La France et l’Angleterre dans l’Afrique Occidentale

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La France et l’Angleterre dans l’Afrique occidentale
Rouire

Revue des Deux Mondes tome 149, 1898


LA FRANCE ET L’ANGLETERRE
DANS L’AFRIQUE OCCIDENTALE

LA DÉLIMITATION DE LA COTE DE GUINÉE ET DE LA VALLÉE DU NIGER


I

La convention du 14 juin 1898 a déterminé les zones d’influence de la France et de l’Angleterre dans l’Afrique occidentale. Cette convention clôt la longue série d’expéditions militaires et de négociations diplomatiques qui, commencées il y a un demi-siècle, auront abouti au partage à peu près exclusif de la côte de Guinée et du bassin du Niger entre la France et l’Angleterre. C’est le moment de raconter l’origine, le développement et de décrire l’état actuel des possessions françaises et des possessions anglaises de l’Afrique occidentale. Ce tableau offre d’ailleurs un autre attrait que l’exposé plus ou moins aride de la formation territoriale de deux grandes colonies européennes : il met en présence deux méthodes coloniales, l’une, toute belliqueuse ; l’autre, toute pacifique ; la première dont le principal agent est le soldat, la seconde, le commerçant ; et il permet dès maintenant d’en apprécier les résultats. Aujourd’hui surtout que la plupart des grandes nations européennes étudient quel est le meilleur mode d’exploitation et de mise en valeur de leurs colonies, la comparaison de ces deux méthodes pourra ne pas être sans profit pour tous. De l’enchaînement des faits et des événemens qui se sont déroulés depuis un demi-siècle dans l’Afrique occidentale, elle permet en effet de dégager les procédés qui produisent les meilleurs résultats pour le territoire colonisé et pour la métropole qui l’administre.

Nul pays en Afrique n’a été, de la part des nations européennes, l’objet de tant de convoitises et le siège d’une concurrence aussi acharnée que la partie de la côte occidentale d’Afrique située au fond du golfe de Guinée. Dès 1325, des négocians de Dieppe auraient, s’il faut en croire certaines relations, fondé sur le littoral les établissemens de Petit-Dieppe, de Petit-Paris et de la Mine. Les Français auraient ainsi précédé tous les autres peuples européens à la côte de Guinée. Il est juste toutefois d’ajouter que ces premiers établissemens, s’ils ont existé, ont eu une durée éphémère. Ils ne subsistaient plus, en tous cas, quand les Portugais, en doublant, en 1432, le cap Bojador, et, en 1446, le cap Blanc, inaugurèrent l’ère des grandes découvertes en Afrique. Les Portugais commencèrent par s’établir au fort Saint-George ; ils se fixèrent ensuite sur divers autres points, et pendant près d’un siècle réussirent à accaparer pour eux seuls le commerce de la contrée et à empêcher les autres peuples de prendre pied sur le littoral. Mais, lors de la réunion du Portugal à l’Espagne, les établissemens portugais ayant été laissés sans protection suffisante par les Espagnols que préoccupait la propre défense de leurs colonies, les autres nations de l’Europe cherchèrent à s’implanter à la côte d’Afrique. Ce furent d’abord les Hollandais qui expulsèrent les Portugais d’un certain nombre de points du littoral ; puis ce fut le tour des Anglais qui occupèrent Acra en 1662 et se firent céder Cape Coast Castle à la paix de Bréda. A leur suite accoururent les Danois qui fondèrent les établissemens de Friederiksborg et de Christiansborg, et aussi des Brandebourgeois, sujets du grand-électeur, qui installèrent des factoreries au cap des Trois-Pointes. La France entra en lice à son tour et, sous le couvert d’une Compagnie, dite Compagnie d’Afrique, ouvrit des comptoirs à Assinie et à Whydah. Ainsi toutes les nations marchandes de l’Europe se sont donné, on peut le dire, rendez-vous à la côte occidentale d’Afrique et ont voulu exploiter cette région à leur profit. C’est que le commerce auquel se livraient les blancs était des plus lucratifs. La contrée fournissait en abondance les graines, le poivre, l’huile, les épices, l’ivoire, la poudre d’or, les esclaves ; les Européens livraient en échange des aiguilles, des clous, de la poudre, des fusils de traite et surtout de l’eau-de-vie. Suivant le genre du commerce qu’ils y pratiquaient, ils donnèrent aux diverses parties de la côte des noms qui sont encore en usage aujourd’hui. Au nord du rio Cavally étaient la côte des Graines et la côte du Poivre ; au midi de cette rivière et jusqu’au fleuve Assinie était la côte d’Ivoire ; entre la rivière d’Assinie et la rivière Volta le littoral fut appelé côte d’Or, entre la rivière Volta et l’embouchure du Niger, côte des Esclaves ; on eut la côte de l’Huile au-delà du Niger.

Tous ces concurrens, naturellement, se gênaient. Les Anglais, plus habiles et plus tenaces, réussirent à les évincer tous. Les premiers qui abandonnèrent la partie furent les Brandebourgeois. Les Français durent disparaître à leur tour. La Compagnie d’Afrique sombra, et Assinie fut évacué. Le dernier point qui resta soumis à notre influence, Whydah, fut perdu pendant les guerres de la Révolution. En 1840, il ne restait plus sur la côte de Guinée, en dehors des possessions anglaises, que des comptoirs danois et hollandais. L’Angleterre acheta les premiers en 1851, et acquit les seconds en 1871, contre l’abandon de droits qu’elle s’arrogeait sur certains points de l’île de Sumatra. Elle se trouva ainsi avoir recueilli l’héritage de toute l’Europe marchande à la côte de Guinée. Mais même là ne s’arrêta pas son ambition coloniale. En dehors des anciens comptoirs fondés par les Européens, il y avait sur ce littoral des points fort importans que ces derniers avaient négligé d’occuper ; c’étaient Lagos sur la côte des Esclaves, mouillage excellent et débouché naturel de toute la région, et surtout les embouchures du Niger. Les Anglais, qui voulaient s’assurer le commerce de tout le pays, s’en emparèrent. En 1861, ils s’établirent à Lagos, acquirent l’année suivante tout le littoral qui s’étend de Lagos à Badagry, et, en 1881, prirent pied sur les deux rives et aux embouchures du Niger.

En possession de la côte d’Or, de la meilleure partie de la côte des Esclaves, des embouchures du Niger, il ne dépendit alors que de l’Angleterre de devenir la maîtresse exclusive de tout le littoral atlantique depuis les frontières de Sierra-Leone jusqu’au Congo sur un développement de côtes de près de quatre mille kilomètres. Elle eût ainsi constitué à son profit de ce côté de l’Atlantique un empire d’un seul tenant faisant face à l’État brésilien et égal à ce dernier en étendue. Pour cela il lui suffisait de déclarer territoire anglais toute cette partie de la côte occidentale d’Afrique. Aucune puissance en Europe n’eût alors fait d’opposition. L’Allemagne n’avait pas encore de velléités coloniales. La France, meurtrie par les désastres de 1870, se recueillait et, voyant dans toute colonie lointaine une déperdition de forces, ne cherchait pas à augmenter ses possessions au dehors. Nous étions même si éloignés de vouloir contrecarrer l’expansion anglaise à la côte d’Afrique que nous allâmes jusqu’à offrir de céder à l’Angleterre les quelques points que nous possédions alors sur le littoral de Guinée, Grand-Bassam, Assinie et le Gabon, en échange de la Gambie ; et si la cession n’eut pas lieu, ce ne fut certes pas la faute du gouvernement français. Mais les missionnaires anglais avaient évangélisé une bonne partie des indigènes de la Gambie. Quand ils apprirent que leur petit troupeau allait être cédé à une puissance catholique, ils jetèrent les hauts cris, firent appel à l’appui des Sociétés bibliques et forcèrent le gouvernement britannique à rompre les négociations. Ce jour-là, on peut le dire, l’Angleterre sacrifia à la conservation de quelques ouailles l’empire exclusif de l’Afrique occidentale.

On a reproché depuis au Foreign-Office de n’avoir pas fait preuve, en cette circonstance, de cet esprit d’entente des affaires coloniales qui lui est habituel, d’avoir manqué de prévoyance, de n’avoir pas su deviner l’avenir. Ces reproches ont été formulés de l’autre côté de la Manche avec une certaine acrimonie. Mais, sans aller jusqu’à approuver la détermination qui fut prise alors, du moins peut-on l’excuser dans une certaine mesure, si l’on tient compte de l’époque et des circonstances. En 1875, l’opinion publique en Angleterre n’était pas favorable à l’extension de la puissance anglaise aux colonies. Les doctrines de l’école de Manchester dominaient alors dans le monde économique et étaient en faveur jusqu’auprès du Foreign-Office même. Volontiers l’on y professait que les colonies ne rapportent rien à la métropole, qu’elles sont la source de complications incessantes et de conflits ; qu’elles occasionnent de grandes dépenses ; bref, qu’il ne faut dépenser pour elles ni un soldat ni un écu. Les colonies de la côte occidentale d’Afrique surtout étaient vues sous un jour peu favorable. On sait que le littoral de la Guinée est, pour les blancs, l’un des pays les plus meurtriers du monde. Dans cette zone intertropicale, il n’y a pas à proprement parler d’hiver ; l’été s’y continue d’année en année et de siècle en siècle ; l’atmosphère y est constamment moite et lourde comme celle d’une terre chaude. Il en résulte que, sous ce climat si uniformément chaud et humide, le blanc s’anémie et se débilite. En outre, il est en proie au paludisme et à la fièvre jaune. La mortalité qui sévit sur les Européens est telle qu’elle a fait donner à la côte de Guinée le nom de « Tombeau des Blancs » (White man’s grave), et que les navires qui font habituellement le commerce dans ces parages sont appelés vaisseaux-cercueils (coffin-squadron). En présence de conditions climatologiques aussi funestes, pourquoi l’Angleterre irait-elle, sans nécessité reconnue, occuper toute l’étendue de ce pays ? Ne devait-elle pas être satisfaite d’avoir mis la main sur les meilleurs |et les plus riches morceaux — la Gambie, Sierra-Leone, la côte d’Or, Lagos, les embouchures du Niger — et d’en détenir les points les plus importans soit au point de vue politique soit au point de vue commercial ? Qu’avait-on besoin encore d’occuper quelques localités perdues de la côte des Esclaves et de la côte d’Ivoire, pays peu peuplés, contigus à des États indigènes comme le Dahomey qu’il faudrait réduire et dont le commerce ne pourrait acquérir quelque importance que si l’on s’emparait des régions de l’intérieur ? Certes, il était plus sage de se contenter de développer les ressources naturelles des riches districts dont on était les maîtres et de remettre à plus tard le souci d’administrer des territoires de médiocre valeur.

