert vint tout à coup la mettre en grand relief. L’apparition de ce chef-d’œuvre de fine raillerie et d’élégant badinage fut un événement. « Je ne sais, disait J.-B. Rousseau, si tous mes confrères et moi, après un phénomène aussi surprenant, ne devons pas renoncer au métier. » Louis XV et le roi de Prusse s’empressèrent de féliciter Gresset, et le Cabinet des lettres lui envoya un diplôme d’associé au double titre de poète et d’Amiénois. Le chantre du perroquet des visitandines ne voulut point rester en arrière de bons procédés ; sur sa demande, le Cabinet des lettres fut érigé par ordonnance royale en académie des sciences, belles-lettres et arts, avec directeur, chancelier, huissiers, en un mot tout ce qui constitue un cénacle d’immortels. Gresset, qui avait au plus haut degré cet amour du clocher qui est l’un des traits distinctifs des Picards, quitta Paris et l’Académie française, dont il était membre, pour venir vivre tranquillement dans sa ville natale, et présider l’académie d’Amiens ; il mourut en 1777, sans avoir jamais manqué une seule séance, et quelques années plus tard, en 1783, ses collègues mirent son éloge au concours. Deux hommes, qui devaient laisser tous deux une grande célébrité dans l’histoire, mais une célébrité bien différente, et mourir sur l’échafaud révolutionnaire, Bailly et Robespierre, se présentèrent pour disputer le prix. L’Éloge de Bailly, sagement pensé et fermement écrit, se distinguait par les qualités les plus sérieuses ; celui de Robespierre n’était qu’un lieu-commun, embelli de fautes d’orthographe, et rempli de plates et hypocrites déclamations sur la piété et la vertu. L’auteur attaquait violemment Voltaire ; il félicitait Gresset des scrupules qui l’avaient porté à renoncer au théâtre ; il prodiguait, comme il l’avait déjà fait dans l’un de ses plaidoyers d’Arras, de basses flatteries à Louis XVI, « cette tête si chère et si sacrée, » qu’il devait faire tomber dix ans plus tard. Personne, en lisant cette prose empâtée, où se trahissait à chaque page l’impuissance de l’esprit le plus vulgaire, n’aurait pu soupçonner que le sentimental et royaliste rhéteur qui en avait tracé les lignes figurerait bientôt parmi les plus sanguinaires acteurs du comité de salut public, et certes il faut que les révolutions aient de bien terribles surprises pour qu’elles aient fait du fruit sec des concours académiques d’Amiens le maître des destinées de la France.
Gresset fut la plus grande illustration d’Amiens au XVIIIe siècle, comme Voiture, le premier des bourgeois qui ait été admis dans les salons de la haute noblesse, l’avait été au siècle précédent ; ce ne sont pas du reste les écrivains qui figurent en plus grand nombre parmi les hommes que la capitale de la Picardie est fière d’avoir vus naître. Elle compte au nombre de ses enfans Pierre l’Ermite, l’apôtre de la première croisade, et, dans des temps plus rapprochés de nous, des jurisconsultes éminens, Philippe de Morvilliers, Pierre de Miraulmont ; des médecins, Riolan et Jacques Dubois dit Sylvius[3], le physicien Rohault, l’imprimeur Michel Vascosan, qui substitua le type moderne au type gothique dans la typographie, l’orientaliste Masclef, auteur de la première grammaire comparée des langues chaldaïque, syriaque et hébraïque qui ait été publiée en France[4] ; l’astronome Delambre, le naturaliste Duméril, le général de Gribeauval, surnommé le Vauban de l’artillerie, le lieutenant-général Desprez, qui prit une part glorieuse à l’expédition d’Alger ; mais c’est surtout dans l’érudition que les Amiénois occupent un rang hors ligne : il suffit de rappeler les noms de Du Cange[5] et de dom Bouquet. Ces illustres savans ont fait école. Les compatriotes de Du Cange ne se sont point contentés de lui élever une statue, ils ont tenu à honneur de marcher dans la voie qu’il avait ouverte. MM. Bouthors, Rigollot, Butteux, Dufour, Janvier, Hardouin, Garnier, Breuil, Dusevel, Corblet, Goze, Jourdain, Duval, ont publié d’excellens travaux qui embrassent tout à la fois l’histoire de la province et quelques-unes des branches les plus importantes de l’histoire générale. Ils ont formé sous le nom de Société des antiquaires de Picardie une association à laquelle on doit la création du musée d’Amiens, d’intéressans mémoires et une collection de textes sur le modèle des Documens inédits de l’histoire du tiers-état, ce qui est d’un bon exemple pour les autres associations savantes des provinces, car les textes où parlent les morts sont la voix même de l’histoire.
Les arts n’ont pas été représentés moins dignement à Amiens que les lettres et les sciences. Tandis qu’Abbeville produisait une école de graveurs justement célèbre, Amiens voyait fleurir une école de sculpture dont l’existence est constatée dès 1400 par un statut industriel. Cette école, à peu près inconnue dans le reste de la France, a peuplé les églises picardes de bas-reliefs, de statues et de retables, les maisons des nobles et des bourgeois de bahuts et de dressoirs ; elle a exécuté les stalles de la cathédrale, les quatre pyramides qui les décorent, les cadres des tableaux votifs de la confrérie de Notre-Dame du Puy, et il fallait certes que le sentiment de l’art fût bien profond, l’inspiration bien spontanée au moyen âge et à l’époque de la renaissance pour que de simples maîtres menuisiers aient accompli de pareils chefs-d’œuvre.
Blasset, au XVIIe siècle, continua brillamment les traditions de l’école amiénoise. Quoiqu’il eût obtenu le titre de sculpteur et d’architecte du roi, il n’a guère travaillé que pour sa ville natale. Les étrangers ne le connaissent que par l’Ange pleureur qui décore un tombeau de la cathédrale ; mais en ce moment même deux amateurs, ses compatriotes, publient son œuvre complète à leurs frais, et ce travail de patriotisme local mettra en lumière l’un de nos artistes les plus éminens dont on cherche en vain le nom dans la plupart des dictionnaires biographiques. Au XVIIIe siècle, Cressent, Vimeu, Dupuis, Carpentier, soutinrent dignement la réputation de leur ville. Une école des beaux-arts y fut établie en 1758, et aujourd’hui même la vieille famille des sculpteurs amiénois prouve qu’elle n’a point dégénéré. Elle a pour représentans M. Caudron, auteur de la belle statue de Du Gange, élevée sur l’une des places publiques d’Amiens, M. de Forceville, qui a consacré son ciseau à reproduire les statues et les bustes de ses concitoyens, et MM. Duthoit frères, qui ont fait revivre les traditions de l’art du moyen âge et de la renaissance. Comme ce vieux caméronien de Walter Scott qui passait sa vie à relever les pierres des tombeaux renversés par le temps et rongés par la mousse, MM. Duthoit se sont voués au culte des ruines. Ils n’ont point quitté leur chère Picardie pour en étudier les monumens, et l’un d’eux, par un prodige de patience et de ferveur archéologique, en a fixé dans plus de huit mille dessins tous les aspects et tous les souvenirs[6]. C’est à l’aide de ce travail unique en son genre qu’il a pu surprendre jusque dans les moindres détails les secrets de l’ornementation figurée du moyen âge, avec le type particulier qu’elle offre dans les provinces du nord. M. Viollet-Le-Duc, qui s’y connaît, l’a surnommé le dernier des imagiers, et n’a voulu confier qu’à lui seul le soin de rétablir dans leur intégrité première les statues mutilées de la cathédrale, dont il dirige depuis longtemps les travaux.
On le voit, la vie intellectuelle a toujours marché de front à Amiens avec la vie commerciale, et c’est là ce qui a fait à toutes les époques son honneur et sa fortune. Au milieu des bouleversemens de la société moderne, cette ville a gardé le culte de son passé, le respect des glorieux ancêtres, Elle a trouvé dans la modération de ses opinions politiques un nouvel élément de prospérité ; vouée au travail et à l’étude, elle se laisse difficilement prendre à la glu démagogique, et, si le radicalisme a tenté dans ces derniers temps de mettre la main sur sa population ouvrière, tout annonce qu’il ne réussira pas mieux que l’ex-capucin Chabot, lorsqu’il vint en 93 danser la carmagnole sous les vertes allées des belles promenades de la Hautoye.
Amiens avant la révolution ne comptait pas moins de onze couvens d’hommes, onze couvens de femmes, et des églises en proportion. La révolution n’a détruit que très peu de choses, mais la plupart des édifices religieux ont changé de destination. Certaines églises sont devenues des maisons de roulage, d’autres des magasins, et de toutes les anciennes abbayes Saint-Acheul est la seule qui soit encore occupée par une corporation religieuse. Les jésuites, qui avaient pris le pseudonyme de paccanaristes, l’achetèrent dans les premières années de la restauration et y fondèrent un collège dont le nom a retenti bien souvent dans les journaux de cette époque. Le père Sellier en 1816 y exorcisa un diable du nom de Crapoulet, le père Loriquet, l’un des directeurs des études, y confectionna une foule de petits livres très remarquables par leur tendance à l’abêtissement, et c’est de là qu’est sorti ce fameux Abrégé de l’histoire de France où le titre de lieutenant-général des armées de sa majesté Louis XVIII était décerné à M. le marquis de Buonaparte. On a prétendu depuis que cette facétieuse désignation n’était qu’une pure invention de journalistes mal pensans, et le fait est qu’on la chercherait en vain dans les rares exemplaires qui circulent encore aujourd’hui ; mais des bibliographes ordinairement bien renseignés assurent que les révérends pères ont dérogé en faveur de l’Abrégé d’histoire à leur célèbre maxime : sint ut sunt, vel non sint, et que, ne pouvant expurger la première édition, ils l’ont fait disparaître, ce qui permet de dire maintenant que le père Loriquet a été l’innocente victime de la calomnie. Si le compromettant Abrégé a disparu, les Souvenirs de Saint-Acheul[7] se trouvent encore dans quelques bibliothèques, et ils ne sont certainement pas de nature à édifier les gens sensés qui pensent que le premier devoir des hommes chargés de l’éducation de la jeunesse est de lui enseigner le respect de la famille. Il y a dans ce petit livre un mysticisme sombre qui pousse au mépris des affections les plus saintes ; l’auteur, en racontant la vie de quelques-uns de ses élèves, se fait gloire de leur avoir inspiré une sainte impatience de mourir. Qu’importent les larmes des mères ? Cela ne le touche pas. Un de ses pensionnaires prie « Dieu de l’appeler à lui avant les vacances. » Un autre, à qui l’un de ses camarades mourant « demandait ses commissions pour le ciel, » le charge d’intercéder auprès du Tout-Puissant afin qu’il soit au plus vite rappelé de cette vallée de larmes, et voilà le père Loriquet qui tombe en extase, et s’admire lui-même d’avoir su si parfaitement détacher les âmes des choses de ce monde, sans se douter que dans ses accès d’égoïsme ascétique il ne faisait que parodier Molière.
