La Frontière/06

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paru dans l’Excelsior (p. 43-49).

VI

Plusieurs chemins conduisaient à Saint-Élophe. La grand’route d’abord, qui s’allonge en serpentant sur une descente de trois kilomètres, puis quelques raccourcis assez abrupts, et enfin, plus au nord, la sente forestière dont une partie borde la crête des Vosges.

— La route, hein ? dit Morestal à son fils.

Et, dès qu’ils furent en marche, il lui prit le bras avec allégresse.

— Figure-toi, mon garçon, que, tout à l’heure, au campement, nous avons rencontré un des lieutenants de la compagnie en manœuvre. On a causé de l’affaire Saboureux, et, ce soir, il doit nous présenter à son capitaine, qui justement est neveu du général Daspry, commandant le corps d’armée. Alors, tu comprends, je lui expose ce que j’ai fait au Vieux-Moulin, il le communique à son oncle Daspry, et voilà, du coup, le fort Morestal classé…

Il rayonnait, la tête haute et le torse bombé, tandis que sa main libre exécutait avec une canne des moulinets belliqueux. Une fois même, il s’arrêta, se mit en garde et frappa du pied.

— Trois appels… Engagez le fer… Fendez-vous ! Hein ! qu’est-ce que tu dis de cela. Philippe ? Encore d’attaque, le vieux Morestal.

Philippe souriait, plein de tendresse. Maintenant que, sur le conseil de Marthe, il avait retardé l’explication douloureuse, la vie lui paraissait meilleure, toute simple et toute facile, et il s’abandonnait au plaisir de retrouver son père, les paysages qu’il aimait, les souvenirs d’enfance qui semblaient l’attendre à tous les coins de la route et se lever à son approche.

— Rappelle-toi, père, c’est ici que je suis tombé de bicyclette… J’étais sous cet arbre quand la foudre l’a brûlé.

Ils faisaient une halte, évoquaient toutes les circonstances de l’événement, et repartaient bras dessus, bras dessous.

Et plus loin le vieux Morestal reprenait :

— Et là… tu te rappelles ? c’est là que tu as tué ton premier lapin… avec une sarbacane ! Ah ! tu promettais déjà d’être un bon tireur… le premier de Saint-Élophe, ma foi !… Mais j’oubliais… tu ne chasses plus ! Monsieur n’aime pas verser le sang… Poule mouillée, va !… Un gaillard de ton espèce ! Mais la chasse, mon garçon, c’est l’apprentissage de la guerre…

Saint-Élophe-la-Côte, jadis petite ville florissante, et qui, depuis la guerre, n’a pu panser les blessures que son héroïsme lui a values, se pressait autour d’un vieux château en ruines que l’on apercevait au dernier tournant de la route. Située aux confins du département, à vingt kilomètres de Noirmont, la sous-préfecture, elle devait pourtant un certain relief à la position qu’elle occupait près de la frontière, en face des garnisons allemandes, dont l’activité croissante devenait un sujet d’inquiétude. La nomination de Jorancé comme commissaire spécial n’avait pas d’autre cause.

Jorancé, premier titulaire du poste, habitait à l’autre extrémité du village et un peu en dehors, une petite maison basse que le goût et la fantaisie de Suzanne avaient transformée. Un jardin à tonnelles et à vieux arbres savamment taillés l’entourait, et il y avait, en bordure, un clair ruisseau qui coulait sous la pierre même du seuil.

La nuit s’annonçait quand Morestal entra, suivi de Philippe. Tout était prêt déjà pour les recevoir, le couvert mis dans une salle aux étoffes gaies, des fleurs effeuillées sur la nappe, deux lampes allumées d’où s’épandait une calme lumière, et Suzanne qui souriait, heureuse et charmante.

Tout cela était très simple. Cependant Philippe eut l’impression d’une fête qu’on avait improvisée pour lui. Il était celui qu’on attend, le maître qu’on veut conquérir et enchaîner par d’invisibles liens. Il le sentit, et durant tout le repas, Suzanne le lui dit de ses yeux aimables, de ses gestes attentifs, de tout son être incliné vers lui.