Ceux qui raisonnaient ainsi étaient loin de se douter qu’allaient entrer en scène des concurrens inattendus ; que le génie colonial de la France, en ce moment assoupi, allait se réveiller soudain ; que l’Allemagne, elle aussi, allait avoir des velléités d’établissemens lointains ; et que ces deux puissances allaient disputera l’Angleterre le monopole du commerce de l’Afrique occidentale. Mais qui aurait pu prévoir alors les événemens qui devaient modifier si profondément l’état des choses à la côte de Guinée ? En 1875, la France n’avait sur ce littoral aucun poste où flottât son pavillon. Nous avions bien, il est vrai, en vue d’assurer des points de ravitaillement à nos escadres qui donnaient la chasse aux négriers, acquis, en 1843, Grand-Bassam et Assinie sur la côte d’Ivoire, et en 1861, Whydah sur la côte des Esclaves. Plus tard, en 1863, nous avions bien placé sous notre protectorat Porto-Novo et obtenu Kotono, en 1868 ; mais tous ces postes avaient été abandonnés après la funeste guerre de 1870. Ce n’est que treize ans après, en 1883, que la France, ayant repris confiance en elle-même et ne voulant plus se laisser hypnotiser par les Vosges, adopta une politique coloniale active. L’une des premières manifestations de la nouvelle orientation politique eut lieu à la côte occidentale d’Afrique. Non seulement les anciens établissemens précédemment abandonnés furent réoccupés, mais encore tous les points du littoral de la côte d’Ivoire et de la côte des esclaves qui n’étaient pas aux mains des Anglais furent déclarés territoires français. C’est ainsi que les décrets en date du 8 juin et du 8 juillet 1887 placèrent sous notre protectorat tout le pays aux environs de Grand-Bassam et d’Assinie ; les pays d’Amatifou, d’Ébrié, d’Yalassou, etc., avec lesquels le gouverneur Bayol avait conclu des traités. Nos nouveaux établissemens furent réunis sous la dénomination générale d’Etablissemens français du golfe de Bénin, et un gouverneur spécial fut chargé de leur organisation.

Par ces diverses annexions, la domination politique sur le littoral du golfe de Guinée se trouva ainsi répartie : à la France, la côte d’Ivoire et la partie de la côte des Esclaves servant de débouché au Dahomey ; à l’Angleterre, Sierra-Leone, la côte d’Or, le reste de la côte des Esclaves, la côte de l’Huile avec les embouchures du Niger. On put croire alors le partage politique du littoral de Guinée terminé. La France et l’Angleterre considéraient d’ailleurs ce partage comme un fait accompli. Elles se flattaient d’être les seules maîtresses de la région et le croyaient d’autant plus volontiers qu’elles comptaient avoir fait acte de prise de possession de tous les points de la côte. Ces prises de possession leur paraissant d’ailleurs suffire à la légitimité de leurs droits, elles ne se pressaient pas de régler leur situation de fait par un acte diplomatique qui déterminât les limites respectives de leurs établissemens. Cette négligence devait leur coûter cher. Un compétiteur surgit à l’improviste, qu’elles ne s’attendaient guère à voir intervenir dans leurs affaires. L’Allemagne, qui éprouvait à son tour le besoin de posséder des colonies, et qui était à l’affût de tous les points du globe où elle pourrait planter son pavillon, avait envoyé, en 1883, l’explorateur Nachtigal à la côte occidentale d’Afrique. Ce dernier, en furetant bien, fut assez habile pour découvrir au milieu des possessions anglaises et françaises enchevêtrées une localité qui avait échappé, par son peu d’importance même, aux convoitises de la France et de l’Angleterre, et plaça inopinément le petit pays de Togo sous la souveraineté allemande. Le nouveau voisin s’annonçait peu commode et fort disposé à de peu scrupuleux empiétemens. La France et l’Angleterre durent se résigner, faire la part du feu, et signer avec l’Allemagne un acte diplomatique, qui eut du moins le mérite de couper court à des agissemens ultérieurs. Par les protocoles des 14 et 28 février 1886, l’Angleterre reconnut à la nouvelle colonie allemande la frontière de la moyenne Volta ; et la France, par le traité du 1er février 1886, céda au Togo les territoires de Lomé et de Ba-guida, de Porto-Seguro et de Petit-Popo. Rassurées désormais de ce côté, la France et l’Angleterre firent ce qu’elles auraient dû accomplir beaucoup plus tôt, et, par une convention spéciale en date du 10 août 1889, déterminèrent les lignes de démarcation entre leurs divers établissemens. Cette convention ne fit guère d’ailleurs que consacrer la situation déjà acquise de ces deux puissances à la côte occidentale d’Afrique : elle reconnut à l’Angleterre la possession de la côte d’Or, de la côte de l’Huile et de la côte des Esclaves, à l’exception du littoral dahoméen ; à la France, la possession de ce même littoral et de la côte d’Ivoire. Sur un développement total de près de deux mille kilomètres que présente la côte de Guinée à partir du rio Cavally jusqu’à l’embouchure du Niger, douze cents kilomètres furent reconnus appartenir à l’Angleterre et sept cent cinquante à la France : cinquante kilomètres de frange littorale formaient déjà le lot de l’Allemagne. Les chancelleries s’entendirent, en outre, pour prolonger la ligne de démarcation depuis la côte jusqu’au 9e parallèle ce qui donna à chaque colonie une profondeur moyenne de trois cent cinquante kilomètres environ dans l’intérieur du continent.


II

La côte du fond du golfe de Guinée se compose de bassins côtiers, tels que ceux du rio Cavally, du Bandama, de la Volta, de l’Ouhémé. Au-delà s’étend dans l’intérieur l’immense bassin du Niger. La prise de possession des deux rives du fleuve a été poursuivie par les Français et les Anglais comme celle du littoral.

La vallée du Niger n’est séparée de la région des bassins côtiers par aucun obstacle sérieux ; la ligne de faîte entre les rivières littorales et le grand fleuve africain est peu accusée et souvent peut passer inaperçue ; elle n’est formée que par des boursouflemens du sol et des plateaux ondulés que flanquent çà et là quelques hauteurs d’importance secondaire. Il semble donc au premier abord que la vallée du Niger aurait dû être attirée dans la sphère d’attraction européenne au même titre et à la même époque que la région du littoral. Il n’en a rien été cependant. Pour surprenante que la chose puisse paraître, bien que les Européens et en particulier les Anglais fussent établis depuis des siècles à la côte occidentale d’Afrique, ils n’ont connu la vaste région qu’arrose le Niger et son grand affluent la Bénoué qu’à une époque rapprochée de nous. C’est que les trafiquans du littoral avaient une préoccupation exclusive : le commerce, et qu’il leur importait peu d’aller visiter l’intérieur du pays, qui fournissait pourtant les matières premières de leur négoce. Aussi, encore à la fin du siècle dernier, on ignorait la source, le parcours et l’embouchure du Niger. Tout ce qu’on savait, et encore était-ce d’une façon peu précise, c’est qu’il existait dans l’Afrique occidentale, à une certaine distance du littoral, un grand cours d’eau. Où se dirigeait-il ? Les uns croyaient qu’il allait rejoindre le Congo, les autres le lac Tchad ; d’aucuns soutenaient qu’il était une des branches maîtresses du Nil. L’intérieur de l’Afrique occidentale n’était pas non plus connu. Le désir de mettre un terme à cette ignorance ne se manifesta sérieusement en Europe qu’à la fin du XVIIIe siècle. La découverte du Niger et de la Bénoué doit être attribuée à une manifestation à la fois sentimentale et positive du génie anglais, au caractère de philanthropie et d’esprit de lucre qui est à la base de presque tous les actes de la vie politique extérieure en Angleterre.

Vers 1780, se produisit presque simultanément chez toutes les nations protestantes du nord de l’Europe un mouvement extraordinaire de sympathie en faveur de la race nègre. Les horreurs de la traite et les souffrances imposées aux noirs, victimes de cet odieux trafic, avaient ému les âmes pieuses et provoqué chez elles un vif sentiment de pitié. Des missionnaires, des philanthropes, des commerçans se réunirent, résolurent d’améliorer le sort des nègres et d’ouvrir le continent noir à l’activité commerciale de l’Europe, et dans cette intention fondèrent, en 1788, à Londres, l’Association africaine, qui devait fournir une carrière si longue et si glorieuse. Un des premiers qui vinrent offrir leurs services à l’Association fut un jeune médecin écossais, Mungo-Park, qui fut envoyé à la côte occidentale d’Afrique avec mission de pénétrer dans l’intérieur du continent noir. Ce fut le premier Européen qui vit le Niger. Au cours d’un premier voyage, qui dura de 1795 à 1797, le voyageur, parvenu à Ségou, eut l’émotion de voir se dérouler à ses pieds le courant ardemment cherché, « la nappe imposante du Niger, brillant aux rayons du matin, aussi large que la Tamise au pont de Londres et coulant vers l’orient dans une majestueuse lenteur. » Son récit excita en Angleterre le plus vif enthousiasme. On voulut élucider le problème du Niger et de toutes parts les bonnes volontés se manifestèrent ; des fonds furent recueillis ; une expédition nombreuse lui organisée. Ce fut à la tête d’une troupe de quarante Européens, qu’en 1805, Mungo-Park remonta la Gambie, atteignit Bammakou et Ségou et revit le cours du fleuve, non sans avoir eu à supporter des fatigues et des difficultés inouïes. Tous ses compagnons de voyage étaient morts et ses ressources étaient épuisées. Mais Mungo-Park était de la race de ces hommes que laissent impassibles les pires coups du destin. Il construisit de ses propres mains un radeau, et, téméraire comme l’homme au cœur bardé d’airain dont parle le poète, il osa confier son frêle esquif aux flots inconnus. On ne le revit plus.

