La France et l’Europe après 1815
En 1815, il y eut en réalité deux vaincus : la France et les peuples qu’elle avait affranchis des servitudes féodales ou théocratiques. La France fut mutilée : on lui enleva ses frontières naturelles du côté des Alpes et du Rhin ; on l’enferma dans une prison géographique gardée de tous les côtés par des sbires dont on était sûr, le roi de Piémont, la Prusse, la Confédération germanique ; on créa expressément contre elle un État nouveau, tête de pont de la coalition, dans lequel deux millions de Hollandais furent placés sur la tête de quatre millions de Belges, et que le besoin de protection devait rendre l’allié naturel de l’Angleterre et de la Prusse[2] ; une ligne redoutable de forteresses protégea le nouveau royaume sous la surveillance des coalisés, Tournai, Mons, Charleroi, Namur, Liège, Luxembourg, Philippeville, Mariembourg, Bouillon ; on détruisit les fortifications de Huningue ; les Napoléons, dont on redoutait l’ardeur martiale, furent déclarés exclus à perpétuité du pouvoir suprême ; une formidable armée resta groupée autour de nous : l’Autriche et la Prusse on formaient l’avant-garde, l’une en Italie, l’autre sur le Rhin ; la Russie et l’Angleterre en constituaient le centre et la réserve sur le continent et sur les mers.
Les peuples n’avaient pas été mieux traités. Ils furent muselés, trahis, remis sous le joug despotique dont nous les avions à peine émancipés et, sauf en Pologne, on ne tint aucun compte des promesses de liberté qu’on leur avait prodiguées pour les soulever contre leurs véritables libérateurs. L’Italie, dépecée avec autant de désinvolture qu’une terra incognita qui n’a jamais été habitée, resta divisée en sept États nominalement indépendans. La République de Gênes détruite appartint au roi de Piémont devenu par là duc de Gênes. La Lombardie et la Vénétie, condamnées à oublier qu’elles étaient italiennes, entrèrent parmi les provinces de l’empereur d’Autriche.
L’indépendance des États non annexés à l’Autriche avait été aussitôt détruite que reconnue. Le roi de Naples, les ducs de Parme et de Modène s’obligèrent par des traités (12 juin 1815) à n’introduire dans leurs États aucune modification constitutionnelle inconciliable, soit avec les antiques institutions monarchiques, soit avec les principes adoptés par l’empereur d’Autriche dans le gouvernement de ses provinces italiennes. Ils s’engagèrent en outre à dénoncer à Vienne les menées dont ils pourraient avoir connaissance contre le repos de la péninsule et à fournir un subside en cas de guerre (25 000 hommes, puis 12 000 Naples, 6 000 la Toscane). A la domination française, apprentissage de liberté, succédait la domination autrichienne, pure servitude.
L’Autriche aurait voulu prendre au Piémont le Haut Nova-rais et Alexandrie, à Rome les Légations. « Ils sont comme la glu, écrivait Charles-Félix à son frère Victor-Emmanuel, dont on ne peut jamais se nettoyer bien les doigts une fois qu’on l’a touchée. » A défaut d’une annexion, elle eût voulu au moins soumettre le Piémont et Rome à la subordination déjà obtenue de cinq des principautés indépendantes d’Italie. Ni le Piémont ni Rome n’y consentirent. Le roi Victor-Emmanuel refusa de se lier exclusivement avec aucun de ses deux puissans voisins, « afin de rester libre de se rapprocher de l’un ou de l’autre suivant son intérêt. » Consalvi, au nom de Pie VII, dit « que le Saint-Siège refusait de participer à une ligue de nature à l’entraîner à une guerre contre une puissance quelconque. » L’Autriche eût poussé l’insistance jusqu’à l’emploi de la force, si Alexandre n’avait défendu le Piémont et Rome à épée tirée (a spada tratta), déclarant à Metternich qu’une alliance spéciale avec le roi de Piémont serait la violation des engagemens contractés envers la Russie, puisque la quadruple alliance excluait tout traité particulier.
En Allemagne, aucune domination étrangère n’avait été introduite. L’Autriche, la Prusse, pour toutes celles de leurs possessions ayant autrefois appartenu à l’empire germanique, le roi de Danemark pour le duché de Holstein, le roi des Pays-Bas pour le grand-duché du Luxembourg, établirent entre eux une confédération perpétuelle, dont les affaires étaient confiées à une réunion de plénipotentiaires, la Diète, siégeant à Francfort sous la présidence de l’Autriche.
Les confédérés s’engagèrent d’abord à se garantir mutuellement celles de leurs possessions comprises dans cette union, à défendre chaque État, à ne point poursuivre les différends nés entre eux par la force des armes, à les soumettre à la Diète, qui les concilierait par voie de médiation ou les trancherait par voie de jugement austrégal. Les dix-sept voix des assemblées ordinaires qui réglaient les affaires courantes à la pluralité absolue, comme les soixante-neuf des assemblées générales qui statuaient sur les lois fondamentales et sur les arrangemens d’intérêt commun à la majorité des deux tiers, étaient réparties de telle sorte entre les divers États que toute action résolue, dès que l’Autriche et la Prusse ne s’accordaient pas, devenait absolument impossible. Cette charte de la Confédération faisait partie intégrante de l’arrangement international général. Elle ne donnait, ne garantissait, n’annonçait aucune liberté. Le mécanisme en paraissait combiné de manière à permettre à l’esprit rétrograde de les refuser toutes.
Les patriotes allemands, aussi désolés que les Italiens, n’avaient pas assez d’invectives contre le « misérable marais » auquel aboutissait à Francfort l’élan de 1813. Ils considéraient la constitution fédérale comme une anarchie organisée, comme la débilitation intérieure et extérieure de leur patrie. Stein, qui, pour la cause nationale, avait enduré l’exil, la prison, la confiscation, était désespéré ; le futur empereur d’Allemagne, le prince Guillaume, écrivait : « Si la nation avait su qu’après avoir atteint un tel degré de gloire, de prestige et d’éclat, il ne resterait plus qu’un souvenir sans aucune réalité, qui aurait voulu alors tout sacrifier pour obtenir un pareil résultat ? »
La plainte universelle recueillie par Joseph de Maistre se traduisait en accens pathétiques dans ses lettres : « Jamais les nations n’ont été plus méprisées, foulées aux pieds d’une manière plus irritante pour elles. C’est une semence éternelle de guerres et de haines tant qu’il y aura une conscience parmi les hommes (29 mars 1815). Il n’y a plus d’équilibre ni de liberté politique en Europe (1er février 1816). C’est une chose horrible que les politiques les plus sages se trouvent conduits à désirer de nouveaux troubles, et cependant on en est là (10 février 1816). »
Dans une telle situation, supposez la France douée du tempérament d’égoïsme, de calcul, et de cupidité d’une Prusse, elle se fût résignée à la défaite des autres et n’eût songé qu’à se relever de la sienne ; elle eût laissé les Allemands joués, les Italiens et les Slaves opprimés, se débattre avec leurs rois despotiques, et elle n’eût pensé qu’à étendre, puis à fermer ses frontières ouvertes ; elle n’eût pas prêté l’oreille à la plainte des malheureux de l’Europe, elle n’eût été attentive qu’aux intérêts prochains de son ambition ; elle n’eût regardé au dehors de son territoire que pour chercher des alliés disposés à aider une entreprise de revanche : elle les eût trouvés.
