La Frontière/16

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paru dans l’Excelsior (p. 135-151).

VIII

La petite phrase, si terrible en sa concision, sépara net les deux adversaires.

Emportés par l’élan de leurs convictions, ils avaient élargi le débat jusqu’à une sorte de joute oratoire où chacun d’eux luttait ardemment pour les idées qui lui étaient chères. Et Le Corbier se gardait d’interrompre un duel d’où il supposait bien qu’allait jaillir à la fin, parmi les mots inutiles, quelque lumière imprévue.

La petite phrase de Marthe suscita cette lumière. Le Corbier avait déjà noté, depuis le début de la scène, l’attitude étrange de la jeune femme, son mutisme, son regard fiévreux qui semblait scruter l’âme même de Philippe Morestal. À son accent, il comprit toute la valeur de la question. Plus de vaines tirades et de théories éloquentes ! Il ne s’agissait plus de savoir qui, du père ou du fils, pensait avec le plus de justesse et servait son pays avec le plus de dévouement.

Un seul point importait, et Marthe l’indiquait de façon irrécusable.

Philippe en demeura interloqué. Au cours de ses méditations, il avait prévu toutes les demandes, toutes les hypothèses, toutes les difficultés, bref toutes les conséquences de l’acte auquel il s’était résolu. Mais comment aurait-il prévu celle-ci, ignorant que Marthe assisterait à cet entretien suprême ? Devant Le Corbier, devant son père, il pouvait, en admettant qu’on songeât à ce détail, invoquer une excuse quelconque. Mais devant Marthe ?…

Dès cette minute, il eut la vision effarante du dénouement qui se préparait. Une sueur le couvrit. Il aurait fallu faire face au danger, bravement, et accumuler les explications, au risque de se contredire. Il rougit et balbutia. C’était déjà donner barre sur lui.

Morestal avait repris sa place. Le Corbier attendait, impassible. Dans le grand silence, Marthe, toute pâle, d’une voix lente, qui détachait les syllabes les unes des autres, prononça :

— Monsieur le ministre, j’accuse mon mari de faux témoignage et de mensonge. C’est maintenant, en rétractant ses dépositions antérieures, qu’il s’insurge contre la vérité, contre une vérité qu’il connaît… oui, qu’il connaît, je l’affirme. Par tout ce qu’il m’a dit, par tout ce que je sais, je jure qu’il n’a jamais mis en doute la parole de son père. Et je jure qu’il assistait à l’agression.

— Alors, dit Le Corbier, pourquoi monsieur Philippe Morestal agit-il ainsi maintenant ?

— Monsieur le ministre, déclara la jeune femme, mon mari est l’auteur de la brochure intitulée la Paix quand même.

La révélation produisit comme un coup de théâtre. Le Corbier sursauta. Le commissaire eut un air indigné. Quant au vieux Morestal, il voulut se dresser, chancela aussitôt, et retomba sur sa chaise. Il n’avait plus de force. Sa colère faisait place à un désespoir immense. Il n’eût pas souffert davantage en apprenant la mort de Philippe.

Et Marthe répéta :

— Mon mari est l’auteur de la brochure intitulée la Paix quand même. Pour l’amour de ses idées, pour être d’accord avec la foi profonde, avec la foi exaltée que ses opinions soulèvent en lui, mon mari est capable…

Le Corbier insinua :

— D’aller jusqu’au mensonge ?

— Oui, dit-elle. Une fausse déposition ne peut que lui paraître insignifiante auprès de la grande catastrophe qu’il veut conjurer, et sa conscience, seule, lui dicte son devoir. Est-ce vrai, Philippe ?

Il répondit gravement :

— Certes. Dans les circonstances où nous sommes, lorsque deux grands peuples se butent l’un contre l’autre pour une misérable question d’amour-propre, je ne reculerais pas devant un mensonge qui me paraît un devoir. Mais je n’ai pas besoin de recourir à ce moyen. J’ai pour moi la vérité même. Je n’étais pas là.

— Alors, où étais-tu ? redit Marthe.

