La Génération de 1789

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La Génération de 1789
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 43 (p. 861-879).
LA
GÉNÉRATION DE 1789[1]

Les amis de la liberté politique sont tristes, et les raisons ne manquent pas à leur tristesse. Peut-être m’est-il permis de dire que j’aurais, plus que personne, quelque droit de m’y abandonner : je suis tombé avec les institutions et le régime que nous regardions comme le témoignage et le gage de la liberté politique; mais, en trouvant la tristesse légitime, je la trouve excessive et injuste envers notre temps et notre patrie. Je ne crois pas que la France ait renoncé à aucune de ses généreuses ambitions, ni qu’elle ait perdu tout moyen de les satisfaire, J’ai confiance dans l’avenir de mon pays et de la liberté politique de mon pays.

Je ne me fais point d’illusion. Parmi les amis de la liberté politique, beaucoup sont découragés, et ne recommenceraient pas volontiers des efforts et des luttes ont ils n’espèrent plus la victoire. D’autres ont reporté sur le régime impérial leurs espérances, et s’en promettent, dans l’avenir, les satisfactions libérales qu’ils croient nécessaires ou possibles. Le public assiste, avec une indifférence sceptique, aux regrets languissans des uns et aux lointaines espérances des autres, uniquement préoccupé des intérêts de la vie civile et de son repos après tant d’orages.

A cet état des partis et des esprits se joignent deux idées qui ne sont pas nouvelles, mais qu’on travaille plus activement que jamais à accréditer. On dit qu’après tout c’est la révolution française, ce sont ses principes et ses intérêts généraux qui triomphent aujourd’hui, et que ce triomphe importe bien plus à la France que celui de la liberté politique. On ajoute que, si la liberté souffre, l’égalité ne souffre point, et qu’entre les conquêtes de la révolution la France tient bien plus à l’égalité qu’à la liberté.

Je crois ces deux idées radicalement fausses et funestes. Je crois l’indifférence publique, en fait de liberté, plus apparente que réelle et essentiellement transitoire. Je crois les amis de la liberté politique appelés à reprendre, dans le pays et dans son gouvernement, leur influence, et par conséquent tenus de ne pas se livrer à un découragement naturel, mais non légitime.

Ni les considérations morales, ni les exemples historiques ne me manqueraient pour les rassurer et les ranimer. Quelle est, dans la vie des peuples, la grande cause qui n’a pas éprouvé de cruels revers, passé par de tristes alternatives et mis des siècles à triompher? Dieu vend cher aux hommes le progrès et le succès. Avec la Hollande, l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique sont, dans les temps modernes et chrétiens, les deux nations qui ont le plus fortement conquis et possédé la liberté politique. Que n’en a-t-il pas coûté à l’Angleterre! Que de révolutions et de réactions! Que de temps, de sang et de travail ! Quelles phases de lassitude et de corruption ! Et où en est aujourd’hui, où en sera demain la grande république américaine? Qui sait quel jour et à quel prix elle recouvrera sa paix et sa prospérité? Qui sait si elle revivra? L’Angleterre aurait-elle dû, pour s’épargner tant d’efforts et d’épreuves, renoncer à la liberté politique? Et l’Amérique de Washington et de Franklin doit-elle désespérer d’elle-même parce que son gouvernement se trouve trop mal constitué et trop faible pour les questions qu’il a à résoudre? A coup sûr, ni l’un ni l’autre de ces grands peuples n’est disposé à croire la liberté politique trop chèrement achetée par les souffrances et les sacrifices qu’elle leur a imposés ou qu’elle pourra leur imposer. Mais je laisse là l’Angleterre et l’Amérique; je sais le peu d’empire qu’ont, en pareille affaire, des considérations générales et des exemples étrangers : c’est dans notre France même, dans notre propre histoire et dans notre histoire contemporaine, que je veux chercher et que je trouve mes raisons de fidélité active à la liberté politique et de confiance dans son avenir parmi nous. Depuis trois quarts de siècle, trois générations, 1789, 1814 et 1848, ont possédé politiquement la France et fait ses destinées. Les deux premières ont terminé leur course; la troisième commence la sienne. Je veux les interroger toutes trois; je veux savoir avec précision ce qu’elles ont pensé, ce qu’elles ont désiré, ce qu’elles ont fait, et chercher, dans leur âme et dans leur histoire, le sens des événemens contemporains et l’avenir politique de la France.


Le caractère dominant, le grand caractère de 1789, c’est l’unanimité dans l’élan national : non pas certes l’unanimité des opinions, mais celle des désirs et des espérances à travers la divergence des opinions. On ne peut parcourir les cahiers des trois ordres convoqués aux états-généraux qui devinrent l’assemblée constituante sans être frappé de l’unité de sentiment et de mouvement qui anime ces classes si diverses et si près d’entrer en lutte. Par leurs situations, leurs habitudes, leurs préjugés, leurs goûts, elles différent essentiellement; mais le même feu les échauffe, le même vent les emporte : l’esprit de réforme et de progrès possède la France tout entière.

Quelle était, à cette époque, l’ambition suprême de cette France encore si variée et si incohérente malgré son travail, depuis bien des siècles, pour atteindre à l’unité nationale? A quel but définitif et commun aspiraient cette noblesse, ce clergé, ce tiers-état, tout ce peuple encore si peu accoutumé à marcher ensemble ? L’équité dans l’ordre social et la liberté dans l’ordre politique, le respect des droits personnels de tout homme et l’action efficace de la nation dans ses affaires, une société juste et un gouvernement libre, c’est là le vœu qui se trouve au fond de tous les vœux, qui s’élève au-dessus de toutes les diversités de situation et d’opinion. C’était là le besoin passionné de cette génération ardente et forte qui se précipita dans son dessein comme un torrent longtemps contenu et amassé se précipite sur la pente de son cours.