Tout ce qui pouvait exalter jusqu’au délire de jeunes imaginations était mis en usage. On faisait faire aux élèves à pied dans une seule journée, pour aller en pèlerinage à Albert, 14 lieues, dont 9 à jeun. L’un d’eux, déjà souffrant de la poitrine, ne pouvait supporter les fatigues d’une si longue route ; il se plaignait vivement, et le père Loriquet, après avoir raconté le fait, dresse contre lui-même cet acte d’accusation : « il est certain que depuis le voyage d’Albert le mal de poitrine empira notablement, et que ce mal, après de longues et cruelles souffrances, aboutit à la mort. » Le révérend père est sans pitié pour ceux qui meurent des fatigues d’un pèlerinage, mais il éclate en regrets lorsqu’il perd un de ses élèves sur lequel il fondait les plus belles espérances, car « on ne l’avait jamais surpris à regarder personne en face. » La casuistique de Suarez et de Busembaum avait été l’arsenal où les parlemens allaient chercher leurs armes contre l’ordre de Jésus ; les petits livres du père Loriquet ont de même défrayé, sous la restauration, la polémique anti-cléricale, et l’on a peine à comprendre qu’une corporation qui comptait dans ses rangs tant d’hommes recommandables par leur science et leurs vertus privées ait laissé un des siens se livrer à de pareilles divagations. Par malheur, il en est de la religion comme de la politique : on s’emporte toujours aux choses extrêmes, et tandis que d’un côté on compromet la liberté par les souvenirs et les pratiques de la terreur, de l’autre on compromet la foi par un retour inintelligent aux traditions ténébreuses du moyen âge, à l’anéantissement de la raison, dans les rêveries du mysticisme, aux prodiges d’une thaumaturgie apocryphe. Les jésuites ont encore aujourd’hui à Amiens une maison d’éducation, la Providence, qui ne compte pas moins de 700 élèves ; cependant il faut leur rendre cette justice, que leur enseignement s’est profondément modifié. Ils ont plus à cœur de faire des bacheliers que de faire des saints, et ils montrent pour la préparation une très grande aptitude. Le lycée, stimulé par la concurrence, ne reste pas en arrière : les études y ont pris dans ces derniers temps un très remarquable essor ; mais, comme on n’est jamais trahi que par les siens, l’administration de l’instruction publique, pour appliquer je ne sais quel malencontreux règlement, l’a fait descendre de la deuxième classe à la troisième, quoiqu’il fût en pleine voie de prospérité, et que ses professeurs eussent à tous égards mérité l’estime et la confiance des familles. Le public, qui n’est point initié aux mystères de la bureaucrate, s’est imaginé bien à tort que ce déclassement impliquait un blâme, et la Providence en a fait son profit, au plus grand regret des amis de l’université, qui savent combien il importe de rehausser son prestige, en présence du développement toujours croissant des collèges dirigés par les corporations enseignantes.
L’ancienne abbaye de Saint-Acheul, comme la plupart des autres établissemens religieux de la vieille monarchie, possédait une fort belle bibliothèque. Les ouvrages conservés dans ces établissemens furent déclarés, au moment de la révolution, propriété nationale, et ils ont fourni le premier noyau de la bibliothèque publique, qui s’élève aujourd’hui à plus de soixante mille volumes, et qu’un legs récent de M. le comte de L’Escalopier vient d’enrichir encore d’une importante collection de livres d’histoire et d’archéologie. Le savant conservateur, M. Garnier, a publié en 40 volumes in-8o le catalogue des richesses confiées à sa garde, parmi lesquelles on compte environ 450 manuscrits du IXe au XIIe siècle. L’un de ces manuscrits, intitulé Figurœ bibliorum, a été exécuté en 1197 par un enlumineur de Furnes pour don Sanche de Navarre ; il ne contient pas moins de 1,000 miniatures, et se place par sa date au premier rang des raretés de l’art des imagiers. Un habitant d’Amiens, M. Leprince, a consacré une partie de sa vie à relier gratuitement les volumes les plus remarquables, et rien ne manque à ce riche dépôt scientifique, qui doublera dans un avenir prochain, grâce aux sacrifices que s’impose l’administration et aux libéralités des habitans, toujours disposés à montrer ce que peut l’initiative privée dans une ville industrieuse et riche ; la création du musée en est la preuve.
En 1852, la Société des antiquaires de Picardie conçut le projet de réunir dans un même local les nombreux débris romains et gallo-romains qu’elle recueillait chaque jour sur les divers points du département. Elle sollicita et obtint la concession d’un terrain domanial, qui s’agrandit de quelques parcelles appartenant à la ville. Le gouvernement donna des fonds, on ouvrit des souscriptions, et en 1865 un vaste bâtiment fut prêt à recevoir les richesses que la société avait l’assemblées. En 1870, cette société fit don à la ville des collections et du bâtiment, qui fut momentanément transformé pendant la guerre en ambulance prussienne, et qui, rendu aujourd’hui à sa destination première, offre un brillant spécimen de l’art en province. Placé sous la surveillance d’un artiste distingué, M. Borelly, et d’une commission présidée par M. Charles Dufour, l’infatigable promoteur de la création, le musée d’Amiens est orné de peintures murales, très bien conçues, qui représentent les principaux épisodes de l’histoire de la Picardie et les hommes célèbres à divers titres qu’elle a vus naître. Les collections sont divisées en trois classes : archéologie, sculpture et peinture. La section d’archéologie renferme de curieux monumens de l’art du moyen âge, dont quelques-uns proviennent des anciennes églises. La section de sculpture comprend quarante-cinq bustes, bas-reliefs et statues, entre autres un très beau buste du régent par Coysevox, des bustes de Bosio, de Dantan aîné, de Préault, et diverses œuvres d’artistes picards, MM. Edmond Lévêque, de Forceville, Guérard et Caudron. La section de peinture est la plus riche de toutes, elle ne contient pas moins de 149 tableaux, où l’école italienne est représentée entre autres par l’Albane, Canaletto, Martinelli, Vivarino, Titien, — l’école hollandaise et flamande par Jordaens fils, Teniers le vieux, Otto van Veen, — l’école espagnole par Zurbaran, — la vieille école française par les peintres de la confrérie de Notre-Dame du Puy, Claude Lorrain, Jean Jouvenet, Coypel, Vanloo, — et l’école moderne par Watelet, Carle et Horace Vernet (Massacre des Mameluks), David (Portrait en pied de la comtesse de Dillon), Steuben, Girodet, Heim, Droling, Bellangé. De même que dans la galerie de sculpture, les artistes picards tiennent honorablement leur place à côté de ces maîtres : l’un de ces artistes, M. Rioult, est de Montdidier ; les deux autres, MM. Porion et Pierre Thuillier, l’habile paysagiste, sont d’Amiens.
On pourrait croire d’après cette énumération déjà bien longue pour une ville de province que nous en avons fini avec la peinture ; mais la mairie et l’école de dessin ont aussi leur musée. A part quelques toiles anciennes, telles que les dessus de portes de Boucher, qui sont cités parmi les meilleures œuvres de ce maître, la collection des tableaux de la mairie ne remonte pas au-delà de 1802, c’est-à-dire à l’année même où fut signée la paix d’Amiens. Le premier consul avait envoyé quelques belles toiles pour orner la salle des conférences ; le conseil municipal a jugé qu’elles étaient là tout aussi bien qu’à Paris, et les a gardées. Chaque fois que la mairie recevait une visite impériale ou royale, on avait bien soin de faire remarquer que dans les précédentes visites on avait reçu des tableaux ; or, comme Louis XVIII ou Charles X ne voulaient point se montrer moins généreux que Napoléon, et Louis-Philippe moins généreux que Charles X, la ville recevait toujours quelque offrande des nouveaux gouvernemens. Grâce à cette manœuvre, habilement renouvelée, les salles de la mairie comptent aujourd’hui plus de 100 toiles, au nombre desquelles lui distingue le Siège de Troie, peint par Renaud en 1785, une Cléopâtre d’Henri Picon, la Duchesse de Clèves, de Laresse, 1676, un portrait de Puget, par Lebrun, un François Rubens et une Madeleine de Van Schendel, des Abel de Pujol et des Ziegler[8].
