La France socialiste/VI

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F. Fetscherin et Chuit (p. 68-79).

VI

LE PARTI OUVRIER

M. Jules Guesde, quand il rentra en France, au mois d’août ou de septembre, prit tout de suite dans le parti révolutionnaire une situation exceptionnelle, grâce à des circonstances exceptionnelles. Il était le premier revenant de la proscription. Il était du moins le premier revenant qui eût une valeur propre et une instruction socialiste.

Aux Droits de l’Homme, où il entra, nous l’avons vu, grâce à l’aide de MM. Yves Guyot et Sigismond Lacroix, il fit une campagne indépendante.

Ses articles socialistes lui attirèrent les lettres de quelques ouvriers et attirèrent sur lui l’attention des jeunes bourgeois révolutionnaires du café Soufflet. M. Jules Guesde se mit en rapport avec ces travailleurs manuels et avec ces étudiants, et commença parmi eux sa propagande. Le premier congrès ouvrier se tenait à Paris quand M. Guesde revint de Suisse. Ce congrès eut lieu en septembre 1876. Il avait été organisé par M. Trébois, actuellement maire de Levallois-Perret[1], avec l’argent de M. Crémieux, le riche israélite, ancien gouverneur de l’Algérie pendant la Défense nationale.

À ce congrès, où étaient représentées toutes les Chambres syndicales de France (la générosité de M. Crémieux avait aplani tous les obstacles), on s’aperçut combien les classes ouvrières étaient ignorantes de tout système socialiste et même de toute science économique. Cependant l’idée de la séparation des classes s’y fit jour. Un ouvrier horloger de Dijon, M. Prost, demanda qu’on en finît avec les politiciens ambitieux qui se servaient du peuple pour arriver, et qu’on adoptât le principe des candidatures ouvrières. La candidature ouvrière est un moyen de bataille primitif, rudimentaire. Il n’est pas étonnant que les ouvriers, réunis pour la première fois en congrès entre eux, sans aucune direction socialiste, y aient pensé[2].

La proposition Prost concernant la candidature ouvrière fut votée à l’unanimité. Ce fut là, nous y insistons, la seule manifestation de l’instinct de classe au Congrès ouvrier de 1876. La sagesse de ces prolétaires leur valut toutes les félicitations de la presse conservatrice. Cinq ans après 1871, les délégués de la partie la plus active du prolétariat français[3], réunis en congrès, émettaient des votes conservateurs, ne récriminaient pas contre le passé. Ce Congrès, qui fut vraiment une assemblée ouvrière où les politiciens n’étaient pas entrés, méritait des éloges. Il en reçut de toutes parts. Certains hommes d’État virent dans les résolutions votées par les ouvriers, laissés à eux-mêmes, l’indication des vrais sentiments du prolétariat. Plus tard nous verrons des radicaux s’efforcer de former, en face du parti ouvrier révolutionnaire, un parti ouvrier socialiste-réformiste, sous le nom d’alliance socialiste républicaine. Les auteurs de cette tentative de groupement des ouvriers en un parti réformiste furent certainement encouragés par le conservatisme dont les travailleurs firent preuve dans toutes leurs résolutions chaque fois qu’ils furent abandonnés à leurs propres inspirations.

La sagesse des congressistes de 1876 était un symptôme d’autant plus rassurant pour les conservateurs, que ce symptôme apparaissait après plusieurs autres et qu’il venait confirmer les bonnes conclusions qu’on en avait tirées.

Dès le mois de mai 1872, une douzaine de corporations fondaient à Paris le Cercle de l’union syndicale ouvrière, dont le but était « de chercher une entente commune réglant les intérêts divers des employés et des employeurs. »

Ces premiers socialistes étaient, comme nous l’avons indiqué déjà[4] des coopératistes. Ils voyaient, disaient-ils, « dans le groupement professionnel le mouvement qui, dans un avenir prochain, par la création d’ateliers coopératifs, doit donner l’indépendance et le bien-être aux travailleurs ».