Ce n’était pas seulement dans des écrits, des discours, des instructions, dans des manifestations fugitives de la pensée qu’éclataient ce mouvement général, cette tendance commune des esprits en France avant la réunion des états-généraux de 1789. Les actes venaient avec les paroles; de grands pas étaient déjà faits vers la réforme sociale et la liberté politique. Et ce n’étaient pas seulement quelques hommes supérieurs un moment investis du pouvoir, Machault, Turgot, Malesherbes, Necker, qui poussaient la France dans cette voie; la nation elle-même, toutes les classes de la nation, le clergé et la noblesse comme le tiers-état, les propriétaires des campagnes comme les habitans des villes s’y engageaient activement el ensemble. Qu’on lise l’excellent travail de M. Léonce de Lavergne sur les Assemblées provinciales instituées par Louis XVI, de 1778 à 1787, dans les vingt-six provinces appelées pays d’élection[2]. Avec autant de sagacité libérale que d’impartialité historique, il a retracé, je pourrais dire ressuscité ces assemblées aujourd’hui si oubliées, leurs membres et leurs actes, les résultats accomplis et les projets annoncés, les idées générales et les mesures locales. On assiste là, non-seulement à un grand travail de réforme administrative, mais à l’empire efficace des principes de la justice sociale et de la liberté politique, le respect de l’homme, l’élection, la discussion, la publicité, la responsabilité du pouvoir. Et ce n’est pas le tiers-état seul qui proclame ces principes et réclame leurs conséquences; la noblesse et le clergé, les grands seigneurs et les gentilshommes de province les acceptent et les appliquent comme les bourgeois. Sans doute on pressent, on rencontre déjà les dissentimens, les appréhensions, les hésitations, les luttes; mais le fait qui domine, c’est évidemment, dans tous les rangs et à tous les degrés de la société française, un désir et un effort communs pour faire pénétrer et prévaloir l’équité dans l’état social, la liberté dans le gouvernement.

La grande assemblée nationale, l’assemblée constituante, une fois réunie, offre un spectacle bien moins unanime, bien plus agité que ces modestes assemblées provinciales, et pourtant au fond le même. L’esprit de réforme et de liberté politique, dominant dans le tiers-état, est là aussi, présent et puissant, dans la noblesse et le clergé. La lutte s’engage entre l’ancien régime en décadence et le régime nouveau en espérance; mais, au sein de cette lutte, le tiers-état trouve, dans la noblesse et le clergé français, des alliés éminens et sincères. Des ecclésiastiques, des grands seigneurs, des gentilshommes de vieille race prêtent à la bourgeoisie française un généreux concours, et assurent, dès les premiers pas, sa victoire. C’est une minorité de la vieille France qui vient en aide à la France nouvelle ; mais c’est une minorité dont l’appui moral et numérique est décisif.

Cette minorité libérale de la noblesse et du clergé français, en 1789, n’a pas seulement droit, par la générosité de ses sentimens et de ses sacrifices, à toute l’estime et à toute la reconnaissance de la France libérale; elle a donné, dans le plus grand moment de notre histoire, le plus grand exemple politique que puisse recevoir un peuple qui veut être libre, l’exemple du désintéressement éclairé et du dévouement au bien public. Nous avons eu, pendant des siècles, ce mauvais sort que la noblesse française n’a pas compris ses vrais intérêts, ni joué, dans l’état, son vrai rôle. Soit influence de son origine, soit vanité, soit défaut de lumières et d’esprit politique, elle s’est isolée pour garder son rang; elle a mieux aimé rester une classe privilégiée que devenir la tête d’une nation. Elle est tombée, envers la royauté, dans une faute tout aussi grave; elle a préféré, tantôt l’indépendance, tantôt la vie de cour, au partage du pouvoir; les grands seigneurs ont aspiré à être, non les conseillers, mais tantôt les rivaux, tantôt les serviteurs du roi, et les gentilshommes, voués au service militaire, ont regardé le service politique comme une sorte de dérogeance; lieutenans ou cornettes, ils se croyaient au-dessus des conseillers d’état et des intendans. Ce mal a entraîné un autre mal : la royauté entravée, harcelée, dépouillée par la haute noblesse, a recherché, contre elle, l’appui de la bourgeoisie et du peuple; la bourgeoisie et le peuple, pour s’affranchir du joug arrogant de la noblesse, ont recherché, à tout prix, l’appui de la royauté. L’aristocratie n’a su prendre sa place ni dans le gouvernement de l’état, ni dans la cause des libertés publiques; la démocratie n’a grandi que dans l’alliance et au service du pouvoir absolu.

Ce fait n’a pas été particulier à la France; il s’est produit dans la plupart des grands états de l’Europe continentale ; presque partout, la noblesse, ne sachant être ni politique ni libérale, est restée étrangère et au gouvernement et au peuple; la démocratie, manquant d’alliés et d’appui pour ses libertés, n’a pu s’élever qu’à l’aide du pouvoir royal, et le pouvoir royal, profitant de l’alliance démocratique, a pu quelque temps être à la fois populaire et absolu.

Encore aujourd’hui et sous nos yeux, c’est dans cette voie que marche plus d’un grand état, au grand péril de son avenir.

Que tel ait été en France le cours naturel, et, comme on dit, fatal de la civilisation, je ne le nie point; mais, pour être fatal, un fait n’en reste pas moins justiciable de l’expérience et du bon sens : si les fautes des hommes, princes ou peuples, sont fatales, les conséquences le sont aussi, et le jour arrive où elles se révèlent si clairement qu’il y aurait folie à les méconnaître. Je tiens pour frappé de cécité politique quiconque aujourd’hui ne voit pas que le pouvoir absolu ne suffit point à la solidité des gouvernemens ni la démocratie à la fondation de la liberté. Le pouvoir a besoin à la fois d’être soutenu et d’être contenu : il lui faut, d’une part, l’influence et l’appui des hommes que leur situation place naturellement au niveau des grandes affaires de l’état, d’autre part la surveillance et le contrôle de tous les citoyens. La liberté, à son tour, a besoin d’être défendue et par ceux dont elle fait la sécurité et la force dans leur vie laborieuse et ascendante, et par ceux à qui leur situation déjà faite rend faciles et naturelles l’indépendance et l’influence en face du pouvoir. Le but de la société n’est pas simple : elle aspire en même temps et nécessairement à l’ordre et à la liberté, à la durée et au progrès. Ce n’est pas par la domination d’une force unique, ou prépondérante au point d’être unique, que cette œuvre double et difficile peut être accomplie; il y faut le concours des forces diverses qui se développent naturellement et sont diversement placées dans le corps social. Dans les sociétés européennes, la liberté comme le pouvoir ont beaucoup souffert des privilèges exclusifs et immobiles de l’aristocratie; l’aversion inintelligente de la démocratie pour tout principe et tout élément d’organisation sociale autre qu’elle-même pourrait bien leur être aussi funeste.