De nouveau la petite phrase résonna, impitoyable. Mais cette fois, Marthe la prononça d’un ton plus hostile et avec un geste qui en soulignait toute l’importance. Et aussitôt elle ajouta, le pressant de questions :

— Tu n’es rentré qu’à huit heures du matin. Ton lit n’était pas défait. Par conséquent, tu n’avais pas couché au Vieux-Moulin. Où as-tu passé la nuit ?

— J’ai cherché mon père.

— Tu n’as su l’enlèvement de ton père qu’à cinq heures du matin, par le soldat Baufeld. Par conséquent, tu n’as commencé à chercher ton père qu’à cinq heures du matin ?

— Oui.

— Et à ce moment-là tu n’étais pas encore rentré au Vieux-Moulin, puisque je le répète, ton lit n’a pas été défait.

— Non.

— Et d’où revenais-tu ? Qu’as-tu fait de onze heures du soir, heure à laquelle tu as quitté ton père, jusqu’à cinq heures du matin, heure où tu as appris son enlèvement ?

L’interrogatoire était serré, d’une logique indiscutable. Aucune issue ne restait à Philippe pour s’enfuir. Il se sentit perdu.

Un instant il fut sur le point d’abandonner la partie et de s’écrier :

— Eh bien, oui, j’étais là. J’ai tout entendu. Mon père a raison. Il faut croire en sa parole…

Défaillance à laquelle un homme comme Philippe devait fatalement résister. D’autre part, pouvait-il trahir Suzanne ?

Il se croisa les bras sur la poitrine et murmura :

— Je n’ai rien à dire.

Marthe se jeta sur lui, déchue soudain de son rôle d’accusatrice, et, secouée d’angoisse, elle s’écria :

— Tu n’as rien à dire ? Est-ce possible ? Oh ! Philippe, je t’en prie, parle… Avoue que tu mens et que tu étais là… je t’en supplie… Il me vient des idées horribles… Il y a des choses qui se sont passées… que j’ai surprises… et qui maintenant m’obsèdent… Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ?

Il crut voir le salut dans cette détresse inattendue. Sa femme désarmée, sa femme réduite au silence par une sorte d’aveu sur lequel il saurait revenir, sa femme se faisait complice et le secourait en ne l’attaquant plus.

— Tu dois te taire, ordonna-t-il, ton chagrin personnel doit s’effacer…

— Que dis-tu ?

— Tais-toi, Marthe, l’explication que tu réclames, nous l’aurons, mais tais-toi.

C’était une maladresse inutile. Comme toutes les femmes qui aiment, Marthe ne pouvait que souffrir davantage de ce demi-aveu. Elle se cabra sous la douleur.

— Non, Philippe, je ne me tairai pas… Je veux savoir ce que tes paroles signifient… Tu n’as pas le droit de t’échapper par un faux-fuyant… C’est une explication immédiate que je réclame.

Elle s’était levée et, face à son mari, elle scandait chacune de ses phrases d’un coup de main sec. Comme il ne répondait pas, ce fut Le Corbier qui continua :

— Madame Philippe Morestal a raison, monsieur, vous devez vous expliquer, et non point pour elle — c’est affaire entre vous — mais pour moi, pour la clarté même de mon enquête. Depuis le début, vous vous conformez à une espèce de programme établi d’avance et qu’il est facile de discerner. Après avoir renié vos dispositions antérieures, c’est le témoignage même de votre père que vous essayez de démolir. Ce doute, que je cherchais derrière vos réponses, vous tâchez de l’éveiller dans mon esprit en rendant suspectes les affirmations de votre père, et cela par tous les moyens. J’ai le droit de me demander si l’un de ces moyens n’est pas le mensonge — le mot n’est pas de moi, monsieur, il est de votre femme — et si l’amour de vos idées ne passe pas avant l’amour de la vérité.

— Je dis la vérité, monsieur le ministre.

— Alors prouvez-le. Est-ce actuellement que vous faites un faux témoignage ? Ou bien était-ce les autres fois ? Comment puis-je le savoir ? Il me faut une certitude. Sans quoi, je passe outre, et m’en tiens aux paroles d’un témoin qui, lui, n’a jamais varié.

