La Géographie générale et la Chronologie du premier art roman

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LA GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE ET LA CHRONOLOGIE DU PREMIER ART ROMAN, PAR M. J. PUIG Y CADAFALCH, CORRESPONDANT DE L’ACADÉMIE.

Je désire présenter à l’Académie les résultats dune recherche géographique sur un art quasi oublié que je nomme premier art roman, parce que c’est un art roman parfaitement caractérisé, antérieur à l’art communément appelé de ce nom, que je nommerai second art roman.

Il constitue une dernière phase de la période carolingienne qui s’étend sur une partie des IXe, Xe et XIe siècles.

Ce style régi par des lois uniformes, comme s’il s’agissait d’un art populaire, présente deux caractères extérieurs : 1o le système d’ornementation archi­tectonique appelé lombard dont les éléments principaux sont les grandes arcades aveugles appuyées sur bandes, les frises de fausses fenêtres, les petites arcatures lombardes des corniches, les bandeaux de dents d’engrenage et les niches intérieures ; 2o un système de construction qui est la maçonnerie de pierre de taille très rustique en petit appareil, et qui recherche les formes dérivées de la maçonnerie en briques, — matériel qui engendra ses prototypes, et qui fut en usage dans une partie du territoire où ce système évolua.

Il y a des années, dans le second volume de « L’Arquitectura Romanica a Catalunya[1] », j’ai pu définir ce style qui se trouve abondamment représenté dans les terres catalanes jusqu’à la frontière méridionale de 1076 que nous connaissons par le testament de Ramón Berenguer I ; quelques exemplaires apparaissent dans les Pyrénées, en Aragon, mais il n’y en a aucune trace en Espagne, où domine à cette époque, dans la partie chrétienne, un style fortement influencé par l’art musulman de Cordoue.

La limite occidentale de ce style primitif en France commence dans les Pyrénées, à l’extrémité de la frontière occidentale du Comminges, traverse le Languedoc, suit les limites du Plateau Central, les dépassant parfois vers le Nord, comme à Châtillon-sur-Seine, et arrive jusqu’aux Vosges et à la Meuse[2]. Des recherches postérieures m’ont permis de compléter la carte géographique générale de ce style, de déterminer ses limites et d’en tirer quelques conséquences qui me paraissent intéressantes pour l’étude d’une partie de la période pleine d’obscurité que nous appelons période carolingienne.

La limite méridionale du premier art roman en Italie est approximativement la frontière Nord de l’Italie méridionale une ligne sinueuse qui, partant de l’embouchure du Pescara dans l’Adriatique, va près de Terracina sur la mer Tyrrhénienne.

De l’autre côté de la mer, ce style s’étend sur la Dalmatie, qui reste isolée. Au Nord, la frontière est formée par la ligne qui part de la côte d’Istrie, traverse les plaines de la Vénétie et se prolonge entre la Carinthie et le Tyrol, d’où elle entre en Suisse, pour continuer au Nord des cantons des Grisons, du Tessin et de Berne jusqu’aux contreforts du Jura. Dans les régions limitrophes de l’Autriche, et de l’Allemagne je n’ai réussi que dans des cas sporadiques à trouver des monuments du premier art roman.

L’étude de ces limites, au sortir de la Suisse, manque de précision. Quelques monuments isolés marquent la limite orientale du style en Alsace ; des cas pareillement isolés se rencontrent aussi en Lorraine, sur la Sarre, la Moselle, et la Meuse. La région des Ardennes était pauvre et peu habitée avant le XIIIe siècle. La propagation se fait de part et d’autre du Rhin. Le fleuve est comme un axe qui traverse le Palatinat et la Hesse rhénane. Les églises des Monastères de Limbourg, de Heiligenberg et la cathédrale de Spire en sont les exemples les plus caractéristiques.

Il se forme un groupe de grands édifices, dans les centres de Cologne et d’Aix-la-Chapelle, qui prolongent vers le Nord jusqu’en Westphalie, et vers le Sud jusqu’en Brabant, la ligne idéale qui unit Bruxelles à Maestricht suivant une voie romaine séparant le pays cultivable romanisé de la terre couverte de bois et de prairies fangeuses.

M. le Comte de Lasteyrie qui croyait à l’origine carolingienne de cet art, signale la coïncidence de sa zone de diffusion avec la part qui revint à Lothaire dans la division de l’empire ; mais pour que cette coïncidence existât dans ses grandes lignes, il faudrait y ajouter au Sud une partie de l’Italie méridionale, en France la Septimanie et la Marche hispanique une partie de la Suisse et en séparer les terres d’outre-Rhin. D’autre part il n’est pas certain qu’au temps de Lothaire ce style régnât dans toute la zone : la diffusion du premier art roman se fit peu à peu ; vers le Rhin et le centre de l’Italie, il n’arriva que bien après le début du XIe siècle et parfois après celui du XIIe.