La voie était frayée cependant et, dès que la fin des grandes guerres napoléoniennes eut permis à l’Angleterre de reporter son attention sur l’Afrique occidentale, expéditions sur expéditions furent envoyées dans la direction du Niger. En 1816 et 1817, Gray et Dochard cherchèrent à nouveau à atteindre le fleuve. La même année, Tuckey remontait le Congo, qu’on disait alors être l’embouchure du Niger, Peddie refaisait la route de Mungo-Park, tous deux croyant aller au-devant l’un de l’autre en suivant la même voie fluviale. En 1822, le major Laing se dirigeait de la Gambie vers le haut Sénégal et arrivait à Tombouctou. De 1822 à 1824, Clapperton, Oudney et Denham traversaient le Sahara et pénétraient en plein Soudan central. De retour en Europe, Clapperton en repartait presque aussitôt pour l’Afrique et atteignait, sur le Niger moyen, les rapides de Boussa. Ce fut ce dernier qui révéla à l’Europe le sort infortuné de Mungo-Park. Pendant quatre mois, le héros s’était laissé porter par les eaux du fleuve, au gré du courant, traversant ainsi aux yeux des populations étonnées le pays des Touaregs, celui des Haoussas, et la grande courbe du Niger ; son radeau avait enfin chaviré dans les rapides de Boussa et ce naufrage avait mis fin à son odyssée aventureuse. Clapperton mourut lui-même au Sokolo, et ce fut à son domestique Richard Lander qu’échut, en 1830, l’honneur de découvrir l’embouchure du fleuve. Le cours de la Bénoué fut exploré en 1833 par le lieutenant Allen.

La mainmise par l’Angleterre sur cette partie de la vallée du Niger n’a eu lieu que longtemps après les découvertes de ses explorateurs : elle ne remonte qu’à quelques années à peine. Non pas que le Foreign-Office ait montré pour le bassin du Niger une indifférence pareille à celle dont il avait fait preuve pour le littoral du golfe de Guinée, mais bien parce qu’il n’entrait pas dans ses vues de procéder à l’occupation de cette région d’une manière prématurée. La politique coloniale de l’Angleterre est une politique à longue portée ; elle ne se révèle pas brusquement par des coups de théâtre ; elle est surtout ennemie de l’intervention armée et de tout ce qui peut la provoquer. Vis-à-vis des populations sauvages ou à demi civilisées de l’Afrique qu’elle a voulu rattacher à sa domination, l’Angleterre a eu depuis le commencement du siècle une manière d’agir constamment la même. Elle envoie d’abord l’explorateur qui fait connaître dans ses grandes lignes la physionomie de la contrée, puis le missionnaire qui fonde des stations durables et gagne la confiance des indigènes ; plus tard survient le commerçant qui par le trafic crée de nouveaux besoins ; enfin, quand le terrain est jugé suffisamment préparé, c’est l’administrateur qui arrive et prépare l’annexion définitive, laquelle a lieu la plupart du temps sans coup férir. Grâce à cette ligne de conduite habile et prudente, l’Angleterre a acquis d’immenses domaines dans l’Afrique australe, des environs du Cap au cours du Zambèze, et de ce fleuve au Tanganyika et aux limites extrêmes du Congo. Successivement les Namaquas, les Bassoutos, les Griquas, les Bechuanas, les peuplades du lac Nyassa sont venus ainsi au cours du siècle grossir le nombre des sujets de la reine en Afrique australe ; et, en ce moment même, de pareils moyens mis en œuvre vont placer sous la domination britannique le pays des Barotsés. Les choses ne se sont pas passées autrement dans la vallée inférieure du Niger.

Dès la révélation de l’existence du cours du Niger et de la Bénoué, on avait compris en Angleterre l’importance sans rivale de ces deux magnifiques voies fluviales qui partaient de l’Océan et pénétraient au cœur de l’Afrique centrale, et l’on songea à tirer parti de la découverte pour le plus grand profit du pays. En 1841, fut organisée la « grande mission du Niger, » qui se proposa d’étudier à la fois les ressources du pays et les voies et moyens propres à l’amélioration de la condition des noirs et à leur évangélisation. L’amiral Trotter la dirigeait, et un certain nombre d’indigènes en faisaient partie. Parmi eux était le jeune Samuel Crowther qui devait montrer à quel degré rare de civilisation et de culture peut parvenir le noir lorsqu’il est placé dans de bonnes conditions de milieu. Nommé pasteur à Sierra-Leone, puis sacré à Londres évêque d’Abbéokouta et du Niger, Crowther acquit une influence extraordinaire parmi ses congénères, les Nagos, et devint le plus actif ouvrier de l’influence anglaise sur toute la côte de Guinée et dans le bassin du Niger. Il traduisit la Bible en langue indigène, composa une grammaire, fonda un journal qui, rédigé en langue nago, tira jusqu’à six mille exemplaires. Non moins bon soldat que bon littérateur, Crowther organisa les indigènes en milices locales, leur apprit les premiers élémens de la science de la guerre, et quand les troupes dahoméennes vinrent attaquer Abbéokouta, lui-même dirigea la défense, fit tirer le canon, et eut la satisfaction de voir fuir devant lui des bandes réputées jusque-là invincibles. Aux appels pressans et enflammés de Crowther invitant les Européens à une croisade religieuse et pacifique dans le centre du continent noir, les missionnaires européens et indigènes accoururent. Il en vint d’Angleterre, de Suisse, d’Allemagne, de Norvège ; il en vint surtout de ce réservoir inépuisable de prédicans indigènes qu’est Sierra-Leone. Le pays fut couvert de missions sur le littoral et à l’intérieur. Des temples s’élevèrent à Abbéokouta, à Ibadan, à Illorin, à Oyo, à Oybomochou, dans tous les centres importans de la colonie de Lagos, de l’arrière-pays du Yorrouba et jusque dans la vallée du moyen Niger. Les Nagos se pressaient en foule aux enseigne mens de Crowther et des missionnaires. Si des querelles intestines n’étaient venues armer les unes contre les autres les chrétientés naissantes, si les troupes dahoméennes n’avaient promené dans le pays l’incendie et le massacre, et détruit les plus importantes cités, dès ce moment toute la vallée du bas Niger eût été convertie à la foi protestante et rangée définitivement sous la domination de l’Angleterre.

Les commerçans avaient suivi les missionnaires. Déjà la « grande mission du Niger » avait fondé un comptoir au confluent du Niger et de la Bénoué, et un autre à Egga. Pour ouvrir à ces factoreries les débouchés du Soudan central, lord Palmerston lui-même organisa la célèbre expédition de Richardson, Overweg et Barth au cœur du continent noir ; et les résultats de cette expédition décidèrent des négocians, à Liverpool, à Birmingham, à Londres, à tenter sur une grande échelle l’exploration commerciale du pays. Aux premiers comptoirs fondés par la mission du Niger, ils ajoutèrent d’autres établissemens. La première compagnie qui fut formée par eux pour l’exploitation commerciale du Niger fut la West African Company ; d’autres surgirent, puis toutes fusionnèrent en une seule : la National African Company. Le cercle des opérations fut étendu progressivement ; les comptoirs et les factoreries couvrirent les deux rives du fleuve ; une flottille de vapeurs remontèrent le Niger et son grand affluent la Bénoué jusqu’à 800 kilomètres dans l’intérieur.

Mais, à ce moment où l’initiative des explorateurs, le zèle des missionnaires, l’avidité des commerçans avaient établi, à l’exclusion de toute autre, l’influence anglaise dans ces parages, une tentative se produisit, tout à l’honneur de l’initiative privée française, qui faillit ravir à l’Angleterre le fruit de tant d’efforts patiemment soutenus depuis un siècle. En 1880, des négocians français, frappés des grands bénéfices que procurait aux négocians anglais l’exploitation du bas Niger, entreprirent de leur disputer le monopole commercial de la contrée, et envoyèrent M. de Sémallé aux bouches du fleuve. M. de Sémallé, étant mort quelques mois après son arrivée, fut remplacé par le commandant Mattéi. Ce dernier déploya l’activité la plus grande et, au cours de deux campagnes, fonda vingt-quatre comptoirs sur le bas et le moyen Niger et son affluent la Bénoué. Un instant, l’on put croire que, grâce à lui, l’influence de la France allait s’établir à l’embouchure du Niger au même titre que celle de l’Angleterre. La National African Company elle-même prit peur et chercha à ruiner sa rivale par une guerre de tarifs ; elle n’y réussit que trop. La Société française, peu ou pas soutenue par le gouvernement que préoccupaient les questions de Tunisie, du Tonkin et de Madagascar, ne disposant d’ailleurs que de capitaux tout à fait insuffisans, dut céder après trois ans de luttes et se trouva trop heureuse d’abandonner tous ses établissemens à sa rivale moyennant la somme de trois millions. Au 31 décembre 1884, tous ses navires, tous ses comptoirs, toutes ses marchandises passèrent à la compagnie anglaise. Ce jour-là, nous commîmes la faute irréparable. Nous laissâmes le champ libre à l’Angleterre, dans le bas Niger et dans le Soudan central.

C’est, en effet, de la fusion de la Société française et de la National African Company qu’est née la Royal Niger Company qui a ajouté une page si remarquable à l’histoire de l’expansion coloniale de l’Angleterre dans le monde. Le premier résultat de la fusion fut l’élévation du capital de la Compagnie, qui fut porté de 6 250 000 francs à 25 000 000 de francs ; elle prit alors le nom de Niger Company et elle mit à sa tête lord Aberdare, président de la Société de géographie de Londres. Elle étendit considérablement le champ de ses opérations, et au programme commercial qu’elle avait suivi jusqu’alors ajouta tout un vaste programme politique. Elle voulut soumettre à son autorité tout l’empire du Soudan central, de l’embouchure du Niger au lac Tchad et au-delà. Son premier soin fut de faire acte de souveraineté sur les territoires s’étendant de l’embouchure du Niger jusqu’à Lokodja, au confluent du Niger et de la Bénoué ; puis, le a avril 1885, elle établit le protectorat de Sa Majesté Britannique, au-dessus de Lokodja, sur le Noupé, et fit afficher dans toutes les factoreries du bas Niger, afin que nul n’en ignorât, la proclamation de ce protectorat[1]. Remontant ensuite le Niger, un agent diplomatique de la Compagnie acheta du roi de Gando, dont les États confinent au Noupé, la propriété des deux rives du fleuve sur une largeur de 48 kilomètres depuis le Noupé jusqu’à Boussa et Saï ; pareil achat eut lieu des deux rives de la Bénoué jusqu’à Yola. A la même époque, par un autre traité, la Compagnie affirmait son influence au moins commerciale sur le Sokoto. Ces acquisitions ne soulevèrent alors en Europe aucune objection. Même la Conférence de Berlin reconnut expressément aux Anglais la possession des deux rives du Niger jusqu’à Lokodja.

