La Frontière (Claretie)/II/II
II
Ce fut un désespoir dans cette troupe lorsqu’on n’aperçut plus cet étendard flottant là-haut comme une sorte de sursum corda matérialisé. Où le vent l’avait-il jeté ? Le diable emporte le vent ! Et à ces récriminations contre la tempête se mêlait le sentiment de l’éternel soupçon qui s’empare de ces cœurs d’enfants devant tout accident soudain, tout malheur inexpliqué. Ils hochaient la tête, les soldats. Qui sait ? Peut-être y avait-il quelque trahison là-dedans. Un tronc de sapin, bien fiché en terre par « un homme de la poigne d’Orthegaray » est-ce que ça se casse aussi facilement que ça, voyons ? Et ils en étaient bien persuadés, il y avait de l’Italien là-dessous. Oui, jalousie du voisin, mauvaise humeur de l’ennemi. Le mauvais coup — car on ne leur eût pas ôté de l’idée qu’il y avait un mauvais coup — venait « de l’autre côté ». Alors les regards des chasseurs se tournaient vers le fortin où flottait toujours, comme victorieux maintenant, le drapeau du roi Humbert.
Vainement les lieutenants, Deberle lui-même causant avec ses hommes, leur expliquaient que le vent avait été assez fort pour déraciner le tronc d’arbre. Il y en avait bien d’autres, il y en avait assez de branches de sapins cassées, dans le bois, par la bourrasque !…
— Non, non, capitaine, les Italiens ont profité de cette nuit de tempête pour flanquer notre drapeau à terre. Il les gênait trop, le tricolore !
— On ne leur ôtera pas leur idée de la tête, disait Deberle.
Mais où était-il, le drapeau ? Resté, là-haut, au sommet du pic ? On l’apercevrait bien comme une aiguille noire sur la neige. S’ils l’avaient emporté, pris comme un trophée ? Allons donc !… Ils seraient venus en France, alors, la nuit ? Ils auraient sciemment violé la frontière ? Impossible. Quoi qu’il en fût, il fallait donner satisfaction à ces inquiétudes romanesques des soldats, expliquer la cause de l’accident, retrouver les trois lambeaux d’étoffe tricolore. La compagnie s’assombrissait, devenait de méchante humeur, humiliée par le voisinage, par ces couleurs du fort Margherita, toujours hissées, insolemment intactes.
— Et s’ils l’avaient volé ? grommelaient les Alpins.
— Nous retrouverons le drapeau, dit Deberle.
Il fit appeler Orthegaray.
— Viens avec moi, nous irons ensemble !
Oui, il voulait aller lui-même, monter sur le pic avec le petit Basque et, quand on aurait retrouvé l’étendard, le remettre debout, sous les regards des soldats. En dirigeant l’enquête, de sa personne, le capitaine mettait fin à la légende qui accusait les Italiens. Et, revenu au campement, il dirait la vérité.
Le lieutenant Bergier offrait à Deberle de l’accompagner. À quoi bon ? La compagnie restait campée sur l’Alpe. Elle repartirait demain. Le capitaine serait revenu dans quelques heures, et la tâche n’était pas difficile. Orthegaray eût pu l’accomplir seul, une seconde fois.
— Seulement, disait Deberle, quand j’aurai vu, de mes yeux vu, et dit ce que j’aurai vu, les hommes me croiront.
Ils étaient visiblement contents, en effet, les hommes, maintenant que le capitaine prenait au sérieux l’affaire du drapeau arraché. Oh ! c’était un chef pour tout de bon, le capitaine Deberle. On ne badinait pas avec lui ! Les Italiens allaient s’en apercevoir ! S’ils avaient fait le coup, aussi sûr qu’il y a un dimanche au bout de la semaine, il exigerait des excuses.