Elle ne se serait pas arrêtée un instant à la chimère de l’union nécessaire des races latines. Ceux qui parlent des idiomes dérivés du latin ne sont pas des Latins. La langue n’est pas l’indice certain de la race. Ainsi « les Anglais qu’on appelle Anglo-Saxons à cause de leur idiome, sont un mélange très varié, où le primitif fond breton est bien fort, et plus fort encore un élément dont on ne parle pas, les immenses émigrations de la Flandre industrielle de 1200 à 1500, les émigrations hollandaises des XVIIe et XVIIIe siècles[3] ». De même les Français en très grande majorité sont des Celtes avec peu d’élémens romains ; jusque dans la portion la plus méridionale, au-dessous de la surface romaine, persiste le fond autochtone modifié par la culture phénicienne et ionienne. L’Espagnol est un Ibère, un Maure, un Vandale, un Carthaginois autant qu’un Latin. L’alliance ne s’impose pas aux Italiens, aux Espagnols, aux Français, en vertu de la race : entre eux comme entre tous les autres peuples, elle ne saurait naître que des convenances politiques et de la communauté des desseins.
Quelle convenance nous eût alors rapprochés de l’Italie ? quel dessein pouvions-nous poursuivre en commun ? Réduite à la vie des molles voluptés, simple province autrichienne, riche en policiers et en gendarmes, pauvre en soldats, que pouvait-elle nous donner, si ce n’est, avec les enchantemens mélodieux de son Cimarosa ou de son Rossini, les jours faciles et sourians de ses villes, les mélancolies augustes de ses ruines, triomphantes, dans ses champs et sur ses collines de la féroce activité de renouvellement de la nature. Ceux qui se souvenaient des destinées antiques ou qui en rêvaient de nouvelles cherchaient qui viendrait les délivrer ; ils attendaient de l’aide et n’en pouvaient offrir à personne. Autre était la situation de l’Espagne : elle formait une unité vigoureuse, indépendante, vaillante. Tant qu’elle avait possédé les Pays-Bas, elle était notre rivale, nécessairement unie aux Allemands. Depuis que la guerre de la Succession lui avait enlevé cette annexe éloignée, aucun intérêt ne la condamnait plus à nous être hostile et à demeurer inféodée à l’Allemagne. L’amitié avec nous paraissait au contraire une des sagesses de sa conduite, et nos rivaux, se rappelant quel boulet elle avait été à nos pieds, devaient craindre que désormais cette amitié ne devînt trop étroite. Mais après 1815, encore épuisée et frémissante de sa lutte contre Napoléon Ier, à la veille de s’enfoncer dans des dissensions civiles exténuantes, elle n’avait rien à nous donner.
Il ne fallait pas non plus s’occuper de la Confédération germanique. Organisée pour la défensive et l’immobilité, semblable à un lourd carrosse antique, elle était incapable de se mouvoir, tant que la Prusse et l’Autriche ne la traînaient pas en avant.
Il est à peine nécessaire d’expliquer que, de la Prusse nous avions moins d’assistance à espérer que de l’Italie, de l’Espagne, de la Confédération germanique. Etendue sur une ligne immense depuis le Niémen jusqu’à la Meuse, coupée en deux parties réunies seulement par un fil allongé, moitié allemande, moitié slave, condamnée à une perpétuelle inquiétude d’agrandissement pour réunir ses membres disjoints, à un effort militaire incessant pour procurer à son corps la force de supporter une armure trop pesante, patiente, sérieuse, appliquée, économe, savante, intrépide, mais outrecuidante, malapprise, sans générosité ni bonne foi, véritable nation de proie, non contente de broyer en ses serres cruelles un lambeau de Pologne, guettant de son aire le territoire à conquérir ou à dépecer, le voisin à assaillir, la Prusse, telle que les traités de Vienne l’avaient rétablie, était vouée à nous être organiquement ennemie.
L’ancienne politique française, sauf au moment de la guerre de Sept Ans, plaçait l’alliance prussienne parmi ses maximes d’Etat. « L’affermissement de ce royaume, était-il dit dans un mémoire lu au conseil des ministres de France le 8 mai 1763, n’est pas pour nous faire ombrage. Il ne peut effrayer que la Russie. » Cette considération avait rendu le cabinet de Versailles indifférent au premier partage de la Pologne. « Ce démembrement, disait le même mémoire, serait contraire aux intérêts de l’Autriche et de la Porte ottomane ; mais s’il arrivait qu’une indifférence mal entendue de leur part les empêchât d’y mettre obstacle, il ne paraît pas que la France dût s’en alarmer. Le concert établi récemment entre le roi de Prusse et la Russie, pour leur agrandissement respectif, ne peut être de longue durée. Cet agrandissement même, en les rendant plus voisins, les rendrait aussi plus redoutables l’un à l’autre, il sèmerait la jalousie entre eux ; la jalousie dégénère bientôt en inimitié. »
La Prusse de son côté ne nourrissait pas d’antipathie systématique contre nous. Occupée à faire front contre l’Autriche, à devenir à sa place la maîtresse de l’Allemagne, elle nous considérait comme son auxiliaire dans cette œuvre d’affaiblissement de la domination des Habsbourg.
Mirabeau et Sieyès, depuis la Révolution, avaient adopté les sentimens des hommes d’État de l’ancien régime. Napoléon, avant Iéna, pensa à poser la couronne de Pologne sur la tête du roi de Prusse ; son esprit fut même hanté de l’idée de substituer à l’empire germanique deux confédérations, l’une du Midi, protégée par lui, l’autre du Nord, à la tête de laquelle serait placée la Prusse.
La Prusse rompit elle-même cette tradition de bonne volonté et d’amitié. La Révolution cependant n’avait pas commis contre elle la faute qu’avait pu nous reprocher Frédéric, de nous être unis à ses ennemis. C’est elle qui s’était coalisée avec les nôtres en 1792 ; c’est elle qui nous avait provoqués en 1806. Avant Iéna, les Français étaient insultés dans les rues de Berlin par la populace ; les gendarmes de la garde noble portaient la jactance jusqu’à aiguiser leurs sabres sur les degrés en pierre de l’hôtel de notre ambassadeur.
Le châtiment les irrita d’autant plus qu’ils l’avaient mérité, et ils se montrèrent d’autant plus atroces dans leur victoire qu’ils ne l’espéraient pas. Exactions, pillages, dévastations, cruautés, ils ne nous épargnèrent rien. On eut grand’peine à empêcher Blücher de saccager Paris ou tout au moins de faire sauter le pont d’Iéna. Gneisenau parlait de fusiller Napoléon parce qu’il avait ruiné la noblesse prussienne. Le chancelier Hardenberg prépara méthodiquement notre morcellement[4]. N’ayant pu l’opérer à son gré, il accepta de poster la Prusse sur la rive gauche du Rhin en sentinelle d’avant-garde, avec la charge de nous contenir et l’arrière-pensée de nous reprendre à l’occasion la Lorraine et l’Alsace arrachées de ses griffes par les alliés[5]. Jusque-là l’Allemagne avait été comme une majestueuse cathédrale, ornée de poétiques autels sur lesquels brûlaient les lumières sacrées dans des lampes d’or. La Prusse s’appliqua à la transformer en une gigantesque caserne dans laquelle le bruit des clairons et le pas cadencé des soldats couvriraient les hymnes de l’Idéal ; elle l’amena à désavouer les sentimens d’amour de l’humanité, de fraternité universelle, professés avec tant de génie par les Lessing, les Herder, les Goethe, les Schiller, les Jean-Paul.
De ce côté, il n’y avait qu’à se souvenir et à veiller.