— Je n’aurais pas dû venir, pensa-t-il, non, je n’aurais pas dû.

Et chaque fois qu’il rencontrait le regard de Suzanne, il évoquait l’allure discrète et l’air réfléchi de sa femme.

— Comme tu es absorbé, Philippe ! s’écria Morestal, qui, lui, n’avait point cessé, tout en mangeant, de discourir. Et toi, Suzanne, où donc es-tu ? Avec ton futur époux ?

— Ma foi non, dit-elle sans se troubler. Je songeais aux quelques mois que j’ai passés cet hiver à Paris. Combien vous avez été bon avec moi, Philippe ! J’ai gardé de certaines promenades un souvenir !…

Ils parlèrent de ces promenades, et, peu à peu, Philippe s’étonnait de constater à quel point leur vie avait été mêlée pendant ce séjour. Marthe demeurait à la maison, retenue par les soins du ménage. Eux s’échappaient, en camarades insouciants et libres. Ils visitaient les musées et les églises de Paris, les petites villes et les châteaux de l’Île-de-France. L’intimité se créait entre eux. Et maintenant cela le confondait que Suzanne fût à la fois si près et si loin de lui, près comme une amie, loin comme une femme.

Sitôt le repas fini, il se rapprocha de son père. Morestal, pressé de partir et de rejoindre le capitaine Daspry au rendez-vous fixé, se leva.

— Tu nous accompagnes, Philippe ?

— Certes.

Les trois hommes prirent leurs chapeaux et leurs cannes, mais au seuil de la porte, après un conciliabule à voix basse avec Jorancé, Morestal dit à son fils :

— Tout bien réfléchi, il est préférable que nous y allions seuls. Autant que possible, l’entrevue doit rester secrète, et à trois l’on est moins tranquille…

— Et puis, ajouta le commissaire spécial, tu peux bien tenir compagnie à Suzanne, c’est son dernier soir. À tout à l’heure, les enfants. Quand l’horloge du beffroi sonnera dix coups, vous pouvez être sûrs que les deux conspirateurs seront de retour… n’est-ce pas, Morestal ?

Ils s’éloignèrent, laissant Philippe assez embarrassé.

Suzanne éclata de rire :

— Mon pauvre Philippe, vous avez l’air tout déconfit. Voyons, un peu de courage. Que diable ! Je ne vous mangerai pas.

— Non, dit-il, en riant aussi. Mais, tout de même, il est étrange…

— Tout de même il est étrange, acheva-t-elle, que nous fassions l’un près de l’autre le tour de ce jardin, comme je vous l’avais demandé. Résignez-vous. C’est le clair de lune obligatoire.

La lune, en effet, se dégageait lentement des gros nuages amoncelés à la cime d’une montagne et sa lueur dessinait sur les pelouses l’ombre régulière des sapins et des ifs. Le temps était lourd d’orages prochains. Un vent tiède remuait des parfums de plantes et de gazon.

Trois fois, ils suivirent l’allée extérieure, le long d’une haie et le long d’un mur. Ils ne disaient rien, et ce silence, qu’il lui était impossible de rompre, emplissait Philippe de remords. En ce moment, il éprouva de l’aversion contre cette petite fille fantasque et déraisonnable, qui suscitait entre eux ces minutes équivoques. Peu habitué aux femmes, assez timide avec elles, il lui supposait des desseins mystérieux.

— Allons là, dit Suzanne, en désignant, au milieu du jardin, un groupe plus épais d’arbustes et de charmilles où l’ombre semblait s’accumuler.

Ils s’y engagèrent par un sentier en berceau, qui les conduisit à un escalier de quelques marches. C’était un rond-point, entouré d’une balustrade de pierre, avec un petit bassin, et, en face, dans un cadre de feuillage, une statue de femme sur laquelle tremblait un rayon de lune. Une odeur un peu moisie émanait de cet endroit suranné.