Pour cela, sans doute, Deberle avait choisi quatre autres soldats, voulant les joindre au petit Basque : des témoins que les camarades enviaient, regrettant de n’être point de la partie. Aller avec le capitaine, tous l’eussent désiré ardemment. Et du haut de la crête ils le suivaient des yeux, le regardant marcher, le bâton recourbé à la main, à côté d’Orthegaray, en tête de ses hommes, d’un pas alerte. Car Deberle allait, droit devant lui, résolument, sentant le prix de cette petite expédition, tenant à montrer par lui-même le dévouement qu’on doit à ce chiffon sous lequel on meurt. Et il se donnait aussi l’illusion de marcher vers quelque but utile. Ce n’était plus seulement une manœuvre ordinaire, quelque chose comme une promenade militaire par les sentiers ou sur les crêtes. Non, il se figurait volontairement, par une sorte de suggestion qu’accélérait sa marche, il s’imaginait qu’il allait à une expédition commandée, là, sur la frontière. Et il n’eût pas marché avec plus de résolution si, au bout du chemin, il eût dû recevoir le coup de feu de l’ennemi.
Cela lui plaisait maintenant de savoir ce qu’étaient devenues ces couleurs et de rendre leur gaîté aux hommes en les hissant de nouveau dans le plein ciel. Et les cinq chasseurs, derrière lui, marquaient le pas allègrement comme une avant-garde de guerre. Quelque jour, songeait Deberle, il se trouverait ainsi, allant de ce pas, résolu à la tête de ces mêmes hommes. Et les talons des chasseurs alpins, frappant sur la terre sèche, semblaient déjà sonner la victoire.
Ils ne disaient rien, les chasseurs : ils suivaient leur chef. On marchait ainsi depuis une heure, lorsque Orthegaray, s’arrêtant, déclara :
— C’est par là que j’ai attaqué le pic !
Il montrait un sentier contournant le mont neigeux dont on apercevait le sommet éclatant, dans le bleu, très haut.
— Allons, dit Deberle.
Les six hommes alors montèrent, s’appuyant aux bâtons ferrés.
— Combien de temps, Orthegaray, jusqu’au sommet ?
— Une heure et demie, mon capitaine.
— Ce n’est pas une affaire !…
Ils marchaient ainsi depuis une demi-heure environ lorsque Deberle s’arrêta, voulant regarder le paysage vraiment admirable, la succession des montagnes, Alpes italiennes ou françaises qui s’étageaient avec des tons clairs d’aquarelles, des blancs intenses, des roses tendres, des mauves exquis. De loin, les monts aux arêtes nues semblaient de grands géants accroupis dont ces arêtes dessinaient les colonnes vertébrales. À l’endroit où Deberle et ses hommes faisaient halte, la montagne était à pic, surplombant une petite vallée, qui paraissait si étroite de là-haut qu’on l’eût prise pour une crevasse. Et de l’autre côté de cette vallée, sorte de coupure brusque dans le roc, c’était l’Italie. Deberle pouvait croire, l’effet de perspective étant bizarre, qu’en étendant la main il toucherait cette terre qui était une autre terre. Puis reprenant leur ascension, ils contournèrent le mont Perdu et, après une marche d’une demi-heure encore, ils se retrouvèrent, ayant gagné du terrain, au-dessus de cette même brèche béante, les pieds dans la neige et côtoyant le vide.
Tout à coup, s’étant penché au-dessus du gouffre, Orthegaray jeta un cri :
— Capitaine ! Voyez, capitaine ! Deberle marchait devant le soldat. Il se retourna à ce cri et regarda au fond de la crevasse, ses yeux suivant le geste d’Orthegaray. Tournés vers la brèche, les chasseurs alpins regardaient aussi.
— Là !… là, capitaine, dit le petit Basque. Le drapeau ! Il est là, le drapeau !
Deberle, en effet, l’apercevait, en bas, très loin, mais très visible sur un névé dont la blancheur en faisait ressortir les couleurs vives. Le vent l’avait déchiqueté ; la chute, de là-haut jusqu’à ce gouffre, en avait brisé la hampe de sapin. Mais c’était lui, le drapeau improvisé par la compagnie et planté par Orthegaray sur le sommet de la Valetta.