— Mon père se trompe… Mon père est victime d’illusions…

— Jusqu’à preuve du contraire, monsieur, vos accusations n’ont aucune valeur. Elles n’en auraient que si vous me donniez une marque irrécusable de votre sincérité. Or, il n’en est qu’une qui porterait ce caractère irrécusable, et vous refusez de me le fournir…

— Cependant…

— Je vous dis, monsieur, interrompit Le Corbier avec impatience, qu’il n’y a pas d’autre problème à résoudre. Ou bien vous vous trouviez sur la frontière au moment de l’agression et vous avez entendu les protestations de M. Jorancé, et, en ce cas, vos dépositions antérieures et celles de M. Morestal gardent toute leur importance. Ou bien vous n’étiez pas là, et, en ce cas, vous avez le devoir impérieux de me prouver que vous n’étiez pas là. C’est facile : où étiez-vous à ce même moment ?

Philippe eut un accès de révolte, et, répondant tout haut aux pensées qui le torturaient :

— Ah ! non… non… Voyons, ce n’est pas possible que l’on m’oblige… Voyons, quoi ! c’est monstrueux…

Il lui semblait qu’un génie malfaisant s’efforçait, depuis quatre jours, à conduire les événements de telle façon que lui, Philippe, fût dans l’obligation épouvantable d’accuser Suzanne.

— Non, mille fois non, reprit-il exaspéré, il n’y a pas de puissance qui puisse me contraindre… Admettons que j’aie passé la nuit à me promener ou à dormir sur un talus. Admettons ce que vous voulez… Mais laissez-moi libre de mes actes et de mes paroles.

— Alors, dit le sous-secrétaire d’État en prenant ses dossiers, l’enquête est finie, et le témoignage de M. Morestal sert de base à ma conviction.

— Soit ! riposta Philippe, hors de lui.

Il se mit à marcher, à courir presque, autour de la tente. On eût dit une bête fauve qui cherche une issue. Allait-il renoncer à l’œuvre entreprise ? Frêle obstacle qui s’opposait au torrent, allait-il être vaincu à son tour ? Ah ! avec quelle joie il aurait donné sa propre vie ! Il en eut l’intuition profonde. Et il comprit, pour ainsi dire physiquement, le sacrifice de ceux qui vont à la mort en souriant, quand une grande idée les exalte.

Mais en quoi la mort eût-elle arrangé les choses ? Il fallait parler, et parler contre Suzanne — supplice infiniment plus atroce que de mourir — ou bien se résigner. Ceci ou cela, il n’y avait pas d’autre alternative.

Il allait et venait, comme harcelé par le feu qui le dévorait. Devait-il se précipiter aux genoux de Marthe et lui demander grâce, ou bien joindre les mains devant Le Corbier ? Il ne savait pas. Son cerveau éclatait. Et il avait l’impression désolante que tous ses efforts étaient vains et se retournaient contre lui-même.

Il s’arrêta et dit :

— Monsieur le ministre, votre opinion seule importe, et cette opinion je veux tenter l’impossible pour qu’elle soit conforme à la réalité des faits. Je suis prêt à tout, monsieur le ministre… à une condition cependant, c’est que notre entretien sera secret. Vis-à-vis de vous, et de vous uniquement, je peux…

Encore une fois, il trouva en face de lui Marthe, l’ennemie imprévue, qui semblait le tenir sous sa griffe comme une proie, et qui ne le lâcherait point, implacable, farouche, attentive aux moindres ruses.

— J’ai le droit d’être là ! s’écria-t-elle. C’est en ma présence que tu dois t’expliquer ! Ta parole n’aura de valeur que si je suis là… Sinon, je la récuse comme un nouveau mensonge. Monsieur le ministre, je vous mets en garde contre une manœuvre…

Le Corbier fit un signe d’approbation, et s’adressant à Philippe :

— À quoi bon, monsieur, un entretien secret ? Quel que soit le crédit que je veuille attacher à votre confidence, il me faudra, pour y croire sans arrière-pensée, un contrôle que votre femme seule, et votre père, pourront me fournir. Malheureusement, après toutes vos versions contradictoires, le doute m’est permis…

— Monsieur le ministre, insinua Philippe, il est quelquefois des circonstances… des faits que l’on ne peut révéler… des secrets d’une telle nature…

— Tu mens ! tu mens ! s’écria Marthe que l’aveu affolait… ce n’est pas vrai. Une femme, n’est-ce pas ! non… non… Ah ! je t’en prie, Philippe… Monsieur le ministre, je vous jure qu’il ment… je vous jure… il va jusqu’au bout de son mensonge. Me trahir, lui ! aimer une autre femme ! N’est-ce pas, Philippe, tu mens ? Oh ! tais-toi, tais-toi !