— Vénus ou Minerve ? Corinne peut-être ? dit Philippe qui plaisanta pour cacher sa gêne. J’avoue qu’on ne distingue pas très bien. Est-ce un péplum ou une robe qui la revêt ? Est-ce un casque ou un turban qui la coiffe ?

— Ça dépend, dit Suzanne.

— Comment ? de quoi ?

— Oui, ça dépend de mon humeur. Elle est Minerve quand je suis sage et forte. Elle est Vénus quand je la regarde avec mon cœur amoureux. Et elle est aussi, suivant les heures, la déesse de la folie… et celle des larmes… et celle de la mort.

Elle avait un enjouement qui attrista Philippe. Il lui demanda :

— Et aujourd’hui, c’est la déesse…

— La déesse des adieux.

— Des adieux ?

— Oui, à Suzanne Jorancé, à la jeune fille qui vient ici tous les jours, depuis cinq ans, et qui ne viendra plus jamais.

Elle s’appuya contre la statue.

— Ma bonne déesse, en avons-nous fait des rêves toutes les deux ! Nous attendions ensemble. Qui ? L’oiseau Bleu… le prince Charmant. Un jour le prince devait arriver à cheval, sauter d’un bond le mur du jardin, et m’emporter en travers de sa selle. Un soir, il devait se glisser sous les arbres et monter les marches à genoux en sanglotant. Et tous mes serments à la bonne déesse ! Imaginez-vous, Philippe, que je lui avais promis de n’amener jamais aucun homme en sa présence, à moins que je n’aime cet homme. Et j’ai tenu ma promesse. Vous êtes le premier, Philippe.

Il rougit dans l’ombre, et elle continuait d’une voix dont la gaîté sonnait faux :

— Si vous saviez comme c’est bête une jeune fille qui fait des rêves et des serments ! Tenez, je lui avais même promis que cet homme et moi nous échangerions notre premier baiser devant elle. Est-ce assez idiot ! Pauvre déesse, elle ne le verra pas, le baiser d’amour, car, enfin, je ne suppose pas que vous vouliez m’embrasser ?

— Suzanne !

— N’est-ce pas ? Il n’y a aucune raison, et tout cela est absurde. Vous avouerez aussi que cette bonne déesse n’a pas le sens commun, et qu’elle mérite une punition.

D’un geste elle poussa la statue qui tomba sur le sol et se brisa en deux morceaux.

— Que faites-vous ? s’écria-t-il.

— Laissez-moi… laissez-moi… proféra Suzanne d’un ton méchant.

On eût dit que son acte avait déchaîné en elle une colère longtemps contenue et des instincts mauvais dont elle n’était plus maîtresse. Elle se précipita, et, à coups de talon, avec des exclamations de rage, elle s’acharna furieusement après les morceaux de la statue.

Il tenta de s’interposer et la prit par le bras. Elle se retourna contre lui.

— Je vous défends de me toucher !… C’est de votre faute… Laissez-moi… je vous déteste… Ah ! oui, c’est de votre faute !

Et, se dégageant, elle s’enfuit vers la maison.

La scène n’avait pas duré vingt secondes.

— Crebleu de crebleu ! grinça Philippe, qui ne jurait pourtant pas volontiers.

Son exaspération était telle que, si la bonne déesse de plâtre n’avait pas été réduite en miettes, il l’eût certainement jetée à bas de son socle. Mais, par-dessus toutes choses, une idée le dominait : s’en aller, ne plus voir Suzanne, en finir avec ces histoires dont il sentait l’odieux et le ridicule.

À son tour, il reprit rapidement le chemin de la maison. Par malheur, comme il ne connaissait point d’autre issue pour s’échapper, il traversa le vestibule. La porte de la salle à manger était ouverte. Il aperçut la jeune fille courbée sur une chaise et la tête entre ses mains. Elle pleurait.

Il ne savait pas ce qu’il y a de factice dans les pleurs d’une femme. Il ne savait pas non plus le danger des larmes pour celui qui s’émeut à les voir couler. Mais l’eût-il su qu’il fût resté quand même, car la pitié de l’homme est infinie.