A défaut de la Prusse pouvions-nous compter sur la bonne volonté de l’Angleterre ? La nation de Wilberforce, de Fox, de Cobden n’est pas une nation de proie. Elle a des ruses et des durcies, mais aussi des loyautés et des désintéressemens. Dans sa vie publique comme dans l’œuvre de son Shakspeare, la grossièreté de Falstaff, l’astuce d’Antoine coudoient l’idéalité d’Hamlet et les suavités de Desdémone, d’Imogène et de Viola. On la dirait exclusivement occupée du développement de son trafic ; cependant les mobiles élevés de la religion se mêlent toujours plus ou moins à ses actes, les ennoblissent et les déterminent. Quand elle a écouté pendant longtemps, en un silence semblable à l’adhésion, ses hommes d’État lui répétant que l’intérêt doit être la seule règle de la politique, tout à coup, par un mouvement indomptable de conscience, elle secoue ces axiomes de chancellerie et, de sa voix qui arrive jusqu’aux extrémités de l’Univers, elle proclame les droits imprescriptibles de l’humanité, proteste contre les actes injustes, flétrit les oppressions, siffle les bourreaux ou les tyrans. La nation qui a consacré tant de bonne volonté et tant de millions, une aussi persistante ardeur à l’abolition de l’esclavage, quoi qu’en disent ceux qui parfois la représentent si mal, n’a pas le calcul pour unique inspiration de ses sentimens et pour règle exclusive de ses actes. La France lui a rendu cet hommage dans les instructions de Louis XVIII à ses plénipotentiaires de Vienne : après avoir indiqué l’importance capitale du concours de l’Angleterre dans les questions auxquelles nous sommes intéressés, il indique que le moyen efficace de l’obtenir est de seconder sa passion philanthropique contre la traite.
Même quand elle n’a pas été le serviteur scrupuleux du droit, l’Angleterre a eu un don précieux, son privilège en quelque sorte exclusif, elle a été le maître de la raison en politique : elle en a tenu école au profit des nations et mérité par là le respect de tout être pensant, quelle que soit sa patrie. De même que ses députés siègent au parlement le chapeau sur la tête, son peuple de complexion véhémente applaudit parfois avec complaisance aux excitations violentes et ne se défend pas dans ses démonstrations publiques d’une certaine brutalité extravagante de sentimens ; toutefois, au moment d’agir, il se calme et revient habituellement au bon sens pratique ; il garde le respect et le sérieux, — accord tout naturel, le sérieux n’étant que le respect de soi-même.
Cette sagesse est le fruit de la méthode à laquelle l’esprit anglais s’est depuis longtemps façonné, méthode bien différente de la nôtre. Nous commençons presque toujours par poser a priori un principe abstrait, une hypothèse à la façon de la théologie, un axiome a la manière des mathématiques. Nous l’admettons comme un point de départ indiscutable, puis, par une série serrée de syllogismes, nous descendons de conséquences en conséquences, par voie de déduction, de l’abstrait au concret, du général au particulier, de l’idée à l’acte. Les faits s’accommodent comme ils peuvent à ce travail de logique : nous ne les avons pas consultés.
L’Anglais procède autrement. Il débute par l’observation des faits : lorsqu’il les a notés, définis, analysés, classés, il s’élève, par la montée lente et patiente de la recherche inductive, du concret à l’abstrait, du particulier au général, des faits aux principes qui en sont le résultat et le résumé, principes transitoires eux-mêmes, contingens, toujours révisables d’après des observations mieux conduites. Cette manière de chercher le vrai a du terre à terre ; elle ne prête pas aux phrases brillantes, mais elle préserve de l’à-peu-près, ce fléau de l’esprit ; elle n’ouvre pas les ailes de l’imagination, mais elle ne les expose pas à fondre au soleil ; elle n’arrive pas aux visions prophétiques, mais elle établit en une solide assiette et préserve des déceptions. Les faits se vengent de ceux qui les dédaignent en renversant leurs superbes abstractions.
Précisément parce que trop souvent la France se plaît à cheminer à travers les hypothèses risquées, les théories abstraites, une alliance entre les deux pays eût produit des résultats merveilleux. C’eût été un spectacle à ravir les esprits, la véritable fête civilisatrice du genre humain. Nous nous serions réciproquement complétés : nous leur eussions donné plus d’horizon, ils nous auraient appris plus de prudence ; nous les eussions associés aux spontanéités de nos divinations, ils nous auraient fait participer aux maturités de leur expérience. Un tel accord eût constitué, les Russes s’en rendaient compte[6], la plus formidable des puissances.
Notre grand Henri IV avait conçu ce rêve. Il voulait s’entendre avec celle qu’il appelait « la grande et généreuse Elisabeth, sa singulière et parfaite amie, un second moi-même. » Unis ensemble, ils auraient refréné les avidités insatiables de la maison d’Autriche, mis en liberté ceux qui subissaient sa tyrannie, — l’Empire, les Pays-Bas, la Bohême, la Hongrie, la Suisse, — établi sur les débris de sa domination une république très chrétienne toujours en paix avec elle-même, composée de royaumes d’une même grandeur tant en étendue de pays qu’en richesse et puissance, commerçant librement entre eux, et dans lesquels les trois religions, la catholique, la luthérienne et la calviniste, vivraient sans entrer en contentions ni user de violence pour se détruire réciproquement. Sully se montrait quelque peu sceptique : « Je crains, disait-il, de ne pouvoir vous conseiller de faire un solide fondement sur de telles amitiés et y bâtir votre grandeur et la sûreté de votre État. » Henri IV persista néanmoins, et lorsque la mort d’Elisabeth eut mis son projet à néant, il lui sembla « que par cette mort désastreuse et prématurée fussent mortes toutes ses affections aux choses grandes. »
La Révolution française offrit son amitié à l’Angleterre avec autant d’ardeur que l’avait fait Henri IV. Ses principes de liberté étaient ceux que l’Angleterre pratiquait depuis longtemps ; tous ses meneurs connaissaient la langue anglaise, que le XVIIe siècle avait à peu près ignorée ; un des premiers mots de Mirabeau sur la politique étrangère fut un appel à l’amitié anglaise[7].
Le ministre important en Angleterre, Pitt, n’éprouvait aucune animosité contre la France. Lors de la négociation du traité de commerce sous Louis XVI (1788), un orateur ayant dit : « La France est naturellement l’ennemi politique de la Grande-Bretagne », Pitt n’admit pas l’axiome : « Mon esprit se refuse à cette assertion comme à quelque chose de monstrueux et d’impossible. C’est une faiblesse et un enfantillage de supposer qu’une nation puisse être à jamais l’ennemie d’une autre. La mauvaise humeur occasionnée par notre intervention en faveur des colonies américaines était dissipée, car, loin de nuire au commerce anglais, cette émancipation avait procuré à l’ancienne métropole un surprenant essor de prospérité. D’ailleurs la plupart des hommes d’Etat anglais avaient reconnu la légitimité des griefs des colons. A aucun moment une alliance, à ne considérer que les choses en elles-mêmes, ne parut plus facile à nouer.
Par malheur le roi George III, prince borné, ignare, despote, superstitieux, nous détestait avec d’autant plus de ténacité qu’il ne nous connaissait pas du tout. Un secours puissant vint le confirmer dans ses malveillances. L’homme ; d’Etat, alors une des autorités les plus reconnues par la transcendance du savoir, l’éloquence et la puissance de l’esprit, Edmond Burke, affaissé par la perte d’un fils unique, l’esprit fatigué par une vie de travail, accueillit notre mouvement de 1789, qui aurait dû l’enthousiasmer, par un véritable accès de frénésie maladive. Dès la Constituante, alors que la période des crimes n’avait pas commencé, il publia contre la Révolution française des réflexions indignes de son génie, d’un véritable fou. Il rompit son amitié avec Fox qui refusa de s’associer à ses diatribes.