Soudain Philippe sentit une main qui lui tordait le bras. S’étant retourné, il vit le commissaire Jorancé, tout pâle, la figure menaçante, et il l’entendit qui articulait d’une voix sourde :

— Qu’est-ce que tu as voulu dire ? De qui s’agit-il ? Ah ! je te forcerai bien à répondre, moi !

Philippe le regarda avec stupeur. Et il regarda aussi le visage méconnaissable de Marthe. Et il était surpris, car il ne pensait point avoir prononcé des mots qui pussent éveiller leurs soupçons.

— Mais vous êtes fous dit-il. Voyons, monsieur Jorancé… voyons, Marthe… qu’est-ce qu’il y a ? Je ne sais pas ce que vous avez pu comprendre… C’est peut-être de ma faute… Je suis si las !

— De qui s’agit-il ? répéta Jorancé frémissant de colère.

— Mais avoue donc ! exigea Marthe, qui le traquait de toute sa haine jalouse.

Et, derrière elle, Philippe apercevait le vieux Morestal, écrasé sur sa chaise, comme s’il ne pouvait se remettre des coups qui l’avaient frappé. C’était sa première victime, celui-là. Allait-il immoler les deux autres ? Il sursauta.

— Assez ! assez ! Tout cela est odieux… Il y a entre nous un malentendu terrible… Et tout ce que je dis ne fait que l’aggraver… Plus tard, nous nous expliquerons, je vous le promets, monsieur Jorancé… Toi aussi, Marthe, je te le jure… Et tu comprendras ton erreur. Mais taisons-nous, je vous en prie… C’est assez nous torturer les uns les autres.

Il semblait si résolu que Jorancé demeura indécis et que Marthe elle-même fut ébranlée. Disait-il vrai ? Était-ce simplement un malentendu qui les divisait ?

Le Corbier devina le drame, et, attaquant Philippe à son tour, il lui dit :

— Ainsi, monsieur, je dois renoncer à tout éclaircissement sur le point que vous me signaliez ? Et c’est vous-même, n’est-ce pas, par votre attitude définitive, qui clôturez le débat ?

— Oui, répondit-il fermement.

— Non, protesta Marthe, revenant à la charge avec une vigueur inlassable ; non, ce n’est pas fini, monsieur le ministre, cela ne peut pas finir ainsi. Qu’il le veuille ou non, mon mari a prononcé des mots que nous avons tous interprétés dans le même sens. S’il y a un malentendu, qu’il soit dissipé dès maintenant. Et une seule personne peut le faire. Cette personne est ici. Je demande qu’elle soit introduite.

— Je ne sais ce que tu veux dire, balbutia Philippe.

— Si tu le sais, Philippe. Tu sais à qui je fais allusion et quelles sont toutes les preuves qui m’en donnent le droit…

— Tais-toi, Marthe, commanda Philippe, hors de lui.

— Alors, avoue. Sinon, je te jure…

La vue de M. Jorancé suspendit sa menace. Ignorant la présence de Suzanne à la Butte-aux-Loups, Jorancé ne comprenait plus, et ses soupçons, éveillés par l’imprudence de Philippe, s’apaisaient peu à peu. Au dernier moment, et sur le point de formuler l’irréparable accusation, Marthe hésita. Sa haine désarmait devant la douleur du père.

D’ailleurs il se produisit, à cet instant, une diversion qui amena comme un armistice au milieu de la lutte implacable. Le Corbier s’était levé précipitamment et avait écarté la portière. On entendait dehors un pas rapide.

— Ah ! vous voilà, de Trébons.

En courant presque, il alla chercher le jeune homme, et il le pressait de questions.

— Vous avez communiqué avec le président du Conseil ? Que vous a-t-il dit ?