Pas plus les peuples que les rois, pas plus la démocratie que l’aristocratie ne méconnaissent et ne violent impunément les lois naturelles et intimes des faits. Plus la société devient grande et libre, plus le bon gouvernement y devient à la fois nécessaire et difficile. Pour que le pouvoir soit élevé et maintenu à la hauteur de sa tâche, pour qu’il résiste efficacement, tantôt à ses périls, tantôt à ses penchans, il faut que les classes naturellement influentes dans l’état par leur fortune, leurs lumières, leurs relations, leurs travaux, agissent ensemble et de concert, tantôt pour la défense de l’autorité, tantôt pour la protection de la liberté. Il y a désordre et danger social quand, au lieu d’être politiquement unies, ces classes sont divisées entre elles, et qu’en présence de l’ardeur ascendante des masses populaires, elles se combattent au lieu de s’entr’aider à soutenir et à diriger le pouvoir. Ce sont là, même quand elles n’éclatent pas en luttes matérielles, les pires guerres civiles, celles qui troublent et compromettent le plus gravement les états. Les discordes des patriciens et des plébéiens ont perdu la liberté de Rome; l’action commune des nobles et des bourgeois a fondé celle de l’Angleterre.

C’était en 1789 une bonne fortune nouvelle pour la France que l’empressement d’une portion notable de la noblesse et du clergé à s’unir au gros de la nation pour la réforme de l’état social et la conquête de la liberté politique. A aucune autre époque de notre histoire, pareille chance ne s’était rencontrée; dans les diverses réunions des états-généraux, y compris la dernière, en 1614, la noblesse et le clergé français avaient tenu leur cause séparée de la cause populaire, ou ne lui avaient prêté quelque appui que momentanément et dans des vues intéressées, quelquefois même factieuses. En 1789, la minorité de la noblesse et du clergé était parfaitement sincère et active dans sa résolution de faire cause commune avec le pays tout entier, et bien que ce fût dans les deux ordres une minorité, elle était si considérable et si honorable qu’elle pouvait devenir, pour le tiers-état comme pour la couronne, un puissant allié. Que fùt-il arrivé si cette chance eût été saisie, si la couronne, le tiers-état et la minorité de la noblesse et du clergé se fussent intimement unis pour accomplir de concert les réformes nécessaires et fonder ensemble un gouvernement libre? Je n’oserais affirmer qu’ils auraient réussi : les conjectures sur ce qu’aurait pu être le passé sont presque aussi incertaines que les prédictions sur l’avenir; mais à coup sûr on eût marché ainsi dans la bonne voie, on eût mis à profit ce qu’il y avait d’unanimité et d’harmonie dans l’élan national.

Pourquoi cela n’est-il pas arrivé? Comment cette grande génération de 1789, qui voulait si ardemment et si sincèrement la réforme sociale et la liberté politique, s’est-elle lancée ou a-t-elle été entraînée dans les ténèbres et les tempêtes de la révolution?

À cette question, j’écarte en ce moment une partie de la réponse. Les fautes de la royauté et de ses entours ont été pour beaucoup dans les revers de la liberté et les emportemens de la révolution. La tâche du pouvoir est si rude, surtout en de telles crises, que ni La bonté ni la vertu ne le dispensent de l’habileté et de la fermeté. Mais il y a maintenant peu d’utilité, et pour mon compte je n’ai nul goût à étaler la part de Louis XVI et de sa famille dans les causes des malheurs de la France et des leurs propres; ils ont payé si cher et si douloureusement expié leurs fautes qu’il y a une barbarie grossière et subalterne à en accabler incessamment leur mémoire. On essaie trop d’ailleurs de décharger ainsi, de la responsabilité qui leur revient, les partis et les hommes qui, à cette époque, sont successivement devenus les maîtres de la France. La France elle-même a sa part dans cette responsabilité, car une nation qui aspire à être libre ne peut alléguer avec honneur qu’elle a subi, comme un troupeau, les volontés perverses ou folles de ses conducteurs. Ce sont donc les erreurs générales, les fautes communes de la grande génération de 1789 que j’ai à cœur de rechercher. Il m’est arrivé de dire un jour à la tribune que « sans doute, dans leur séjour inconnu, ces nobles âmes, qui ont voulu tant de bien à l’humanité, se réjouissent de nous voir éviter les écueils où sont venues se briser tant de leurs belles espérances. » Notre cause est encore la leur, et je crois leur rendre hommage en signalant aux fils ces écueils qu’ont aperçus trop tard les pères.

Trois idées politiques étaient, en 1789, professées et répandues : idées confuses et obscures dans la plupart des esprits, mais au fond dominantes. Je les reproduis telles qu’elles ont été exprimées sous leur forme la plus simple et la plus franche : « Nul n’est tenu d’obéir aux lois qu’il n’a pas consenties ; — le pouvoir légitime réside dans le nombre ; — tous les hommes sont égaux. » Beaucoup de ceux qui pensaient et agissaient d’après ces maximes auraient été fort étonnés si quelque puissance supérieure les avait contraints de s’en rendre bien compte et d’en accepter les conséquences obligées ; mais ils n’y regardaient pas de si près et n’y voyaient pas si clair. Les plus puissantes idées sont celles qui, contenant ensemble et confusément une large part de vérité et une large part d’erreur, flattent à la fois les bons et les mauvais instincts des hommes, et ouvrent en même temps la carrière aux nobles espérances et aux mauvaises passions.

La première de ces trois idées : « nul n’est tenu d’obéir aux lois qu’il n’a pas consenties, » est destructive de l’autorité ; c’est l’anarchie. Rousseau, en posant le principe, en a entrevu les conséquences et s’est consumé en efforts pour y échapper : M. Proudhon les a acceptées, et a fait, de ce qu’il appelle hardiment l’anarchie, le but définitif et l’état normal des sociétés humaines.

La seconde idée : « le pouvoir légitime réside dans le nombre, » est destructive de la liberté ; c’est le despotisme de la majorité numérique. Le monde a vu ce principe posé et mis en pratique, tantôt sous la forme républicaine, tantôt sous la forme monarchique, et il a toujours amené l’oppression tantôt violente, tantôt sourde, de la minorité. Qui ne sait qu’aux États-Unis d’Amérique l’empire du nombre a, depuis un demi-siècle, tenu de plus en plus éloignés du pouvoir les hommes les plus capables et les plus dignes de l’exercer ? La troisième idée : « tous les hommes sont égaux, » est destructive de l’élévation politique dans le gouvernement et du progrès régulier dans la société. C’est le nivellement au lieu de la justice ; c’est la décapitation permanente du corps social au lieu du libre développement de tous ses membres.