Ce ne sont pas, on le voit, les œuvres d’art qui manquent à Amiens ; mais la cathédrale fait souvent oublier tout le reste, même aux touristes les plus empressés. Cette cathédrale n’est pas seulement l’un des plus beaux monumens religieux du moyen âge, elle en est aussi le plus vaste, car elle couvre une superficie de 8,500 mètres carrés. Elle fut commencée en 1220 d’après les plans de Robert de Luzarches, et continuée par Thomas de Cormont et Renaud, son fils. Un labyrinthe ou chemin de Jérusalem consacrait le nom de ces habiles architectes par une inscription en vers du XIIIe siècle, et la reproduction de leur silhouette sur le pavé même de l’église qu’ils avaient bâtie. Ce rare et précieux monument a fait place, il y a quelques années, à un pavage moderne, et il est aujourd’hui conservé dans le musée ; les tombes en cuivre des deux évêques, Evrard de Fouilloy et Geoffroy d’Eu, qui ont fondé et achevé la cathédrale, existent encore dans les bas côtés, et par une rare exception aucun doute n’est possible sur les origines et l’âge de ce magnifique édifice. Les habitans y travaillèrent pendant-soixante-huit ans ; ils avaient établi autour des constructions une espèce de camp où ils se relevaient par escouades, taillaient les pierres et manœuvraient les cabestans tout en chantant des cantiques. Une flèche d’une prodigieuse hauteur s’élevait au-dessus de la nef ; elle fut détruite par la foudre en 1527. Deux charpentiers de village, Louis Gordon et Simon Tanneau, résolurent de la rebâtir, et six ans plus tard elle était complètement terminée. Comment de simples paysans avaient-ils pu mener à bonne fin une œuvre à laquelle suffirait à peine aujourd’hui la science des plus habiles architectes ? M. Félix de Verneilh a heureusement répondu à cette question en faisant l’histoire des corporations d’arts et métiers vouées à l’industrie du bâtiment. Les ouvriers et les maçons parcouraient, pour s’instruire et pour étudier les édifices religieux, non-seulement les diverses régions de la France, mais les diverses contrées de l’Europe. Les villes, les évêques, les abbés des grands monastères, les envoyaient à leurs frais visiter les monumens les plus célèbres ; ils rapportaient des dessins et des plans, et ceux de ces plans qui sont parvenus jusqu’à nous, prouvent que sous le rapport de l’instruction pratique ils auraient pu, s’ils avaient vécu de nos jours, figurer honorablement parmi les professeurs de l’École des Beaux-Arts. De nombreux monogrammes tracés, sur le revêtement en plomb de la flèche d’Amiens témoignent encore aujourd’hui du grand nombre de maîtres et de compagnons charpentiers qui sont venus, en faisant leur tour de France, admirer le chef-d’œuvre des deux paysans picards et surprendre ! leurs secrets.
Sauf l’inégalité choquante des deux tours du grand portail, la cathédrale d’Amiens est dans toutes ses parties un monument irréprochable et complet. Construite en forme de croix latine, elle présente sur sa façade un développement de 51 mètres, elle a dans œuvre 141 mètres de long et 34 mètres de large. La flèche est haute de 71 mètres, et dans cet énorme entassement de pierres, de fer et de bois tout est majestueux et admirablement proportionné. Trois portes enfoncées sous de profondes voussures s’ouvrent sur la façade. Ces voussures sont ornées de 1,800 médaillons qui renferment chacun un bas-relief. L’histoire de l’humanité depuis son apparition sur la terre, le monde du passé et le monde de l’avenir, les mois et les jours, Hésiode et l’Apocalypse, la vie et la mort, les diables, les saints et les rois, tout est là : on dirait un microcosme, un miroir de la création, où les ignorans, ainsi que l’a dit Hugues de Saint-Victor, voyaient Dieu et la milice céleste face à face, comme dans le séjour de l’éternelle béatitude. L’intérieur répond de tout point aux magnificences du dehors ; 126 piliers, d’une incomparable élégance, soutiennent des voûtes ; qui semblent suspendues dans les airs, et des statues, des stalles magnifiques, des bas-reliefs dus pour la plupart à d’anciens artistes amiénois, ajoutent encore par le détail aux beautés grandioses de l’ensemble.
En Allemagne aussi bien qu’en France, on a souvent comparé les cathédrales d’Amiens et de Cologne, et, comme les deux édifices offrent entre eux de frappantes analogies, L’amour-propre national s’en est mêlé, et les archéologue ont longuement et ardemment discuté pour savoir auquel des deux peuples appartenait la priorité de la conception architectonique. M. Félix de Verneilh a résolu le problème. Il a d’abord, comparé avec la plus sévère attention les dispositions générales des deus édifices, et voici ce qu’il a constaté. A Cologne comme à Amiens, la région inférieure du chœur appartient au style ogival primitif, la région supérieure au style ogival secondaire, et dans les deux édifices l’entablement des bas côtés forme la démarcation des deux styles. Les deux plans se suivent de très près : même nombre de piliers, de travées, de contreforts, et lorsqu’ils s’écartent l’un de l’autre par le nombre des bas côtés, l’agencement reste encore le même. Ceci posé, il ne s’agissait plus que de comparer les dates de la fondation et de l’exécution des premiers travaux, — soit 1220 pour Amiens, 1248 pour Cologne. A cette première question s’en rattachait une autre plus importante : l’art ogival, dont la cathédrale allemande est la plus haute expression, est-il né en-deçà ou au-delà du Rhin ? Sur ce point encore, la réponse de M. de Verneilh ne peut laisser aucun doute. Ce savant archéologue prouve qu’au XIIIe siècle il existait en Allemagne une école française d’architecture ; il cite, entre autres exemples, l’abbé de Wimfen-en-Val, près d’Heidelberg, qui appela un architecte de Paris pour rebâtir son église, et le fit travailler dans le goût français, opere francigeno ; il prouve en outre que chaque fois que le plan de Cologne s’écarte d’Amiens, c’est pour s’inspirer de Beauvais ou de la Sainte-Chapelle, et il en conclut avec une irréfutable autorité que l’art ogival est né en France, et que l’Allemagne n’a fait que nous l’emprunter. On le sait au-delà du Rhin, et les généraux prussiens le savaient aussi quand ils prodiguaient aux Amiénois les menaces de bombardement, car, si l’on en juge par Strasbourg, la cathédrale picarde, la rivale de Cologne, était trop belle pour ne point tenter leurs artilleurs.
Sous le nom de Samarobriva, ce qui veut dire, suivant les étymologistes de l’école celtique, pont sur la Somme, Amiens, dans la Gaule indépendante, était la capitale des Ambiani, l’une des peuplades du Belgium. Vers l’an 277 avant notre ère, une partie de cette peuplade suivit Sigovèse en Orient et s’établit dans l’Asie-Mineure sur un territoire qui lui fut cédé par le roi Nicomède. Deux cent vingt ans plus tard, les Ambiani opposaient à César une résistance désespérée : ils furent vaincus, et dans le dernier combat qu’ils livrèrent aux légions romaines ils n’échappèrent à une destruction complète qu’en opposant à leurs vainqueurs un rempart de feu. César, après la défaite, mit une forte garnison dans Samarobriva, et Rome, qui façonnait le monde à son image, en fit en quelques années une cité latine. Les empereurs, depuis Antonin le Pieux jusqu’à Gratien, y firent de nombreux séjours ; ils l’embellirent et la fortifièrent. Au IIIe siècle, elle avait un palais impérial, un cirque, une citadelle, des temples de Jupiter et de Mercure, un atelier monétaire, une fabrique d’armes ; mais tout a disparu, et de la nombreuse population qui fournissait aux césars, pour leur garde personnelle, un contingent de grosse cavalerie, équités cataphractarii ambianenses, il ne reste aujourd’hui pour unique souvenir que deux noms de femmes, gravés sur des tombeaux, Metella Modesta et Claudia Lepidilla.
Les Romains, en s’établissant dans la Gaule, avaient ouvert leur panthéon aux dieux indigènes, et ceux-ci s’étaient faits les courtisans de Jupiter ; ils lui avaient emprunté sa foudre, l’Hercule gaulois avait pris les ailes de Mercure et la couronne rayonnante d’Apollon[9]. C’étaient des vaincus convertis dont on n’avait rien à craindre ; mais le Christ, tout en proclamant qu’il faut rendre à césar ce qui est à césar et à Dieu ce qui est à Dieu, donnait aux nations un autre maître que le maître de l’empire. L’apothéose césarienne était menacée, et c’est là ce qui explique les persécutions. L’Espagnol saint Firmin en fut la première victime dans la Picardie, parce qu’il y avait été le premier apôtre de la foi. Il subit le martyre à Amiens en l’an 304 ; mais bientôt les édits de Constantin proclamèrent la liberté du nouveau culte. Un soldat légionnaire, Hongrois de naissance, saint Martin, vint à son tour en 337 prêcher l’Evangile sur les lieux mêmes que Firmin avait arrosés de son sang. Le diable, sous les traits de Vénus ou de Mercure, venait en vain l’insulter toutes les nuits. Comme Polyeucte, il renversait les dieux de fer et d’airain, et enseignait aux peuples, aux spectateurs des jeux sanglans de l’amphithéâtre, des vertus inconnues du monde antique, la pitié et la charité. « Voyez la brebis, disait-il dans ses prédications, elle donne sa toison ; faites ainsi, vous autres, » et lui-même faisait comme la brebis. En entrant à Amiens, il partagea son manteau avec un pauvre, et la nuit suivante, dit la légende, il vit en songe le Christ vêtu de ce même manteau, qui disait aux anges : « C’est Martin qui m’a donné cet habit, quoiqu’il ne soit encore que catéchumène. » Amiens eut bientôt un siège épiscopal, et c’est à peine si, parmi ses quatre-vingt-quinze évêques, on en trouve, de l’an 300 à notre temps, trois ou quatre qui aient démérité de l’église et de l’histoire.
Sous la seconde race, Amiens fut trois fois ravagé et brûlé par les Normands, et les légendes qui se mêlent, dans les historiens du temps, au récit des faits authentiques témoignent de la profonde terreur qu’inspiraient les hommes du nord. On racontait qu’en 806 le soleil s’était levé tout noir, comme une masse de charbons éteints, — qu’on avait vu des croix se dessiner sur le disque de la lune et des cavaliers se battre dans les airs ; la peste et la famine marchaient à la suite des envahisseurs, et l’on se demande comment, après tant d’incendies et de massacres, il pouvait rester des hommes. Les guerres féodales succèdent aux invasions, et ce n’est qu’au XIIe siècle, au moment de l’affranchissement communal, qu’une vie nouvelle et plus prospère commence pour Amiens. En 1131, les habitans engagent une lutte violente contre les seigneurs qui les opprimaient ; les femmes elles-mêmes, s’arment pour conquérir la liberté. Des combats sanglans s’engagent chaque jour autour du Castillon, la forteresse féodale d’Enguerrand de Boves. Louis le Gros, qui était accouru au secours des habitans, est blessé sous ses murs ; mais sa présence et l’appui de l’évêque saint Geoffroy assurent le triomphe des vilains. Une charte d’affranchissement leur est concédée, et la commune s’organise comme une république, où les magistrats électifs, mayeur et échevins, jouissaient d’un pouvoir beaucoup plus étendu que les présidens des États-Unis ou de la troisième république française. Les milices communales et les corporations industrielles se constituent, et Philippe-Auguste favorise par de sages mesures l’essor de la ville affranchie, qui sera désormais l’une des plus fidèles alliées de la couronne.