— Vous voyez bien que le seul coupable c’est le vent ! dit le capitaine.
Un des soldats murmura :
— Savoir !
— Et maintenant il faut le rattraper, et le replanter, dit Deberle. Ce n’est pas facile !
— On en a bien vu d’autres, — répondit un soldat.
— Voulez-vous que j’y aille, capitaine ? demanda Orthegaray.
— Toi, fit Deberle, tu es un gourmand. Part à tous.
Et il répéta :
— Nous irons ensemble !
Il s’agissait d’arriver à ce gouffre qui paraissait sans fond, attirant comme avec une avidité de vertige. Le capitaine étudia le terrain. On pouvait descendre en traçant des marches dans la neige. Et les soldats taillèrent cet escalier improvisé qui les rapprochait du fond de la brèche. Tout à l’heure, Deberle avait la sensation d’une montée dans l’infini ; maintenant c’était la descente dans quelque chose de profond et de mystérieux, une aventure plus périlleuse, le pied glissant parfois, malgré les semelles ferrées, sur la neige que le soleil rendait moins solide. Mais si le gouffre semblait tragique, les trois couleurs étaient là, là, tombées et comme humiliées, appelant à l’aide.
Les chasseurs alpins allaient, allaient, sautant parfois d’une arête à l’autre. Puis, dans le grand silence de la montagne, brusquement Deberle tressaillit, s’entendant appeler, héler par une voix qui partait d’au-dessus de sa tête et qui tombait en quelque sorte du versant étranger.
Le capitaine leva les yeux et, là, en effet, sur le rebord de l’Alpe italienne, il aperçut, apparaissant avec un de ses officiers et une dizaine de ses hommes, le capitaine Salvoni qui le saluait en portant la main à son chapeau de feutre.
— Capitaine, dit l’Italien, avec une politesse parfaite, un peu affectée peut-être, c’est ce drapeau que vous cherchez ?
Les voix, dans ces solitudes, s’entendent claires et perceptibles, à des distances incroyables.
— Oui, capitaine, répondit Deberle.
— Ne vous donnez pas la peine, mon cher camarade ; j’ai de mes hommes en bas, tout près, tout près du névé. Ils seront trop heureux de vous le rapporter !
Il y avait, dans la galanterie de ces paroles, une sorte de constatation, volontairement soulignée, de l’alacrité et de l’adresse des alpins italiens. Deberle crut du moins le comprendre. Il essaya d’apercevoir, dans l’espèce de trou profond qui s’ouvrait là, les soldats dont parlait Salvoni ; mais il ne distinguait rien. Seulement il avait regardé ses hommes et ce regard muet avait été compris. Il signifiait : « Vous entendez ce que dit l’Italien ? N’est-ce pas que nous n’avons besoin de personne ? »
— Ils n’ont pas à toucher à ça, est-ce que c’est à eux… — dit tout haut Orthegaray, la voix hostile, comme répondant à la question du capitaine.
Et Deberle, redressant la tête, s’écria en s’adressant aux Italiens rangés là-haut :
— Inutile et merci, capitaine ! J’y vais !
— Le drapeau est — voyez votre carte — exactement tombé sur la ligne frontière, — répondit le capitaine italien. Il est de notre devoir autant que du vôtre de le relever !
— Oui, mais le drapeau est à nous ! cria Deberle.
— Suivez-moi, dit-il aux soldats.
Alors, sur ce versant rapide, cherchant les angles, s’accrochant aux saillies, le dos collé à la paroi, les talons dans la neige, avec le bâton ferré pour balancier sur ce vide qui s’ouvrait sous eux, effrayant, les hommes descendirent. Deberle avant les autres. Ils glissaient, se retenaient au bord du gouffre, ne disant rien, avançant, s’enfonçant dans la crevasse au bas de laquelle était le drapeau et se raidissaient sous le regard des soldats de Salvoni qu’ils sentaient, plongeant sur eux du haut du versant italien.