En 1872, on ne connaissait pas encore au gouvernement la force de résistance que donne au pouvoir, contre ses ennemis, la liberté. Le Cercle de l’Union syndicale ouvrière fut fermé au mois d’octobre 1872. Son bureau central protesta par une déclaration qui ne contenait aucune proposition « subversive ». Entre autres choses, la déclaration disait que les syndiqués « voudraient que tous les Français fussent unis dans une même pensée de conciliation et de régénération, etc. ; qu’ils n’avaient jamais cherché à constituer les travailleurs en classe distincte, voulant s’approprier une direction exclusive, qu’ils voulaient fermer l’ère des grèves ; que leur but avait été de mettre fin à l’antagonisme existant entre le patronat et le salariat par la formation de commissions mi-partie ouvrière et mi-partie patronale, chargées d’arranger à l’amiable tous les différends[5] ».

On le voit, les initiateurs du mouvement ouvrier après 1871, à Paris, ne sont pas révolutionnaires. Un des signataires de la déclaration si raisonnable du bureau de l’Union syndicale est M. Chabert, aujourd’hui collectiviste, membre du parti ouvrier et conseiller municipal de Paris. En 1873, les ouvriers envoyés à l’exposition de Vienne[6] montrèrent que la défiance témoignée l’année précédente à leur classe par le gouvernement n’avait pas changé leurs sentiments. Les délégués firent un rapport dont les conservateurs ne pouvaient pas s’effrayer. Ils indiquaient comme moyen d’affranchissement des travailleurs l’enseignement professionnel, la fondation de Sociétés de production et de consommation, l’annulation de l’intérêt du capital par l’établissement du crédit mutuel. Et, pour réaliser toutes ces grandes réformes, ils conseillaient aux ouvriers l’épargne. Enfin, ils se prononçaient contre la grève, qui est « un moyen de lutte condamné par l’expérience ».

M. Chabert signa encore ce rapport où sont exposées des idées si éloignées de celles qu’il professe aujourd’hui.

Les ouvriers délégués à l’Exposition universelle de Philadelphie étaient animés, au départ, des mêmes sentiments que la délégation de Vienne. Quand ils revinrent à Paris, le parti collectiviste avait commencé sa propagande. Leurs impressions se modifièrent sous l’influence des communistes ; ils introduisirent des changements dans leur rapport, qui parut en 1879, plus de deux ans après le commencement de la campagne socialiste.

Récapitulons donc tout ce qui précède : de 1871 à 1876, dans leurs déclarations publiques, dans leurs congrès, dans leurs rapports, les ouvriers expriment des idées modérées, pacifiques, conservatrices. En 1876, ce prolétariat si sage commence à être travaillé par M. Jules Guesde.

La semence du socialisme révolutionnaire allemand dans les têtes ouvrières se fit d’abord en petit comité, « en chambre », dirons-nous même.

M. J. Guesde, recevant quelques lettres aux Droits de l’Homme, puis au Radical, qui continua les Droits de l’Homme après leur suppression, se mit en rapport direct avec ses correspondants. Il allait les voir chez eux, au café, chez des marchands de vin. Il était accompagné, dans ces premières tournées, par un socialiste étranger, qui connaissait tous les écrits de Lassalle et de Karl Marx, toute la science socialiste allemande et qui a joué ainsi un rôle très considérable, quoique ce rôle ait été occulte, dans la formation du parti ouvrier révolutionnaire français[7].

À la fin de 1877, le gouvernement du 16 Mai ayant supprimé le Radical, où M. Guesde faisait sa campagne collectiviste, celui-ci résolut avec ses premiers disciples de fonder un journal exclusivement socialiste, théorique et militant. Ils l’appelèrent l’Égalité. Le rédacteur en chef était M. Jules Guesde ; il avait pour collaborateurs MM. Émile Massard, Gabriel Deville, Gerbier,[8] Oudin.

L’Égalité annonça, dès son apparition, qu’elle avait pour correspondants : en Allemagne, MM. Bebel et Liebknecht, députés au Reichstag ; en Belgique, le docteur César de Pæpe ; en Espagne, M. Émile Digeon, l’homme de la commune de Narbonne[9] ; en Italie, MM. Gnocchi-Viani et Tito Zanardelli. M. Benoît Malon, qui était, au moment de la fondation de l’Égalité, en exil à Lugano, promit sa collaboration au nouveau journal. Il la lui donna très peu, d’ailleurs, aussi peu que la plupart des correspondants mis en vedette et qui n’écrivirent presque jamais.