Il n’est pas vrai que nul ne soit tenu d’obéir aux lois qu’il n’a pas consenties. Il suffit à tout homme de regarder en lui-même et autour de lui pour reconnaître la fausseté de cette maxime. Que de lois auxquelles nous obéissons et nous sommes tenus d’obéir sans les avoir jamais consenties ni même connues d’avance ! Les lois qui fondent dans la famille l’autorité et l’obéissance ont-elles jamais été consenties par leurs sujets ? Et dans la société n’obéissons-nous pas, ne sommes-nous pas, à chaque instant, tenus d’obéir à des lois qui régissent naturellement les hommes dans leurs rapports mutuels sans que, même au sein des institutions les plus libres, elles aient jamais été un objet de délibération et de consentement ? Il s’en faut bien que les hommes n’obéissent et ne soient tenus d’obéir qu’à des lois qu’ils se sont faites eux-mêmes ou que d’autres hommes leur ont faites ; la plupart de celles qui les gouvernent leur viennent de plus haut, et même quand elles leur déplaisent, quand leur volonté les repousse, ils se sentent, dans leur âme, tenus de leur obéir. Ce n’est pas la volonté des hommes, c’est la justice et la sagesse intrinsèques des lois et du pouvoir qui font leur droit à l’obéissance. Ce qui est vrai, c’est que les hommes ont droit à des lois justes, à un régime juste, et par conséquent à des institutions qui les leur garantissent. C’est là le but et la loi suprême de la société.

Il n’est pas vrai que le pouvoir légitime réside dans le nombre, car la justice et la sagesse ne se rencontrent pas toujours dans les volontés de la majorité numérique, et elle ne saurait conférer essentiellement au pouvoir une légitimité qu’elle ne possède pas essentiellement elle-même. Ce qui est vrai, c’est que la majorité numérique, qui peut être, dans certains cas et dans certains temps, le signe extérieur de la raison et de la justice, est tenue, dans tous les temps et dans tous les cas, de se conduire selon la raison et la justice, et de respecter les droits de la minorité.

Il n’est pas vrai que tous les hommes soient égaux : ils sont inégaux au contraire, par la nature comme par la situation, par l’esprit comme par le corps, et leur inégalité est l’une des plus puissantes causes qui les attirent les uns vers les autres, les rendent nécessaires les uns aux autres et forment entre eux la société. Ce qui est vrai, c’est que les hommes sont tous semblables et de même nature, sinon de même mesure, et que la similitude de leur nature leur donne à tous des droits qui sont les mêmes pour tous, et sacrés entre tous les droits.

Ainsi rappelées à leur vrai sens et dans leurs justes limites, ces idées sont aussi salutaires que belles; mais quand les hommes n’ont pas été obligés par leur situation ou amenés par l’expérience à leur faire subir cette épuration, quand les vérités qu’elles contiennent sont obscurcies, altérées, corrompues par les erreurs auxquelles elles se prêtent, alors, et dans le premier emportement des esprits, la puissance de la vérité elle-même tourne au profit de l’erreur; les nobles instincts tombent au service des mauvaises passions; l’aliment vital devient un poison fatal.

La génération de 1789 a échoué sur cet écueil. Elle y a été poussée, non-seulement par ses erreurs politiques, mais par des erreurs morales qui étaient, à vrai dire, le principe et la source des erreurs politiques que je viens de signaler.

C’était la conviction du XVIIIe siècle et de la génération formée à son école que l’homme est essentiellement bon, et que, dans les sociétés humaines, le mal provient, non de la nature humaine, mais de la mauvaise organisation sociale et du mauvais régime politique. La confiance dans la bonté naturelle de l’homme était en 1789 l’une des colonnes de l’orgueil humain. Il en avait une seconde, la confiance dans la toute-puissance de l’homme. C’était aussi en 1789 la conviction générale que l’homme est maître de la société comme de lui-même. Si la société n’a pas été et n’est pas ce qu’elle doit être, ce sont les lumières, pensait-on, qui ont manqué et qui manquent encore aux hommes. Le progrès indéfini, qui est la loi de l’humanité, les leur donne et les leur donnera de plus en plus. Fort de sa bonté native, de ses lumières progressives et de sa puissance souveraine, l’homme réformera, réorganisera, créera à nouveau la société.

Quand je qualifie d’erreurs ces croyances superbes, c’est que la question suprême à laquelle elles se rattachent est pour moi résolue. Je ne crois ni à la bonté essentielle de l’homme, ni à sa souveraineté ici-bas. Il est à la fois capable du bien et enclin au mal, à la fois libre et sujet. «S’il se vante, je l’abaisse; s’il s’abaisse, je le vante, » dit admirablement Pascal. La condition de l’homme est haute et sa nature plus haute encore que sa condition; mais il y a de la dépendance dans sa condition et de la révolte dans sa nature. L’observation philosophique reconnaît en lui ces contrastes, comme les affirme le dogme chrétien. Quand l’homme les méconnaît, c’est qu’il se méprend sur lui-même et sur sa place dans l’univers; c’est qu’il oublie Dieu et se croit Dieu. Dans son orgueilleux élan vers son généreux dessein, la génération de 1789 a vécu et agi sous l’empire de cette immense erreur. C’est là le venin qui a si promptement altéré les sources de la révolution française, et mêlé tant de mal à tant d’intentions et d’espérances excellentes. On a coutume d’imputer tout ce mal à la lutte des intérêts opposés et des mauvaises passions mutuelles, aristocratiques ou démocratiques, absolutistes ou radicales. Il est vrai, ce sont là les acteurs qui occupent le devant de la scène et la remplissent de leur bruit; mais ils n’y sont pas seuls, et ils n’ont garde de s’y produire sous leur vrai nom et leur propre figure; aux intérêts égoïstes et aux mauvaises passions il faut des voiles qui les couvrent, et c’est toujours dans des idées fausses et spécieuses qu’ils les cherchent et les trouvent. Cet honneur reste à l’homme dans ses égaremens, qu’il a besoin non-seulement de les cacher, mais de les justifier aux yeux de ses semblables et aux siens propres. Plus le trouble social est grand, plus on peut tenir pour certain qu’un grand trouble intellectuel l’accompagne et l’accompagnera obstinément.