Une grande partie de l’Europe fut envahie par le premier art roman comme par des alluvions successives qui se recouvrent les unes les autres sans se superposer exactement. Toutefois cette stratification artistique se distingue de la stratification géologique en ce que presque tous les caractères des monuments des couches les plus anciennes se transmettent aux couches postérieures ; une loi de permanence régit toutes les formes que crée l’homme pour enrichir ce trésor d’un art presque folklorique. C’est ainsi que les couches les plus anciennes contiennent un moins grand nombre de types différents et que ces types y sont plus simples que dans les couches les plus modernes où la complication est extraordinaire.

Les strates reposant sur une sorte de granit primitif : basiliques sans ornements extérieurs qui viennent d’origines diverses, et ce granit pénètre dans les couches qui viennent ensuite se superposer. Voici le premier strate (fig. 1) : sur les côtes de l’Adriatique, à Ravenne, à Pomposa, à Parenzo, aux Ve et VIe siècles, se crée un style de basilique avec une seule abside polygonale à l’extérieure, et dont les murs latéraux de la nef ont des arcades soutenues par des piliers peu saillants, tandis que l’abside et la façade principale sont unies. Ces arcades ne sont pas un motif décoratif, mais une nécessité de consolidation. Cette forme qui dure encore sur l’Adriatique au IXe siècle, se reproduit à Rome à Sainte-Pudentienne, en Lombardie à Sainte-Marie de-Ia-Caccia, à Pavie, vers le VIIIe siècle et ensuite vers le XIe à Saint-Vincent-de-Galliano-de-Cantu. Du versant méridional des Alpes cette forme a passé sur le versant Nord, dans l’Engadine (Saint-Jean de Munster et de là aux rives de l’Aar, à l’antique monastère de Schoenenwerd (Soleure) deux églises pleines d’archaïsmes et que les archéologues suisses pensent être du IXe siècle. Puis on la retrouve, peut-être, près d’Aix-la-Chapelle dans les ruines de Cornélius Münster, dont le soubassement, découvert pendant les fouilles, présente des indices de bandes lombardes. Cette église est datée avec précision de 814-817.

Éginhard raconte que Charlemagne « fit construire de
Abside de Santa Cecilia de Montserrat (Catalogne)
Fig. 3. — Abside de Santa Cecilia de Montserrat (Catalogne)
nombreuses basiliques à Aix-la-Chapelle, ce pour quoi il fit venir des colonnes et des marbres de Rome et de Ravenne ». Avec les matériaux il est possible que soient venues les formules artistiques et architectoniques. D’Aix-la-Chapelle, le style passe aux vallées de la Meuse (Wasenberg, Vierde) qui ont vécu sous son influence.

À Ravenne, à une date discutée par les archéologues, mais certainement antérieure au IXe siècle, les grandes arcades se divisent en deux, soutenues au centre de deux bandes lombardes par un modillon : partie supérieure du Baptistère des Orthodoxes, S. Francisco, S. Victor de Ravenne, Bagnacavallo, etc. L’ornementation est uniquement sur les façades latérales, tandis que l’abside de forme extérieure polygonale, reste lisse.

La forme des arcades jumelles (fig. 2), évolution logique des grandes arcades, triomphe et son aire se disperse sur les versants des Alpes en Lombardie et en Suisse (Disentis). Dans ces églises, les arcades, d’élément de construction, se sont transformées en élément décoratif : elles ne servent plus renforcer les murs latéraux, mais elles ornent la partie principale du temple, le triple sanctuaire. Cet art primitif se rencontre de même dans quelques églises des Pyrénées catalanes (Sant-Pere del Burgal, Estamariu), où il dure jusqu’au XIIe siècle dans la vallée de Tahull. Plus tard le nombre des arcatures entre deux bandes augmente et l’aire de dispersion arrive jusqu’aux confins de l’Italie centrale, jusqu’à la vallée de l’Arno (S. Felicità de Faltona), jusqu’aux Abruzzes (S. Clemente de Guardia al Vomano) et au nord jusqu’à la vieille Lorraine (FrovilLe, Dugny).