Amiens est l’une des villes de France où le régime municipal a poussé les plus profondes racines : c’est un type complet de la ville libre du moyen âge. L’histoire de la commune a été reproduite par les textes mêmes dans les Documens inédits de l’histoire du tiers-état, c’est là qu’il faut les chercher, car nous devons marcher vite pour arriver à des événemens qui nous touchent de plus près.
Pendant le moyen âge, les Amiénois se montrèrent fort dévoués à la royauté, qui était pour eux l’incarnation vivante de la patrie. Quand elle avait besoin d’argent, ils lui ouvraient leurs bourses ; quand elle avait besoin de soldats, ils allaient se ranger sous sa bannière. Ils s’étaient illustrés à Bouvines, et s’étaient fait tuer bravement à La Blanquetaque et à Crécy ; mais au XVIe siècle ils oublièrent un moment leur vieux patriotisme. Ils avaient d’abord refusé d’adhérer à la ligue parce qu’elle s’appuyait sur l’alliance espagnole et la grande noblesse, qui espérait ressaisir à la faveur du remuement des guerres civiles les privilèges dont elle avait été dépouillée par les progrès du pouvoir royal et de la centralisation ; néanmoins, lorsque Henri III, par le plus maladroit des calculs politiques, s’en fut déclaré le chef, ils n’hésitèrent point à signer l’acte d’union, et, comme il arrive toujours dans les troubles publics, les impatiens, les violens et les ambitieux s’emparèrent du pouvoir, car le mot de Tacite, « dans les temps de discorde et de guerre civile le pouvoir appartient aux plus pervers, » est aussi vrai pour la France que pour Rome. A la nouvelle de l’assassinat des Guises, les chanoines de la cathédrale firent décréter la loi des suspects. La mère du duc de Longueville, gouverneur de la Picardie, sa femme, son frère, le comte de Saint-Paul et ses trois sœurs furent décrétés de prise de corps, et restèrent trois ans en prison. Les biens des habitans hostiles à l’union furent confisqués, et les meneurs s’en adjugèrent une bonne partie. Les sayeteurs, qui depuis tant de siècles avaient fait la richesse du pays, émigrèrent en grand nombre, et la ville, à demi ruinée, fut livrée à l’anarchie la plus complète jusqu’au moment où Henri IV jugea que Paris valait bien une messe. Ceux qui quelques jours auparavant juraient de le combattre à outrance s’empressèrent de lui envoyer une députation, et le supplièrent de les honorer de sa présence ; il se rendit volontiers à ce désir, et le 13 août 1594 il fit son entrée solennelle dans la ville. Les chanoines chantèrent un Te Deum, les ligueurs crièrent : vive le roi ! et, conformément au cérémonial usité dans les communes du nord, on lui présenta trois bœufs gras, trois picotins d’avoine et trois pipes de vin, ce qui était évidemment un lointain souvenir du droit de gîte, qui, à l’époque de la première féodalité, obligeait les vassaux à défrayer pendant trois jours leur suzerain et sa suite quand il était en voyage. Le roi se montra fort content, et le lendemain il travaillait aux affaires de l’état, lorsqu’on vint lui annoncer que le mayeur et les échevins d’Amiens sollicitaient une audience. Henri IV s’empressa de l’accorder, pensant qu’il s’agissait d’une communication très importante. « Messieurs de l’échevinage, dit-il, je suis heureux de vous voir. — Sire, répondirent les échevins, votre majesté et sa suite ont sans doute bu le vin que nous lui avons offert hier soir ; serait-elle assez bonne pour nous rendre les futailles ? » Le sieur d’Ouville, qui raconte cette anecdote dans ses Baliverneries et joyeux propos, ne dit pas quelle fut la réponse du roi ; on sait seulement qu’il accorda aux Amiénois une remise de tailles, ce qui était le plus sûr moyen de se rendre populaire, et les confirma dans le privilège de se garder eux-mêmes. Ce privilège flattait beaucoup les bourgeois d’Amiens. Ils avaient très probablement au sujet des troupes régulières et des armées permanentes les mêmes opinions que nos radicaux, et ils ne tardèrent point à s’en repentir.
Les Espagnols s’étaient emparés de Doullens, et y avaient placé pour gouverneur un officier brave et entreprenant, « petit de taille, mais grand de cœur, » Hernand Tello-Porto-Carrero. Celui-ci s’était vivement épris d’une dame de cette ville, qui pour se débarrasser de ses poursuites imagina de lui dire, par manière de plaisanterie, qu’elle ne le recevrait en grâce qu’à la condition qu’il lui apporterait les clés d’Amiens. L’Espagnol se le tint pour dit. Il savait que les Amiénois avaient refusé les 3,000 Suisses qu’Henri IV avait voulu mettre en garnison dans leur ville, et qu’ils étaient si fiers de se garder eux-mêmes qu’ils ne se gardaient pas. Il partit la nuit de Doullens avec 5,000 hommes de pied et 700 chevaux, les fit cacher dans un pli de terrain, aux abords d’Amiens, et envoya au moment de l’ouverture des portes le capitaine Durando et 40 soldats déguisés en paysans conduire trois charrettes vers l’une de ces portes, avec ordre de les arrêter juste à l’endroit où tombait la herse. Durando suivit de point en point ces instructions. Au moment où l’une des charrettes passait sous la voûte, un señor soldato délia, comme par maladresse, un sac de noix. Les quelques bourgeois qui gardaient le poste d’entrée se mirent à ramasser les noix : les Espagnols, tirant les armes qu’ils tenaient cachées sous leur jacquette, les égorgèrent tous, à l’exception d’un seul qui était monté sur le rempart pour faire tomber la herse ; mais elle s’arrêta sur la charrette en laissant un passage libre. Des renforts arrivèrent au même instant, et la petite armée d’Hernand Tello occupait déjà quelques-unes des principales rues lorsque les bourgeois s’aperçurent de la surprise ; une centaine environ se jetèrent en armes au-devant des Espagnols ; ils se firent tuer jusqu’au dernier, et l’ennemi resta maître de la place.
La prise d’Amiens frappa Henri IV de stupeur : sa moustache blanchit dans une seule nuit ; mais il n’était pas homme à se laisser abattre. D’immenses préparatifs furent faits au lendemain même de la fatale nouvelle, et après un siège glorieux, où il paya bravement de sa personne, il entra par capitulation dans la place le 25 septembre 1595. Les Espagnols s’étaient héroïquement défendus : ils avaient fatigué les assaillans par de continuelles sorties, et des 5,700 hommes qui avaient opéré l’audacieux coup de main il en restait à peine 2,000. Hernand Tello avait été tué ; ses soldats l’inhumèrent dans la cathédrale, et par l’article 1er de la capitulation ils stipulèrent qu’il ne serait point touché à sa sépulture. Cette clause a été respectée ; on voit aujourd’hui au pied de l’un des piliers de la nef une petite dalle sur laquelle on lit, à côté du millésime 1595, les lettres H.-T. ; c’est là que repose le vaillant capitaine qui tint en échec la fortune de l’un de nos plus grands rois.
En 1625, une partie de la cour de France avait accompagné jusqu’à Amiens Madame Henriette, qui venait d’épouser Charles Ier, et que Buckingham était chargé de conduire en Angleterre. Anne d’Autriche, pour se sanctifier, s’était logée chez l’évêque, Lefebvre de Caumartin, prélat célèbre par l’austérité de sa vie ; un soir qu’elle se promenait seule dans les jardins, Buckingham sortit brusquement d’une charmille, et, tombant à ses genoux, il s’emporta « au-delà des bornes du respect, » car il pensait comme le grand Condé « qu’une femme espagnole et dévote peut toujours laisser quelques espérances. » Anne poussa un grand cri ; sa première femme de chambre, Mme de Beauvais, celle-là même qui, vieille, laide et borgne, fut la première conquête de Louis XIV, accourut aussitôt. « Madame, dit-elle avec une discrétion parfaite, j’entends que l’on vient au bruit ; je vais au-devant dire que ce n’est rien, et que votre majesté a eu peur. » Mme de Chevreuse, qui suivait Mme de Beauvais, s’éloigna comme elle ; mais bientôt un nouveau cri se fit entendre. Les dames revinrent sur leurs pas ; Buckingham rentra dans les charmilles, et le lendemain il partit pour l’Angleterre, où trois ans plus tard il tombait assassiné par Felton. Les cris du jardin de l’évêché d’Amiens donnent-ils raison à Mme de Motteville lorsqu’elle dit que la belle galanterie de la reine embellissait la cour sans blesser la vertu ? C’est un mystère qui ne sera jamais éclairci, et, comme le dit un des récens biographes d’Anne d’Autriche, l’histoire sur ces questions délicates est condamnée à une prudente réserve.
Richelieu était venu à Amiens en 1625 ; il y revint onze ans plus tard, lors de la prise de Corbie par les Espagnols, et peu s’en fallut qu’il n’y laissât sa vie. Ses ennemis, à la tête desquels était Monsieur, frère de Louis XIII, avaient formé le projet de l’assassiner : Saint-Ibal et Montrésor devaient faire le coup ; mais au moment où ils allaient frapper, Monsieur recula devant le meurtre d’un cardinal. Sauf l’inique exécution du gouverneur Saint-Preuil et la révocation de l’édit de Nantes, qui porta un coup funeste à l’industrie locale, l’histoire d’Amiens n’offre jusqu’à la révolution aucun fait d’un intérêt exceptionnel. En 93, cette ville eut à compter avec deux hommes dont le nom rappelle les plus tristes jours de cette sanglante époque, Chabot et Joseph Le Bon.