Lorsque aujourd’hui, au sein de la tranquillité et de la froideur publiques, on considère d’un esprit libre ces idées que je signale comme des erreurs graves et puissantes, on ne peut se défendre d’un profond étonnement. Comment de telles idées ont-elles jamais pu s’accréditer et dominer à ce point? N’est-il pas évident, aux yeux du simple bon sens, que les hommes ne sont pas tous égaux. et que la prétention d’établir entre eux l’égalité sociale, en dépit des inégalités naturelles, aboutit, comme l’ont reconnu les logiciens conséquens de l’école, à la folle tentative d’abolir à chaque génération l’hérédité des biens et des noms, c’est-à-dire la propriété et la famille, c’est-à-dire la société elle-même? Le bon sens ne condamne-t-il pas également la prétention de la majorité numérique à la possession exclusive du pouvoir légitime, et celle de chaque individu à n’obéir qu’à des lois qu’il ait consenties? Dans les sociétés les plus démocratiques et les plus libres, républicaines aussi bien que monarchiques, ces prétendus principes ne reçoivent-ils pas, à chaque instant, des faits et de la raison publique, les plus éclatans démentis? Et pourtant ces grossières erreurs ont été, sont et seront toujours puissantes et redoutables, tant l’esprit humain se laisse aisément duper par ce qui plaît aux passions humaines! tant les passions humaines sont ardentes à se saisir des idées qui les aident à se légitimer en se satisfaisant!

Jamais ces idées n’ont donné une plus terrible démonstration de leur puissance que dans la révolution française; jamais leur impérieuse logique n’a plus rapidement entraîné des conséquences plus énormes et plus imprévues. L’histoire du monde n’offre aucun exemple d’un contraste pareil entre les premiers pas et le développement soudain d’un grand événement, entre les perspectives de la veille et les spectacles du lendemain. Quels espaces, quels abîmes de 1789 à 1793 ! Et il a fallu à peine quatre années pour que la grande société française parcourût ces espaces et tombât dans ces abîmes, quand elle se croyait à la porte d’un paradis créé de ses propres mains !

Comment se fait-il que cette catastrophe, incroyable si elle n’était réelle, n’ait pas laissé uniquement et universellement une impression d’effroi et d’horreur? Comment tant de crimes atroces, de folies absurdes et de douleurs inouïes, tant et de si révoltans outrages à la conscience humaine, au cœur humain, au bon sens humain, ont-ils pu être si étrangement palliés et presque excusés, que dis-je? si magnifiquement enveloppés dans des récits et des tableaux qui frappent et séduisent l’imagination au point d’étouffer le jugement et le sens moral? Et qu’on ne dise pas qu’on a condamné ces faits tout en les colorant de la sorte : les paroles ne sont rien en elles-mêmes; leur valeur réside dans la signification qu’y attachent ceux qui les entendent ou les lisent, dans l’effet qu’elles produisent sur les âmes et la disposition où elles les laissent. Que sert la condamnation des actes, si elle se perd dans la glorification des acteurs? Les personnages ainsi célébrés ne se prêtaient guère à de telles apothéoses; la plupart n’étaient, à vrai dire, que des hommes médiocres et vulgaires, d’une violence brutale ou d’une légèreté frivole, cyniques grossiers ou badauds fanatiques, déclamateurs enivrés de leurs propres paroles ou conspirateurs envieux, haineux et imprévoyans. Il n’était certes point aisé d’en faire de grands hommes. Pourquoi l’a-t-on entrepris? Pourquoi y a-t-on réussi, pour un temps du moins et auprès d’un nombreux public? Est-ce uniquement le besoin de faire du bruit, un bruit populaire, qui a poussé des esprits éminens dans cette voie d’idolâtrie révolutionnaire? Est-ce uniquement le goût du mélodrame sous le nom de l’histoire qui a valu à de telles œuvres un tel succès?

Ces faiblesses personnelles y ont eu leur part; mais ce sont de trop petites explications pour un fait moralement si étrange; il a des causes plus générales et plus graves.

A côté de ces hymnes en l’honneur des acteurs révolutionnaires éclatent, non-seulement contre eux, mais contre la révolution française en général, des imprécations ardentes et incessantes. Dominés soit par les passions de parti, soit par un profond sentiment des erreurs et des crimes de cette époque, des esprits élevés et moraux ne voient que sa face folle et hideuse. Bien plus, toute révolution porte auprès d’eux la peine de celle-là; le mot révolution est devenu pour eux synonyme de crime, folie, désastre; ils n’accordent, à ces secousses volcaniques des sociétés humaines, aucun bon principe, aucun bon résultat.

Je voudrais qu’une expérience rétrospective fût possible, et que, pour un moment, la France se trouvât tout à coup replacée dans l’état où elle était avant 1789. Ce pays, qui supporte tant, ne supporterait pas un moment ce retour; moralement comme matériellement, il lui serait odieux et intolérable. Il le serait à ceux-là mêmes qui pensent et parlent le plus mal de la révolution; leurs idées, leurs sentimens, leurs intérêts les plus légitimes et les plus intimes seraient à chaque instant contrariés, entravés, froissés. Personne ne persuadera à la France qu’elle n’est pas aujourd’hui mieux réglée et mieux gouvernée qu’elle ne l’était avant 1789; elle se sent, elle se croit, elle a raison de se sentir et de se croire en possession de beaucoup plus de justice envers tous et de bien-être pour tous. La génération qui a possédé la France de 1789 à 1798 n’a pas travaillé et souffert sans fruit; ce sont les vérités mêlées à ses erreurs, les conquêtes qu’elle a faites au milieu de ses désastres, les édifices qu’elle a élevés sur ses ruines qui donnent à ses apologistes et à ses chantres tant de faveur auprès des masses quand ils célèbrent ses personnages et enivrent de ses souvenirs ses descendans. Que les adversaires de la révolution française ne s’y trompent pas : quand ils l’attaquent indistinctement, ils ne font que la rendre indistinctement plus chère à la France, et transformer en culte aveugle une reconnaissance légitime. Et ils changeraient bientôt eux-mêmes de sentiment et de langage, s’ils étaient condamnés à subir tout ce que la révolution a détruit et à perdre tout ce qu’elle a conquis.