Dans la partie la plus ancienne de ce strate, dans les basiliques à abside ornée d’arcs lombards, au nombre de deux entre chaque paire de bandes, apparaît la voûte. Ce type se rencontre en terre catalane sur les deux versants des Pyrénées. Nous avons des textes explicites permettant de dater les monuments de cette période : l’église de Banyoles à trois absides qu on reconstruit a pavimentum ex calce usque ad tegimen lapidibus dedolabis[3] en 957 ; celle de Ripoll à 5 absides, consacrée en 977, pulcram sublimam fabrica fornicibusque subactis[4]. Ces deux églises sont détruites, mais d’autres, couvertes de voûtes en berceau semicirculaires, sont conservées comme celle du monastère d’Amer, consacrée en 949, et celle de Sainte-Cécile de Montserrat, consacrée en 957, Saint-Martin de Canigou, commencée en 1001 et consacrée deux fois en 1010 et 1026. Des types analogues, à voûtes plus ou moins douteuses, se trouvent à l’extrémité orientale de la Provence et de la Savoie, où d’ailleurs la tradition de la voûte en berceau est demeurée très vivace durant tout le XIIe siècle : Valluise, Valdeblore, Saorge. Malheureusement en Provence, presque tout ce qui est antérieur au XIIe siècle a été détruit. Les églises catalanes qu’on vient de citer se sont conservées parce qu’elles étaient comme perdues dans la montagne.

Dans une troisième période, (fig.  3) les absides apparaissent ornées de niches, à Milan le grand centre liturgique, avec Saint-Vincent in Prato, SaInt-Ambroise. Agliate semble être le berceau de cette variante artistique qui s’étend dans les valléés alpines de la Suisse (Espics, Amfoldingen) et en Lombardie (S. Giovani di Campi à Pieve Torinese) et qui descend par la vallée de l’Arno (Santa-Maria de Fagna), La même forme se trouve dans la Savoie française (Aime) et arrive en Catalogne. Les dates sont, ici, déjà plus précises Saint-Ambroise de Milan (824-859), Saint-Vincent in Prato (830), Saint-Pierre d’Agliate (868-881), Aime (1020). La propagation est lente : en arrivant aux Pyrénées la construction des voûtes en berceau accuse un progrès : les arcs doubleaux. On en trouve un exemple
Église de Châtillon-sur-Seine
Fig. 4. — Église de Châtillon-sur-Seine
au monastère de Saint-Père de Casserres (église consacrée en l’an 1006).

Une quatrième période (fig. 4) a un caractère bien déterminé : l’ornementa­tion s’étend sur les murs latéraux. L’aire de dispersion est de toutes la plus étendue : elle va du Llobregat, de Barcelone, et des limites de l’Italie byzantine jusqu’à la Rhénanie et à la Westphalie, de la limite orientale du plateau central français à la Suisse et à la Vénétie et la Dalmatie. La période commence vers 1015 : de 1015 à 1020 l’innovation remonte le Rhône. Vers 1020-1030 elle arrive à la Meuse et à la vallée du Rhin. C’est alors que, en Lombardie, on s’essaie à un autre système de voûtes, la voûte d’arêtes. Une des plus anciennes tentatives se montre à Santa-Maria de Naula à Mazzone (Bergamo), des environs de 1030. Enfin ce système gagne peu à peu le Nord. Les archéologues du Nord de la France placent l’avènement de la voûte d’arêtes au commencement du XIIe siècle, les archéologues du Rhin datent des environs de 1100 les grandes cathédrales de Spire, de Mayence et les églises monacales de Sainte-Marie de Laach ; mais celles-ci appartiennent au deuxième art roman.

À ce stade apparaissent au Midi la coupole dans la croisée du transept et la nef latérale vers 1020. Cet événement artistique est du plus haut intérêt. Il semble que le type du sanctuaire de l’église grecque à plan carré, couronné de la coupole, soit venu se juxtaposer à celui de la basilique.

Le type de l’église grecque en faveur offre une abside à chaque extrémité du transept, comme les églises du Mont-Athos ; on en trouve des représentations en style roman sur les côtes de l’Adriatique, vers la région des Marches (fig. 5). La juxtaposition brutale, pour ainsi dire, de ce type grec à la basilique, se manifeste dans divers monuments du Midi de l’Italie et se rencontre plus ou moins atténué sur toute la zone de ce style. Cette combinaison de la coupole grecque avec la nef couverte par un procédé quelconque détermine une nouvelle géographie architecturale, qui a pour chaque type ornemental et pour chaque type de structure une aire de diffusion plus grande que celle que nous avons décrite pour les basiliques simples. Cette géographie correspond
Plan de S. Claudio al Chienti

Fig. 5. — Plan de S. Claudio al Chienti.
pour la France orientale, à la géographie des écoles du second art roman. La coupole se propage en même temps que les voûtes, avec quelque retard, vers les terres du Nord, ou il y avait une tradition pré-romaine du transept. Cet art représente un courant oriental d’origine très ancienne qui triomphe des formes hellénistiques.
Abside de Santa Cecilia de Montserrat (Catalogne)
Fig. 5. — Église de S. Claudio al Chienti (Les Marches)

Nous pouvons maintenant présenter un tableau à la fois stratigraphique et géographique de cette évolution (voir à la page suivante).