Encouragé dans ses sentimens personnels par ces attaques véhémentes, le roi se prononça ouvertement contre la Révolution. Après le 10 août, dès que la République eut été proclamée, il rappela son ambassadeur de Paris. Or, dans le traité de 1786, qui réglait les relations des deux pays, il avait été stipulé « que le rappel ou le renvoi des ambassadeurs ou des plénipotentiaires respectifs serait considéré comme l’équivalent d’une déclaration de guerre. » Néanmoins le gouvernement de la République était tellement attaché à l’alliance, que, loin de répondre à cette rupture par des hostilités, il se mit presque à genoux pour les empêcher[8]. Son ambassadeur, maintenu malgré tout à Londres, se soumit bénévolement à toutes les humiliations, jusqu’à ne pas se blesser du renvoi sans réponse de deux de ses lettres et l’une par un simple commis du Foreign Office. Il ne partit que sur l’ordre brutal du gouvernement anglais, après l’exécution de Louis XVI. « Comme si ce n’était pas l’Angleterre qui, cent quarante ans auparavant, avait la première donné à l’Europe le spectacle d’un roi décapité et qui, dans sa vie historique, avait détrôné, banni, exécuté plus de rois que tout le reste de l’Europe[9]. »
Pitt, par faiblesse envers la cour, s’associa à une politique qui n’était pas dans ses idées, et alors « commença la guerre la plus détestable, la plus injuste, la plus atroce que l’Angleterre ait jamais faite contre aucun pays[10], » non par vengeance d’un grief personnel ou d’une offense, mais uniquement parce que, à son exemple, nous avions changé la forme de notre gouvernement et adopté des principes de liberté imités des siens. Lansdowne, Bedford, Lauderdale, Sheridan, Grey, Fox surtout, s’opposèrent en vain à cette iniquité. Tous nos orateurs, en acceptant la rupture à laquelle on les contraignait, en constatèrent le caractère défensif[11]. « Il faut, je le dis hautement, avait dit Burke, je le dis avec le désir qu’on pèse mes paroles, il faut que la guerre soit longue[12]. » Elle l’a été plus qu’il ne l’avait souhaité.
Après cette malheureuse expérience de la Révolution, au lendemain de Waterloo, était-il sensé de recommencer la tentative d’une alliance ? Existait-il quelque chance de s’entendre avec les ministres qui tenaient enseveli vivant le héros de nos gloires dans une fosse de granit perdue au milieu des brumes de l’Océan ? A tout autre qu’aux Bourbons cela eût été impossible. Mais le gouvernement qui avait envoyé à Sainte-Hélène le plus niais et le plus hostile des commissaires, Montchenu, ne devait pas être arrêté par des considérations sentimentales. Or, à ne consulter que nos intérêts, tels que le traité de Vienne les avait constitués, il n’y avait aucun obstacle insurmontable au rapprochement de la France et de l’Angleterre.
Dès que nous avions accepté de laisser entre les mains des Anglais Gibraltar, Malte, les îles Ioniennes, nos intérêts dans la Méditerranée devenaient identiques : détruire la piraterie des puissances barbaresques, assurer aux chrétiens de la Turquie le sort le moins mauvais. L’Egypte elle-même n’était pas de nature à nous diviser, pourvu que, renonçant les uns et les autres à dominer un pays capable de se gouverner lui-même, nous nous missions d’accord pour seconder la constitution sur le Nil d’une nationalité indépendante, neutre, sous la garantie de l’Europe. Ailleurs, à la condition du respect de la liberté des mers et de l’extension progressive de la facilité des échanges, des aspirations communes nous rapprochaient partout et ne nous divisaient nulle part. Ce que chacune des deux puissances gagnait dans le lointain Orient, en Afrique, en Océanie, constituait un accroissement du patrimoine général de la civilisation, non une appropriation inquiétante de l’une d’elles. Nous ne nous heurtions sur aucun point du globe à l’une de ces situations réciproques qui créent les inimitiés naturelles, perpétuelles[13].
Le mécanisme politique anglais rend, il est vrai, difficile une entente permanente. C’est l’avantage, mais aussi l’inconvénient des gouvernemens parlementaires qu’ils ne sont pas enchaînés à une seule manière de voir : il y est toujours loisible de passer, par un changement de ministère, d’une conduite à une autre diamétralement opposée. Aussi est-il d’axiome dans la politique extérieure anglaise de ne conclure d’engagemens qu’en vue des circonstances présentes et de ne pas aliéner la liberté d’action de l’avenir, de telle sorte que d’elle on ne peut jamais ni tout craindre, ni tout espérer. Néanmoins cette mobilité théorique n’est pas telle que quelques traditions, reçues et transmises successivement par les partis les uns aux autres, ne demeurent supérieures aux changemens ministériels et ne leur survivent. Telle était la défense de Constantinople et de l’intégrité de l’empire ottoman ; telle aurait pu devenir l’union avec la France.
L’obstacle ne venait pas d’une force invincible des choses et pas davantage de notre mauvais vouloir : il résultait d’une particularité de caractère du peuple britannique. Metternich, qui a vu de très près ses hommes d’Etat de tous les partis, a remarqué que leur défaut est d’être ignorans de ce qui n’est pas l’Angleterre[14]. Clairvoyans sur ce qui se passe chez eux, ils ont la vue trouble dès qu’ils regardent au dehors, et cependant ils ont la passion de s’ériger en juges suprêmes des événemens qui se déroulent dans n’importe quel recoin du monde. Sur aucun peuple ils n’ont des préjugés plus injustes et des notions plus fausses que sur le peuple français[15]. Quelques-uns de leurs observateurs de sang-froid nous jugent à peu près ce que nous sommes, et, avec Bacon « nous déclarent plus sages que nous ne le paraissons » ; la grande majorité nous croit des fous toujours disposés aux aventures, des pirates le pistolet au poing, rêvant d’assaillir n’importe qui, n’importe où. D’une telle manière de voir, adoptée comme point de départ, leur esprit inductif arrive, de visions en visions, aux plus fantastiques terreurs et se maintient dans la plus incurable défiance. Ils se demandent à tout propos si nous n’allons pas débarquer à l’improviste sur leurs rivages. Cette disposition permanente venait d’être aggravée par les terribles malentendus de la longue guerre. Au lendemain de sa victoire, le ministère anglais, bien éloigné de songer à nous apaiser et à conquérir notre amitié, s’était donné la mission de devenir le geôlier de notre captivité territoriale, d’ameuter l’Europe à notre moindre mouvement. Pour mieux nous tenir garrottés, faisant de l’Autriche l’alliée dont elle a besoin sur le continent, elle avait identifié partout, surtout en Italie, ses intérêts avec ceux de la maison de Habsbourg. Bathurst recommandait au Piémont une union étroite avec l’Autriche. Castlereagh répondait aux députés lombards implorant sa protection : « S’il s’agissait de vous soustraire à un joug de fer tel qu’était celui de la France, je vous accorderais mon appui, mais vous n’avez rien de pareil à redouter du gouvernement paternel de l’Autriche. N’attendez donc rien de moi contre sa volonté ; ce que je puis vous offrir c’est de travailler au bon accord avec elle[16]. » En conséquence, il devint de maxime indiscutable à Londres et à Vienne que les intérêts de l’Angleterre et ceux de l’Autriche seraient désormais considérés comme solidaires, que leur accord était la préservation de la paix générale de l’Europe, la garantie de notre mutilation et des arrangemens territoriaux de Vienne, l’affermissement de l’Empire ottoman et du statu quo en Orient.
Plus tard il a existé une Angleterre libérale, celle de Canning et de Palmerston, avec laquelle nous avons pu souvent nous concerter, en Belgique, en Grimée, en Chine, en Italie. Il en est une autre en voie d’éclosion, celle de Cobden et de Bright, avec laquelle s’opéreront peut-être un jour des rapprochemens imprévus. De l’Angleterre de Wellington et de Castlereagh il était chimérique d’attendre quoi que ce fût pour notre relèvement national.
L’Autriche avait refusé de remplir contre nous on Belgique la mission que la Prusse avait acceptée sur le Rhin. Une contiguïté possible de territoire ne s’opposait donc pas à une alliance. Des difficultés d’une autre nature, également insurmontables, ne la permettaient pas.