Il y avait là comme une gageure de courage, une bravade d’amour-propre et il s’agissait d’arriver, d’arriver vite, avant que les chasseurs alpins de l’autre nation eussent, plus rapprochés puisqu’ils étaient à mi-chemin, plus bas, atteint le fond du trou où gisait le drapeau.
Et le capitaine Salvoni avait raison : c’était la frontière. Le fond du gouffre délimitait deux patries, et le drapeau aux couleurs françaises était tombé de telle sorte qu’il étendait ses plis à la fois sur le sol de France et celui d’Italie.
Eh bien ! il fallait le remettre droit sur le sommet français, là-haut, dans la neige !
« Harri ! harri ! » répétait le petit Orthegaray en se laissant glisser, sur la pente, puis s’arrêtant net, les pieds solides, à quelque anfractuosité.
C’était comme un assaut à rebours, les soldats se précipitant dans la crevasse avec la même ardeur qu’ils eussent mise à grimper au sommet. Les Italiens, du haut de la crête, admiraient cette gymnastique à la fois exaltée et précise. Deberle accélérait sa marche, ayant aperçu cette fois, dans les anfractuosités du versant voisin, et dévalant en même temps que ses hommes, les Alpins italiens à qui Salvoni avait donné, sans doute d’avance, l’ordre de relever le drapeau.
Il s’agissait d’arriver avant eux sur le fond de neige. Les Italiens y mettaient visiblement une précipitation ardente. C’était une sorte de duel de vitesse, où, sous l’émulation des coureurs, il y avait la rivalité latente des patriotes. Duel de muscles, mais duel de cœurs. Qui le toucherait le premier, ce drapeau déraciné par le vent ? qui le ramasserait avant tous ? Les Français le redresseraient-ils fièrement sous l’œil des étrangers, ou ceux-ci, le prenant avant eux, le rendraient-ils à ceux qui le cherchaient en donnant à cette galanterie une apparence de victoire ?
— Allons ! allons ! répétait Deberle.
Il n’avait pas besoin d’encourager ses soldats. Les braves garçons semblaient bondir sur ces pentes où à peine leur talon trouvait-il place. Au péril de leur vie, ils allaient mesurant de l’œil les efforts parallèles des Italiens glissant ou sautant sur le versant et gagnant du terrain, eût-on dit. Oui, rapides, admirablement entraînés, ces Piémontais, ces montagnards aux jarrets d’acier, avançaient, avançaient vers le drapeau. Et bien que fabriqué par hasard, ce drapeau, ce chiffon, c’était un drapeau français, un drapeau pareil à celui qui flotte au-dessus des têtes, au centre du régiment, dans les batailles ! Et ils le saisiraient, même pour le tendre et le rendre ? Et ils y toucheraient ? Eux, les rivaux, les étrangers.
Toute l’ardeur généreuse, admirable, absurde et sublime qui fait les héros, pousse aux sacrifices, aux immortelles folies, toute la passion de renommée, l’amour de l’idée et le dévouement à un symbole qui secouent les âmes, leur soufflent, à la fois, l’appétit et le mépris de la mort, battaient au cœur de ces hommes — des deux côtés de la frontière — et, italien ou français, quelque clairon invisible sonnait la charge à leurs oreilles… En avant ! Avanti !… À qui le drapeau et à qui la gloire ?
Deberle eut un frisson en apercevant tout à coup près du fond blanc de la crevasse un Alpin d’Italie qui, arrivé, là-bas, le premier, n’était plus qu’à une courte distance du drapeau et s’avançait, rasant une arête étroite, vers la neige où éclataient les trois couleurs. L’Italien avait sur les Alpins français une avance incontestable. Il paraissait surgir là, tout à coup, comme un coureur prend, au tournant, la tête du steeple. Orthegaray bondissait comme un clown. Ayant, en même temps que le capitaine, vu l’Italien, mesuré la distance et risquant ses os, il filait sur les éboulis comme un lézard sur les anfractuosités d’un mur.