Les Amiénois s’étaient rattachés avec ardeur aux principes formulés dans les cahiers des états de 89. Ils voulaient des réformes, mais ils repoussaient les excès et les vengeances politiques, et tout en donnant aux armées de nombreux volontaires, tout en marchant aux premiers rangs contre les soldats de la coalition, ils n’entendaient pas que sous prétexte de sauver le pays on le mît à feu et à sang. Les membres de la Société populaire ne craignirent point de présenter une adresse à la convention pour demander la mise en jugement de Danton, de Robespierre, de Marat, et la suppression du tribunal révolutionnaire, « ce tribunal de sang, qui ne représentait, par son organisation monstrueuse, que l’image d’un pouvoir inquisitorial et barbare. » La convention n’osa point discuter l’adresse, mais elle envoya André Dumont, qui fut plus tard sous-préfet sous l’empire, et l’ex-capucin Chabot, déclarer Amiens en état de rébellion, avec ordre de prendre des mesures sévères. Dumont, qui ne se fiait pas à la population qu’il était chargé de terroriser, montra par prudence une certaine modération, mais Chabot voulut faire oublier qu’il avait porté le cordon de Saint-François, Il avait l’année précédente publié le Catéchisme des sans-culottes, et il s’empressa d’en mettre les maximes en pratique. C’était un petit homme trapu, d’un aspect sinistre, qui affectait dans toute sa personne une malpropreté repoussante, pour faire la leçon aux muscadins et aux aristocrates. Il entra dans Amiens en veste et en pantalon de nankin, un énorme bonnet de laine rouge sur la tête, des pistolets à la ceinture, les jambes nues et les manches retroussées, comme un boucher qui va saigner un bœuf. Le lendemain de son arrivée, il convoqua le peuple à une conférence patriotique dans le temple de la superstition, c’est-à-dire dans la cathédrale ; là un verre d’une main, et de l’autre un pot rempli de vin, il monta dans la chaire et prononça un discours extravagant, interrompu par de copieuses libations. Les assistans regardaient avec surprise et dégoût ce personnage à la fois grotesque et sombre, dont l’éloquence avinée insultait la majesté d’un sanctuaire tout rempli de grands souvenirs. De violens murmures étouffèrent sa voix, et il descendit de la chaire en menaçant l’auditoire de la guillotine. Ordre fut donné à la garde nationale de déposer ses armes, mais aussitôt le rappel fut battu dans toute la ville, et au moment même où Chabot pérorait à cheval sur l’une des places publiques, il se vit entouré par 4,000 hommes qui l’enfermèrent dans un cercle de baïonnettes. Le 26e régiment de cavaliers, celui-là même qui avait conduit Louis XVI à l’échafaud, essaya vainement de le dégager : le terrible proconsul, tout à l’heure si menaçant, fut forcé de demander grâce ; il n’obtint sa liberté qu’en laissant sa femme en otage, et quelques jours après il partait pour Paris, où il devait bientôt payer de sa tête les marchés frauduleux qu’il avait conclus au détriment de l’état. La convention lui donna pour successeur Joseph Le Bon, et le souvenir de l’échec académique éprouvé à Amiens par Robespierre ne fut pas étranger au choix de ce personnage, qui avait été d’église comme Chabot, et qu’on savait disposé comme lui à se faire pardonner sa première profession par d’implacables rigueurs.
La plupart des historiens de la révolution, ceux du moins qui ont écrit de notre temps même, représentent Le Bon comme un homme « d’un caractère très doux, » plein de bienveillance dans l’intimité, affectueux pour sa famille, et « qui eût laissé dans des temps calmes la réputation d’un homme de bien. » Il se montra en effet très modéré d’abord ; mais il était vaniteux, jaloux, vindicatif, et c’était plus qu’il n’en fallait pour faire un terroriste. A peine arrivé dans les départemens du nord, Le Bon semble saisi de la monomanie du meurtre. « La guillotine attend son gibier, » dit-il au comité de salut public, et Billaud-Varennes lui répond : « Vos pouvoirs sont illimités ; déployez toute votre énergie. » Muni de ce blanc-seing, il se met à l’œuvre, mais il se souvient de la mésaventure de Chabot ; il sait que les Amiénois ont gardé leurs armes, et pour tuer en toute sécurité il va s’installer à Arras, sa ville natale, où il espérait trouver de meilleurs élémens révolutionnaires. Là il entame avec Paris une correspondance très active, et l’on reste frappé d’un étonnement douloureux en songeant qu’une assemblée qui représentait le gouvernement d’un grand pays a pu lire sans indignation des missives où chaque phrase était tachée de sang. Le 26 novembre 1793, Le Bon écrit à la convention : « J’y vais d’une jolie manière ; il ne se passe pas vingt-quatre heures que le n’expédie au tribunal révolutionnaire deux ou trois gibiers de guillotine. » — Ce mot sinistre revient sans cesse dans les dépêches du terroriste. — « Aujourd’hui Mme de Modène a éternué dans le sac de la guillotine ; — les aristocrates sont récalcitrans jusque sous le couteau de la guillotine ; — messieurs les parens et amis des émigrés accaparent la guillotine ; — la guillotine continue de rouler de toute force à Arras ; — la guillotine et la fusillade vont toujours leur train ; — vous n’avez eu jusqu’ici que des aristocrates petits et maigres ; demain je vous en donnerai un gros et gras, une belle tête pour la guillotine. »
De quels crimes étaient-ils donc coupables, les malheureux que la machine expédiait à la douzaine ? Les dossiers du tribunal d’Arras sont là pour nous l’apprendre[10]. Un brave paysan donne asile à la servante d’un curé ; un autre « affecte de fuir les offices des prêtres assermentés ; » celui-ci est soupçonné « d’être le partisan de tous les fléaux ; » celui-là s’est permis de dire : « Rira bien qui rira le dernier. » Joseph Delattre « ne converse avec personne et ne se fie à personne. » Mme de Monaldy « discrédite les assignats ; » à la guillotine ! dit Joseph Le Bon, à la guillotine ! Louise Fouquart, assise sur le pas de sa porte, allaite un enfant de trois mois. Des commissaires aux émigrés passent devant elle. « Tu n’as point de cocarde, dit l’un d’eux ; sais-tu bien que je pourrais te faire guillotiner ? — Vous en guillotinez bien d’autres, lui répond-elle. Prenez donc aussi cet enfant et portez-le à votre tribunal ! » Le soir même, la tête de la malheureuse mère tombait sous le couteau. Le conventionnel Carlier, qui fut depuis membre du conseil des cinq-cents, assistait à l’exécution. « Tiens ! dit-il, comme c’est drôle, le lait coule avec le sang ! »
Ce n’était pas seulement ceux qu’il pouvait regarder comme les ennemis naturels de la révolution, c’est-à-dire les nobles et les prêtres, que Joseph Le Bon « expédiait à la machine ; » c’étaient aussi, et en très grande majorité, les plus obscurs enfans de ce peuple dont il se disait le vengeur et l’ami. Les listes des tribunaux d’Arras et de Cambrai, reproduites par M. Paris, nous apprennent que le premier a fait exécuter 88 prêtres, nobles et officiers, 211 soldats, marchands, avocats, fermiers, ouvriers, domestiques, et 94 femmes, et le second 148 personnes des mêmes catégories, ce qui donne un total de 541 victimes.
Pendant le cours des exécutions, plus de cent détenus étaient morts dans les cachots, et 1,174 y attendaient leur arrêt, lorsque la chute de Robespierre vint mettre un terme aux égorgemens. Le Bon se hâta de retourner à Paris, et il avait repris son siège à la convention lorsque deux habitans de Cambrai se présentèrent à la barre pour demander sa mise en jugement. On vit alors se produire un fait qui se renouvelle invariablement à toutes les époques de crime et d’anarchie ; ceux qui l’avaient poussé au meurtre et qui s’étaient faits ses courtisans et ses complices furent les premiers à se tourner contre lui ; il fut renvoyé devant le tribunal d’Amiens et condamné à la peine de mort. Quand les geôliers lui mirent la chemise rouge, il s’écria : « Ce n’est pas moi qui dois la porter, c’est la convention ; » ce furent là ses dernières paroles. Dans le trajet de la prison au grand marché d’Amiens, ses jambes chancelaient tellement que les exécuteurs furent obligés de le soutenir, et ils le portèrent sur l’échafaud, l’œil éteint, pâle et à demi mort. Ses restes furent inhumés dans un champ désert, et dix ans plus tard on reconnaissait encore sa fosse aux tas de pierres qu’y avait jetés la population.
A Amiens, comme dans le reste de la France, la terreur avait anéanti la fortune publique, brisé les liens de famille, ruiné les ateliers et créé la famine ; cependant cette ville industrieuse eut bientôt réparé ses pertes. Au mois de frimaire an X, les plénipotentiaires de France, d’Angleterre, d’Espagne et de Hollande s’y rendirent pour signer la paix, qui fut accueillie avec enthousiasme par la population ; par malheur cette paix, si chaleureusement acclamée, fut bientôt rompue. Les fabriques d’Amiens conservèrent, malgré la guerre, une certaine activité, et prirent un grand essor sous la restauration et sous le gouvernement de juillet ; mais dans les dernières années du second empire deux fléaux qui semblent défier la science et les progrès de la civilisation, la peste et la guerre, lui ont fait cruellement payer ses jours de prospérité. Une épidémie cholérique y enleva plusieurs milliers de personnes, et l’invasion prussienne y fit durement sentir ses rigueurs, ses exactions et ses outrages.