La première est qu’il n’existe pas de peuple autrichien. L’Empire n’est qu’une agglomération de neuf nations diverses[17]. Ces nations, aussi bien au sud qu’au nord de la Leitha, sont fort intéressantes. L’Allemand n’y a pas l’humeur âpre du Prussien, son caractère est formé de facilité et bonne grâce, le Hongrois présente le type accompli de la noblesse chevaleresque, de la vigueur politique, de l’intrépidité guerrière ; les Bohémiens, les Tchèques, les Slaves s’y montrent comme partout charmans, fiers, généreux. Par malheur ces races juxtaposées par la conquête et non par une évolution nationale volontaire, sans autre lien que la personne du souverain, se supportaient mal. Les Magyars frémissaient sous le joug allemand ; les Illyriens de la Croatie et de l’Esclavonie, les Roumains de la Transylvanie, les Tchèques du pays slovaque ne se trouvaient pas mieux sous la domination hongroise ; les Polonais aspiraient à se réunir à leurs lambeaux russes et prussiens ; les Italiens rêvaient de Rome. Nulle part l’élément allemand ne parvenait à soumettre à la culture et à l’ascendant germanique le monde slave compris dans son empire. Pour le Slave, l’Allemand, loin de devenir l’être supérieur qui civilise, était de plus en plus le nemets, le muet, le lourdaud qui opprime.
Faire coexister des peuples aussi divers en paix sous un même sceptre, tenir soumises une Hongrie et une Italie, n’était pas une affaire de peu d’importance. Il fallait en outre maintenir la prépondérance à la Diète, maîtriser les États du Sud, ne pas se laisser gagner la main par la Prusse. Ces tâches absorbaient toutes les forces de la monarchie. En restât-il quelques-unes de disponibles pour un allié, ce n’est pas à nous qu’on en eût accordé le profit, à nous qui, grâce à la Charte et au Code civil, représentions, même sous les Bourbons, un principe social fondamentalement antipathique à l’Autriche. Joignez à ces impossibilités l’ambiguïté, les tergiversations traditionnelles, l’égoïsme, la facilité à éluder les promesses, les liens étroits avec l’Angleterre.
Une objection plus forte encore que les précédentes naissait de l’incompatibilité d’une alliance sérieuse avec l’Autriche et de bons rapports avec la Russie. Redoutant les séductions du panslavisme moscovite sur ses Slaves mécontens, ne voulant pas exposer aux secousses d’un voisinage inquiétant son équilibre intérieur si difficile à maintenir, l’Autriche s’opposait à tout ce qui rapprocherait les Russes des Balkans, ou faciliterait leur accès à l’Adriatique ; elle tenait autant que les Anglais à la clôture des détroits, odieuse aux Russes ; elle convoitait la vallée inférieure du Danube que les Russes lui disputaient. Le préalable d’une alliance autrichienne était donc la renonciation à l’amitié russe. Cette renonciation était-elle sage ?
Les pieds dans la mer Noire, la tête au pôle, adossée aux neiges éternelles, protégée par les steppes asiatiques, masse immense, réduit inattaquable par les derrières et par les flancs, la Russie est plus inexpugnable que la Grande-Bretagne dans son île. La Pologne s’interposa longtemps entre l’Europe et elle comme un mur contre lequel elle se brisait ; elle avait abattu le mur en s’installant sur la Vistule. De là elle est en position de tourner une partie de la Prusse, de fondre sur l’Autriche, d’inonder de ses hordes le centre de notre continent. La défaite même ne la mettrait pas à discrétion, car tentât-on de punir son invasion repoussée par une contre-invasion vengeresse, elle n’aurait qu’à reculer pas à pas vers ses solitudes, réserve de combat invincible, en laissant l’envahisseur aux prises avec les souffrances, les privations, les distances, l’inconnu, jusqu’à ce que l’impitoyable hiver l’anéantisse dans ses bras glacés.
Des élémens nombreux se rencontraient en Russie comme en Autriche. Là aussi, sur un même sol, s’étaient juxtaposées des races différentes, des Slaves, des Finnois, des Tartares, des Polonais, des Allemands ; mais, à la différence de ce qui se voyait en Autriche, le fond de la nation consistait en une population homogène, compacte, parlant la même langue, ayant les mêmes intérêts et les mêmes passions, disciplinée et unie sous l’autorité révérée d’un Tsar, père autant que maître, dominateur de la terre, soldat du dominateur du ciel.
Aucun règne aussi vaste et aussi bien cimenté ne s’était vu depuis l’Empire romain. Comme à Rome, au sommet, un pouvoir concentré, ne se réclamant ni d’une chimère de droit divin, ni d’une réalité blessante de conquête. Les Romanofs, en effet, avaient été appelés au trône, après le soulèvement national de 1612 contre la conquête polonaise, par une assemblée nationale dans laquelle toutes les classes se trouvaient régulièrement représentées. A la base, l’omnipotente démocratie, sans analogue ailleurs, du mir communal. Entre les deux une noblesse ouverte, soumise au partage égal entre mâles, ne conférant aucun droit politique. « Le grade l’emporte sur la noblesse ; la noblesse ne sert qu’à obtenir le grade plus aisément ; nul homme n’est distingué et placé en vertu de sa naissance[18]. » A tous les rangs, un peuple bon, humain, hospitalier, spirituel, flexible, entreprenant, imitateur sans pédantisme, enthousiaste et tenace, naïf quoique ironique, devenant dans les rangs de l’armée un soldat « à la fois endurant et agissant, actif et passif ; excellent pour souffrir, susceptible de l’obéissance passive et de l’impétuosité fulminante[19] ». Nous nous en étions convaincus au prix qu’il nous avait fallu acheter les victoires d’Eylau, de Friedland et de la Moskowa !
Il y a cependant une infériorité dans la formidable situation stratégique et politique de ce grand pays. Les deux mers intérieures où la Russie domine au sud et au nord, la Mer-Noire et la Baltique, n’ont d’autre issue que deux gorges étroites : le Bosphore et le Sund : c’est par là qu’elle respire. Supposez ces poumons fermés, la voilà en danger d’être étouffée. Tant qu’elle n’a pas assuré cette sécurité de sa respiration, autant que la Prusse, la Russie demeure condamnée à l’inquiétude ambitieuse.
Notre intérêt national ne nous obligeait pas à contester à la Russie cette garantie nécessaire. Le libre passage de ses navires à travers le Bosphore, les Dardanelles et le Sund ne pouvait pas nous inquiéter. De son côté elle n’avait pas à s’alarmer de la reprise de nos frontières perdues. Notre agrandissement jusqu’à Mayence, Cologne ou Anvers ne l’exposait ni à une diminution matérielle ni à un froissement d’orgueil, pas plus que l’ouverture de sa Baltique et de sa Mer-Noire ne nous affaiblissait ou ne nous humiliait nous-mêmes. Ailleurs, dans aucun territoire et sur aucune mer, nous ne nous trouvions en compétitions hostiles ; sous aucune latitude, une arrière-pensée égoïste ne nous interdisait de seconder nos ambitions nationales réciproques. Dans le passé nous retrouvions des souvenirs qui nous le conseillaient. C’est nous qui initiâmes la Russie à la culture occidentale sous Pierre Ier, Elisabeth et Catherine ; elle avait gardé une certaine prédilection pour notre langue et notre civilisation. La méprise de 1812 ne détruisit pas cette affectueuse inclination, car vainqueurs et vaincus furent dignes les uns des autres, et, après la Moskowa comme après le Kremlin, nous avions tous répété avec Napoléon : Quel grand peuple ! Est-il des conditions mieux indiquées pour une alliance sûre, intime, permanente ?
Cette alliance rencontrait cependant parmi nous de sérieux adversaires. « Prenez garde, disaient-ils, la pensée constante de la Russie est de s’emparer de Constantinople et de se consolider en Pologne. La France peut-elle concéder à Constantinople la domination du monde et en Pologne la ratification de la plus révoltante des conquêtes ? Le peuple de la Révolution peut-il se rapprocher du tsarisme moscovite ? A quoi bon d’ailleurs le tenter ? L’amitié de la Russie appartient à la Prusse. Cette amitié n’admet pas de tiers et opposerait un insurmontable obstacle à un rapprochement entre la France et la Russie déjà séparées par des principes contraires. »
La plupart des points de départ dont ces objections procèdent sont contestables.