M. de Trébons entra. Mais, avisant la famille Morestal, il se retourna.

— Monsieur le ministre, je crois qu’il serait préférable…

— Non, non, de Trébons. Personne ne nous gêne ici… au contraire… Voyons, qu’y a-t-il ? De mauvaises nouvelles ?

— Extrêmement mauvaises, monsieur le ministre. L’ambassade française à Berlin a été brûlée…

— Oh ! fit Le Corbier. On ne la gardait donc pas ?

— Si, mais les troupes ont été débordées par la foule.

— Et puis ?

— L’Allemagne mobilise ses corps d’armée de la frontière.

— Mais à Paris ? À Paris ?

— C’est l’émeute… Les boulevards sont envahis… En ce moment, les gardes municipaux chargent pour dégager le Palais-Bourbon.

— Mais enfin, qu’est-ce qu’on veut ?

— La guerre.

Le mot retentit comme un glas. Après quelques secondes, Le Corbier demanda :

— C’est tout ?

— Le président du Conseil attend votre retour avec anxiété. « Qu’il ne perde pas une minute, m’a-t-il dit, son rapport pourrait être le salut. C’est ma dernière cartouche. Si elle rate, je ne réponds de rien. » Et il a ajouté : « Et encore, n’est-il pas trop tard ? »

Autour de la table, dans le petit espace que recouvrait la tente et où le plus cruel des drames précipitait les uns contre les autres des êtres de noblesse qu’unissait la plus loyale affection, vraiment le silence fut tragique. Chacun d’eux oubliait sa peine particulière pour ne songer qu’à l’horreur du lendemain. Le mot sinistre se répercutait au fond des cœurs.

Le Corbier eut un geste désespéré :

— Sa dernière cartouche Oui, si mon rapport lui avait permis un mouvement de recul ! Mais…

Il observa le vieux Morestal, comme s’il eût espéré une rétraction soudaine. À quoi bon ? En admettant qu’il prît sur lui d’atténuer les affirmations du vieillard, Morestal, en son intransigeance, était homme à lui infliger un démenti public. Et quelle posture équivoque aurait alors le gouvernement ?

— Allons, fit-il, que le sort s’accomplisse ! Nous avons tenté l’impossible. Mon cher de Trébons, l’automobile est au carrefour ?

— Oui, monsieur le ministre.

— Veuillez prendre les dossiers, nous partons. Nous avons une heure pour gagner la gare. C’est plus qu’il ne faut.

Il prit son chapeau, son vêtement, fit quelques pas de droite et de gauche, puis s’arrêta près de Philippe. Celui-là, semblait-il, n’avait peut-être pas fait l’impossible. À celui-là, peut-être, il restait une étape à franchir. Mais comment le savoir ? Comment pénétrer en cette âme mystérieuse et déchiffrer l’énigme insoluble ? Le Corbier les connaissait bien, ces hommes qu’anime un souffle d’apôtre, et qui sont capables, pour le succès de leur cause, de dévouements admirables, d’immolations presque surhumaines, mais aussi d’hypocrisies, de ruses, de crimes parfois. Que valait ce Philippe Morestal ? Quel rôle jouait-il au juste ? Était-ce à dessein et faussement qu’il avait fait naître la supposition de quelque rendez-vous amoureux ? Ou bien réellement poussait-il l’héroïsme jusqu’à dire la vérité ?

Lentement, pensivement, comme s’il obéissait à un espoir nouveau, Le Corbier revint à sa place, jeta son vêtement sur la table, s’assit, et, interpellant M. de Trébons :

— Une seconde encore… Laissez les dossiers. Et veuillez avoir l’obligeance d’amener ici Mlle Suzanne Jorancé.

M. de Trébons sortit.

— Suzanne est donc là ? dit Jorancé, la voix anxieuse… Elle était déjà là tout à l’heure ?…

Il n’obtint pas de réponse, et, tour à tour, il épiait vainement le visage de ceux qu’il interrogeait. Durant les trois ou quatre minutes qui s’écoulèrent, aucun des acteurs du drame ne fit un geste. Morestal demeurait assis, la tête inclinée sur sa poitrine. Marthe avait les yeux fixés sur l’ouverture de la tente. Quant à Philippe, il attendait avec angoisse ce surcroît de malheur. Le massacre n’était pas fini. Après son père, après sa femme, après Jorancé, le destin ordonnait qu’il sacrifiât lui-même cette quatrième victime.