Alors le moment parut venu au Foreign-Office d’entrer en ligne et de cueillir la riche moisson de peuples et de royaumes que les enfans de la pratique Albion avaient fait lever. Désormais le gouvernement britannique pouvait, sans avoir à redouter la moindre complication et la moindre difficulté, donner son appui officiel à la nouvelle puissance qui s’élevait dans le Soudan. Il n’y avait d’ailleurs pour cela qu’à fortifier l’action de la Niger Company, à ratifier les traités conclus par elle et à lui reconnaître la possession des territoires qu’elle s’adjugeait. Des pourparlers entre le gouvernement et la compagnie furent donc engagés, qui aboutirent le 10 juillet 1886. Ce jour-là, une charte royale fut octroyée à la compagnie anglaise et lui donna des pouvoirs très étendus sur une double zone de territoire s’étendant à 48 kilomètres de chaque rive du Niger et de la Bénoué et sur les régions qu’elle pourrait par la suite acquérir. La charte royale autorisa la compagnie à lever des troupes, à battre monnaie, à faire des lois, moyennant, il est vrai, l’assentiment du sous-secrétaire d’État. Elle lui reconnut tous les droits régaliens : droits de justice et de police et d’établissement de taxes. La compagnie se hâta d’ailleurs d’user de ces nouveaux droits. Elle organisa une force publique, créa tout un système administratif et judiciaire, leva des impôts. Elle eut un agent général à Akassa, un chief-justice à Assaba, un commandant des troupes à Lokodja. La couronne britannique s’était enrichie d’un nouveau et magnifique joyau, et, suivant la bonne doctrine de l’école de Manchester, il n’en avait coûté à Sa Gracieuse Majesté ni un soldat ni un écu.


III

Du moins, si nous nous laissâmes ainsi évincer des bouches du Niger, devions-nous devenir les maîtres à la source du fleuve et sur la partie supérieure de son cours. Il est vrai qu’établis à Saint-Louis, à l’embouchure du Sénégal, nous trouvions là ouverte devant nous une voie naturelle vers le bassin du haut Niger. Les sources des deux fleuves ne sont séparées que par le massif du Fouta-Djalon. Quand, en 1879, notre domination eut été étendue jusqu’à ce plateau montagneux, il nous fut donné de voir à nos pieds se dérouler la vallée du grand fleuve africain, et nous y pénétrâmes l’année suivante. Le 30 janvier 1883, un poste fut établi à Bammakou et pour la première fois le drapeau français flotta sur le fleuve. Des postes intermédiaires s’échelonnèrent de Bammakou à nos établissemens du Sénégal, et un chemin de fer fut commencé qui dut relier le cours des deux fleuves. En 1887, le lieutenant Garon descendait le Niger et mouillait devant Koriumé, un des ports de Tombouctou. De nouveaux postes étaient fondés sur le cours du fleuve, à Kangaba et Siguiri au sud de Bammakou, à Nyamina au nord de cette ville. Samory nous cédait la partie de ses États situés sur la rive gauche du Niger. Ahmadou, sultan de Ségou, reconnaissait notre protectorat. Nous faisions entrer dans notre sphère d’influence les États de Tiéba, avec lequel nous concluions un traité d’alliance et d’amitié et nous étendions notre action sur les pays de Kong, de Djimini et de Bondoho. Dès 1889, nous avions ainsi placé sous notre influence toutes les hautes vallées du Niger et de ses affluens en amont de Tombouctou.

Cette rapide extension de notre domination eut lieu d’ailleurs sans trop éveiller les susceptibilités des Anglais. Cependant, par leurs établissemens de Gambie et de Sierra-Leone, ces derniers étaient mieux placés que nous pour atteindre la vallée du fleuve. Du littoral de ces deux colonies à la source du Niger et à ses branches maîtresses, la distance est moins grande que de l’embouchure du Sénégal. D’autre part, la Gambie ouvre vers la vallée du Niger une voie naturelle bien supérieure à celle qu’offre le Sénégal ; elle est d’un accès beaucoup plus facile aux vaisseaux et ces derniers peuvent s’y aventurer en tout temps et la remonter en basses eaux jusqu’à une longitude plus orientale que ce premier fleuve ; enfin, là est la route la plus directe pour le Fouta-Djalon et Tombouctou. Pourtant tous ces avantages ne purent décider les Anglaisa entrer avec nous en lutte pour la possession du haut fleuve. Ils laissèrent le Sénégal, puis le Soudan français, s’étendre progressivement, déborder graduellement vers le nord, le sud et l’est sans en montrer plus de soucis. Profitant de l’inertie anglaise, nous enserrâmes peu à peu la Gambie et Sierra-Leone d’un cercle de postes qui isolèrent ces deux colonies du haut Niger, et les réduisîmes à l’état d’enclaves littorales. La diplomatie anglaise ne fit pas non plus la moindre difficulté de nous reconnaître les territoires que nous avions occupés d’une manière effective. Sans se préoccuper de l’avenir commercial de la Gambie et de Sierra-Leone, elle nous sacrifia l’arrière-pays de ces deux colonies. Par la convention du 10 août 1889, elle se contenta de voir la frontière de Sierra-Leone reportée de la petite Scarcie vers la grande Scarcie, et, en échange du territoire minuscule compris entre ces deux rivières, elle nous abandonna le Fouta-Djalon. Dans la Gambie, il ne fut reconnu à la Grande-Bretagne qu’une étendue de dix kilomètres de territoires sur chacune des rives du fleuve, et encore jusqu’au point où il cesse d’être navigable, à Yarbatenda. L’Angleterre, par ces dispositions, s’interdisait tout accès vers la vallée du Niger. Ce désintéressement chez des gens d’ordinaire assez avides en fait d’acquisitions coloniales demeurerait inexplicable si nous ne savions ce que les Anglais envisagent avant tout dans une possession lointaine. Pour eux, l’objet d’une colonie est de donner des résultats ; son exploitation est une opération commerciale comme une autre, et l’on sait que la première condition à remplir pour obtenir un gain, c’est de tenir les frais au-dessous des recettes. Ils sont avant tout les ennemis d’une politique coûteuse et sans profits économiques appréciables. Dans le cas présent, l’avantage de la possession d’une zone plus ou moins avancée dans la région du haut Niger ne parut pas au Foreign-Office suffisamment compensé par les éventualités de guerres, les soucis d’administration et les dépenses qui pourraient résulter de l’occupation, et il nous abandonna sans trop de regrets la vallée du haut Niger, comme il nous avait abandonné déjà la côte d’Ivoire et une partie de la côte des Esclaves. Pareil état d’esprit dicta sans doute aussi la convention anglo-française du 5 août 1890, qui fixa les limites de notre domination sur la rive gauche du Niger. Aux termes de cette convention, la limite des possessions méditerranéennes de la France fut reportée sur le moyen Niger et sur le lac Tchad et déterminée par une ligne tirée de Saï à Barroua. L’Angleterre nous reconnaissait des millions de kilomètres carrés dans le Sahara, et nous lui laissions le champ libre au midi de cette ligne jusqu’à l’Océan. On a beaucoup critiqué cette convention. En fait et historiquement parlant, elle ne fut que la reconnaissance par la diplomatie des efforts faits par l’Angleterre pour dominer dans le bas Niger, et par la France, dans les hautes vallées du fleuve. Elle nous fut même, en un sens, assez avantageuse, car, à l’époque, nous n’avions pas encore atteint Tombouctou, et nos droits sur le cours du Niger furent reconnus jusqu’à Saï, sur le Niger moyen, à plus de mille kilomètres en aval de cette ville.


IV

La convention de 1890, d’ailleurs, loin de retarder nos progrès, eut pour résultat de rendre plus rapide et plus complète notre pénétration non seulement dans la vallée du haut Niger, mais encore dans celle du Niger moyen. Au Parlement britannique, lord Salisbury put bien se gaudir « des terres légères » du Sahara qui nous étaient abandonnées et railler le coq gaulois qui aime à gratter le sable et à la manie duquel on avait fourni ample matière ; le gouvernement français vit dans la convention tout autre chose qu’un octroi gratuit d’immenses zones désertiques. Pour lui, l’extension de ses possessions méditerranéennes sur le Niger moyen et le lac Tchad devait entraîner dans l’avenir et comme conséquence naturelle l’extension de ces mêmes possessions jusqu’au fond du golfe de Guinée, la réunion de l’Algérie, du Sénégal, de la côte d’Ivoire et du littoral dahoméen en un seul bloc ; en un mot, la constitution d’un empire de l’Afrique française qui irait d’Alger à Grand-Bassam, à Whydah et même jusqu’à Brazzaville ; et, dès lors, la formation de cet empire devint son rêve obsédant, et l’expansion française dans la vallée du moyen Niger, le principal article du programme qui fut alors conçu et exécuté. Pourquoi faut-il que ce résultat n’ait été atteint qu’au prix de pertes si douloureuses en hommes, de sacrifices si considérables en argent ; et que la manière dont la France a pris possession de ce pays présente un contraste si pénible avec la méthode qu’a suivie l’Angleterre dans le bas Niger ?

Certes il n’est guère douteux qu’on n’eût pu, avec du calme, du sang-froid, et un peu de cette patience qui est nécessaire dans les relations avec les peuples primitifs, maintenir nos bonnes relations avec les indigènes, étendre progressivement et par rayonnement notre influence, consolider notre domination. C’est cette ligne de conduite si sage que nous avions adoptée au début et que nous avions observée jusqu’en 1890. Elle nous avait valu l’amitié et l’alliance d’Ahmadou, de Tiéba, de Samory et du souverain du Dinguiray. Nous vivions en paix avec ces potentats indigènes, et, l’avenir étant à nous, nous n’avions qu’à laisser le temps faire son œuvre. Quelques centaines d’hommes suffisaient à maintenir l’ordre dans cet immense empire et le budget local ne s’élevait pas à deux cent mille francs. On pouvait se croire revenu aux traditions et aux procédés des grands siècles colonisateurs de notre pays, alors qu’avec une poignée d’hommes et presque sans argent, la France dominait dans les meilleures parties des trois continens et s’y faisait aimer des indigènes.