La possession de Constantinople n’assure pas la domination du monde ; elle ne procure même pas l’empire de la Méditerranée ; elle y donne seulement une influence de plus et non inquiétante, puisqu’elle est contre-balancée par la puissance navale de la France, de l’Angleterre, de l’Italie, de la Turquie, de l’Espagne et de la Grèce[20]. Par conséquent, si les Turcs devaient disparaître de Constantinople, dans l’intérêt général, mieux valait y voir la Russie qu’un de ces petits peuples turbulens et jappans dont aucun ne paraissait alors capable de dominer ses voisins, ou de s’unir à eux dans une confédération respectable.
Il n’était pas même permis d’affirmer que la conquête de Constantinople fût la visée principale de la politique des tsars. Il existe certainement dans le peuple russe un vague instinct de prosélytisme qui le pousse vers la célèbre cité de l’orthodoxie grecque. Une légende très répandue raconte qu’à l’entrée des Ottomans un prêtre élevait à Sainte-Sophie l’hostie consacrée. Il allait être immolé quand le mur de la basilique s’entr’ouvrit et se referma sur lui. Depuis lors il est là, l’hostie à la main, attendant que, les pierres du temple, purifié de la souillure de l’infidèle, se rouvrant de nouveau, il puisse remonter à l’autel et achever le saint sacrifice interrompu.
Une légende pieuse n’est pas une politique. Les tsars dans ce siècle ont compris que la destruction de l’Empire ottoman entraînerait une perturbation formidable dans laquelle ils n’étaient pas assurés de recueillir la plus grosse part des dépouilles. Grecs, Serbes, Bulgares, Roumains se seraient réveillés pour réclamer leur autonomie ; l’Autriche aurait voulu au moins Salonique ; l’Allemagne n’aurait pas livré les embouchures du Danube ; à Constantinople on aurait rencontré l’Angleterre. Il parut avantageux de maintenir la Turquie compacte en la protégeant et en essayant de s’en faire un auxiliaire et une alliée.
Les Russes réduisirent leurs exigences à l’égard de l’Empire ottoman à réclamer un meilleur traitement pour les chrétiens orthodoxes et à ouvrir un peu plus large la porte de leur Mer-Noire. Leurs difficultés ou leurs conflits armés avec la Porte ne surgirent que de l’une ou l’autre de ces exigences ; dès qu’ils obtenaient satisfaction sur ces deux sujets, ils s’arrêtaient.
Un doute n’a cependant cessé de planer sur cette politique. Il a eu des causes multiples. Sans poursuivre la destruction de l’Empire ottoman, les tsars l’ont annoncée souvent comme imminente, et l’on a cru qu’ils désiraient ce qu’ils prédisaient. Ils ont exigé d’être les protecteurs exclusifs de cet Empire, et, s’opposant à ce que d’autres prissent la place dont ils ne s’emparaient pas, ont maintes fois déclaré qu’ils sacrifieraient leur dernier rouble et leur dernier soldat plutôt que de permettre la constitution d’un empire grec à Constantinople, et l’on a considéré cette exigence de protectorat exclusif comme le déguisement d’une domination. Ils se sont immiscés sans relâche dans les affaires du Divan, on sollicitude des raïas, et l’on a supposé que cet apostolat religieux posait les pierres d’attente de la conquête prochaine.
L’attitude différente de la Russie en Occident et en Orient provoquait aussi les défiances. La Russie d’Occident, membre du parti du repos, de la Sainte-Alliance, liée au concert européen, dévouée à l’ordre établi par les traités de Vienne, ennemie des nationalités, se déclarait toujours prête à s’associer à toute action collective de compression et d’équilibre, sans s’attribuer une action spéciale et en quelque sorte exclusive. La Russie d’Orient, prononcée en faveur du progrès, des réformes, du mouvement, des nationalités, ne se croyait tenue à aucun accord avec ses alliés et n’admettait aucun d’eux à troubler son tête-à-tête avec le sultan.
En Orient même, vis-à-vis des peuples auxquels ils se dévouaient, la politique des tsars, quoique loyale, a parfois paru équivoque, parce que dans toute circonstance ils ont voulu concilier deux missions à peu près inconciliables. Un des peuples de la presqu’île des Balkans pressuré par les Turcs ou par les Grecs du Phanar, auxquels ceux-ci les avaient livrés, se soulevait-il, les Tsars, se rappelant leur rôle de protecteurs des chrétiens, intervenaient par les conseils et même par les armes : alors la Russie était populaire et bénie. Ces mêmes peuples, ne se contentant pas du joug ottoman allégé, essayaient-ils de s’en affranchir, les tsars, n’oubliant pas qu’ils garantissaient l’intégrité de l’empire turc, intervenaient en sens inverse par les conseils et même par les armes : alors la Russie était haïe et maudite.
Au lendemain de 1815, l’avenir cachait encore ces difficultés dans ses mystères. À ce moment le visible était : que la conquête de la capitale de l’Empire ottoman, hypothèse discutable académiquement, n’offrait aucune chance de réalisation imminente. Les Turcs, loin de se disposer à céder le terrain, avaient plus de vitalité qu’on ne le supposait ; leurs qualités de gouvernement subsistaient toujours ; leur armée restait solide ; les vices de leur administration s’atténuaient ; deux grands hommes, Mahmoud II à Constantinople, Méhémet-Ali au Caire, préparaient la réforme du gouvernement de l’Islam. L’ouverture de leur succession n’entrait donc pas dans les données pratiques d’une diplomatie.
Le fantôme de Constantinople écarté, il ne paraissait pas que la perspective de consolider la domination russe en Pologne dût arrêter davantage. Le démembrement n’avait pas été une de ces surprises accidentelles de la destinée qui se réparent ; il était le dernier terme d’une longue évolution d’un caractère inexorable. Les grandes nations ne peuvent finir que par le suicide et lorsqu’elles sont mortes ainsi, il n’est pas de troisième jour pour une résurrection. La Pologne domina un moment en Russie et elle avait été au point de la subjuguer ; le fils d’un de ses rois avait été élu tsar dans Moscou. Elle perdit sa supériorité en laissant s’introduire dans son gouvernement une anarchie mortelle.
Les haines de partis avaient éteint toute prévision patriotique. Les grandes familles, divisées d’intérêt, ne songeant qu’à se procurer des avantages au détriment du bien public, ne se trouvaient d’accord qu’à mépriser les lois dépourvues de toute sanction coercitive et à traiter leurs sujets comme les bœufs de leurs étables. Moyennant 15 francs d’amende, un noble se passait la fantaisie de tuer un paysan. Avides à se procurer de l’argent, prodigues à le dépenser, sans jugement et sans suite dans les idées, prenant et quittant un parti sans raison, par pur caprice, les Polonais s’acharnèrent à détruire eux-mêmes tous les élémens de vitalité par lesquels une nation se soutient. Frédéric, attentif à maintenir cette anarchie dont il espérait profiter, était convenu avec Catherine, par l’article secret d’un traité signé en mars 1764, « de ne pas souffrir les entreprises de ceux qui tenteraient, en changeant la forme de gouvernement, d’y introduire le pouvoir monarchique ».
Tandis que la Pologne s’émiettait, la Russie se débarrassait des élémens étrangers qui l’avaient menacée, se concentrait, opposait à la monarchie élective des Polonais la monarchie héréditaire et à leur tumultueuse anarchie l’omnipotence prévoyante du tsarisme. La conséquence fut infaillible. Là, comme partout, la nation divisée en elle-même fut dévorée par celle qui était unie. La décomposition intérieure de la Pologne en vint à ce degré qu’elle « ne pouvait en sortir qu’à l’aide du pouvoir absolu, et, comme elle n’avait point chez elle les élémens de ce pouvoir, il fallait qu’il lui vînt du dehors tout formé, c’est-à-dire qu’elle tombât sous la conquête[21]. » Au dernier moment la Russie eût bien voulu garder toute la proie, Frédéric l’obligea à la partager. L’opération, commencée en 1772, fut continuée en 1793 et terminée après la défaite de Kosciusko en 1795. Ce démembrement exaspéra à peu près cent cinquante mille nobles ; il améliora sensiblement la condition de leurs sujets. Le paysan, soumis à la domination des Russes, des Prussiens et des Autrichiens, se trouva plus heureux qu’il ne l’avait été sous l’oppression de ses seigneurs polonais.