Dans la dernière partie du XIe siècle, cet ensemble considérable de formes qu’a produites l’art du premier art roman se transforme et donne naissance au second art roman. Les principales caractéristiques de cette transformation sont la restauration de l’art du tailleur de pierres transformant la taille, la forme et les dimensions de l’appareil ; la propagation de la colonne, qui devient même un élément décoratif ; enfin la réapparition de la sculpture.

La transformation est graduelle. Elle commence par la modification du travail de la pierre qui se fait avec des instruments taillants, comme c’était la coutume romaine. Ce désir d’imitation des appareils antiques est parfois révélé par les documents. D’autres fois, on trouve des appréciations sur leur beauté et les mots « opere pulcro » et même « novo scemate » apparaissent dans les textes. Bientôt la nouvelle technique atteint les arcatures, et les arcs lombards deviennent monolithes. Alors se construisent des édifices qui sont de véritables copies du premier art roman exécutés avec le nouvel appareil. L’aire géographique de ce style est vaste et parvient jusqu’aux confins du monde roman. La multiplication des colonnes arrive ensuite et avec elle la sculpture. Tout angle est remplacé par une colonne. En appliquant ce seul principe, on fait dériver du premier art roman la majeure partie des éléments du second art roman. Si nous additionnons les trois éléments typiques des églises que produisent les IXe, Xe et XIe siècles, nous obtiendrons la majeure partie des œuvres conçues par le second art roman.

On ne veut pas dire par là qu’on a expliqué toute la complexité du second art roman. Durant toute la période préparatoire, une grande partie du monde est demeurée en dehors de cette évolution : de petites enclaves dans l’aire


1070 Deuxième art roman.
1015-1023
Saint-Pierre d’Acqui
Basiliques ornées dans les nefs et aux absides. Apparition des voûtes d’arêtes (1030) en Lombardie. Apparition de la coupole : Cardona, Ripoll (1030-1040) ; et en Lombardie, en Suisse, en Provence, en Catalogne, sur le Rhin.
830
Saint-Vincent in Prato
Basiliques simples ornées de niches aux absides. Apparition des arcs doubleaux à Casserres en Catalogne (1010), en Lombardie, en Suisse, en Provence, en Catalogne.
IXe siècle Ravenne
923-949
Amer
Basiliques simples ornées seulement à l’abside d’arcatures jumelles. Apparition de la voûte en berceau en Catalogne (949). À Ravenne, en Lombardie, en Suisse, en Provence, en Catalogne.
Ve siècle Ravenne
814-817
Cornelius Münster
Basiliques ornées de grandes arcades. Lombardie, Suisse, région rhénane.
Basiliques lisses extérieurement.

même de ce premier style roman, ainsi Lyon, Florence, Rome ; l’art mozarabe d’Espagne ; l’Ouest de la France ; les écoles byzantines dont l’influence n’avait pas cessé d’agir. Enfin il y avait au Sud de l’Europe, en Andalousie, en Sicile, au Nord de l’Afrique, de puissantes écoles musulmanes, et tout ce monde complexe avait une force extraordinaire. Il y avait ensuite de nouveaux problèmes : l’évolution des pratiques liturgiques, les agglomérations produites par les grands pèlerinages, l’accroissement de la richesse.

D’autre part, l’architecture devenait un art personnel échappant toujours davantage aux lois et aux règles ; l’œuvre de l’esprit dépasse l’œuvre de la tradition populaire.

Toute architecture a eu son Vignole : Trésor de formes vieilles. Mais toute période architectonique a su le dépasser.

De là la complexité du second art roman. Ses origines peuvent être expliquées grâce à l’art de même nature qui l’a précédé dans l’histoire et qui a réussi à se maintenir au cœur même de l’art du XIIe siècle.


  1. Barcelone, 1911.
  2. Le premier art roman, Paris, 1928.
  3. Marea hispanica ap. XCIII.
  4. id., ap. CXXIII.