Tout à coup, par un brusque revirement, en 1890, une autre politique prévalut. On parla de chasser de ses États Ahmadou, de s’emparer des États de Samory, d’obliger à payer tribut les chefs du Dinguiray ; on songea même à s’emparer de Tombouctou. C’était substituer à la politique d’influence la politique d’occupation, à la politique pacifique la politique belliqueuse. La volte-face fut prônée surtout par les chefs militaires au Soudan. Désireux d’aller de l’avant, les commandants supérieurs du Soudan ne se demandaient pas si la réalisation de leurs projets était bien nécessitée par les circonstances. Ils étaient d’ailleurs jusqu’à un certain point excusables : le soldat n’est pas nécessairement diplomate et son éducation spéciale ne le prépare pas à jouer avec certaines difficultés ; en outre, il n’aime pas l’inaction ; et au fond du Soudan, sur les confins du désert, à des milliers de kilomètres de la mère-patrie, cette inaction doit peser mortellement sur lui, abandonné à lui-même, et n’ayant qu’à compter avec les fièvres en temps de paix. Mais le gouvernement aurait dû tenir compte de cet état moral et posséder la force suffisante pour ne pas laisser aller ainsi les événemens.

La période de conquête fut d’ailleurs héroïque et le récit en est une véritable épopée. Au commencement d’avril 1890, Ségou est pris, Ahmadou battu, et le colonel Archinard entre le 1er janvier à Nioro, capitale des États de ce dernier. Son royaume est divisé ; une partie est donnée à un indigène, l’autre à un ancien employé des postes au Sénégal. On joue au Warwick et l’on fait et défait les rois. Après Ahmadou, on s’attaque à Samory, et l’on entame contre lui une guerre d’extermination. Après la conquête de la rive gauche, on veut la conquête de la rive droite du Niger. Bissandougou, capitale de Samory, est incendiée en 1891. En vain, à Paris, les sous-secrétaires d’État protestent ; en vain une commission est-elle nommée en vue de ne conserver au Soudan que les postes avancés, de réduire l’effectif de la colonne de ravitaillement, de placer, au point de vue politique, le commandant supérieur sous les ordres du gouverneur. M. Etienne, dans ses instructions, a beau recommander de ne pas se lancer en pays inconnu à la suite de Samory. M. Jamais a beau affirmer qu’il n’y aura désormais plus de guerre au Soudan : là-bas, dans les hautes vallées du Sénégal et du Niger, les instructions, les injonctions même du département des colonies sont peu écoutées. L’élan est donné d’ailleurs, et la guerre continue de plus belle. Les opérations ne sont pas même interrompues en 1892. Samory est pourchassé et obligé de quitter ses États. Mais il se dérobe, toujours insaisissable. Il ne quitte une contrée que pour aller s’implanter dans une autre. Rejeté des hautes vallées du Niger sur la frontière de Sierra-Leone, puis de Sierra-Leone dans le nord de la république de Libéria, il se taille un empire dans l’hinterland de la côte d’Ivoire. C’est alors que, trouvant que les difficultés avec lesquelles nous nous débattons ne sont pas assez considérables, le lieutenant de vaisseau Boiteux et, après lui, le colonel Bonnier vont occuper, sans en avoir reçu l’ordre, Tombouctou, élargissant ainsi d’une manière démesurée le théâtre des opérations et le territoire d’occupation dans la vallée du haut Niger. Tombouctou lui-même, qui devrait être, aux yeux des plus exigeans, le terme de ces étonnantes aventures, n’est qu’une étape et qu’un jalon dans une marche toujours en avant. De cette ville et de Ségou on rayonne sur la rive droite du Niger : on occupe Bandiagara, le Yatenga, puis le Mossi, le Gourounsi, le Liptako ; on pénètre au Gourma, et le commandant Destenave s’installe à Saï sur le Niger moyen, atteignant ainsi le point extrême fixé à nos possessions sur la rive gauche du fleuve. On ne s’arrête pas là, d’ailleurs. On descend le Niger, et, en aval de Saï, on s’établit à Ilo, à Gomba, aux rapides de Boussa même ; on va plus loin encore, et l’on conquiert le Borgou. Entre temps on avait brisé la puissance des Dahoméens et fait leur roi prisonnier. Les souverains indigènes sont partout chassés ; nous détrônons le naba du Mossi, nous traquons Ahmadou, qui s’est réfugié dans le Liptako, nous intervenons à main armée dans les royaumes du Gourma, du Gourounsi et de Boussa ; nous faisons fuir dans la brousse le roi du Borgou. Au commencement de 1898, nous nous tournons contre Babemba, le successeur de Tiéba, nous incendions sa capitale, et, lui tué, nous annexons ses États. A part Samory, ce roi vagabond, dont les États se déplacent sans cesse, il n’existe plus en face de nous un potentat nègre qui ose lever la tête. Tout a cédé à nos armes. Tout se tait. Nous sommes complètement les maîtres dans la vallée du moyen Niger.

La conquête, du reste, avait été chèrement achetée, et le plus généreux du sang de France avait coulé dans ces plaines lointaines. Trop faibles et trop disséminées, nos colonnes furent trop souvent massacrées. Le premier qui inaugura la série funèbre fut le capitaine Ménard, mort dans les environs de Kong en combattant contre les bandes de Samory ; à quelque temps de là, avaient lieu le massacre du lieutenant Aube à Tombouctou et l’hécatombe de la colonne Bonnier à Goundam ; puis, c’est le massacre de Rhergo et celui de Liptako ; le capitaine Braulot est assassiné par les lieutenans de Samory ; à Ilo meurt l’adjudant de Bernis ; et la mission Cazemajou est à peu près tout entière anéantie au nord du Bornou et du Sokoto.

Mais, si douloureuses que fussent ces pertes, le résultat cherché n’en était pas moins acquis, et l’histoire, comme on le sait, n’enregistre que les résultats. Au commencement de 1898, le Sénégal et le Soudan se trouvaient réunis à la côte d’Ivoire à travers les vallées du haut Niger ; et la côte d’Ivoire, par-dessus les États conquis du Mossi et du Gourma, se rattachait au Dahomey. Cette colonie était également reliée au Soudan. Désormais toutes nos possessions de l’Afrique occidentale ne faisaient plus qu’un bloc compact.

Pour arriver à ce résultat, il nous avait fallu non seulement lutter contre les rois nègres, mais encore déjouer les entreprises et les efforts des Européens nos voisins du littoral de Guinée. Dès le début, Anglais et Allemands avaient fort bien compris que nos projets de domination dans la vallée du Niger moyen allaient à l’encontre de leurs intérêts particuliers à la côte d’Or, à Lagos et au Togo. Le Mossi est l’hinterland naturel de la côte d’Or, le Gourma celui du Togo, le Borgou celui de Lagos. En mettant la main sur ces divers États indigènes, nous coupions aux colonies anglaises et allemande toute possibilité d’extension vers l’intérieur, nous les réduisions à l’état d’enclaves littorales ; nous leur enlevions un arrière-pays dont les productions auraient pu largement alimenter les diverses branches du commerce des ports de la côte et les empêchions d’atteindre le degré de prospérité auquel elles pouvaient prétendre. Pourtant, malgré le danger évident que notre marche envahissante dans la vallée du Niger moyen faisait courir au développement commercial de leurs établissemens de la côte, les Anglais, pendant les premières années qui suivirent la convention de 1890, demeurèrent paisiblement cantonnés sur la lisière maritime. Alors que par le fer et le feu nous implantions notre domination au Soudan, eux, tranquillement assis derrière leurs comptoirs, voyaient, sans en être émus outre mesure, les massacres et les incendies qui accompagnaient nos expéditions à main armée et se contentaient d’exploiter commercialement le pays. Ils se livraient à cette exploitation en cherchant à en tirer le parti le plus fructueux possible et en ne faisant que les dépenses les plus indispensables ; et il ne leur venait pas à l’esprit de nous imiter dans nos procédés d’expansion coloniale. Ni le gouvernement local ni le gouvernement métropolitain n’organisaient de mission ou d’exploration à destination de l’intérieur. Loin même de s’aventurer au nord du 9e parallèle, ils ne cherchaient seulement pas à procéder à l’exploitation des territoires situés au midi de cette ligne que leur avaient pourtant reconnue les traités ; et, en gens éminemment pratiques, ils attendaient patiemment, pour se mettre sur les bras l’administration de ces pays, que le commerce leur y eût créé de suffisans intérêts.

En procédant ainsi, les Anglais se montraient fidèles à la vieille méthode coloniale de l’Angleterre, qui est de ne développer l’administration d’une contrée qu’autant que s’en développe l’exploitation et d’éviter le plus possible l’intervention de la force armée dans la prise de possession d’un pays. Cette méthode, qui laisse les nationaux anglais libres d’agir à leurs risques et périls, qui n’engage pas la responsabilité de la métropole, qui permet à cette dernière d’acquérir de vastes territoires sans coup férir et de les administrer sans dépenses stériles, est bonne. Elle a cependant un inconvénient, c’est de demander beaucoup de temps pour produire le résultat cherché, et si dans l’intervalle, à un moment donné, survient un compétiteur qui mette brusquement la main sur le terrain non encore proclamé officiellement possession britannique, le pays convoité échappe à l’Angleterre et cette dernière se trouve en définitive avoir travaillé pour autrui. On peut citer comme exemple frappant qui démontre le défaut de cette politique à longue portée la mainmise par les Allemands sur les districts du Cameroun, que l’on pouvait considérer comme compris depuis un demi-siècle dans la sphère d’influence anglaise. Pareille mésaventure devait arriver à leurs colonies de la côte d’Or et du Lagos.

L’heure du péril pour ces deux colonies sonna le jour où, après avoir conquis le Dahomey, nous remontâmes du littoral vers le Niger moyen, nous élevant progressivement vers le nord avec l’intention d’empiéter, par l’occupation militaire du Mossi, du Gourma et du Borgou, sur l’hinterland de la côte d’Or et de Lagos. Alors seulement les Anglais se décidèrent à agir avec vigueur. De la côte d’Or partit, au commencement de 1894, une mission à la tête de laquelle fut placé un nègre de sang mêlé, nommé Fergusson. Ce dernier fit une extrême diligence, hissa le drapeau anglais à Salaga, conclut un traité de protectorat avec le chef de Sansonné-Mango, puis avec les chefs du Mampoursi, du Gourounsi et du Mossi, et redescendit vers le littoral par Bobo-Diolassou et Oua, semant les traités sur son passage, et se vantant à son retour d’avoir placé sous l’influence de l’Angleterre tout l’intérieur jusqu’au 13e degré. Mais les Anglais ne purent procéder immédiatement à l’occupation effective des pays que venait de leur ouvrir Fergusson. Entre ces pays et le littoral s’étendait le royaume des Achantis, et ces derniers s’opposaient au passage de toute expédition militaire anglaise vers l’intérieur. Le royaume des Achantis fut détruit, et l’obstacle brisé, mais quand les colonnes anglaises s’avancèrent vers le nord, elles trouvèrent le Mossi et le Gourounsi occupés par nos troupes. Elles durent s’arrêter entre le 10e et le 11e parallèle et se contenter d’occuper Bouna, sur la rive droite de la Volta.