Mais il avait l’avance, l’Italien. Il rampait sur l’arête où, le premier, bien avant ses compagnons, il avait mis le pied. Il s’avançait lentement, sûrement, n’ayant plus que quelques mètres à parcourir pour toucher au drapeau ; et Deberle s’imaginait, à distance, qu’en étendant la main l’Italien pouvait même déjà l’atteindre.
Il eut un éblouissement, un sentiment de colère. Là, devant ses soldats à lui, là sous les regards des chasseurs de Salvoni qui, de la crête, suivaient la descente éperdue, il allait voir un étranger toucher aux couleurs de France, il allait recevoir ce drapeau des mains d’un Italien, il ressentirait ce vague sentiment d’humiliation et subirait ce semblant de défaite.
— Harri, Orthegaray ! cria sa voix claire au petit Basque.
Mais Orthegaray, à quelques mètres à droite, paraissait arrêté, portant instinctivement la main à sa rotule, blessé peut-être contre quelque pierraille… Les chasseurs suivaient Deberle, mais ils étaient loin de leur chef : c’était lui Deberle et c’était Orthegaray qui tenaient la tête. Du côté des Italiens, les Alpins qui descendaient la pente étaient distancés ; mais ce chasseur étranger qui arrivait maintenant si près du tricolore… il allait atteindre le drapeau ; le drapeau qui était là, le drapeau tombé, le drapeau disputé, le drapeau bleu, blanc et rouge, couché, comme un blessé, sur le drap de neige blanche ! Il le touchait presque. Il le prenait !
— Eh bien ! non, pensa Deberle, ils ne l’auront pas ! Non ! non ! non ! Il est à nous !
Et follement, comme par une brusque détente instinctive, magnétisé, attiré, grisé par ce tricolore qui appelait comme un être vivant, agonisant ou perdu, le capitaine fit un bond vers le sol neigeux, un bond fantastique, d’un élan prodigieux, sans calculer la distance ; et, dans une clameur qui partit à la fois des deux versants, sous les cris poussés par les Italiens et les Français, il sauta. Les soldats le virent tombant droit à côté de l’étendard, demeurant un moment comme planté au sol après ce bond dans le vide, puis, tout à coup chancelant. Malgré un raidissement visible, l’officier parut se casser en quelque sorte en deux, et s’affaissa brusquement, les bras étendus, étalé sur le drapeau que son corps abattu semblait couvrir…
Le chasseur italien s’était arrêté net devant ce corps qui s’interposait là, tombant d’une hauteur de vingt mètres, entre le but et lui, et aux cris d’effroi des troupiers un silence de mort succédait brusquement.
Orthegaray, le pied foulé, se traînait cependant vers Deberle :
— Capitaine ! capitaine !
Et il voulait le soulever, lui prenant la tête, — cette fine tête rêveuse dont les yeux tout à coup étaient devenus fixes, avec un peu de sang faisant un ourlet rouge sous la moustache blonde.
Les soldats accouraient, descendant des versants. Toutes ces mâles figures, devenues très pâles, se penchaient sur l’officier étendu là. On le redressa à demi ; avec le corps, le drapeau fit un mouvement. Deberle tenait — serrée dans sa main droite crispée sur la hampe de sapin — l’étoffe qu’il avait saisie… On crut entendre qu’il disait : — « Le premier…, le premier ! » Mais les mots étaient confus, balbutiés tout bas.
Orthegaray, agenouillé, posa sur sa cuisse la tête de l’officier, adossé à lui. Deberle regardait, l’œil hagard, comme étonné de ce qui se passait à la fois autour de lui et en lui, au sourd travail soudain de la vie arrêtée dans un être tout à l’heure entraîné, palpitant et fort. Son front penchait comme alourdi. Le petit filet de sang sur les lèvres devenait de l’écume pourpre.
— Capitaine ! répétait le petit Basque éperdu, mettant dans son appel toute son âme. Et les soldats, courbés vers l’officier, redisaient suppliants, comme si leurs prières allaient rappeler à lui le blessé : Capitaine !