Solidement fortifiée jusqu’à la fin du XVIIe siècle, Amiens n’a aujourd’hui pour toute défense que sa citadelle, située sur la rive droite de la Somme. Cette citadelle, si elle avait été bien armée, aurait résisté quelques jours ; cependant elle ne pouvait être d’aucune utilité contre une attaque dirigée par la rive gauche. Le conseil municipal, qui ne voulait pas infliger à la ville la honte d’une lâche capitulation, fit faire des barricades crénelées à l’entrée des rues qui débouchent vers le sud, c’est-à-dire du côté où l’on attendait les Prussiens. Une école de tir fut organisée sous la direction de M. Boutmy, commandant de l’un des bataillons de garde nationale. On travailla, autant que pouvait le permettre l’insuffisance des ateliers de la ville, à la transformation des fusils de cette garde, et chacun était prêt à faire son devoir, lorsqu’il fut reconnu que les travaux exécutés à l’entrée de la ville la laissaient complètement à la merci de l’artillerie. On reporta beaucoup plus en avant la ligne de défense, et des tranchées furent ouvertes au sud sur une très grande étendue ; elles s’appuyaient à gauche sur la petite vallée de la Noie, à droite sur la vallée de la Selle, et de cette vallée jusqu’à la Somme trois redoutes avaient été élevées sur des points culminans ; mais ces redoutes n’avaient point d’artillerie, et l’on ne pouvait guère disposer pour la défense des lignes elles-mêmes, qui étaient incomplètes, et très défectueuses, que de deux ou trois pièces de 4 et d’une mitrailleuse belge. La garnison comptait 7,800 hommes, y compris 2,000 hommes de garde nationale sédentaire. Les choses en étaient là lorsque après le départ de Bourbaki pour Nevers le général Farre reçut, comme nous l’avons vu, l’ordre de la délégation de Tours de se concentrer sur la Somme. Il se mit immédiatement en marche, et le 24 décembre au matin le général du Bessol rencontra à Mézières, sur la route de Roye, une avant-garde prussienne de 1,000 à 1,200 hommes, qui se tenaient embusqués dans un bois et jetèrent quelque désordre dans nos rangs par une décharge inattendue ; mais après un moment d’hésitation un bataillon d’infanterie de marine se précipita dans le bois, et les Prussiens s’enfuirent en complète déroute. Le 26, deux autres combats furent livrés à Gentelles et à Boves ; ils tournèrent tous deux à notre avantage et inspirèrent une grande confiance aux soldats. Il est du reste à remarquer que, chaque fois que de petits corps en sont venus aux mains, l’avantage nous est toujours resté du moment où nous avions en ligne des troupes régulières.
Les 350 dragons et gendarmes qui formaient toute la cavalerie de l’armée du nord ne pouvaient faire efficacement le service d’éclaireurs. Les Prussiens au contraire avaient une nuée de hussards et de uhlans, qui battaient la plaine à grande distance et empêchaient les paysans de se porter dans la direction des troupes françaises. On était par la force même des choses fort mal renseigné, mais des avis certains, donnés par quelques gens du pays qui étaient parvenus à tromper la surveillance de l’ennemi, ne laissaient aucun doute sur l’imminence d’une attaque. Le 27, au point du jour, tout le monde était sous les armes. La ligne française présentait du pont de Metz, son extrême droite, à Corbie, son extrême gauche, un front de 25 kilomètres, soit 5 kilomètres de plus qu’à Solferino ; les points avancés de son front de bataille étaient Petit-Saint-Jean, les tranchées de Dury, Gentelles, Cachy, Marcelcave, Villers-Bretonneux et Le Hamel[11]. Elle était commandée par le général Farre, ayant sous ses ordres MM. du Bessol, Lecointe et Derroja. Son effectif, ainsi que nous l’avons dit, était de 17,300 hommes, mais on avait dû laisser deux bataillons pour garder les passages de la Somme, à Sailly et à Bray ; cinq autres, composés de mobiles, étaient si incomplètement organisés et si mal commandés qu’on jugea prudent pendant l’action de les tenir en arrière comme une réserve fictive. Ces chiffres déduits, il restait sur le champ de bataille 13,700 hommes, qui, joints aux 7,800 employés à la défense des lignes d’Amiens, donnaient un total de 21,500 combattons, dont la moitié se composait de mobiles et de gardes nationaux sédentaires. Quant aux Prussiens, ils avaient sous les armes toute leur première armée, soit environ 40,000 hommes, aux ordres de Manteuffel, une cavalerie très nombreuse et 138 pièces d’artillerie. Ils se formèrent en demi-cercle autour de l’armée française, depuis Petit-Saint-Jean jusqu’au Hamel, en échelonnant partout sur leurs derrières de fortes réserves. De notre côté au contraire, nous avions à peine quelques compagnies de soutien, et toutes nos forces furent immédiatement engagées, non par un faux calcul des généraux, mais par la fatalité de la situation et de l’insuffisance numérique de l’effectif. L’histoire contemporaine étant généralement celle que l’on connaît le moins, la bataille du 27 novembre a occasionné de singulières confusions. Les Prussiens lui ont donné le nom d’Amiens, les Français celui de Villers-Bretonneux ou de Ducy ; il est résulté de là que d’une seule et même bataille quelques personnes en ont fait trois. Cependant les combats de Villers-Bretonneux et de Dury n’en ont été que les principaux épisodes, comme les combats de Cachy, de Gentelles, de Boves et de Longueau en ont été les épisodes accessoires. Commençons par Villers-Bretonneux, parce que c’est là que s’est porté le plus grand effort de l’armée ennemie.
Villers est le plus gros village de l’arrondissement d’Amiens ; il est situé dans une plaine faiblement ondulée qui n’offre sur aucun point une bonne position défensive. Il eût fallu, pour trouver cette position, se porter en tête des défilés qui donnent accès sur le plateau ; mais avec les forces dont il disposait, il était impossible au général du Bessol de garder ces défilés sérieusement : il dut se borner à élever deux petites redoutes dans la plaine et, aux abords de la tranchée du chemin de fer d’Amiens à Ham et du pont qui la traverse, un épaulement qui pouvait abriter deux compagnies ; c’est là que se passa le fort de l’action. Les Prussiens s’emparèrent deux fois de l’épaulement, et deux fois ils en furent chassés avec de grandes pertes. A la troisième attaque, un de leurs bataillons se jeta dans la tranchée pour arriver sans être aperçu sur nos troupes ; mais une compagnie de francs-tireurs couchée dans un pli de terrain avait vu le mouvement ; elle se leva tout à coup et ouvrit un feu roulant sur la colonne engagée entre les deux talus. En un instant, la voie fut couverte de morts et de blessés, et les fuyards, en remontant dans la plaine, jetèrent le trouble et l’hésitation dans les colonnes prussiennes qui s’avançaient résolument, — c’est une justice qu’il faut leur rendre, — sous le feu de notre batterie de 12, qui leur envoyait à 1,000 mètres des bordées de mitraille et ouvrait de larges trouées dans leurs rangs. Le général du Bessol, avec la sûreté de coup d’œil dont il a donné tant de preuves pendant la campagne, profita sur-le-champ du temps d’arrêt qui se produisait dans l’attaque ; il rallia les troupes qui se repliaient en désordre devant les masses ennemies, et les lança en avant. Au début du combat, il avait été fortement contusionné par une balle qui s’était arrêtée sur une pièce de 20 francs placée dans la poche de son gilet. Une seconde balle vint le frapper au moment où, le képi au bout de son épée, il se plaçait en avant de la charge. On l’emporta tout sanglant ; les soldats, électrisés par son exemple et jaloux de le venger, se précipitèrent sur l’ennemi, qui battit vivement en retraite en laissant deux canons derrière lui ; mais déjà nos pièces de 12 avaient cessé leur feu. Les pièces de 4 qui appuyaient la charge firent silence ; des soldats se détachèrent des rangs pour fouiller les gibernes des morts et des blessés, tandis que d’autres criaient : « Des cartouches ! des cartouches ! » Les munitions étaient épuisées ; le général, pour sauver son artillerie et ses bagages, ordonna la retraite, et les troupes de notre aile gauche, qui depuis le matin combattaient à Villers-Bretonneux, se replièrent par la route de Corbie. Six faibles bataillons, dont trois de mobiles, avaient ainsi combattu pendant sept heures en rase campagne contre 15,000 hommes, appuyés par une artillerie formidable ; ils les avaient fait reculer plusieurs fois, une entre autres jusqu’à 3 kilomètres, et si les munitions n’avaient pas manqué, l’ennemi, épuisé par l’opiniâtreté de la résistance et des pertes considérables, aurait peut-être été hors d’état, comme l’a dit le général du Bessol, de soutenir un nouvel effort de notre part[12]. Cachy, quoique vivement attaqué à diverses reprises, était resté en notre pouvoir ; Gentelles était tombé aux mains des Prussiens, mais ils n’avaient pu en déboucher. La forte position de Boves, défendue seulement par 200 hommes sans artillerie, avait été tournée, et l’ennemi, en s’en rendant maître, se plaça sur le flanc des lignes de Dury.
Un vif combat s’était engagé sur ce point à peu près à la même heure qu’à Villers-Bretonneux. Les Prussiens avaient soixante-dix pièces en ligne ou en réserve, et de notre côté nous en avions quatre du plus faible calibre. Le peu de monde dont pouvait disposer le général Paulze d’Ivoy, qui commandait de ce côté, n’avait point permis d’occuper solidement le village de Dury, situé à 1 kilomètre environ en avant des retranchemens, sur la route de Paris à Dunkerque. Les Prussiens y établirent leur état-major au tournant d’une rue et derrière un pâté de maisons où il se trouvait parfaitement abrité contre nos projectiles, et ils dressèrent à droite et à gauche du village cinq batteries qui ouvrirent un feu violent contre nos lignes[13]. Il était impossible, dans de pareilles conditions d’infériorité, de résister longtemps ; toutefois, par un de ces heureux hasards qui ne se présentèrent que rarement pendant le cours de cette guerre désastreuse, une batterie de six pièces de 12, servie par des marins aux ordres du lieutenant de vaisseau Meusnier, arriva vers midi par le chemin de fer. Elle n’était point destinée à la défense d’Amiens ; elle n’en fut pas moins amenée en toute hâte sur le lieu de l’action et placée en face du village de Dury. Le lieutenant Meusnier se montra vraiment héroïque. Monté sur l’épaulement, il suivait l’effet des coups, rectifiait le tir, pointait lui-même les pièces, et, blessé trois fois, il continua de combattre jusqu’au moment où il fut coupé en deux par un obus. La canonnade prussienne avait pris une telle intensité qu’à certains momens on comptait trente coups par minute. Les marins répondaient avec succès. Ils avaient forcé sur la droite une batterie prussienne à s’abriter dans un pli de terrain, fait sauter un caisson sur la gauche, et démonté les pièces que l’ennemi cherchait à établir pour nous prendre d’enfilade ; mais les munitions, comme toujours, commencèrent bientôt à manquer. Il fallut les aller chercher à la citadelle, c’est-à-dire à une distance de près de 5 kilomètres, et comme il n’y avait point de gargousses confectionnées à l’avance, on les fabriquait avec des sacs de toile au fur et à mesure de la consommation ; les sacs de toile épuisés, on réquisitionna des sacs de papier dans les magasins d’épicerie, et cependant, malgré les déplorables conditions de la défense, la lutte continua jusqu’à la nuit sans que les Prussiens eussent gagné un pouce de terrain. Les 2,000 hommes de la garde nationale sédentaire s’étaient portés sur le champ de bataille. Ils étaient commandés par MM. de Chassepot, colonel, de Puyraimond, lieutenant-colonel, de Guillebon et Boutmy, chefs de bataillon, et ces braves officiers manœuvrèrent habilement pendant huit heures à travers des champs labourés par les obus, afin de faire croire à l’ennemi que de fortes réserves étaient prêtes au premier signal à se porter sur les points menacés[14]. Cette tactique réussit très bien. Au moment où une forte colonne d’infanterie tentait un mouvement tournant par le chemin qui longe la vallée de la Selle, le commandant Boutmy se présentait avec son bataillon ; une décharge et deux coups de canon à mitraille suffirent à faire rétrograder la colonne, qui croyait avoir devant elle des forces considérables et se replia en toute hâte. Cette manœuvre sauva les défenseurs des lignes d’un grand désastre, car, si l’ennemi avait poussé l’attaque à fond, il leur aurait coupé la retraite sur Amiens et se serait emparé de toute l’artillerie. A la nuit tombante, ordre fut donné à la garde nationale de rentrer dans la ville. Les troupes, de leur côté, reçurent vers minuit le signal de la retraite, et les Prussiens restèrent jusqu’au lendemain matin devant les lignes qu’ils n’avaient pu forcer.