La fondation de l’Égalité rencontra de très grandes difficultés. La législation sur la presse en 1877 mettait pour condition, à la publication d’un journal hebdomadaire à Paris, le dépôt d’un cautionnement de douze mille francs.

Les amis de M. Guesde n’avaient pas une pareille somme. En se cotisant et en faisant appel à la générosité du socialiste étranger dont nous avons déjà parlé ils réunirent quatre ou cinq mille francs. C’était un capital suffisant pour faire paraître leur journal en province, car hors de Paris le cautionnement exigé par la loi n’était que de trois mille francs pour une publication hebdomadaire.

L’Égalité parut officiellement à Meaux, c’est-à-dire qu’elle y fut imprimée[10]. Son premier numéro porte la date du 18 novembre. Il contient une déclaration nettement collectiviste, la première qui ait été faite en France par des écrivains français : « Nous croyons, disaient les rédacteurs de l’Égalité, avec l’école collectiviste à laquelle se rattachent aujourd’hui tous les esprits sérieux du prolétariat des deux mondes, que l’évolution naturelle et scientifique de l’humanité la conduit invinciblement à l’appropriation collective du sol et des instruments de travail. »




  1. M. Trébois était propriétaire et directeur du journal révolutionnaire la Tribune.
  2. Il est remarquable que les ouvriers, toujours prompts à proclamer la nécessité des candidatures ouvrières, montrent une grande répugnance à voter pour les candidats ouvriers. La psychologie explique cette répugnance : les ouvriers ne veulent pas, par leurs suffrages, élever au-dessus d’eux un de leurs égaux. Dans l’histoire de Rome, on voit que lorsque le tribunal fut rendu accessible aux plébéiens, pendant longues années, tous les tribuns élus furent des patriciens. La plèbe ne voulait pas porter les siens à cette haute charge. Le prolétariat français a contre les siens les mêmes scrupules ou la même méfiance que la populace romaine.
  3. Cent chambres syndicales et plus de cinquante cercles étaient représentés au Congrès de 1876.
  4. Chapitre : les Fondateurs du parti ouvrier.
  5. Ces idées « arbitragistes » sont celles qui animent la très puissante association ouvrière des Chevaliers du travail en Amérique. Le journal le XIXe Siècle a publié, au commencement du mois de mai 1886, une très intéressante étude sur les Chevaliers du travail. Nous y renvoyons le lecteur curieux de ces particularités, qui n’entrent pas dans notre cadre.
  6. Les frais de cette très nombreuse délégation furent couverts par les souscriptions d’hommes politiques radicaux : MM. Tolain, A.-Edouard Portalis, Cantagrel, Crémieux entre autres.
  7. Ces particularités nous ont été découvertes sous la condition que nous ne ferions pas connaître le nom de cet « ouvrier » étranger de la révolution en France.
  8. Gerbier était le pseudonyme de M. Girard, aujourd’hui professeur de droit à la Faculté de Montpellier.
  9. M. Émile Digeon est aujourd’hui anarchiste ; c’est un de ces révolutionnaires qui semblent surtout aimer, dans la révolution, le désordre. Il ne devait pas longtemps sympathiser avec les doctrinaires du socialisme allemand. Il cessa de sympathiser avec eux dès qu’il fut près d’eux. M. Digeon appartient à cette catégorie d’hommes dont Proud’hon a dit qu’ils étaient plus haïssables que les bourreaux. C’est un martyr par vocation. Il est toujours indigné et persécuté. C’est le type du « délégué à l’ordre » dans les réunions d’anarchistes. Dans sa main la sonnette ne sert qu’à faire du bruit. Si nous insistons aussi longuement sur M. Digeon, c’est qu’il représente bien une certaine espèce de révolutionnaires dont nous ne pouvons nous occuper qu’en passant parce qu’elle ne mérite pas un chapitre. Cette espèce est celle des anciens « serviteurs de la démocratie », ignorants, déclamateurs, hommes de coups de main, amoureux du pouvoir, et qui, dans l’atmosphère doctrinaire que l’école allemande a créée dans le monde socialiste, sont fort mal à leur aise.
  10. L’Égalité ne fut guère distribuée qu’à Paris.