L’un d’eux tendait à Deberle une gourde. On voulut l’approcher des lèvres sanglantes ; le capitaine péniblement leva la main gauche, fit un signe qui voulait dire non.
Des Alpins d’Italie, descendus à la suite de leur camarade, s’offraient, émus et empressés, à aller chercher un chirurgien, des remèdes. Leur poste n’était pas loin : quelques minutes suffiraient. Deberle entendait leurs paroles, car il hocha la tête, et un triste sourire lui vint très doux, avec un merci qu’on entendit à peine.
Il porta tout à coup la main gauche à sa poitrine, la main droite serrée sur le drapeau ne le quittant pas. Quelque chose en lui sembla se briser, lui contractant le visage, et de sa bouche un flot jaillit, très rouge, coulant sur la neige. Puis sa tête se pencha plus encore. Les yeux interrogèrent, cherchant les trois couleurs qu’il savait là ; son regard demeura un moment — un regard de folie, un regard d’amour — rivé, extasié, sur le tricolore, et, glissant sur la cuisse d’Orthegaray qui sentit le corps s’alanguir plus que s’abattre, il laissa doucement, comme sur un bon oreiller de sommeil, tomber sa tête lourde sur le drapeau, où sa lèvre saignante se colla dans un dernier baiser.
Alors il eut encore quelques tressaillements, les Alpins consternés reprenant de l’espoir à le voir remuer. Non : la vie était partie, et ces mouvements, ces réflexes n’agitaient plus qu’un demi-cadavre.
— Emportons-le ! dit un soldat.
— Où est-il, votre chirurgien ? — demandait un autre aux Italiens.
Orthegaray, couvert de sang, releva la tête du capitaine. Elle retomba. Il ne respirait plus.
— Nom de nom de nom ! si c’était fini ? Fini !… Le capitaine !…
— Tu vois, dit gravement un des hommes, — c’est pour le drapeau !
Des Alpins italiens s’étaient détachés, allant au poste voisin. Fallait-il attendre leur retour ? Porter Deberle au campement français ? Mais, s’il n’était pas mort pourtant ! car enfin ce n’était peut-être qu’une syncope. — Il était loin le campement, et en route, à le secouer, on pouvait achever le moribond. Le laisser là, pourtant, impossible.
On improvisa un brancard sur des bâtons ferrés : on le coucherait, lui tenant la tête haute, et on l’emporterait ainsi, étendu.
Et toujours Orthegaray interrogeait le corps, portait la main au cœur, tandis qu’un autre collait sa joue aux lèvres sans souffle. Les soldats se retournèrent en entendant du bruit. C’était le chirurgien italien qui suivait le détachement, herborisant, sa boîte de fer-blanc au flanc. À mi-chemin on l’avait rencontré. D’ailleurs, ayant vu le bond insensé de Deberle, entendu la chute, il accourait. Un petit homme sec, noir, bref, — qui alla droit au corps étendu, dit en italien : — Lasciate ! — tâta le pouls, chercha le cœur, palpa le front, et prononça lentement :
— Niente !… Plus rien !
Ce « plus rien », — sourd et lugubre, tomba sur ces fronts comme un glas. Des yeux de gars solides, des yeux ardents de mâles s’entre-regardèrent. Ils pleuraient. Les chasseurs italiens, les premiers, avaient instinctivement ôté leurs chapeaux de feutre. Les Alpins du capitaine Deberle se découvrirent devant leur officier. Blond, sanglant, mais gardant le dernier sourire extasié de la minute suprême, le chef gisait là, devant ces têtes nues, ces fronts brûlés de soleil, — bérets français, plumes d’aigle d’Italie inclinés devant un mort et devant un drapeau.
On en couvrit, de ce drapeau maculé de sang comme un étendard de bataille, le corps du capitaine, couché sur les bâtons ferrés comme sur un brancard d’ambulance ; et lentement sur la neige qui, de plus en plus, à mesure qu’on marchait, s’étoilait de taches rouges, les Alpins montèrent, gravissant, la gorge serrée, l’âme en deuil, ces pentes descendues tout à l’heure comme sous la poussée d’un signal de victoire.