Le Corbier, qui l’observait, fut envahi d’une compassion involontaire, presque de sympathie. À ce moment, la sincérité de Philippe lui semblait absolue, et il eut envie de renoncer à l’épreuve. Mais la méfiance l’emporta. Si absurde que fût l’hypothèse, il avait l’impression que cet homme était capable d’accuser mensongèrement la jeune fille devant sa femme, devant son père et devant Jorancé lui-même. Suzanne présente, le mensonge devenait impossible. L’épreuve était cruelle, mais, dans un sens ou dans l’autre, elle entraînait cette certitude irrécusable sans laquelle Le Corbier ne voulait pas conclure son enquête.

Un tressaillement agita Philippe. Marthe et Jorancé se levèrent. La tente fut écartée. Suzanne entra.

Tout de suite, elle eut un mouvement de recul. Au premier coup d’œil, au premier aspect de ces gens immobiles, elle devina le danger que son instinct de femme avait déjà pressenti. Et, toute pâle, sans forces, elle n’osait plus avancer.

Le Corbier lui saisit la main, et doucement :

— Veuillez prendre place, mademoiselle. Il se peut que, pour éclaircir quelques points, votre témoignage nous soit précieux.

Il n’y avait qu’une chaise libre, à côté de Jorancé. Suzanne fit quelques pas et regarda son père, qu’elle n’avait pas vu depuis le soir de Saint-Élophe. Il tourna la tête. Elle s’assit en tremblant.

Alors Le Corbier, qui avait hâte d’en finir, s’approcha vivement de Philippe et lui dit :

— C’est la dernière fois, monsieur, que je m’adresse à vous. Dans quelques minutes, tout sera terminé, irrévocablement. Il dépend de votre bonne volonté…

Mais il n’alla pas plus loin. Jamais il n’avait vu une face aussi ravagée que celle de Philippe, et jamais non plus, parmi le chaos des traits convulsés, une telle expression de force et d’énergie. Il comprit que Philippe avait résolu de franchir l’étape dernière. Sans un mot, il attendit.

Et, de fait, comme si, lui également, il eût été avide de toucher à l’effroyable but, Philippe prononça :

— Monsieur le ministre, si je vous donne l’emploi certain de ma nuit, mes paroles auront-elles pour vous une valeur indiscutable ?

Sa voix était presque calme. Ses yeux avaient choisi un point de la tente d’où il n’osait plus les détacher, car il craignait de rencontrer ceux de Marthe ou de Jorancé ou de Suzanne.

Le Corbier répondit :

— Une valeur indiscutable.

— Les déclarations de mon père s’en trouveront-elles affaiblies ?

— Oui, puisqu’il me faudra les balancer avec celles d’un homme dont je ne pourrai plus mettre en doute la sincérité parfaite.

Philippe se tut. Son front dégouttait de sueur, et il chancelait comme un homme ivre qui va tomber.

Le Corbier insista :

— Parlez sans scrupule, monsieur. Il y a des circonstances où il faut regarder droit devant soi et où le but à atteindre doit, en quelque sorte, vous aveugler.

Philippe continua :

— Et vous croyez, monsieur le ministre, que votre rapport, ainsi modifié, peut avoir à Paris une influence décisive ?

— Je l’affirme. Le président du Conseil m’a fait entrevoir sa pensée secrète. En outre, je connais ce dont il est capable. Si les conclusions de mon rapport lui laissent un peu de latitude, il donnera un coup de téléphone à l’ambassade d’Allemagne, et il montera à la tribune pour mettre la Chambre, pour mettre le pays en face du fait accompli. Le cabinet tombera sous les huées, il y aura quelques émeutes, mais ce sera la paix, et une paix, comme vous le disiez, monsieur, il y a un instant, une paix sans déshonneur, au prix d’un infime sacrifice d’amour-propre, et qui grandira la France.

— Oui… oui… dit Philippe. Mais s’il est trop tard déjà ? Si l’on ne peut plus rien empêcher ?