Tel est l’exact récit des combats livrés le 27 novembre autour d’Amiens, Les Prussiens avaient mis en batterie, comme ils l’ont, eux-mêmes constaté dans leurs rapports, 138 pièces qui tirèrent 6,064 coups, tandis qu’à Borny elles n’en ont tiré que 2,850. La résistance avait été partout tellement opiniâtre que le général Manteuffel s’imagina qu’il avait eu devant lui 70,000 hommes, et que l’un des écrivains militaires les plus distingués de l’Allemagne, le colonel Rüstow, dans l’ouvrage intitulé la Guerre de 1870, a porté à 80,000 le nombre de nos combattans. On voit, par les chiffres incontestables que nous avons donnés, ce qu’il faut penser des évaluations prussiennes. Il en est de ces évaluations comme de la dépêche adressée le 28 novembre au grand quartier-général par le comte de Wartensleben, dans laquelle il est dit « qu’un bataillon et demi de fusiliers marins a été anéanti par le 9e hussards. » Ce prétendu bataillon et demi se réduisait à 180 hommes dont la moitié était occupée au service des pièces, qui ont toujours tenu les assaillans à longue distance, et dont l’autre moitié, placée dans les tranchées, n’a pas même aperçu de toute la journée l’ombre d’un seul cavalier prussien.
Nos pertes se sont élevées à 140 morts et 500 blessés pour Villers-Bretonneux, à 33 morts et 100 blessés pour Cachy, à 50 morts et 105 blessés pour Dury, et si l’on ajoute à ces chiffres les victimes des combats de Gentelles, Boves et Longueau, on arrive à un total de 266 morts et 1,700 blessés, La perte des Prussiens fut plus que double. Ils eurent en effet, rien qu’à Villers-Bretonneux, plus de 500 morts, et, pendant que les habitans ramassaient les cadavres et les blessés français, les officiers manifestèrent à diverses reprises leur étonnement de voir combien leurs pertes étaient relativement plus fortes que les nôtres, ce qui s’explique da reste par ce fait que nos troupes, en raison de leur faiblesse numérique, ont toujours combattu sur un ordre très mince, que l’artillerie prussienne, malgré ses excellens attelages de six chevaux, ne pouvait se mouvoir que très difficilement sur le terrain détrempé par les pluies, et qu’un grand nombre de ses projectiles n’éclataient pas à cause du peu de résistance du sol[15]. Le général Faidherbe, dans la Campagne de l’armée du nord, signale l’empressement avec lequel les populations prodiguèrent leurs soins aux blessés et aux convalescens. Les noms des personnes qui se montrèrent dévouées et charitables composent, dit-il, une liste aussi longue qu’honorable, et parmi ces noms méritent de figurer au premier rang ceux des dominicains, les révérends pères Barral, Deleforterie et Mercier. Pendant la bataille d’Amiens, on les vit au milieu des balles et des obus panser les blessés, les porter aux ambulances, et ramener au combat les mobiles qui lâchaient pied. L’un d’eux, le père Mercier, fut blessé trois fois sans vouloir quitter le champ de bataille. Les Prussiens le firent prisonnier, et pendant la nuit il put, sous la garde de deux fantassins qui ne le quittaient pas un seul instant, prodiguer à nos soldats, que l’ennemi ne relevait qu’après les siens, des secours qui en conservèrent un grand nombre à la vie.
C’en était fait de la petite armée du nord, si les généraux allemands avaient montré plus de décision pendant la bataille et poussé plus vigoureusement l’attaque ; mais ils ne songèrent pas même à inquiéter la retraite. Cette retraite, qui se fit en assez bon ordre sur Corbie, se changea sur d’autres points en un effroyable désordre. Les généraux tinrent un conseil de guerre pour savoir s’ils devaient le lendemain continuer à défendre les lignes de Dury ou se retirer sur la rive droite de la Somme ; ils reconnurent l’impossibilité de continuer la lutte, et ils décidèrent qu’Amiens serait évacué. Cette décision ne fut point transmise à l’état-major de la garde nationale, et le 28, à cinq heures du matin, les tambours battirent le rappel. Les hommes se présentèrent plus nombreux et mieux disposés encore que la veille ; après une longue attente, le colonel réunit ses officiers et leur fit savoir que les troupes pendant la nuit avaient abandonné la ville, et que la garde nationale devait se rendre à la gare pour y déposer ses armes. Cette notification fut accueillie avec un sentiment de stupeur et de désespoir. Les gardes déchargèrent leurs fusils au hasard et les brisèrent sur le pavé. La populace, sous prétexte d’empêcher les effets des soldats de tomber aux mains des Allemands, se mit à piller une caserne. Fort heureusement Amiens avait alors pour maire un homme calme et ferme, M. Dauphin, qui rendit à la ville et au département les plus signalés services. Il prit de bonnes mesures pour le maintien de l’ordre, et se rendit au quartier-général avec une partie du conseil municipal, afin d’obtenir les conditions les moins dures que faire se pourrait. L’armée prussienne entra dans la ville vers midi, et à l’instant même un parlementaire alla sommer la citadelle de se rendre. Cette forteresse avait pour toute défense 22 canons à âme lisse, et 350 mobiles dont la plupart étaient d’Amiens. Le capitaine Vogel, un brave Lorrain, qui en était le commandant, refusa de se rendre, et le lendemain 29 l’ennemi, qui avait crénelé les maisons environnantes, ouvrit, après une seconde sommation, une fusillade des plus nourries sur les embrasures des remparts. La citadelle répondit avec succès, mais bientôt le capitaine Vogel, qui ne quittait pas les terre-pleins, fut frappé mortellement. Les Prussiens, pendant ce temps, avaient établi sur des positions dominantes 72 bouches à feu hors de la portée de la forteresse, et le nouveau commandant, jugeant avec raison qu’une résistance plus prolongée ne ferait qu’attirer sur la ville des désastres sans compensation, capitula aux mêmes conditions que Metz et Sedan. Des pourparlers furent entamés entre les habitans et les généraux ennemis pour obtenir que les mobiles d’Amiens qui faisaient partie de la garnison ne fussent pas conduits en Allemagne comme prisonniers de guerre. La demande fut accordée, d’abord sans conditions, mais on fit bientôt comprendre qu’une aussi grande faveur ne pouvait être gratuite, et que la ville, pour garder ses enfans, aurait à verser 1 million. Il fallut s’exécuter. Ce système d’exactions fut depuis pratiqué sur une grande échelle. Le directeur du Journal d’Amiens, M. Jeunet, au lendemain même de l’occupation, avait publié un article commençant et finissant par ces mots : la ville est en deuil. Il fut immédiatement conduit à la citadelle ; on lui signifia que, s’il ne voulait point partir en Allemagne, il aurait à payer 50,000 francs, mais que, par un acte tout spécial de bienveillance, on l’autorisait, dans le cas où il ne pourrait acquitter cette somme en espèces, à donner de bonnes valeurs, au cours du 15 juillet 1870. Nous devons du reste ajouter qu’avant l’évacuation définitive, le roi Guillaume fit restituer le million et les 50,000 francs, comme s’il eût rougi, pour son incomparable armée, des extorsions qu’elle avait commises.
La prise d’Amiens eut des conséquences fatales. L’ennemi s’empara de la ligne de la Somme jusqu’à Péronne d’une part et Abbeville de l’autre ; il coupa nos communications avec Rouen, et l’armée de Manteuffel put revenir sur Beauvais, d’où elle ne tarda pas à menacer de nouveau la Normandie.
L’occupation d’Amiens se prolongea du 28 novembre 1870 au 5 juin 1871, et les Allemands y firent durement sentir leur présence. Tout en affectant une certaine politesse dans leurs relations avec les habitans chez lesquels ils étaient logés, ils les blessaient profondément par leur morgue et l’absence complète du plus vulgaire sentiment des convenances. Enorgueillis de leurs succès, ils en semblaient en même temps tout étonnés, et l’on eût dit qu’ils craignaient de voir à tout instant s’entr’ouvrir sous leurs pieds cette terre française, où malgré nos désastres les glorieux souvenirs du passé se dressaient devant eux. Ils allaient répétant sans cesse : « La guerre ! malheur pour vous ! malheur pour nous ! » mais au moindre soupçon, à la moindre apparence d’hostilité, au moindre retard dans l’exécution de leurs ordres ou de leurs caprices, ils se vengeaient par d’implacables rigueurs, et jamais les habitans d’Amiens n’oublieront le malheureux Parmentier, leur concitoyen, assassiné par un conseil de guerre de la première armée. Nous nous sommes fait un devoir de signaler la conduite du colonel Pestel à la suite du combat de Longpré ; nous devons de même signaler un acte de froide cruauté qui restera l’une des hontes de l’invasion.