Plus vive encore fut la lutte du côté de Lagos. Non seulement les Anglais, mais encore les Allemands du Togo y prirent part. Il s’agissait de savoir laquelle des trois puissances rivales mettrait la main la première sur le Borgou et le Gourma. Vers le milieu de 1894, le commandant Decœur était parti avec la mission d’établir notre protectorat sur ces deux pays. Prévenus, les Allemands envoyèrent à destination du Gourma le Dr Grüner, tandis que les Anglais faisaient partir à destination de Borgou le capitaine Lugard. Alors commença entre les trois compétiteurs une course homérique. Devancé à Nikki, capitale du Borgou, par le capitaine Lugard, à Pama et à Kangatchari, localités importantes de Gourma, par le Dr Grimer, le commandant Decœur entra le premier à Fadan’-Gourma, au cœur de ce pays, et à Saï, sur le moyen Niger. Ces diverses missions eurent d’ailleurs pour résultat de compliquer un état de choses déjà fort embrouillé. Dans un pays où le nègre est ignorant et craintif, où la situation politique est mal définie, où l’on ne sait où commence et où finit la souveraineté, chefs et sujets étant unis entre eux par des liens fort lâches et étant presque toujours en guerre, chaque chef local, à l’arrivée de l’Européen, avait signé ce qu’on lui avait présenté sans se douter de ce que le papier contenait et sans se demander si l’engagement qu’on lui faisait prendre était en contradiction avec des engagemens antérieurs ou pouvait léser les droits du voisin. C’est ainsi qu’à Sansonné-Mango, le chef du pays signa, à quelques mois d’intervalle, trois traités de protectorat, s’annulant les uns les autres : le premier avec Fergusson, le second avec la mission Grüner, le troisième avec une mission française ; qu’au Gourma, on ne s’entendit pas sur le souverain réel du pays ; qu’à Nikki, le capitaine Lugard prétendit avoir traité avec Warnkura, fils d’Absulama, roi de Nikki, autorisé par son père, tandis que le commandant Decœur soutenait que celui dont on avait obtenu la signature était simplement le chef des sujets musulmans. Ce n’étaient qu’affirmations et dénégations contraires. Dans la boucle du Niger, la situation se trouvait la même que dans la haute Bénoué à la veille des négociations qui ont abouti au règlement de la question du Cameroun, alors que chaque explorateur prétendait avoir acquis à la nation à laquelle il appartenait la souveraineté de l’Adamaoua. En présence de cet imbroglio, nous donnâmes, à l’appui de nos prétentions, l’argument du fait accompli. Agissant comme nous avions déjà procédé au Mossi et au Gourounsi, nous occupâmes manu militari le Borgou et le Gourma et même toute la rive droite du Niger jusqu’à Boussa. Nous plaçâmes ainsi sous notre autorité tout le territoire contesté : une administration régulière y fut organisée, et des résidens installés.


V

Tandis que les diverses missions françaises, allemandes et anglaises luttaient ainsi pour faire entrer dans la sphère d’influence de leur patrie respective les régions de la boucle du Niger, les gouvernemens intéressés cherchaient à faire trancher pacifiquement par la voie diplomatique le différend qui s’était élevé entre eux dans l’Afrique occidentale. Les négociations engagées entre l’Allemagne et la France aboutirent les premières. Le 23 juillet 1897, fut signé entre M. Hanotaux et M. de Munster un traité qui compléta l’arrangement de 1886 et fixa d’une manière définitive la frontière commune du Dahomey et du Togo. Aux termes de cet accord, la nouvelle ligne de démarcation entre les deux colonies fut déterminée par le cours de la rivière Mono depuis son embouchure jusqu’à son point d’intersection avec le 9e parallèle, puis par une ligne à peu près verticale depuis ce point d’intersection jusqu’au 11e parallèle et par ce dernier parallèle lui-même. En somme, l’arrière-pays du Togo était reculé vers l’intérieur de deux-degrés, soit sur une profondeur de deux cents kilomètres. Nous nous désistions en faveur de l’Allemagne de toutes prétentions sur Sansonné-Mango et lui cédions un petit territoire à l’embouchure du Mono. En revanche les Allemands nous reconnaissaient tout le Borgou et le Gourma et renonçaient à tous les droits qu’avait pu créer la mission du Dr Grimer. Ils étaient définitivement écartés du Niger.

Que cette solution n’ait pas été du goût des partisans de la politique coloniale en Allemagne, il n’y a là rien qui puisse nous surprendre. Ces derniers avaient espéré obtenir tout ou partie du Gourma et donner pour frontière à leur colonie le Niger moyen. Leur déception fut d’autant plus grande que le gouvernement allemand, en renonçant au cours du fleuve, ne se conforma pas, en la circonstance, à l’idée générale qui avait dirigé jusqu’alors sa politique coloniale en Afrique, au Cameroun, à Angra-Pequena, et sur le littoral de Zanzibar.

Ces divers points de la côte africaine sont dépourvus de ports ; ils n’ont aucune voie fluviale navigable qui ouvre au loin l’accès de l’intérieur. Le Togo est dans le même cas. En s’établissant sur ces rives déshéritées, l’Allemagne entendait par-là surtout s’ouvrir un chemin vers les grands fleuves du centre de l’Afrique, s’installer à côté des puissances déjà maîtresses d’une partie de leur cours et acquérir ainsi le droit de faire entendre sa voix dans le règlement des questions africaines, commerciales ou autres. C’est ainsi que, par le littoral de l’Afrique orientale, elle a gagné les grands lacs Victoria, Tanganyka et Nyassa, ainsi que les sources du Nil et du Congo ; que, par Angra-Pequeña, elle s’est étendue jusqu’au fleuve Orange et au Zambèze ; que, par le Cameroun, elle a réussi à toucher aux rives de la haute Sangha, du Chari et de la Bénoué. En plantant son pavillon au Togo, l’Allemagne avait visé le cours du Niger, et les chauvins de la politique coloniale comptaient bien voir ce plan réussir pour le Togo comme il avait déjà réussi pour les autres colonies. Mais le gouvernement allemand savait, par les rapports mêmes de ses explorateurs, que le pays qui s’étend entre le Togo et le Niger est une contrée de médiocre valeur et qui nécessiterait, de par son étendue, des frais d’administration élevés. Ses colonies africaines lui coûtent fort cher et il n’éprouvait pas le besoin de voir ses dépenses encore augmentées. D’ailleurs, la liberté de navigation du Niger, proclamée à la Conférence de Berlin, et longtemps restée lettre morte, va devenir une réalité ; les négocians allemands sont assez avisés et assez entreprenans pour faire tourner cette liberté à leur profit, et le gouvernement a montré qu’il savait défendre leurs intérêts sans qu’un établissement sur le Niger lui fût pour cela nécessaire. Dans ces conditions, la colonie du Togo peut rester, sans grand détriment, une station de ravitaillement, un point de relâche sur la route du Cameroun, à laquelle la prolongation de son hinterland jusqu’au 11e parallèle sur une profondeur de 500 kilomètres assure une suffisante vitalité.

Autrement longues et malaisées ont été les négociations entre la France et l’Angleterre. A vrai dire, les pourparlers commencèrent au lendemain même de l’accord du 5 août 1890. Cet accord, en fixant comme frontière commune du Niger au lac Tchad la ligne Saï-Barroua, s’était borné à partager entre les deux puissances intéressées la rive gauche du Niger ; la rive droite avait été exclue des négociations. En vue de combler cette lacune et de préciser la ligne Saï-Barroua, la France et l’Angleterre s’étaient engagées, aux termes de l’article 3 de la convention, à nommer une commission qui siégerait à Paris. Les commissaires furent en effet désignés, mais leurs travaux n’avancèrent guère la solution de la question, et, en 1896, lors de la signature de la convention du 15 janvier relative à la neutralité du Siam, on dut prévoir la nomination d’une nouvelle commission qui déterminerait d’une manière définitive les zones d’influence de la France et de l’Angleterre dans la vallée du Niger. Des premiers pourparlers furent entamés qui n’aboutirent à aucun résultat. Les dernières négociations devaient être plus heureuses. Commencées le 21 octobre 1897, elles se sont terminées le 14 juin 1898. Les commissaires ont été pour la France MM. Binger et Lecomte, pour l’Angleterre M. Martin Gosselin, ministre plénipotentiaire, et le colonel William Everett. La frontière commune à déterminer n’avait pas moins de quatre mille kilomètres, tant sur la rive droite que sur la rive gauche du Niger.

Pour apprécier à sa juste valeur la convention du 14 juin 1898, il faut se reporter aux prétentions qui étaient affirmées, à la veille de l’ouverture des négociations définitives entre les deux pays. Ce n’était pas seulement à propos des territoires non encore délimités de la rive droite du Niger que s’accusaient les divergences de vues, mais aussi au sujet des territoires de la rive gauche dont la frontière commune avait été sommairement déterminée par la ligne Saï-Barroua. L’article 2 de la convention du 5 août 1890 disait en propres termes : « Le Gouvernement de Sa Majesté Britannique reconnaît la zone d’influence de la France au sud de ses possessions méditerranéennes jusqu’à une ligne de Saï, sur le Niger à Barroua, sur le lac Tchad, tracée de façon à comprendre dans la zone d’action de la Compagnie du Niger tout ce qui appartient équitablement au royaume de Sokoto. » Comment fallait-il entendre « ce qui appartient au Sokoto ? » Se fondant sur ce que le Damerghou et les oasis d’Adar et d’Asben reconnaissent la suprématie du sultan de Sokoto, lord Aberdare, dans une des séances générales annuelles des actionnaires de la Royal Niger Company, avait revendiqué ces vastes territoires comme appartenant au Sokoto : c’était reporter la ligne Saï-Barroua à 400 ou 500 kilomètres vers le nord, au cœur du Sahara. En France, au contraire, on répondait à lord Aberdare que les liens qui rattachent le Damerghou et les oasis d’Adar et d’Asben au sultan de Sokoto sont très lâches ; que ces territoires reconnaissent plutôt la suprématie religieuse que la suprématie politique du sultan, qui est, aux yeux des musulmans de l’Afrique centrale, l’Émir-el-Moumenin ; que notamment, en ce qui concerne le chef de l’Asben, le Sokoto n’exerce qu’un vague droit d’investiture. Les plus intransigeans allaient jusqu’à soutenir que le Bornou, ne faisant pas partie du Sokoto, devait être distrait des territoires reconnus à l’Angleterre et considéré comme réservé. Il est vrai qu’on leur répondait, en Angleterre, que, si le Bornou ne dépendait pas du Sokoto, il n’en était pas moins situé au midi de Barroua, sur le Tchad ; que, s’il n’était pas entré dans l’esprit des négociateurs d’en faire le partage, on aurait arrêté la ligne de démarcation aux confins mêmes du Bornou et on ne l’aurait pas poussée jusqu’au Tchad ; qu’en l’espèce, la ligne Saï-Barroua traversant le Bornou, la partie de ce pays située au nord de cette ligne appartenait à la France, la partie au midi à l’Angleterre.