En présence de ces crises de l’humanité, le jugement et la conscience sont mis à une dure épreuve. Pour les bien comprendre, pour profiter à la fois de leurs œuvres et de leurs leçons, il ne faut s’en laisser ni épouvanter ni séduire; il faut largement admettre leurs complications, leurs contradictions, leurs aberrations, leurs audaces tantôt sublimes, tantôt insensées ou perverses; il faut se dire et se redire sans cesse que les révolutions sont profondément imparfaites et impures, même les plus salutaires, car elles mettent à nu et en branle tout l’homme et tous les hommes, toujours imparfaits et impurs, même les meilleurs. Mais s’il faut se résigner à l’impureté naturelle de ces grands faits historiques, il ne faut pas jeter sur leurs erreurs et leurs vices le manteau de leurs vérités et de leurs vertus. Nous sommes condamnés, en les contemplant, au pénible effort d’être à la fois indulgens et sévères, de voir incessamment le mal sous le bien, le bien sous le mal, et d’accepter, dans notre propre esprit, le continuel mélange de l’espérance et du mécompte, de la sympathie et de l’indignation. Je reprends et j’applique à la révolution française les paroles de Pascal : « si elle se vante, je l’abaisse; si elle s’abaisse, je la vante. » Mais en même temps qu’elle a à subir cette poignante alternative, la révolution française porte et conserve deux grands caractères. Elle a été, non pas une crise isolée et étrange, le rêve et l’accès d’une génération saisie d’une fièvre ardente, mais la suite naturelle des événemens, des idées, des travaux qui ont rempli notre histoire, le développement précipité de ce que la France, depuis trois siècles et bien plus de trois siècles, a constamment considéré comme son progrès dans la carrière de la civilisation. Et aujourd’hui comme en 1789, après ses égaremens et ses revers comme aux jours de sa jeunesse, la révolution française poursuit sa course et fait partout des conquêtes; elle reste pleine d’espérance et de puissance. Elle est la fille du passé et la mère de l’avenir : signes certains d’une loi providentielle à reconnaître et d’une nécessité sociale à accomplir.

Quand les premières et unanimes espérances de 1789 eurent été déçues, quant au lieu du progrès harmonieux de la société française au sein de la liberté politique, la guerre sociale eut éclaté en France et mis ses tyrannies successives à la place de la liberté, quand les diverses classes et les divers partis de cette génération aveuglément puissante furent las de détruire et de s’entre-détruire, il y eut un temps d’hésitation et d’agitation stérile; la révolution victorieuse se sentait épuisée et hors d’état de poursuivre comme de rétrograder; les vainqueurs erraient en chancelant au milieu des ruines qu’ils avaient faites; on voulait s’arrêter et on ne pouvait se fixer. L’ancien régime n’existait plus; la société nouvelle n’existait pas. L’indépendance nationale, héroïquement défendue, retombait sans cesse en péril. C’était à la fois l’anarchie et la tyrannie, et pas plus de force efficace dans le pouvoir que de liberté sûre pour les citoyens. Bonaparte revint pour devenir rapidement Napoléon, et par lui s’accomplit l’œuvre que la France invoquait vainement depuis la fin de la terreur, la réaction de la révolution par elle-même contre elle-même, c’est-à-dire la consolidation de ses principales conquêtes avec l’abandon de quelques-unes de ses plus légitimes promesses et de ses plus belles espérances.

C’est ici, pour la génération de 1789, la seconde grande phase de sa vie et de son histoire. Dans cette phase, la première place, la place unique appartient à Napoléon. C’est lui qui, dans l’œuvre de construction de la révolution française, a été le chef des travailleurs et l’auteur des événemens. C’est lui qui a reconnu et marqué la route, imprimé et dirigé le mouvement. Dans les momens critiques de leur destinée, les peuples ne peuvent se passer d’un grand homme. S’il leur manque, ou bien ils s’égarent follement, ou bien ils s’arrêtent et tâtonnent en attendant qu’il vienne. Quand Bonaparte vint en 1798, la France reconnut en lui l’homme qu’elle attendait; il marcha, elle le suivit.

Cependant on attribue trop à Napoléon seul le travail et le mérite de cette grande époque; on ne fait pas à ses compagnons, civils aussi bien que militaires, la part à laquelle ils ont droit. Quand il se mit à la tête de la génération qui, de 1789 à 1798, avait possédé la France, cette génération hardie et forte avait acquis l’intelligence de ses erreurs et de ses fautes. Par son retour vers la justice et la vérité, elle servait ses propres intérêts comme ceux de la France; mais c’est beaucoup de comprendre et d’accepter la nécessité de l’ordre moral longtemps méconnu et violé. Constituans, conventionnels, feuillans, girondins, jacobins, modérés, montagnards, tous les partis de la révolution, et, dans tous les partis, presque tous les hommes notables et capables se rallièrent autour de Napoléon, et lui apportèrent, dans son œuvre de réparation et de reconstruction sociale, un concours habile, courageux, dévoué, efficace. Ils déployèrent au service de cette œuvre non-seulement de grandes facultés et de grandes lumières, mais une honorable ardeur à faire cesser les iniquités, à guérir les maux, à relever les ruines. On oubliait, dans un effort commun vers le bien public, les discordes, les inimitiés, les injures de la veille. Et cet honnête accord, ce puissant concours. Napoléon l’a obtenu et en a recueilli les fruits dans ses conseils comme dans ses armées, dans l’administration civile de l’état comme sur les champs de bataille, pour son pouvoir en France comme pour sa gloire en Europe. Je voudrais résumer et exprimer, sans phrases, les grands résultats de ce travail d’un grand homme et de ses compagnons au service d’une grande cause.

Napoléon a reconstruit en France la charpente sociale. Ce n’est point par une vaine figure qu’on appelle la société un édifice : elle a ses fondemens, ses gros murs, ses divers étages, ses voies de circulation, sa toiture, conditions de sa sécurité et de sa commodité intérieures. Tout ce matériel de l’état social avait été bouleversé et détruit dans les emportemens de la révolution. Napoléon et ses conseillers, tantôt reprenant les plans et les travaux de l’assemblée constituante, tantôt les dégageant de ce qu’ils avaient d’imprévoyant et de peu pratique, relevèrent, sur ces ruines, un édifice nouveau, fortement construit, bien entretenu, bien défendu, et rétablirent sur notre sol cet ordre général et continu, et ces instrumens de l’ordre général et continu sans lesquels la société ne pourrait vivre ni prospérer. L’administration française, cette grande œuvre de l’empire, a de grands vices politiques; mais à travers nos violentes secousses répétées elle a, plus d’une fois déjà, fait, parmi nous, la sûreté intérieure et le prompt rétablissement de la société.