Parmentier exerçait à Amiens la profession de pâtissier-confiseur. Au lendemain de Pont-Noyelles, sept soldats prussiens vinrent loger chez lui ; ils se gorgèrent, sans les payer, des friandises de sa boutique, et se trouvèrent tellement satisfaits qu’ils lui donnèrent des poignées de main et le traitèrent de « camarade ; » mais c’est le caractère propre de la race allemande, — tout le monde l’a remarqué pendant l’occupation de la Picardie, — de passer brusquement de la placidité à des emportemens de colère furieuse. Les soldats, après avoir fraternisé, commandèrent un repas pour dix, quoiqu’ils ne fussent que sept ; Parmentier répondit qu’il ne pouvait préparer ce repas que pour cinq, les provisions lui faisant absolument défaut. Aussitôt l’un de ceux qui venaient de l’appeler camarade lui envoya en pleine figure un coup de poing qui le fit reculer jusqu’au bout de la chambre. Non content de cette lâche agression, le soldat saisit un couteau qui se trouvait sur une table et en frappa sa victime, qui ne se défendait pas. Les autres, qui étaient en train d’écrire, se lèvent, saisissent des chaises, et blessent grièvement Mme Parmentier, qui essayait de défendre son mari. Au bruit qui se fait dans la maison, les Allemands qui passaient dans la rue envahissent la boutique ; ils entraînent Parmentier et le piétinent sur la glace du ruisseau. Sa femme se jette à leurs pieds en criant : grâce ! Elle est frappée violemment. « Vous êtes des lâches, s’écrie Parmentier, donnez-moi donc un sabre, que je me défende au moins, puisque vous voulez me tuer. » Il devait payer de sa vie ce cri de désespoir. On le porta tout sanglant à la citadelle où ses blessures ne furent jamais pansées, et pendant plusieurs jours sa famille ignora ce qu’il était devenu.
Au moment où l’armistice fut signé, la population d’Amiens, qui s’intéressait vivement au sort du prisonnier, put croire qu’il allait être rendu à la liberté. Les personnes les plus considérées de la ville, toutes celles qui pouvaient à un titre quelconque avoir accès auprès des autorités prussiennes, intercédèrent en sa faveur. L’évêque pria, supplia avec la plus chaleureuse insistance, on lui répondit « d’aller dire ses messes » et de ne point se mêler de ce qui ne le regardait pas. Mme Parmentier alla se jeter aux pieds du préfet Lansdorff, qui d’abord avait montré des dispositions bienveillantes. « Ne comptez pas sur l’indulgence, lui dit-il, il faut un exemple. Il y a d’ailleurs une volonté plus forte que la mienne. » C’était cette volonté mystérieuse qu’on invoquait toujours lorsqu’il s’agissait de commettre quelque iniquité : malgré tout, on espérait encore, lorsque le samedi 4 février Mme Parmentier, qui se rendait à la citadelle avec sa fille âgée de dix ans pour porter quelques provisions à son mari, le rencontra, entouré d’une nombreuse escorte, à la sortie des ponts de la forteresse. « Où vas-tu, mon pauvre ami ? » lui dit-elle. Aussitôt quelques soldats se détachent de l’escorte, ils courent après la fille et la mère aux cris de furth ! furth ! et n’abandonnent la poursuite qu’à la vue de quelques habitans, comme s’ils avaient rougi de charger deux faibles femmes à la baïonnette. Pendant ce temps, l’escorte descendait avec la victime dans les fossés. Un prêtre français, réquisitionné par le commandant, s’approchait de Parmentier et lui donnait les secours de la religion, tandis qu’à quelques pas un Prussien creusait une fosse ; mais tout à coup des ouvriers terrassiers, qui travaillaient à quelque distance, accourent en grand nombre. Un ordre est donné du haut des remparts ; le fossoyeur quitte sa pioche, et l’escorte rentre dans la forteresse avec le prisonnier. Le bruit se répand dans Amiens que la grâce est arrivée. Chacun se félicite ; mais le préfet Lansdorff avait dit qu’il fallait un exemple, et l’on ne sut que trop tôt à quoi s’en tenir. On avait entendu un feu de peloton dans la citadelle, et le respectable prêtre qui avait assisté Parmentier, M. Villepoix, vicaire de Saint-Leu, revint pâle et les yeux mouillés de larmes annoncer que la cruauté prussienne était satisfaite, et que Parmentier, frappé de douze balles, était mort en brave et en chrétien. Sa femme lui avait porté des habits neufs pour comparaître décemment devant le conseil de guerre. Les autorités prussiennes renvoyèrent à la malheureuse veuve les vieux habits troués de balles ; ils refusèrent de rendre le corps, et, comme les assassins qui font disparaître leurs victimes, ils l’enterrèrent secrètement sans qu’il ait été possible de le retrouver depuis.
Foucaucourt, Cléry et Péronne, que nous rencontrerons dans notre prochaine et dernière excursion, nous apprendront une fois de plus ce qu’il faut penser de la race allemande, dont nous avons entendu tant de fois vanter par des écrivains français la douceur et la civilisation.
CHAULES LOUANDRE.
- ↑ Voyez la Revue du 1er et du 15 juillet.
- ↑ La manie de rimer s’est conservée en Picardie dans les habitudes populaires, et c’est surtout dans les disputes que les assonances rhythmiques jouent un grand rôle. Quand on veut étourdir son adversaire, on l’accable en patois d’épithètes qui ressemblent aux centuries du dictionnaire des rimes.
- ↑ Dubois fut nommé par François Ier professeur au Collège de France et se rendit aussi célèbre par son avarice que par son savoir et l’élégance de sa diction latine. Dans les froids les plus rigoureux, il se réchauffait en montant de grosses bûches de sa cave à son grenier, et le jour de sa mort l’un de ses collègues déposa sur sa tombe une
épigramme latine qui fut ainsi traduite par Henri Étienne :
Ici git Sylvius, auquel onq en sa vie
De donner rien gratis ne prit aucune envie,
Et ici qu’il est mort, et tout rongé de vers,
Encore ha despit qu’on lit gratis ces vers. - ↑ La correspondance inédite de Masclef avec les orientalistes les plus célèbres de son temps est conservé à la bibliothèque publique d’Abbeville. Personne jusqu’ici ne s’en est occupé, et peut-être y trouverait-on des renseignemens intéressans pour l’histoire des études orientales au XVIIIe siècle.
- ↑ Voyez sur Du Cange l’étude que nous avons publiée dans la Revue du 15 septembre 1853.
- ↑ Un choix de ces dessins est en ce moment publié par M. Jeunet, imprimeur, sous ce titre : le Vieil Amiens. Il est aussi question dans cette ville de publier une monographie de la cathédrale sur le plan de la monographie de la cathédrale de Bourges.
- ↑ 1 vol. in-18, à Amiens, chez Caron-Vitet, 1828.
- ↑ Depuis une trentaine d’années, le gouvernement et les villes ont beaucoup fait pour les monumens historiques, les bibliothèques et les archives ; mais on n’a point prêté aux nombreuses œuvres d’art dispersées sur tous les points de la France la même attention. Un catalogue général des tableaux des maîtres de l’école française qui se trouvent principalement dans les églises serait un travail très intéressant. Il en est encore un grand nombre qui sont tout à fait inconnus, et qui se détériorent chaque jour ; il est même arrivé quelquefois que des tableaux anciens d’un grand prix ont été échangés par les curés et les fabriques contre des toiles qui ne valaient pas même le cadre dans lequel elles étaient placées.
- ↑ C’est ce que prouvent les statuettes des dieux panthées qui ont été retrouvées sur plusieurs points de la France. L’une de ces statuettes, la plus curieuse de toutes peut-être, a été déterrée aux environs d’Abbeville ; elle est conservée dans le musée de cette ville.
- ↑ Histoire de Joseph Le Bon, par M. Paris ; Arras 1864,2 vol. in-8o.
- ↑ Le choix de la position que nous indiquons ici a été critiqué par quelques écrivains militaires : elle était, a-t-on dit, beaucoup trop étendue ; les divers corps ne pouvaient que très difficilement communiquer entre eux, et ils avaient de plus la Somme à dos, tandis qu’en se couvrant par cette rivière ils auraient eu une ligne défensive d’une très grande force. Voyez, pour le débat contradictoire, Opérations de l’armée du Nord, p. 42 ; — ibid., dépêche du général du Bessol, p. 253 ; — général Faidherbe, Campagne de l’armée du Nord, p. 15 et suiv.
- ↑ On peut juger de la faiblesse de la ligne française par ce fait, qu’un seul bataillon du 43e eut à défendre pendant l’action une ligne de 3 kilomètres, ce qu’il fit sans reculer d’une semelle.
- ↑ Voyez le plan du combat de Dury, par M. P. Viénot, architecte, une feuille grand in-folio, avec légende,
- ↑ Tout le monde fit bravement son devoir à Amiens dans la journée du 27 novembre. Le premier président de la cour d’appel, M. Saudbreuil, resta comme simple garde national aux postes avancés pendant toute la durée de l’action. Une compagnie de pupilles, dont les plus âgés n’avaient pas dix-huit ans, suivirent leurs pères sur le champ de bataille, et s’y rendirent fort utiles pour le transport des munitions et les secours aux blessés. Quelques momens avant l’entrée des Prussiens, M. Herbet, capitaine d’armement de la garde nationale, fit noyer dans le bassin de la place de Longue ville la poudre de six caissons que la garnison, faute de chevaux, avait abandonnés en se retirant pendant la nuit ; il fit de même évacuer une pièce de 12, qui était restée faute d’attelage dans la ville, et c’est grâce à cette circonstance que pas un seul des canons qui avaient fait feu à la bataille d’Amiens ne tomba aux mains de l’ennemi.
- ↑ On trouve un plan fort exact de combat de Villers-Bretonneux dans la brochure publiée par M. Pécourt, instituteur de cette commune. Les points extrêmes où nos troupes refoulèrent l’ennemi y sont exactement marquée. Un plan du combat de Cachy se trouve également dans une autre brochure publiée par M. Jouancoux, habitant de ce village. Une liste nominative des morts est jointe à ces publications.