— Cela, dit Le Corbier, c’est l’inconnu… Peut-être, en effet, est-il trop tard…

Ce fut pour Philippe la pensée la plus dure. Ses joues se creusèrent. Les minutes semblaient le vieillir comme de longues années de maladie. À le voir, on évoquait le masque de ces martyrs qui agonisent en certains tableaux primitifs. Seule, la douleur physique peut ainsi tordre un visage. Et, vraiment, il souffrait comme si on l’avait torturé sur un chevalet et brûlé d’un fer rouge. Cependant, il sentait que son esprit demeurait lucide, ainsi que devait l’être celui des martyrs au supplice, et il comprenait clairement que, par une suite de faits inexorables, il avait, durant quelques instants — mais à quelles conditions épouvantables ! — il avait le pouvoir d’épargner peut-être au monde le grand fléau de la guerre.

Il se raidit, et, livide, il articula :

— Monsieur le ministre, ce que ma femme a pressenti, ce que vous avez deviné déjà, est la vérité exacte. La nuit du lundi au mardi, pendant que l’arrestation se produisait et que l’on emmenait les deux captifs en Allemagne, j’étais, moi, auprès de Suzanne Jorancé.

On aurait cru que Jorancé, posté derrière lui, épiait l’accusation ainsi qu’une attaque à laquelle il faut répondre sans retard.

— Suzanne ! ma fille ! s’écria-t-il, en empoignant Philippe par le collet de son veston, qu’est-ce que tu oses dire, misérable !

Marthe n’avait pas remué, comme étourdie. Le vieux Morestal protestait avec indignation. Philippe chuchota :

— Je dis ce qui fut.

— Tu mens ! tu mens ! hurla Jorancé. Ma fille, la plus honnête, la plus pure ! Mais, avoue donc que tu mens… avoue… avoue…

Le pauvre homme suffoquait. Les mots s’arrêtaient au travers de sa gorge. Tout son corps semblait grelotter, et l’on voyait dans ses yeux des lueurs de haine, et des envies de meurtre, et de la colère, et de la douleur surtout, de la douleur humaine et pitoyable, infinie.

Et il suppliait, et il ordonnait :

— Mais avoue donc… Tu mens, n’est-ce pas ? C’est pour tes idées… C’est cela ! Pour tes idées ! Il te faut une preuve… un alibi… et alors…

S’adressant à Le Corbier :

— Qu’on me laisse seul avec lui, monsieur le ministre… À moi, il avouera qu’il ment, qu’il parle ainsi par nécessité… ou par folie… est-ce que je sais ? Oui, par folie ! Comment t’aimerait-elle ? Pourquoi ? Depuis quand ? Elle, qui est l’amie de ta femme… Allons donc ! Je connais ma fille !… Mais réponds donc, misérable… Morestal, mon ami, exigez de lui qu’il réponde… qu’il donne des preuves. Et toi, Suzanne, pourquoi ne lui as-tu pas craché au visage ?

Il s’était retourné contre Suzanne, et Marthe, sortant de sa torpeur, comme lui, s’avança vers la jeune fille.

Suzanne, debout, vacillait, le regard fuyant.

— Eh bien, quoi ! gronda son père, tu ne réponds pas non plus ? Voyons, quoi, tu n’as pas un mot à répondre à ce menteur ?

Elle essaya de parler, bégaya des syllabes confuses, et se tut.

Philippe rencontra ses yeux de bête traquée, ses pauvres yeux qui imploraient du secours.

— Tu avoues ! Tu avoues ! proféra Jorancé.

Et soudain il se rua sur elle, et Philippe vit, comme dans un cauchemar, Suzanne renversée, secouée par son père, brutalisée par Marthe qui, elle aussi, en un accès de fureur subite, exigeait l’inutile aveu.

La scène fut affreuse et violente. Le Corbier et M. de Trébons s’interposèrent, tandis que Morestal, le poing tendu vers Philippe, criait :

— Je te maudis ! Tu es un criminel ! Laisse-la donc, Jorancé. C’est une malheureuse. Le coupable, c’est lui… Oui, toi, toi, mon fils !… Et je te maudis… je te chasse…

Le vieillard porta la main à son cœur, bredouilla quelques mots encore, demandant pardon à Jorancé et lui promettant de recueillir sa fille, puis il tourna sur lui-même et tomba contre la table, évanoui…