Après l’ordre matériel, la première condition du bon état social, c’est que les divers élémens de la société, les classes, les professions, les personnes naturellement diverses soient à leur place naturelle et vraie. Napoléon rappela et remit en haut ce qui est naturellement en haut. Peu moral lui-même, il avait le goût des honnêtes gens, des vies régulières et dignes; il savait que la société en a besoin pour sa force comme pour son honneur, et que le désordre moral l’abaisse et la dissout. Peu fait aux délicatesses du monde et capable d’un laisser-aller familier ou d’un emportement brutal, il se plaisait aux mœurs élégantes, aux manières nobles, aux formes exquises, pensant avec raison que l’éclat extérieur des vies, l’élévation des habitudes et des goûts sont des faits naturels dans une société depuis longtemps civilisée, et qui contribuent à sa grandeur. Cet homme nouveau, ce fils et ce chef d’une révolution démocratique, avait l’esprit assez haut, assez libre, assez juste, pour faire cas des choses anciennes, et pour comprendre ce que le temps apporte de beauté à ce qu’il ne flétrit pas et de force à ce qu’il ne détruit pas. On lui a reproché son empressement à élever en grands seigneurs les compagnons de sa fortune révolutionnaire, et à rappeler autour de lui, pour fondre ensemble ces deux noblesses, les grands seigneurs de l’ancienne France. J’incline à croire qu’il attachait à cette œuvre plus d’importance qu’elle n’en devait avoir dans le cours des temps, et qu’il y prenait plus de plaisir qu’elle ne valait; mais il n’en est pas moins certain que, de son vivant, elle a grandement contribué à la pacification de la société française, à la force comme à l’éclat de son pouvoir, et que, même après lui, elle reste bien moins vaine que ne le prétendent d’inintelligens observateurs. Qu’ils regardent ce qui se passe aujourd’hui et sous leurs yeux.

Napoléon fit une chose plus grande et plus difficile encore, et celle-ci, condition première de toutes les autres, fut son œuvre exclusivement personnelle. Il réhabilita en France le pouvoir méconnu, abattu, humilié, dégradé, tour à tour et quelquefois tout ensemble odieux et ridicule dans le cours de la révolution. Dans le petit groupe historique des hommes de son ordre, nul peut-être n’a possédé aussi naturellement et déployé aussi hardiment que lui l’instinct et le don du pouvoir : le pouvoir reparaissait et se relevait à l’horizon à mesure que Napoléon lui-même s’élevait; il était le pouvoir personnifié. De loin comme de près, les hommes reconnaissent, avec une soumission empressée, cette primatie de l’esprit et du caractère quand elle leur vient en aide dans leurs jours de trouble et de détresse. Napoléon en donna une preuve plus éclatante que la fondation même de son propre empire : il reconnut un empire qui n’était pas le sien; il tendit la main à la papauté pour que, de concert avec lui, elle relevât l’église au sein de l’état. Quelles qu’aient été les imperfections et les lacunes du concordat, cette intelligence de la nécessité et des droits naturels du pouvoir religieux à côté du pouvoir politique est le plus bel éclair de génie moral et de bon sens pratique qui ait brillé dans la vie de Napoléon: heureux s’il fût toujours resté fidèle à sa grande pensée, et si, dans les emportemens d’une ambition sans limite et d’un despotisme sans frein, il n’eût pas prétendu trouver un instrument servile dans l’allié moral auquel il avait rendu en France sa place et son action!

Que dirai-je de ce qu’il a fait pour l’indépendance et la grandeur nationales? Il a reçu, sous ce rapport, le prix de ses œuvres; rien ne lui a manqué des hommages auxquels il avait droit, et nous avons payé sa gloire trop cher pour en rien contester.

Je tiens à reconnaître pleinement et à mettre en lumière les mérites et les services de cette seconde phase dans la vie de la génération de 1789. Les amis de la liberté politique méconnaissent trop souvent ce qu’elle a fait alors, non-seulement de glorieux, mais d’excellent et de nécessaire pour la France, et je lui trouve moi-même trop de torts et des torts trop graves pour que la justice la plus large ne me soit pas envers elle un impérieux devoir.

Emportée dans une réaction naturelle contre l’anarchie, adonnée à rétablir laborieusement la sécurité matérielle du corps social et le jeu régulier de ses membres, la génération de 1789 a méconnu, délaissé, opprimé, dans cette période de sa destinée, ce qui est l’âme et la vie morale de la société, la liberté et le droit : au dedans, la liberté politique, unique garantie efficace de la sûreté des intérêts privés comme de la bonne gestion des affaires publiques; au dehors, le droit des gens, unique garantie efficace des bons rapports des nations et de leur civilisation mutuelle. L’oubli ou le mépris du droit, à l’intérieur, dans la vie publique des citoyens, à l’extérieur dans les relations internationales, la volonté et l’ambition arbitraires et illimitées du souverain devenant partout la loi suprême, les institutions libérales destinées ou réduites à n’être que de vains simulacres et les corps politiques que des ombres, ce fut là le vice radical de cette grande époque et la cause directe ou indirecte de ses désastres. Pour l’empire comme pour la république, pour la réaction despotique comme pour l’emportement anarchique, les fautes ont rapidement enfanté les maux.

Pas plus que les mérites, ce n’est pas à Napoléon seul que les fautes doivent être imputées. Il les a faites, mais on les lui a bien complaisamment laissé faire. La France s’est livrée à lui avec l’aveuglement passionné de la peur, de la joie et de l’orgueil : peur de l’affreux régime qu’elle venait de subir, joie de sortir de l’abîme, orgueil de la gloire qui entourait le salut. C’est le long usage de la liberté politique et le sentiment de la responsabilité qu’elle impose qui enseignent aux peuples la mesure et la prévoyance; quand ils n’ont pas longtemps vécu libres et répondant eux-mêmes de leur sort, ils se précipitent d’un extrême à l’autre, uniquement préoccupés d’échapper au mal ou au péril qui les presse : heureux encore, dans ces excès alternatifs, ceux qui sont doués, comme la France, d’une élasticité infatigable, et qui reviennent hardiment sur leurs pas, quelque loin qu’ils se soient égarés! La France se laisse prendre ou se donne trop aisément et trop vite, mais elle ne s’abandonne jamais sans retour. Quand, au début de ce siècle, la révolution française rencontra dans ses propres rangs le chef glorieux de sa propre réaction contre elle-même, elle abdiqua entre ses mains, ne lui demandant que de la sauver des égaremens où elle était tombée et des ennemis qui la menaçaient. Loin d’avertir et de retenir la France sur la pente où elle courait, les compagnons des travaux et de la fortune de Napoléon s’y lancèrent eux-mêmes aussi aveuglément que les plus obscurs citoyens. Quelles étranges palinodies de la plupart des hommes qui avaient joué un rôle dans le cours de la révolution! Quels contrastes choquans entre leurs idées et leurs langages à des dates si rapprochées! Quels empressemens à étaler leurs nouvelles maximes et à jouir de leurs situations nouvelles! Ceux qui conservaient quelque sollicitude prudente, et qui s’inquiétaient tout en triomphant, n’avaient pas le courage de résistera leur maître, et ceux qui auraient eu ce courage s’ils en avaient espéré quelque succès, car ces honorables exceptions ne manquaient pas dans le cortège impérial, ceux-là étaient si convaincus de la vanité de toute résistance contre la force du courant et la volonté du pilote, qu’ils s’en abstenaient avec tristesse, se contentant de garder l’indépendance de leur pensée et de sauver leur propre honneur.