Impuissante à sortir par elle-même ou par un secours étranger du néant où l’avaient jetée son incapacité gouvernementale et son incorrigible dérèglement, la Pologne devait renoncer à l’espérance de redevenir une nation indépendante. La rendre à l’indépendance c’eût été la rendre à l’anarchie. Elle n’avait plus qu’à choisir entre l’association volontaire aux destinées russes ou l’engloutissement dans le gouffre allemand. Mieux valait certainement le premier parti. Alexandre ne négligea aucun moyen de le rendre facile et honorable : par le traité de Vienne, il consentit à reconnaître Cracovie ville libre ; il se réserva de donner au grand-duché de Varsovie, jouissant d’une organisation distincte, l’extension qu’il jugerait convenable. Il avait largement rempli sa promesse : tout en maintenant le principe ; de l’union avec la Russie, il s’efforça d’assurer aux Polonais la jouissance paisible de leur nationalité ; il leur accorda autant qu’ils avaient obtenu de Napoléon ; il se déclara roi de Pologne, et ajouta ce titre à celui d’empereur. Un vice-roi administrerait en son nom, avec l’assistance de ministres responsables, d’une presse libre, d’un Sénat nommé à vie et d’une Chambre de députés se réunissant tous les deux ans pendant trente jours. L’année polonaise serait commandée par son frère Constantin. C’était une espèce d’autonomie qui, avec de la sagesse et de la prudence, aurait pu s’affermir et même se développer jusqu’à une indépendance presque complète sous la suzeraineté purement personnelle du tsar. Notre amitié avec la Russie, loin de compromettre le véritable intérêt polonais, lui eût assuré la seule satisfaction à laquelle il put prétendre, en encourageant Alexandre dans ses intentions bienveillantes.
Fallait-il, à défaut de la considération polonaise, s’arrêter à l’antagonisme des principes politiques et sociaux ? Il existait sans nul doute des différences profondes entre l’organisation de la Russie et la nôtre. Quelques-unes n’étaient pas à son désavantage, car son mir communal, sa noblesse consacrée par le grade au service public, impliquent plus de démocratie efficace que nos conseils municipaux oligarchiques et que notre noblesse réduite aux prééminences de la vanité et à la poursuite des grosses dots. L’autorité du Tsar n’était fondée sur la force qu’en apparence ; elle reposait en réalité sur l’assentiment volontaire, et la souveraineté populaire n’était pas là moins qu’ailleurs l’origine et le support de l’établissement politique[22]. Au surplus, en pareil cas, la similitude à prendre en considération est celle des sentimens et des intérêts internationaux, non celle des institutions politiques intérieures, dont aucune loi absolue ne détermine l’excellence, que chaque peuple adapte aux circonstances particulières de son sol, de son climat, de son développement historique.
Restait donc comme objection les prétendus liens indissolubles entre la Prusse et la Russie. En effet, une amitié personnelle a souvent uni les Hohenzollern et les Romanof, mais une antipathie née d’un instinct de race fortifié par l’opposition des intérêts n’a cessé de diviser leurs deux peuples. La Russie s’inquiétait du voisinage redoutable que lui donnerait l’essor de la Prusse. Il ne convenait pas à la Prusse que la Russie s’étendît trop. « Une fois que les Russes seraient à Constantinople, a dit Frédéric, deux années leur suffiraient pour être à Kœnigsberg. » Plus tard (1858), dans un voyage à Berlin, la reine Victoria remarqua partout dans les palais royaux des portraits dénotant un vrai culte pour l’empereur Nicolas et toute la famille royale de Russie ; « mais, ajoute-t-elle, cela est tout à fait artificiel, car le pays déteste tout ce qui est russe. » Le Russe rend à l’Allemand antipathie pour antipathie, et avec d’autant plus de conviction qu’il sent depuis longtemps au-dessus de sa tête le poids du fonctionnarisme tudesque, méticuleux, dur, égoïste, contraire à ses instincts nationaux.
L’objection véritable à l’alliance russe n’était ni dans le souci de Constantinople et de la Pologne, ni dans la différence des institutions, ni dans le lien indissoluble avec la Prusse ; elle naissait de la perspective d’une mobilité d’un autre genre que celle de l’Angleterre, quoique non moins certaine.
Le tsar tout-puissant était toujours libre, sous la poussée d’une passion quelconque, de se rejeter tout à coup hors de l’alliance. On en avait vu un exemple mémorable au cours de la guerre de Sept Ans : Frédéric, pressé à la fois par la France, l’Autriche et la Russie, allait périr, lorsque la tsarine Elisabeth mourut. Son successeur, Pierre III, changea aussitôt de camp, et Frédéric fut sauvé. Mais ce Pierre était un Allemand et un grossier misérable. Il est à supposer que les tsars modernes, sérieux et inspirés des intérêts permanens de leur peuple, ne se permettraient pas les soubresauts que les exigences d’une opinion publique de plus en plus en éveil leur rendraient d’ailleurs plus difficiles. Enfin, quoi qu’on fasse, dans tous les partis il reste toujours une chance contraire. La chance contraire d’une alliance russe est la mobilité de l’empereur, comme celle de l’alliance anglaise est la mobilité du Parlement. On ne se résoudrait jamais à rien si on n’adoptait que les partis absolument sûrs : la fortune garde une part qu’il est inutile de lui disputer.
Aussi, malgré cette dernière objection, l’éventualité d’une alliance entre la Russie et la France paraissait tellement dans la force des choses, que les hommes d’Etat d’Autriche et d’Angleterre, auxquels elle portait ombrage, n’ont cessé de la prévoir. Metternich était convaincu que les « tendances de la France ne permettaient que dans une mesure restreinte une action commune et libre avec l’Autriche. Une action de ce genre est bien plus facile entre la France et la Russie, et cela par la simple raison qu’il n’y a pas de contact direct entre les deux empires. Ces vérités s’imposeront toujours sous tous les gouvernemens de la France, quels qu’ils soient et quelques noms qu’ils portent. » Les Anglais, " depuis le projet débattu entre Paul Ier et Napoléon d’attaquer par l’Asie l’Empire britannique indien, ont constamment redouté « que la France et la Russie ne s’unissent dans quelque grand projet d’ambition réciproque[23]. »
En résumé, après 1815, nous n’avions rien à demander à la Confédération germanique, à l’Italie, à l’Espagne, rien à espérer de l’Autriche, tout à craindre de la Prusse. Nous n’avions qu’à opter entre deux alliances, celle de l’Angleterre et celle de la Russie. Étions-nous décidés, non seulement à ne pas reprendre nos limites naturelles, mais à renoncer à toute initiative extérieure, à demeurer chez nous les pieds immobiles et les mains à la ceinture, satisfaits de n’être plus grands, semblables à des fakirs indiens accroupis sur leurs talons, — sans rompre en visière avec la Russie, c’est l’alliance anglaise qu’il fallait adopter. N’étions-nous pas résignés à rester une puissance de second ordre, méditions-nous de retrouver notre prépondérance morale et nos frontières rognées, sentions-nous circuler encore dans nos veines le sang des héros des croisades religieuses et des croisades politiques, — sans déclarer de l’hostilité à l’Angleterre, c’est l’alliance russe qu’il fallait rechercher. La première alliance était celle de l’inertie ; la seconde, celle de l’ambition.
La crainte même que ceux qui redoutaient notre relèvement éprouvaient d’une alliance avec la Russie l’indiquait à nos préférences après 1815.