Sur la rive droite du Niger, l’Angleterre réclamait le Mossi, le Gourounsi, le Mampoursi et la rive gauche de la Volta avec la ville de Bouna comme hinterland de la côte d’Or. À l’appui de ces prétentions, elle invoquait les traités de Fergusson et la nécessité de donner à cette colonie un débouché suffisant pour assurer sa vitalité. Comme hinterland du Lagos elle revendiquait le Borgou et le Gourma : le Borgou comme vassal de l’État de Boussa, avec lequel elle avait conclu un traité de protectorat en 1890, et aussi en vertu des droits que lui avait acquis tout récemment le capitaine Lugard, et le Gourma comme dépendant du roi de Gando, vassal lui-même du Sokoto. Elle demandait en même temps la restitution de Boussa, que nous avions occupée au cours des négociations. De notre côté, nous faisions valoir sur tous ces pays les droits que nous avaient procurés les derniers traités que nous avions conclus et l’occupation par les armes que nous en avions effectuée.

Le dernier règlement de frontières franco-anglais a été un compromis, une transaction entre ces prétentions contradictoires et souvent inconciliables. A l’occident du fleuve, sur la rive droite du Niger, entre les colonies françaises du Soudan et de la côte d’Ivoire, et la côte d’Or anglaise, la ligne frontière part du 9e parallèle nord sur la Volta, suit le cours de cette rivière jusqu’au 11e parallèle et, côtoyant ce parallèle ou se confondant avec lui, va rejoindre la frontière allemande. Le Mossi, la moitié du Gourounsi, la rive droite de la Volta avec la ville de Bouna sont reconnus nous appartenir, l’autre moitié du Gourounsi et le Mampoursi reviennent à l’Angleterre. L’hinterland de la côte d’Or est prolongé de 200 kilomètres, dans l’intérieur des terres.

Entre le Dahomey et le Lagos, la ligne de démarcation est également prolongée du 9e parallèle vers le nord et se dirige à travers le Borgou jusqu’à ce qu’elle atteigne le Niger à dix milles en amont du port d’Ilo. La moitié occidentale du Borgou avec Nikki, la capitale, nous reste, ainsi que tout le Gourma ; la moitié orientale du Borgou est placée dans la zone d’influence anglaise. La ville de Boussa est évacuée par nos troupes. Le Dahomey ne forme qu’un tout avec le Gourma et le Soudan.

Les territoires anglais de la Compagnie du Niger et la côte d’Or restent séparés en deux tronçons.

A l’orient du Niger, dans le Soudan, l’ancienne frontière Saï-Barroua fait place à un tracé nouveau, formé de courbes et de lignes droites, assez compliqué. Tout d’abord la ligne de démarcation ne part plus de Saï, mais d’un point situé au-dessous, à 27 kilomètres au nord d’Ilo. De là, elle suit le cours d’eau desséché du Dallul-Mauri jusqu’à sa rencontre avec la circonférence d’un cercle d’un rayon de cent milles qui, tracé du centre de la ville de Sokoto, suit l’arc septentrional de ce cercle jusqu’à sa rencontre avec le 14e degré de latitude Nord, se confond avec ce parallèle sur une distance de soixante-dix milles et, se dirigeant alors vers le sud vrai, atteint le parallèle 13° 20, court le long de ce parallèle l’espace de 250 milles, pour, de là, remonter vers le 14e parallèle, qu’elle suit jusqu’au lac Tchad. Ce tracé géométrique laisse dans notre sphère d’influence les oasis d’Air et d’Asben avec le Damergou. De plus, par suite du report de la ligne de Saï à Ilo, nous gagnons cent cinquante kilomètres environ sur le Niger moyen. En revanche, nous regardons comme « appartenant équitablement au Sokoto » un territoire compris dans un rayon de cent milles au nord de la ville de Sokoto.

Nous obtenons enfin la cession à bail et pour une durée de trente années de deux factoreries, l’une située à l’embouchure du Niger, et l’autre au point terminus de sa navigation, aux environs de Léaba.

L’arrangement est clos par des dispositions d’après lesquelles les deux parties contractantes s’engagent réciproquement à traiter d’une égale façon, au point de vue commercial et fiscal, leurs nationaux et leurs biens, c’est-à-dire qu’aucune des deux puissances ne frappera de droits différentiels les produits et marchandises de chacune d’elles. L’Angleterre donne en outre à la France l’assurance formelle qu’elle fera disparaître de ses règlemens de navigation toutes les clauses susceptibles d’entraver le libre exercice du commerce français sur le Niger, et incompatibles avec les déclarations de l’acte de Berlin.

En résumé, et d’une manière générale, la convention du 14 juin 1898 nous donne la réalisation de notre rêve. Le Sénégal, le Soudan, la côte d’Ivoire forment avec l’Algérie et le Congo un bloc compact. Sur les cartes on ne verra plus qu’une teinte d’Alger au lac Tchad et à Brazzaville. Un immense domaine de sept à huit millions de kilomètres carrés est constitué en Afrique à notre profit.

En nous abandonnant de vastes territoires sur lesquels ils élevaient des prétentions, les Anglais se sont crus suffisamment dédommagés par les avantages commerciaux que nous leur avons consentis.


VI

La période de conquêtes et la période de négociations diplomatiques sont closes, la période d’exploitation peut enfin commencer et dès lors la question se pose : l’Afrique occidentale payera-t-elle ?

Si l’on jette les yeux sur une carte, on voit que, par le dernier arrangement franco-anglais, le littoral de Guinée et la vallée du Niger ont été partagés entre la France et l’Angleterre en deux parties à peu près égales : mais combien est inégale leur valeur ! Le lot détenu par l’Angleterre comprend la côte d’Or, Lagos et la vallée du bas Niger. La côte d’Or est de beaucoup la partie la plus riche, la plus commerçante, la plus industrieuse et la plus peuplée de la côte de Guinée. Depuis quatre siècles les Européens s’y sont installés, en ont développé les richesses naturelles et y font leur fortune. Là se pressent les ports et les agglomérations de 10 000 à 25 000 âmes : Acra, Christiansborg, Dixcove, Elmina, Cape-Coast-Castle, etc. Plus nombreux et plus industrieux encore sont les habitans de l’hinterland de Lagos, où l’on voit des villes qui comptent 100 000 âmes comme Ibadan, et même 200 000 comme Abbéokouta, la plus populeuse des cités nègres africaines. La vallée du bas Niger est aussi le pays des grandes cités. Bidda, la capitale du Noupé, aurait 90 000 âmes ; Ilorin, 200 000 d’après les uns, 100 000 d’après les autres ; Kano et Yacoba, 50 000. Rien que dans l’empire de Sokoto, et en laissant de côté le Bornou, on évalue la population de 25 à 35 millions d’âmes sur un espace de 400 000 milles carrés. Les provinces de Sokoto et de Gando compteraient à elles seules 15 millions d’habitans sur un territoire de 220 000 milles carrés. La côte d’Or, Lagos et le bas Niger sont riches à la fois par les produits du sol et par l’industrie de l’habitant. Les céréales, les fruits, le beurre, les dattes, le coton, le caoutchouc, l’ivoire, les cuirs, la poudre d’or, l’indigo sont des objets courans d’exportation. Les artisans et les ouvriers sont très nombreux, dans le bas Niger surtout, où on les voit, comme l’étaient au siècle dernier les ouvriers d’Europe, groupés en. corporations de forgerons, de chaudronniers, de tailleurs, de cordonniers, de tisserands, de teinturiers, potiers, parfumeurs, bijoutiers, etc. A l’Angleterre appartiennent, en même temps que les contrées les plus fertiles, les populations les plus industrieuses, les plus sociables et les plus pacifiques de l’Afrique occidentale. Le domaine qu’elle s’est adjugé constitue la plus magnifique colonie d’exploitation qu’on puisse rêver ; c’est une acquisition hors pair. On peut être certain que les possessions anglaises de l’Afrique occidentale payeront. Elles payent d’ailleurs déjà, et fort bien, entre les mains de la Compagnie Royale du Niger.

En sera-t-il de même pour l’Afrique occidentale française ?

Lorsque nous avons résolu de créer à notre profit un vaste empire dans cette partie de l’Afrique, nous n’avons pas eu, pour former les élémens de notre domaine, l’embarras du choix. Sur le littoral de la Guinée et dans la vallée du Niger, les Anglais avaient déjà jeté leur dévolu sur les meilleurs points. Nous n’avons mis la main que sur des territoires dont ils n’avaient pas voulu, ou qu’ils avaient négligé de prendre. Une fois installés sur le littoral, nous avons poussé droit devant nous, occupant à la fois et indistinctement vallées fertiles et déserts stériles. Aussi ne saurait-on mettre en parallèle nos possessions de la côte d’Ivoire, du Dahomey, et du haut et moyen Niger avec les morceaux de choix qui s’appellent la côte d’Or, Lagos et le bas Niger. La côte d’Ivoire et le Dahomey sont relativement peu peuplés ; au Dahomey, les indigènes, qu’il s’agisse des Dahoméens proprement dits ou des Baribas, sont belliqueux. La vallée du haut Niger, des montagnes du Fouta-Djalon à Tombouctou, a été désolée de temps immémorial par les guerres indigènes, et la population y est très clairsemée. Les habitans y sont d’ailleurs fort turbulens et toujours prêts à partir en guerre. La vallée du moyen Niger, de Tombouctou à Saï, est un pays de steppes et plus encore de déserts : c’est le terrain de parcours des Touaregs qui errent sur l’une et l’autre rives. La ligne conventionnelle Saï-Barroua, adoptée par la France et l’Angleterre comme frontière entre le Soudan français et le Soudan anglais, sépare deux mondes absolument différens. Au midi de Saï commence la région des pasteurs vachers ; là sont les gras pâturages où se pressent les immenses troupeaux des Foulbés, auxquels succède la zone des forêts et des terrains propres à la culture ; le pays est humide, les pluies fréquentes, régulières et torrentielles. Au nord de Saï est la région des pasteurs chameliers ; derrière un mince rideau de savanes, s’étendent à l’infini les sables du désert ; le pays est sec, les pluies extraordinairement rares, peu abondantes, et en beaucoup d’endroits même nulles ; les sécheresses prolongées y détruisent toute plante et y calcinent toute racine, et les nomades qui le parcourent sont obligés, pour vivre, d’aller au loin faire œuvre de pillage et de rapine. La ligne Saï-Barroua est la limite de deux climats et de deux zones de végétation bien tranchés, et l’on ne peut admirer trop la science profonde avec laquelle les Anglais ont proposé d’abord, et l’habileté avec laquelle ils ont fait accepter ensuite, cette ligne comme frontière politique entre les possessions anglaises et les possessions françaises en Afrique occidentale. Par l’adoption de la ligne Saï-Barroua, ils se sont réservé, eux, de l’Afrique occidentale, la partie fertile et pacifique, et nous en avons gardé, nous, la partie ingrate et belliqueuse.