Et le soir venait maintenant, le soir implacablement doux, le soir qui avivait les arêtes des monts, baignait de rose les grandes Alpes, enveloppait de son impassible poésie, de ses lueurs de fête, ce groupe lugubre et muet d’hommes remontant, dans une sorte de linceul un cadavre d’homme jeune, fort, héroïque, confiant, — si heureux ce matin… Soir silencieux dans les Alpes où montent, lointaines, mystérieuses, des sonneries de troupeaux italiens et français mêlés ensemble et pâturant au flanc des monts ; soir ensoleillé peut-être là-bas, au bord de l’Adour, devant la petite maison presque espagnole — toits rouges, volets bruns — où, à sa fenêtre, en regardant les voiles des bateaux entrant dans le port, la mère, la chère bonne vieille se disait qu’il y a des retours pour les hommes comme pour les navires, pour les soldats de montagne comme pour les soldats de la mer, et qu’il reviendrait quelque jour, son Louis, avec quelque galon de plus, de ces Alpes qui ne valaient pas les Pyrénées, les monts où, petit, tout petit, il disait, l’ambitieux ! que du côté du Pas-de-Roland il voulait aller tuer des aigles… Les petits enfants, ces grands fous ! Les hommes, ces grands enfants !
Lentement, lentement, le cortège montait, atteignant maintenant l’endroit d’où le capitaine avait aperçu le drapeau, et au-dessus de sa tête, entendu, tout à l’heure le capitaine Salvoni lui dire : « Ne vous donnez pas la peine, camarade : j’ai de mes hommes en bas ! » Tout à coup, comme le cadavre arrivait là, une voix, très mâle, un peu étranglée, cria, dans le grand silence religieux :
— Présentez armes !
Et les compagnons, les soldats du capitaine Deberle aperçurent debout sur la crête italienne, devant ses soldats en rang, Salvoni qui, de son épée nue où le couchant mettait un reflet rose, saluait le cadavre du héros et le drapeau arraché au gouffre.
La lumière du soir grandissait ces Alpins d’Italie dont les silhouettes se détachaient, là-haut, comme géantes, avec leurs plumes d’aigles et leurs carabines accrochant en scintillements les lueurs mourantes.
Les Alpins de France avançaient, montaient toujours, les yeux sur leur fardeau. De loin, ils envoyèrent un salut muet à ces étrangers qui rendaient au mort un dernier hommage.
Et ils se sentirent violemment émus, lorsque la voix de Salvoni commandant : « — Apprêtez armes !… Feu ! » une détonation retentit, claire d’abord, éclatante, puis rendue formidable par l’écho répercuté partout au loin, par la bouche des monts comme une succession farouche de tonnerres… C’était la salve des soldats aux morts héroïques, le dernier salut à l’officier tombé, salut au cadavre qui semblait, sur cette autre mer qu’est la montagne, le religieux salut aux couleurs, quand, à bord du navire, vient le soir…
Alors, pendant que les Alpins d’Italie brûlaient leur poudre de gloire en l’honneur de ce mort, — un être hésitant, tordu, qui machinalement avait suivi, de loin, depuis le matin, la petite troupe du capitaine Deberle, un être inconscient, titubant, rabougri, l’idiot Lantosque, penché sur la crevasse d’où allait émerger le convoi du capitaine, regardait, effrayé, ce groupe d’hommes rapportant un cadavre, puis cet autre groupe de soldats déchargeant leurs armes ; — et, dans sa pauvre cervelle indécise et fruste, tout triste de voir ramener avec du sang sur lui ce bel officier qui lui avait parlé doucement, si doucement, la veille, — le malheureux être, en ses balbutiements de pensée, se demandait :
— Quoi ! est-ce qu’ils l’ont tué ?… C’est donc ça, la guerre ?