Louis XVIII préféra ouvertement l’amitié anglaise. Il déclara, avant même de rentrer dans son royaume, qu’après Dieu c’était au régent d’Angleterre qu’il devait sa couronne. Il n’oubliait pas qu’Alexandre, en ce moment hostile à Napoléon, avait affectueusement pactisé avec lui autrefois, faiblesse que n’avait point eue le Régent. Comme, d’autre part, Louis XVIII ne songeait pas à restaurer la grandeur française, il ne fut pas attiré par les facilités qu’il trouverait pour un tel dessein dans un rapprochement intime avec la Russie : loin de le tenter, il ne reconnut pas même suffisamment ce qu’il avait dû en dernier lieu à Alexandre. En toute occasion il affectait de le considérer comme de petite race ; il prenait le pas sur lui ; il ne lui envoya pas le cordon bleu, quoiqu’il le désirât ; il dédaigna la main de sa sœur.
Talleyrand avait été le ministre de cette politique dévouée à l’alliance anglaise, indifférente ou plutôt hostile à l’alliance russe. Avec Richelieu l’alliance russe prévalut. Les Bourbons s’en trouvèrent bien. Quoiqu’il tînt à ne pas contracter des liens exclusifs avec nous et à conserver l’union avec ses alliés des jours de combat, Alexandre ne nous ménagea pas les témoignages de son bon vouloir. Il soutint Richelieu à la fois contre Monsieur et son entourage et contre l’implacabilité de la Prusse, les ombrages de l’Angleterre, la malveillance sournoise de l’Autriche. A l’intérieur, il contribua à faire prévaloir par ses conseils une politique libérale, il poussa à la dissolution de la Chambre de la Terreur blanche ; à l’extérieur, il seconda toutes les mesures propres à adoucir nos charges, et à libérer noire territoire. La Prusse eût voulu que l’armée d’occupation retirée fût tenue à proximité de la frontière et que la France en payât l’entretien deux ans encore. Alexandre parut y consentir, mais il demanda que cette garde fût confiée à son armée. La Prusse comprit et n’insista plus.
Les souverains coalisés avaient signé à quatre un traité par lequel ils s’engageaient à étouffer partout, même par la force des armes, toute tentative de révolution (20 novembre 1815). L’évacuation du territoire accordée, le duc de Richelieu et Louis XVIII demandèrent que la France fût associée à ce traité, qui, dès lors, ne serait plus dirigé contre elle. Castlereagh, très coulant sur l’évacuation, se montra au contraire très opposé à l’admission dans l’alliance. Alexandre vint à bout de ce mauvais vouloir. La France rendue à elle-même cessa d’être soumise à la surveillance de l’Europe ; elle retrouva la dignité et la liberté de sa politique (9 octobre 1818).
Richelieu ne revint pas d’Aix-la-Chapelle, comme Talleyrand était revenu de Vienne, gorgé de pots-de-vin. Pour subvenir à sa pauvreté après sa sortie du pouvoir, ses sœurs vendirent les diamans reçus à titre de présens d’usage, qu’elles lui avaient demandés sous prétexte de s’en parer ; elles en retirèrent sept ou huit mille francs. Une dotation de cinquante mille livres de rente viagère fut proposée aux Chambres, à titre de récompense nationale. Le duc s’était opposé à la présentation du projet. Lorsqu’il eut été adopté malgré la résistance de la droite extrême, il abandonna cette dotation aux hospices de Bordeaux. Inclinons-nous devant cette haute vertu civique.
EMILE OLLIVIER
- ↑ Sous le titre de l’Empire libéral, Études, Récits, Souvenirs, M. Émile Ollivier va faire prochainement paraître, à la librairie Garnier, le premier volume d’un ouvrage qui jettera sur plus d’un point de l’histoire contemporaine une lumière inattendue. Nous devons à l’obligeance de l’auteur d’en pouvoir détacher l’important fragment qui suit.
- ↑ L’Angleterre avait gagné à cette création de conserver, en échange des Pays-Bas annexés à la Hollande, la colonie du Cap et quelques autres territoires sur les côtes du Malabar et de la Guyane.
- ↑ Michelet, la France devant l’Europe, 1870. ch. XI.
- ↑ V. Pozzo di Borgo à Nesselrode, 2, 3, 9 juillet, 28 octobre, 23 novembre.
- ↑ Le journal semi-officiel de Hambourg (15 mai) annonçait l’intention qui s’est réalisée en 1870 : « Un sentiment intérieur dit aux Allemands que la dernière guerre (celle qui de 1789 s’étendit jusqu’à 1814) contre les Français n’a pas été entièrement terminée, et que le traité de Paris a laissé plusieurs points qui ne peuvent être décidés que par une nouvelle lutte entre les deux nations. Parmi ces points est la possession de l’Alsace et de la Lorraine, laissée aux Français. Cette possession restera toujours la cause principale et éternelle d’une guerre nationale contre la France. Cette cause, d’autant plus importante qu’elle est le vrai contrepoison contre le désir mal éteint en France de s’emparer de la rive gauche du Rhin, existe non seulement contre Napoléon, mais contre tout gouvernement fort qui s’établirait en France. L’Allemagne n’a pas encore conquis ses frontières ; elle n’a pas encore obtenu l’unité ferme et intime si nécessaire à sa tranquillité et à son bonheur futur. Ce sont ces deux choses qui animent les Allemands à une nouvelle lutte. Ce que nous exigeons de la France, nous ne l’exigeons pas comme Prussiens, comme Bavarois, comme Saxons, etc., mais comme Allemands et pour le bien de l’Allemagne entière. »
- ↑ Jomini.
- ↑ 25 août 1790 : « Il n’est pas notre ennemi, le peuple qu’une insidieuse politique nous avait représenté jusqu’ici comme notre rival, celui dont nous avons suivi les traces, dont les grands exemples nous ont aidés à conquérir la liberté, dont tant de nouveaux motifs nous rapprochent. »
- ↑ Cobden, 1793 et 1853.
- ↑ Cobden, ibid.
- ↑ Buckle, Histoire de la civilisation en Angleterre, t. II, ch. VII.
- ↑ « Les hostilités, dit le manifeste de Condorcet (20 avril 1792) ne sont que des actes de légitime défense. » — « Déclarer la guerre à l’Angleterre, disait Brissot (12 janvier 1793), c’est déclarer une guerre qu’elle a déjà commencée, et vous ne violez pas le principe que vous avez consacré et que tout peuple libre doit consacrer : de renoncer aux agressions et à la guerre offensive. »
- ↑ Letters on a Regicide Peace.
- ↑ Cesare Balbo, Speranze d’Italia. Nuova appendice : « Non è tra Inghilterra e Francia niuna di quelle situazioni reciproche, le quali fanno le inimicizie naturali perpétue. »
- ↑ Metternich, Mémoires, t. VI, p. 358.
- ↑ Metternich, t. V, p. 62.
- ↑ Nicomède Bianchi, Storia documentata, t. I, p. 22.
- ↑ Allemands, 10170000 ; Magyars, 6542000 ; Roumains, 2623000 ; Italiens, 755000 ; Celto-Slovaques, 7140000 : Polonais, 3255000 ; Croato-Serbes, 2948000 ; Russes, 3158000 ; Slovènes, 1228000.
- ↑ Joseph de Maistre.
- ↑ Joseph de Maistre.
- ↑ L’Anglais Mackensie Wallace le reconnaît dans son ouvrage sur la Russie : « L’assertion souvent répétée, mais rarement prouvée, que la Russie pourrait embarrasser sérieusement nos communications avec l’Inde et nous disputer la suprématie navale de la Méditerranée mérite à peine plus d’attention. La possession des Dardanelles donne la suprématie navale seulement dans la Mer-Noire, non dans la Méditerranée. »
- ↑ Instructions de Louis XVIII à ses plénipotentiaires au Congrès de Vienne.
- ↑ Tocqueville, Souvenirs.
- ↑ Palmerston à Clarendon, 29 septembre 1857.