Il est, en outre, une autre considération dont il faut tenir compte. Alors que notre domination était réduite à l’embouchure du Sénégal et à quelques points de la côte dans les régions les plus faciles et les moins coûteuses à ravitailler, presque jamais les recettes n’ont pu couvrir les dépenses d’administration et autres. Depuis quatre siècles, nos possessions sur le littoral ont coûté à la France des sommes énormes, n’ont guère été en mesure de vivre par elles-mêmes et de se suffire avec leurs propres ressources. L’initiative privée ou collective qui a voulu exploiter ces contrées n’a pas été heureuse. Les compagnies diverses qui ont eu pour objet le commerce ou la mise en culture du littoral ont toutes sombré. L’histoire de ces compagnies n’est que l’histoire de leurs faillites. Aujourd’hui que notre domination s’est démesurément étendue dans l’intérieur, que certains postes sont à 4 000 kilomètres de la côte, en plein désert, n’y a-t-il pas quelque naïveté à se demander si nos possessions de l’Afrique occidentale payeront ?

Mais il n’y a pas de terrain, si maigre qu’il soit, dont on ne puisse tirer parti, et dans l’Afrique occidentale française il existe des coins favorisés : les rivières du Sud, le Dahomey, certains districts du Mossi, peut-être certaines vallées du haut Niger, et quelques points de la côte d’Ivoire. Il y a là les élémens d’un commerce fort actif : sur la côte, les arachides, les graines oléagineuses, la gomme, le caoutchouc, la noix de kola ; dans les vallées du haut Niger, les arbres fruitiers, l’oranger, le citronnier, le bananier, l’ananas, le riz, le coton, le tabac, l’indigo, le café, le palmier à huile. Ces élémens sont d’autant moins négligeables qu’on ne saurait les rencontrer sur le sol métropolitain et que chaque année nous importons pour un milliard de produits exotiques achetés à l’étranger. Ce qu’il faut, pour que ce pays ne soit pas à charge à la métropole et lui rapporte même, c’est de savoir l’administrer et de proportionner l’effort au résultat.

Or, il n’y a pas à se le dissimuler, dans l’Afrique occidentale, notre administration jusqu’aujourd’hui a été au rebours du bon sens et nos dépenses en hommes et en argent hors de toutes proportions avec ce qu’on pouvait espérer retirer du pays. Depuis un demi-siècle nous avons suivi, tant au Sénégal qu’au Soudan, une politique aventureuse et toute guerrière et visé l’occupation effective du pays ; puis, l’occupation réalisée, nous avons introduit dans les régions conquises notre administration centralisatrice. Cette politique s’est même aggravée dans ces derniers temps et a fait grossir d’une manière démesurée le chiffre des dépenses. De 200 000 francs, en 1887, le budget du Soudan seul s’élevait, quatre ans après, à 7 523 622 francs. En 1894, les crédits budgétaires et supplémentaires atteignaient 12 185 520 francs. Ils ont encore progressé depuis. Mais le budget du Soudan n’est pas le seul ; à côté de lui viennent se ranger les autres budgets locaux, ceux du Sénégal, du Dahomey, de la côte d’Ivoire. Ce dernier absorbe près de quatre millions, et nous ne faisons pas entrer en ligne de compte toutes les dépenses que viennent d’occasionner les missions militaires qui ont occupé, ces deux dernières années, toute la vallée du moyen Niger. On éprouve, à la vue de ces chiffres si élevés, un sentiment d’autant plus pénible qu’à côté de nous, dans des territoires contigus et à population incomparablement plus dense, l’on voit les Anglais dépenser pour l’administration des sommes à peu près insignifiantes : 1 650 000 francs seulement pour leurs possessions du littoral. Quant au Soudan anglais, on sait qu’il ne coûte pas un écu à la couronne britannique, et c’est par un excédent de recettes de plus de 600 000 francs que s’est, en 1897, clos le budget de la Compagnie du Niger.

Certes, de toutes les leçons, celles qu’on aime le moins à recevoir sont celles que nous donnent les rivaux et les adversaires, mais le vrai patriotisme est de ne pas les dédaigner et de savoir en tirer profit. Or, dans l’Afrique occidentale, les Anglais ont montré la méthode qu’il faut suivre. Chez eux, ce n’est pas le soldat qui décide des points où il faut s’installer, c’est le marchand ; ce dernier commence par fonder des comptoirs ; on les protège ensuite s’il y a lieu. Nous, nous opérons en conquérans militaires, nous faisons des colonnes, nous forçons les villes, nous changeons les dynasties, nous installons des garnisons. Les Anglais recherchent avant tout les bons endroits et ne se décident à s’y installer qu’à bon escient ; nous, nous occupons tous les territoires qui sont devant nous, les bons comme les mauvais et les pires ; les régions du littoral comme celles qui sont à plusieurs milliers de kilomètres dans l’intérieur. Peu nous importent les déchets d’hommes et les sacrifices d’argent. Nous sommes tellement habitués à notre manière d’agir qu’il nous est difficile parfois de comprendre l’état d’âme de gens qui ne suivent pas les mêmes méthodes que nous. Lors de l’occupation par nos troupes du Mossi et surtout de Boussa, il y a eu en Angleterre une irritation qui a paru hors de toutes proportions avec la nature du différend et telle que nous avons pu en suspecter la sincérité. Elle était sincère cependant. Devant nos incessantes tentatives d’implantation à main armée, les Anglais s’étaient demandé si, pour sauvegarder leur propre domaine, ils n’allaient pas être obligés de nous imiter et de faire des expéditions militaires à leur tour. C’était du coup la ruine de tout leur système colonial. Il allait leur falloir se lancer dans les dépenses stériles ; leurs colonies, qui leur rapportaient, allaient leur coûter. Cette inquiétude générale fut fidèlement interprétée dans le discours prononcé en février dernier par M. Chamberlain. D’après les Anglais, leur système colonial est le bon ; ils trouvent le nôtre frivole, et ils étaient exaspérés d’être entraînés malgré eux dans cette frivolité.

Ce sont de tels procédés qu’il nous faut résolument abandonner. Il ne faut plus suivre les erremens anciens et s’obstiner quand même à pousser toujours plus avant dans les vastes solitudes que nous a reconnues la convention du 14 juin 1898. Si nous persistons dans cette voie, si nous voulons installer, comme dès maintenant d’aucuns nous le conseillent, des agens à Araouan, à 400 kilomètres au nord de Tombouctou, au djebel Ahaggar, dans les oasis d’Asben et d’Adar, au cœur du Sahara, si nous voulons en un mot occuper militairement et administrer plus ou moins directement toutes les oasis et toutes les localités du désert sur une surface de sept millions de kilomètres carrés, il est à craindre que, comme nous le prédisent les Anglais, tout l’or et tout le sang de la France ne puissent suffire à cette tâche. N’y a-t-il pas quelque inconscience et quelque folie à vouloir ainsi assumer de gaieté de cœur la charge d’administrer sans profit pour nous ces espaces immenses ? Qu’est-ce qui nous presse d’ailleurs, maintenant que le Sahara est reconnu nous appartenir en propre, d’aller en faire la conquête ? Désormais chez nous, nous pouvons prendre notre temps pour accomplir cette besogne, et ces « terres légères » ne devraient plus être considérées par nous que comme des réserves qui sauvegardent l’avenir de nos possessions du littoral en empêchant des rivaux ou des adversaires de nous y créer des ennuis.

Loin de chercher à nous étendre ainsi dans ces déserts lointains, la sagesse nous commande de réduire le plus possible les postes que nous avons multipliés outre mesure dans toute la vallée du Niger et sur le littoral. Tous ceux de ces postes qui sont une occasion de dépenses que ne compense aucune occasion de profit devraient être supprimés. N’oublions pas non plus, nous aussi, que le Soudan n’est pas une colonie de peuplement ; que nous sommes dans une des contrées les plus chaudes du globe, et sous une latitude qui ne permet pas l’acclimatement de l’Européen ; que, dans ce pays la mortalité annuelle de nos troupes s’élève à 11 p. 100 ; et qu’il n’est nul besoin de pareilles hécatombes d’existences humaines sacrifiées au climat. C’est ce qu’ont fort bien compris, eux, les Anglais, qui ont administré jusqu’en ces derniers temps toute la vallée du Niger avec un personnel de soixante et onze Européens seulement, moindre que le nombre de fonctionnaires que nous entretenons dans la seule ville de Saint-Louis du Sénégal.

En même temps que la réduction des effectifs, nous devons ramener nos dépenses au minimum. Les soucis économiques doivent dominer aujourd’hui tous les autres. Nous devons administrer avec la plus grande économie et adopter comme règle que le Soudan, en dehors des dépenses de souveraineté proprement dite, doit se suffire à lui-même avec ses propres ressources. Si ces ressources sont insuffisantes pour ses premières dépenses d’appropriation, qu’il ait la faculté d’emprunter à ses risques et périls. Vis-à-vis des indigènes, gardons-nous de leur appliquer nos procédés de gouvernement et d’administration ; ne brisons pas les organisations politiques et sociales qui existent chez eux ; utilisons-les, au contraire, au mieux de nos intérêts. Si nous savons observer ces règles de conduite simples et sages, qu’a dictées d’ailleurs l’expérience, le Soudan pourra ne pas être pour nous une mauvaise affaire.


ROUIRE.

  1. Voir, à ce sujet, le livre du commandant Mattéi : Niger, Dahomey, Soudan.