L’abdication était telle que lorsque, à la fin de 1813, quelques voix essayèrent, dans le corps législatif, d’exprimer les inquiétudes et les vœux de la France, la stupéfaction fut générale : soit qu’on approuvât ou qu’on s’indignât, on s’étonnait, on doutait, on avait peine à croire à tant d’audace. J’ai connu les cinq hommes qui consentirent à être les organes de cette patriotique tentative, M. Laisné, MM. Raynouard, Maine de Biran, Gallois, M. Flaugergues; c’étaient des esprits essentiellement modérés, étrangers à tout emportement de passion, à tout dessein de faction, honnêtes jusqu’au scrupule, et bien plutôt timides que téméraires. Leur acte même et leur langage, dans la circonstance qui les mit en lumière, furent très réservés et modestes, fort au-dessous de ce que permettait, même alors, le droit constitutionnel du corps politique au nom duquel ils parlaient et de ce que provoquait la situation de la France; mais cette lueur de vérité, ce léger frisson de liberté frappèrent le public comme un grand coup d’opposition et le monde impérial comme le début d’une trahison. Tout ne devait-il pas être oublié, tous ne devaient-ils pas se taire devant le péril de l’empire? L’empire n’était-il pas la révolulution française triomphante? L’égalité, ce premier principe de la révolution, ne régnait-elle pas au sein de l’empire? L’intérêt suprême de la France n’était-il pas de défendre ensemble et à tout prix l’empire et la révolution?

C’est l’illusion commune des hommes qui ont longtemps et fortement possédé le pouvoir d’en venir à le regarder Comme leur droit et leur bien propre, oubliant dans quel intérêt public, dans quelles limites ils l’ont acquis ou reçu. Ils oublient aussi que, dans les grands drames de l’histoire, les acteurs, même les plus grands, ont leur rôle et leur temps marqués, et que, s’ils les dépassent, s’ils s’obstinent à occuper la scène contre le sens et le cours général du drame, ils sont bientôt et justement écartés du théâtre. La mission évidente de Napoléon avait été de réagir, au nom et au profit de la révolution française, contre ses erreurs et ses excès, d’établir l’ordre au sein de la nouvelle société française, et de lui faire prendre au dedans sa forme régulière, au dehors sa place acceptée de l’Europe. Il accomplit cette œuvre avec génie et succès, et quoique, même dans son meilleur temps, des esprits clairvoyans et exigeans pussent entrevoir sa pente à pousser sa force bien au-delà de sa mission, la France lui porta longtemps une admiration confiante, et l’Europe une reconnaissance résignée à payer cher le service qu’il lui avait rendu en contenant la révolution. Mais le jour vint où, loin de répondre encore, en France et en Europe, au besoin public qui l’avait appelé. Napoléon n’agit plus que selon la fantaisie de sa pensée et de sa passion personnelle : au lieu de régler la révolution française, il la jeta dans un nouveau genre d’excès et de périls; aux égaremens de l’esprit révolutionnaire et de l’anarchie, il substitua ceux de l’ambition guerrière et du pouvoir absolu. Sorti alors de son rôle et de son temps, il tomba naturellement, quoique violemment. Et soit entraînement, soit faiblesse, la génération de 1789, qui avait pris à ses travaux et à ses mérites de reconstruction sociale une part glorieuse, ne sut pas le contenir dans ses emportemens ambitieux et despotiques, pas plus qu’elle n’avait su naguère prévoir et réprimer les emportemens anarchiques. Elle apprit, par cette double et douloureuse expérience, que ni l’égalité ni la gloire ne suffisent à satisfaire aux vœux et aux principes de 1789, et qu’après vingt-cinq ans employés à faire triompher pêle-mêle et à tout prix la révolution et l’empire, la liberté politique et le droit des gens réclamaient à leur tour respect et satisfaction.


Dieu ne trompe pas le genre humain. Les peuples ne se trompent pas constamment dans le cours d’une longue destinée. L’abîme n’est pas au bout de quinze siècles de mouvement ascendant. Certes les déviations, les temps d’arrêt, les ajournemens, les mécomptes n’ont pas manqué à la civilisation française; elle n’en a pas moins continué de se développer et de poursuivre, tantôt sous terre, tantôt au grand jour, ses progrès et ses conquêtes. Et plus elle a grandi, plus la liberté politique lui est devenue nécessaire. L’épreuve de notre propre temps est, en ceci, pleinement d’accord avec celle des siècles. La liberté politique a subi, de nos jours, bien des éclipses; elle a toujours reparu et repris sa place, comme un droit froissé se relève, comme un besoin méconnu recommence à se faire sentir. En 1814, elle était proscrite; on la croyait morte. Je l’ai vue renaître et prospérer. En 1848, un violent accès de fièvre l’a saisie. En en sortant, elle a langui et dépéri. Je ne sais quelles traverses ou quelles atteintes lui sont encore réservées; mais je répète ce que j’ai dit en commençant : j’ai confiance dans l’avenir de mon pays et de la liberté politique dans mon pays, car à coup sûr 1789 n’a pas ouvert, pour la France, l’ère de la décadence, et c’est dans le gouvernement libre seul que résident les garanties efficaces des intérêts généraux de la société, des droits personnels de tout homme, et du droit commun de l’humanité.


GUIZOT.

  1. M. Guizot vient de réunir la collection de ses discours politiques, depuis le premier jour où il prit la parole dans les chambres de la restauration, jusqu’aux derniers jours de la monarchie de juillet. C’est le dossier authentique des Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps : c’est aussi un grand monument de cette activité éclatante et féconde de la tribune parlementaire, dont les nouvelles générations libérales recherchent encore les modèles dans le passé. Les deux premiers volumes de cette collection, qui en aura quatre, paraîtront très prochainement à la librairie Michel Lévy, et nous publions aujourd’hui une partie de l’importante Introduction que M. Guizot a écrite pour accompagner ses discours et pour résumer les leçons qu’il a reçues lui-même pendant son long exercice des affaires et des débats politiques. Cette Introduction est intitulée : Trois Générations : 1789, 1814 et 1848. Nous donnons la première partie la Génération de 1789, avec le paragraphe qui termine et résume l’Introduction tout entière.
  2. Ce travail a été inséré en 1861, 1862 et 1863 dans la Revue des Deux Mondes. Il sera bientôt complété et publié séparément.